L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
III
LA VÉRITÉ, C’EST TOUT CE QU’ON
PEUT FAIRE CROIRE
Pas plus qu’entre le Bien et le Mal, l’Allemand n’aperçoit spontanément de différence entre le Vrai et le Faux. On est plus ou moins intelligent, on a plus ou moins d’esprit critique, on reçoit des impressions plus ou moins fortes de la vérité. Mais en général quelque chose vous avertit directement que telle proposition est juste et que telle autre ne l’est pas, que telle idée est conforme à la réalité et que telle autre n’y répond pas.
Pour l’Allemand, là encore tout est sur le même plan. Je ne parle pas de son misérable asservissement à son journal ni des trésors de crédulité qu’il dépense chaque jour en le lisant. Il ne serait pas très généreux de lui faire un grief d’un aveuglement que nous partageons tous plus ou moins, hélas ! à l’heure actuelle et dont il faudrait faire des efforts plus qu’humains pour se débarrasser complètement.
Mais il y a chez l’Allemand une sorte d’ignorance congénitale du vrai, qui mérite d’être étudiée de près. Le vrai n’est pas pour lui une chose dont le faux soit le contraire. Le vrai n’est rien d’indépendant des esprits qui le présentent, ni de ceux qui le reçoivent ; ce n’est pas une qualité des idées en elles-mêmes. Le vrai, c’est ce qu’il est possible de faire croire, c’est toute disposition d’objets ou de mots qui peut donner à un spectateur ou à un lecteur l’impression de la vérité. Le vrai, c’est tout ce qui peut être rendu vraisemblable.
Quand notre chef de camp recevait des délégués neutres, il leur faisait faire la tournée de toutes les installations merveilleuses que sa générosité lui avait inspirées pour notre bien-être. Il y avait en particulier la cuisine : une cuisine faite exprès pour nous, spécialement construite pour que nous puissions y faire chauffer les aliments que nous recevions dans nos colis. Il y introduisait solennellement les visiteurs et leur montrait sur un vaste foyer rougi par un feu d’enfer tout un peuple de gamelles qui ronflaient. Il oubliait seulement de dire qu’il n’avait fait livrer de charbon que pour un jour, qu’en vue justement de cette exhibition, et que le reste du temps nous devions, pour manger chaud, déployer des ruses d’apaches, et nouer des intrigues périlleuses avec les Russes chargés du calorifère. De même, quand il faisait admirer aux délégués notre chapelle — il s’était mis en tête un jour, pour que ce fût plus beau, de placer les prêtres dans leurs ornements sur les degrés de l’autel, et il n’avait dû renoncer à son idée que devant le ferme refus, pour lui d’ailleurs incompréhensible, de ceux dont il prétendait faire ainsi ses comédiens — de même, il omettait de mentionner que cette magnifique chapelle servait en même temps de temple protestant, d’église russe, de synagogue ; qu’elle se transformait plusieurs fois par semaine en théâtre, qu’on y passait les visites médicales, qu’on y faisait la distribution des livres de la bibliothèque, et qu’enfin toute une bande de savants allemands, armés d’un phonographe et de nombreux appareils enregistreurs, y étaient venus procéder à des expériences de linguistique et l’avaient encombrée pendant plusieurs jours de leur bruyante présence.
Mais il ne faut pas parler trop vite de bluff ni d’hypocrisie. Le malheureux ne trompait pas ses hôtes de façon tout à fait délibérée. Il était lui-même la première dupe du mensonge qu’il leur faisait avaler. Il oubliait sincèrement tout ce qui rendait vains et fictifs les avantages dont il se faisait gloire d’avoir gratifié ses prisonniers. C’était vrai, pour lui, que nous avions une cuisine et une chapelle, puisqu’il pouvait les montrer ; c’était vrai que nous avions de quoi faire chauffer nos aliments, puisqu’il avait pu en persuader des gens qui par profession eussent eu une tendance à croire le contraire. Il ne voyait pas de différence entre la chose elle-même et l’apparence qu’il avait réussi à lui donner. Pour lui, de même que le bien c’était tout ce qu’on pouvait faire, le vrai c’était tout ce qu’on pouvait « introduire » dans les esprits.
