← Retour

L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

16px
100%

PRÉFACE
POUR LA RÉIMPRESSION

Six ans ont passé depuis que ce livre a vu le jour. « S’il s’épuise, me disais-je, et qu’il faille le réimprimer, je le reprendrai de fond en comble ; j’introduirai dans mon portrait de l’Allemand toutes les nuances et tous les tempéraments que la passion d’abord m’a fait négliger ; je tâcherai d’y ramener la pulsation subtile et modérée de la vie ; j’échapperai cette fois définitivement à la mentalité de guerre, contre laquelle je ne me suis que bien imparfaitement défendu en l’écrivant. »

Le moment est venu ; j’ai relu mon livre, la plume à la main. Hélas ! je n’ai pu y changer que quelques mots.

Qu’est-ce à dire ? Qu’il m’est apparu pertinent, parfait, indiscutable ? — Bien loin de là ; ses lacunes, ses exagérations, les préoccupations subjectives qui en compromettent la thèse, m’ont sauté aux yeux avec plus d’évidence encore que je ne m’y attendais.

Mais, pour en entreprendre une refonte complète, il m’eût fallu retrouver mon modèle. Je ne vois clair qu’au contact de la vie.

Déjà des traits nouveaux m’avaient été fournis par quelques Allemands que j’avais rencontrés depuis la guerre, — certains bien difficiles à faire tenir dans le cadre impitoyable que j’avais d’abord tracé. Mais comment les intégrer dans la peinture d’une âme collective, dans un portrait ethnique ? Je les surprenais sur des individus : avais-je le droit de les généraliser ?

Il eût fallu me replonger dans la masse même du peuple allemand et me laisser imprégner une seconde fois, avec la porosité nouvelle que je me sentais, par l’ensemble de ses puissances, par les bonnes autant que par les mauvaises. Les circonstances ne me l’ont pas permis.

Me voici donc obligé de rouvrir la carrière à mon livre sans l’avoir sérieusement amendé.

Du moins puis-je exprimer l’insatisfaction qu’il me laisse et montrer ses défauts les plus gênants.

Le ton d’abord, même s’il arrivait qu’il plût à quelques-uns, en est inadmissible. Cette colère envers tout un peuple, cette façon de parodier jusqu’à ses meilleures intentions, cet ironique assaut contre ce qu’il peut avoir de véritable bénignité (« Haïssables, parce que nous ne haïssons pas », m’a répondu spirituellement Natorp dans un article du Kunstwart où mon livre était discuté), le jour systématiquement comique, ou odieux sous lequel je fais apparaître ses moindres démarches, en un mot le caractère satirique de ma peinture, outre qu’ils ont cessé d’être à la mode, ont quelque chose de tendancieux qui peut révolter et me faire prendre pour un pur calomniateur.

La guerre a laissé ici ses traces : ceux qui n’ont pas subi son influence, ou qui l’ont secouée, s’en trouveront peut-être incommodés.

Pourtant l’intolérance, et même la fureur que respire mon livre, n’ont pas une origine purement contingente et ne viennent pas uniquement de la guerre. Je crois qu’il en faut chercher les racines dans quelque chose de plus personnel et de plus profond : dans ma naissance, dans mon être français. Comme on l’a noté, mon portrait de l’Allemand, c’est aussi un portrait du Français ; l’Allemand ici est peint tel que peut le voir (ou plutôt tel que ne peut pas le voir) le Français, — dont apparaissent tous les défauts, toute la nervosité, tous les dégoûts natifs, irraisonnés.

Il faut l’avouer franchement : c’est une relation qui est ici décrite, bien plutôt qu’un objet, bien plutôt qu’un visage : on peut y voir comment deux races manquent à se comprendre, ou du moins comment l’une est par l’autre hérissée. Le sujet de mon livre c’est l’antagonisme français-allemand.