Nous touchons ici à un point sensible et je sens que je vais soulever des protestations. Pourtant je dois dire toute ma pensée : je prétends qu’à de très rares exceptions près, les Allemands n’ont pas lancé dans cette guerre de véritables mensonges, de nouvelles entièrement fabriquées ; ils ont donné peut-être moins que nous dans le genre du « canard » proprement dit. Dans l’ensemble, leur presse n’a jamais rien caché de ce qu’il était impossible de cacher, et n’a rien annoncé de ce qu’il était possible à l’adversaire de démentir. Elle a toujours exclu le faux, dans la mesure exacte où il pouvait être surpris et décelé. J’ai lu le communiqué allemand tous les jours pendant trois ans : dans l’ensemble il est fidèle. Quand il annonce la prise d’une ville, c’est que la ville est prise, on peut en être sûr ; et quand les armées impériales ont perdu assez de terrain pour que ça paraisse, il l’enregistre, avec une mauvaise humeur visible, et avec des tours de phrase d’une complication parfois comique, mais enfin tout de même avec exactitude.
Mais il ne faut pas s’imaginer que cette exactitude prenne sa source dans quelque scrupule profond, dans le respect naturel que tout homme sent pour la vérité. Pas un instant, ni von Stein, ni Ludendorf n’ont eu l’idée que la vérité fût quelque chose en soi ni qu’elle méritât par elle-même des égards. C’est la nécessité qui forme toute leur sincérité, cette nécessité dont ils savent si bien reconnaître partout les exigences et à laquelle ils font face toujours avec tant de promptitude et de perfection. Ils sont vrais parce qu’ils ont reconnu d’emblée les inconvénients du mensonge, le fâcheux effet d’une nouvelle qui peut être contredite. Ils ont vu qu’il fallait maintenir leur crédit en pays neutre, exactement comme il fallait y soutenir autant que possible leur change. Voilà tous les motifs de leur véracité.
Et la preuve que telle en est bien l’inspiration, c’est qu’elle a pour limites exactes la possibilité du contrôle. (C’est d’ailleurs ce qui suffit à la détruire.) Les Allemands n’annoncent rien dont ils pensent que la fausseté puisse être constatée. Mais, en temps de guerre surtout, ce genre de constatation n’est pas possible dans tous les cas ; il y a une zone qui échappe à la vérification ; il y a des endroits où on ne peut pas aller voir ; il y a des éléments qui ne peuvent être appréciés à leur valeur précise que par les témoins immédiats, que par les acteurs mêmes du drame. Cette marge que constitue entre le vrai et le faux l’invérifiable, l’esprit allemand l’occupera automatiquement ; il saura bien la remplir, et de données toutes en sa faveur ; tout ce qui s’y produira sera avantage pour lui, victoire, triomphe pour sa cause ; c’est là que Dieu lui montrera tout particulièrement sa protection et le comblera le plus infailliblement de ses bienfaits.
Des exemples : Bataille de la Somme en 1916 : les Anglais avancent, ils ont occupé les tranchées allemandes sur plus d’un kilomètre de profondeur ; mais, par chance, il ne se trouve dans cette zone aucun village, aucun point topographique auquel un nom propre soit attaché ; par conséquent, dans son communiqué, l’adversaire ne pourra caractériser par aucune indication de lieu son progrès. On pourra donc nier celui-ci. Et le communiqué allemand annonce froidement que de fortes attaques ennemies sont venues se briser avec des pertes sanglantes contre le mur de fer des héroïques troupes du général von X…
L’évaluation des effectifs engagés dans une affaire n’est possible que pour les gens qui sont sur place. Jamais le redoutable journaliste neutre n’approchera assez près des lignes pour pouvoir s’en former une idée personnelle. On peut donc annoncer que des masses ennemies énormes se sont précipitées tout le jour contre les positions allemandes sans réussir à les ébranler, alors qu’un bataillon seulement, ou peut-être un régiment, a été repoussé.