Encore n’est-il saisi que sous sa forme la plus aiguë sans doute, mais la plus fruste et la plus grossière. Je montre surtout le désaccord entre deux rythmes nerveux.

Il est évident que j’exclus par là-même tout ce qui pourrait m’apparaître si je réussissais à épouser celui de l’Allemand.

J’ai toujours manqué de patience : ou plutôt les efforts de mon esprit ont toujours été dans une étroite dépendance de ma sensibilité : ou secondés par elle, ou contrariés.

Il faut que j’aime, il faut que je désire pour bien apprendre et bien entendre.

On ne sent pas, à la base de mon étude, une connaissance assez ancienne et assez profonde de la littérature et de la pensée allemandes. Je n’y suis pas entré avec assez de loisir. Je me suis heurté à quelques textes, rencontrés par hasard, et je les ai utilisés pour mon exaspération, plutôt que pour mon édification personnelles.

Qu’eussé-je vu, si j’eusse été plus distrait de moi-même et plus vacant ? Je ne puis l’imaginer que vaguement. La musique allemande (j’aime passionnément Bach et Wagner) me met par instants en correspondance avec ce monde inconnu : un monde où l’âme respire plus lentement, avec des émotions plus physiques, et parmi d’énormes naïvetés. Une des malhonnêtetés de mon livre est que je n’y ai point dit combien les Maîtres Chanteurs, par exemple, avec tout leur pédantisme et toute leur sentimentalité, me subjuguaient et me ravissaient, — jusqu’à la plus candide extase.

Au fond ce livre est une aventure que j’ai courue : j’y ai poussé ma chance jusqu’au bout, avec injustice, avec insolence. Il s’agissait pour moi, — comme je reproche aux Allemands d’avoir voulu faire par la guerre, — de me conquérir. Je discernais en moi, dans mes limbes, un certain don contemplatif, une certaine pureté de regard, qui pouvaient peut-être, pensais-je, devenir mon originalité. Pour les mieux saisir, il me fallait un repoussoir : l’Allemand était là ; je l’ai pris pour exemple d’une pensée au contraire confuse et fléchie.

Ce que j’avais pu, par l’observation, lui arracher de torts en ce genre, je l’ai étendu, dramatisé : je cherchais mes vertus à travers ses défauts : pour faire les premières plus grandes, j’ai fait les seconds plus gros.

Est-ce donc une caricature, à la fin, que j’ai tracée ? Je ne sais pas ; je ne crois pas. Beaucoup de traits portent, j’en ai la sensation, et sont à peine forcés. Mais ils ne sont pas assez nombreux : les quelques idées que j’ai découvertes se sont comportées comme des phares, écrasant tout détail de leur lumière, dévorant toutes les nuances du modèle. J’ai trop simplifié.

Si le lecteur pourtant veut bien aborder mon livre, peut-être réussira-t-il à s’intéresser au débat qu’il raconte, d’un esprit féroce et vif, assoiffé d’évidence et d’inutilité, contre les forces mal connues qui le menacent : il y verra peut-être un petit drame d’actualité : la pensée pratique ne projette-t-elle pas de nos jours une ombre immense et grandissante sur la pensée spéculative ? Quelqu’un, dans ce livre, entre, corps et âme, en révolte contre cet oppressant nuage.

A vrai dire, c’est comme arbitre surtout que je convie ici le lecteur. Je n’ai pas l’intention de lui faire approuver de force toutes mes démarches : Je sais que certains coups que je porte ne sont pas francs : qu’il les distingue et qu’il les répudie.

Mais qu’il veuille bien aussi se rendre attentif à ce que ma fureur peut soulever de valable et de pertinent. C’est dans de tels combats, malgré tout, où il y va de la vie, qu’un peu de vérité a chance de se faire jour. Comme je me suis mis tout entier dans mon livre, il me paraît impossible qu’il n’en ressorte pas quelque chose de plus général et de plus important que moi-même.

Septembre 1924.

Chargement de la publicité...