Il en est de même pour l’appréciation des intentions de l’adversaire : s’il a atteint les objectifs qu’il s’était fixés, on lui en attribuera d’infiniment plus vastes, car personne jamais ne pourra prouver qu’il ne les a pas en fait poursuivis.
Et je sais bien que nous ne nous sommes pas toujours assez soigneusement gardés de ces sortes d’arrangements de la réalité. Mais nous n’y avons recouru que de loin en loin, que dans les moments critiques où il s’agissait à tout prix de ne pas inquiéter l’opinion. Et surtout, en les commettant, nous savions que nous trahissions la vérité.
L’Allemand, au contraire, d’abord use d’une manière continue, inflexible, de ce droit que lui confère l’impossibilité du contrôle ; il l’exploite de sang-froid jusqu’au bout. Il se tient sans cesse sur l’extrême frontière de la vraisemblance ; exactement de même qu’il trouverait insensé de laisser inoccupé le moindre vide des lignes adverses, exactement de même qu’il a pénétré immédiatement dans tous les coins du front qu’il avait découverts praticables, de même il ne peut physiquement pas s’empêcher de remplir, en tous temps et partout, de ses embellissements, les lacunes qui s’offrent dans le tissu de la vérité.
Et, secondement, tandis qu’il se livre à ces broderies, il n’a pas le moins du monde la sensation de mentir. C’est là le plus grave. Pour lui, le passage du fait à l’idée qu’il voit qu’il en va pouvoir donner est absolument insensible ; pas de seuil à franchir ; pas de barrière à sauter, aucun cahot ne l’avertit qu’il change de route. Il faut le dire carrément : l’Allemand ne ment jamais ; il prolonge. Il ne sort pas de la vérité, parce qu’elle n’a pas pour lui de limites propres ; s’il la déborde, c’est sans la voir ; au delà comme en deçà, c’est le même paysage pour lui ; et le seul cadre qu’il touche, où il se sente enfermé, auquel il ait à proportionner ses affirmations, c’est encore ici celui du possible.
La vérité ? C’est quelqu’un qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu, jamais rencontré, qui ne lui a jamais été présenté. Comment pourrait-il l’avoir offensée ? Il a conscience d’avoir fait tout son devoir envers le seul dieu qui lui ait jamais été révélé, envers le seul qui soit à ses yeux réel, permanent et immuable, envers son intérêt, envers l’intérêt de la patrie allemande.
C’est à tout ce qu’il croit possible d’entreprendre sur elle, qu’on reconnaît bien que la vérité n’est pas pour l’Allemand quelque chose par soi, un phénomène, un accident. Elle ne lui apparaît jamais comme irrémédiable ; jamais il ne se sent par elle réduit à l’impuissance ; jamais par elle il ne sera fait quinaud. Même quand elle s’est déclarée, même quand la voici devant lui donnée et patente, il ne pense pas que le dernier mot soit dit. Si quelque événement fâcheux se produit du fait de la Kriegsführung[36] allemande et qu’un hasard malheureux le fasse apparaître au grand jour et le rende irrécusable, de trois choses l’une, se dit-il : ou bien on peut le r’avoir, ou bien on peut l’expliquer, ou bien on peut le compenser. Le choix entre ces trois opérations sera déterminé par le degré du scandale provoqué.
[36] La manière de faire la guerre.
Premier cas : une infraction maladroite (et qui sera punie, n’en doutez pas) a été commise au grand principe : Coulez sans laisser de traces. Le monde sait ce qu’il y a eu. Mais l’affaire n’est pas des plus retentissantes et l’on est en droit d’espérer que le bruit n’en ira pas trop loin. On peut donc essayer de l’escamoter. D’un petit mouvement du poignet, on peut rattraper, dans le temps même qu’on la lâche, la gênante vérité.
Je me rappelle un entrefilet de journal dont voici à peu près les termes :
« La barque de pêche norvégienne X… a été coulée par un sous-marin allemand. 22 hommes de l’équipage et le capitaine ont péri, 3 ont été recueillis par le schooner Y… »
Et devinez maintenant comment il était intitulé. Ein Unglück[37] ou Verunglückte Norweger[38], supposerez-vous peut-être. Non. Le journaliste allemand avait trouvé mieux, il avait trouvé ce que pas un homme du monde n’eût été capable à sa place de trouver, il avait imaginé une combinaison ; il avait mit tout simplement : Gerettete Norweger[39]. Ainsi, au-dessus des trois lignes qui annonçaient l’assassinat de 23 hommes, il pensait qu’on pouvait écrire, pour les résumer et pour les présenter au lecteur, ces deux mots : « Norvégiens sauvés ». Il ne voyait pas de contradiction fondamentale entre les deux parties de son texte. Il faisait la part de la vérité dans la dépêche ; pourquoi dans le titre n’eût-il pas fait la part de son intérêt, qui était de la masquer ? Il était forcé de la poser puisqu’elle était de celles que d’autres sinon eussent dénoncées à sa place ; mais il revenait à pas de loup sur elle et, d’un geste tout simple, il croyait lui tordre le cou. Là encore, nous retrouvons cette idée chez lui profondément établie et comme instinctive qu’une chose n’en empêche jamais une autre, que tout ce qui est possible à la fois peut être fait à la fois ; là encore, il voit la possibilité d’un double mouvement dans ce qui apparaîtrait simple à tout autre regard ; là encore, il pense que la vérité est une chose comme toutes les autres qui, puisqu’elle peut être donnée, peut être aussi reprise.
[37] Un accident.
[38] Norvégiens naufragés.
[39] Norvégiens sauvés.
Mais là, plus encore que dans le domaine de l’action, il se trompe, il se perd. Car, justement au contraire, la vérité est une chose qu’on ne peut donner sans qu’elle devienne immédiatement impossible à reprendre. Les criminels ordinaires le savent bien ; ils savent que n’en livrer qu’un morceau, c’est la livrer tout entière, qu’une fois qu’on lui a permis de risquer dehors ne fût-ce que le bout du nez, elle a tôt fait de se dégager toute seule comme un animal et de sortir tout entière de son panier. Aussi se confinent-ils en général dans une dénégation absolue, même contre l’évidence, de tout ce qui leur est reproché. Mais l’Allemand ne s’est pas encore avisé de ça. Il croit pouvoir cumuler la franchise et la précaution et rogner sur ses aveux, comme il rogne sur ses promesses.
Si la prise qu’il a donnée à l’indignation est trop forte et si la vérité qu’il a laissée devenir publique ne peut plus être dissimulée sous un simple « chapeau », il lui reste la ressource de l’explication. Tout peut être expliqué, tout peut être justifié. Aucun crime n’est trop noir pour qu’on puisse lui trouver un sens et une excuse. Il n’y a pas de cathédrale démolie qu’on ne puisse rebâtir avec des mots, il n’y a pas de population réduite en esclavage qu’un article de journal soit impuissant à rendre bienheureuse et à faire déborder d’actions de grâce. Il faut lui faire justice : l’Allemand n’a pas peur. Il ne connaît pas de cas impossibles, il les affronte tous avec la même intrépidité ; il va à l’assaut avec toujours le même courage. On n’a encore jamais vu de complication qui ait fait reculer sa faculté d’apologie.
C’est qu’il continue de voir dans la vérité quelque chose d’essentiellement modifiable. C’est qu’il la croit, dans tous les cas, susceptible de recevoir le plus ou le moins. Il est convaincu que de tout ce qu’il trouvera à dire à son sujet, quoi que ce puisse être, elle sera réellement diminuée. Une chose est vraie. Bon. Mais tout n’est pas fini par là. Elle peut être bien autre chose encore ; on peut lui communiquer un tas de caractères nouveaux qui l’affaibliront, qui l’embrouilleront, qui lui reprendront peu à peu sa virulence et sa nocivité. On peut l’apprivoiser, la mater ; on peut la ramener la corde au cou.
Les explications des Allemands ! C’est où on les repince ; c’est où ils deviennent beaucoup trop malins pour réussir ; c’est où ils prêtent le plus dangereusement le flanc, sans qu’eux-mêmes puissent arriver à comprendre en quoi. Car leur astuce ne serait astucieuse que si elle s’adressait à des gens de même esprit, de même complexion mentale qu’eux. Ils parlent pour leurs coreligionnaires du Possible et ne comptent pas sur cet instinct immédiat de la vérité dont l’homme normal est pourvu. N’en soupçonnant même pas l’existence, ils le froissent du premier coup, ils le tournent contre eux à la première phrase, ils le gendarment, si j’ose dire, d’emblée.
Et pour qui donc diable, pour des cerveaux de quelle forme peuvent bien être écrites les lignes suivantes, qui prétendent rendre compte de la défaite allemande du mois d’août dernier entre Somme et Oise ?
« Les Allemands suivent aussi, sur l’Ancre et sur l’Avre, la même tactique que celle qui a fait ses preuves, d’une façon si extraordinaire, entre la Marne et la Vesle. Les éléments de terrain que seuls des sacrifices auraient permis de tenir ont été abandonnés en temps utile, et c’est ainsi que Montdidier a été abandonné à temps devant la menace d’une attaque d’enveloppement. C’est maintenant que ressort l’énorme avantage de la liberté d’opérations que le commandement suprême allemand a obtenue par le grand gain de terrain de l’offensive du printemps.
« Sans être contraint de tenir d’une façon ferme et rigide des éléments de terrain définis, il peut reporter le combat sur un terrain qui paraît favorable à ses intentions, et entraîner l’ennemi en des combats meurtriers, qu’il devra livrer en un terrain à lui défavorable. Ainsi donc, le but visé dès le début par le commandement suprême allemand, l’effritement des forces ennemies, tout en épargnant le plus possible les troupes allemandes, se rapproche de sa réalisation[40]. »
[40] Extrait d’un journal allemand, d’après la Petite Gironde du 13 août 1918.
Du moment que ça pouvait être dit, du moment que ça pouvait venir en diminution de la vérité…
Quand le plafond de Tiepolo, à Venise, eut été endommagé par un bombardement aérien, le critique d’art du Dresdner Anzeiger fut mobilisé pour réparer l’accident. Et entre autres excuses magistrales qu’il alla chercher, il démontra que Tiepolo après tout n’était qu’un auteur de décadence et que par là même il avait, au moins partiellement, mérité son sort.
Que pouvait-il dire ? objecterez-vous. — Mais d’abord, il pouvait ne rien dire du tout : c’eût été le plus digne. Ensuite, il pouvait dire : « Nous ne l’avons pas fait exprès » ; ce qui eût été vrai. Et enfin, il pouvait crier : « Nous faisons la guerre ; nous casserons tout. Si Saint-Marc a été épargné jusqu’ici, c’est que nos pointeurs aériens ne sont pas encore assez habiles ; mais ça viendra. » De même que le rédacteur de l’entrefilet sur les Norvégiens eût pu légitimement l’intituler : Ein Treffer[41]. Alors je les aurais compris, je n’aurais pas pu m’empêcher de penser : « Ce sont des brutes, mais ce sont des types ! » Tandis que c’est toujours par le mépris et la dérision que je suis ressaisi, quand je les vois travailler si bassement et si petitement, et contre toute chance de réussite, à contre-sens de la vérité.
[41] En plein dans le but.
Quand la gaffe commise décourage l’excuse directe, l’Allemand n’abandonne pourtant pas encore la partie. Il « encaisse » comme il peut l’averse d’insultes qu’il a conjurée sur sa tête. « Bien mérité se dit-il, comment ai-je pu être si maladroit ! » Mais en même temps il cherche. Il cherche quoi ? Un équivalent, quelque chose de symétrique de sa faute, qu’il puisse jeter en grief à la face de l’ennemi. Son canon à longue portée a eu la sottise d’aller aboutir, le Vendredi saint, dans une église où il y avait du monde et de faire de la bouillie. C’est ennuyeux ; et il est vraiment difficile de se débarbouiller complètement de l’affaire. Il admettra donc honnêtement et piteusement que c’est « un coup de canon malheureux ». Mais il ne s’en tiendra pas là ; sa pensée continuera, fouillera tous les environs en quête de compensations. Et justement les Français ne tirent-ils pas, eux aussi, sur des villes, et sur des villes françaises, les misérables, assassinant ainsi leurs propres compatriotes ? N’y a-t-il pas là quelque chose à exploiter, dont on pourrait se servir pour rétablir la balance ? — Reste le caractère particulièrement sacrilège du coup de canon allemand frappant, le Vendredi saint, des fidèles en train de prier. On ne peut évidemment pas attribuer le même crime aux Français ; on verrait trop l’invention. Mais voici qui va très bien faire : les victimes de l’artillerie française auront été atteintes au moment où elles suivaient un convoi funèbre. N’est-ce pas cent fois plus affreux, cent fois plus démoniaque de la part des bourreaux ? N’y a-t-il pas là un sadisme dans le pointage d’une espèce cent fois plus raffinée ? L’Allemand se frotte les mains ; il a trouvé. Et maintenant, pour se redonner décidément l’avantage, il ne lui reste plus qu’à se faire apparaître lui-même dans une attitude de générosité et de délicatesse morales où le Français n’aura pas su se hausser : tandis que l’Allemand cessera le bombardement pendant les funérailles des victimes de son coup de canon, le Français non seulement le continuera, mais bien mieux, le recommencera juste le matin du jour où les pieux envahisseurs ont résolu de rendre les derniers devoirs aux malheureux sinistrés et il fera même de nouveaux ravages dans la population de Laon ![42]
[42] On trouvera les communiqués Wolff ayant trait à l’incident dans le Journal de Genève des 5, 6 et 9 avril 1918.
Tandis qu’il élaborait cette intéressante petite anecdote, l’Allemand, j’en suis sûr, ne s’est pas un seul instant aperçu de la différence qu’il y avait entre les deux faits qu’il prétendait mettre en regard : à savoir que le premier était réel et le second inventé[43]. Ce n’est là pour lui qu’un détail et qui ne le frappe pas beaucoup. Si on lui en fait une objection, il ne la comprendra pas tout de suite. Elle sera sans valeur, sans poids pour son esprit. A son point de vue, les deux cas seront exactement identiques, si l’on peut faire croire le second comme le premier a été cru.
[43] Je ne nie pas le bombardement de Laon, qui n’était, hélas ! que trop nécessaire, mais je flaire quelque chose d’extrêmement suspect dans toute cette histoire d’enterrement.
Le plus étrange, et ce qui révèle le mieux le vice profond, ou plutôt l’incurable défaut de son esprit, c’est justement qu’il puisse espérer faire croire le second, que les chances du second puissent lui apparaître égales à celles du premier, qu’il soit aussi curieusement aveugle à l’absurdité de sa contrefaçon. Mais s’il ne devine pas mieux l’effet qu’elle va produire, c’est encore une fois parce qu’il en est la première dupe, qu’elle se présente à lui exactement sur le même plan que la vérité, qu’elle fait sur lui la même impression.
Le Schein et le Wesen[44] sont pour l’esprit allemand une seule et même chose. Être c’est paraître, et paraître c’est être. Des mots arrangés d’une certaine façon, des idées enduites d’un certain vernis, des images proposées suivant un certain angle provoquent en lui les mêmes réactions que l’objet qu’ils remplacent. Ce n’est pas sans raison qu’il s’est accommodé si facilement pendant la guerre du régime de l’Ersatz. L’Ersatz[45] est pour lui non pas seulement un équivalent, mais la chose même dont il porte le nom et masque l’absence. Et l’Ersatz intellectuel, le substitut de la vérité, n’a pas moins de puissance et de réalité à ses yeux que les autres ; en tous cas il n’est pas moins comestible, il ne se laisse pas moins bien digérer.
[44] L’apparence et l’être.
[45] Le succédané.
Ainsi, ce qu’il tire de lui, à grand renfort de réflexions et de combinaisons d’idées, lui paraît tout aussi bon, tout aussi valable que ce que les événements ont d’eux-mêmes produit. Je vous assure, la mauvaise foi de l’Allemand n’est pas aussi profonde que vous croyez. Ou plutôt elle l’est bien davantage ; elle est beaucoup plus naïve, beaucoup plus naturelle. Avant d’être quelque chose dans sa volonté, elle est quelque chose dans son esprit : une sorte de simultanéité et de continuité qu’y prennent spontanément l’être et l’apparence. Il ne trompe pas, il confond, et il confond d’abord pour son propre compte. Il voit lui-même la réalité comme il l’arrange, comme il faut qu’elle soit. Le tour qu’il lui donne en fait positivement partie à ses yeux. Il y a quelque chose d’obscur et de despotique dans sa façon d’envisager le monde. Rien ne dépassera : telle est la loi qu’il pose en le regardant. Il est Kantien à sa manière. Il vit dans un monde qu’il forge à chaque instant, et non pas en poète, par l’imagination, mais comme un officier, par la discipline qu’il lui impose.
Jamais il ne laisse sa conduite s’expliquer toute seule ; il pose avec elle les raisons qu’elle doit avoir. En général, dans les camps, les supérieurs nous rendaient compte, beaucoup plus que ce n’est la coutume dans le militaire et que notre situation d’esclave ne l’eût commandé, des mesures qu’ils prenaient à notre endroit. S’ils nous interdisaient de faire passer à nos camarades serbes le pain dont nous ne voulions pas, immédiatement ils en fournissaient la raison : c’était pour que ces malheureux, affaiblis par les privations, n’allassent pas se faire crever de trop manger. Et si l’on suppose qu’une telle justification n’était là que pour masquer le motif véritable de l’interdiction, qui était le souci de récupérer pour l’administration du camp notre superflu de pain : — Bien entendu, répondrai-je, mais l’Allemand ne s’en était pas aperçu. (C’est même la seule hypothèse qui explique qu’il ait pu croire que nous ne nous en apercevrions pas.) Il avait instinctivement ajouté à la prescription les principes d’où, dans son système, elle était censée dériver. Au lieu de voir, il avait dicté. Au lieu de sentir la vérité et de la taire, il l’avait construite. Comme ces baraques que toutes leurs pièces numérotées permettent de dresser en une heure, il l’avait apportée complète, avec tout ce qu’il fallait pour lui donner dans le paysage l’aspect voulu.
Je ne puis m’empêcher de reconnaître ici cet esprit législateur dont Kant a si profondément défini les besoins et les démarches. Un donné informe, absolument plastique, d’où n’émanent aucune indication, aucune obligation, et un puissant instrument intellectuel qui lui communique d’en haut, en toute indépendance, par une sorte de décret automatique et constant, la tournure qu’il doit prendre. Voilà les deux éléments dont la mutuelle opération suffit à créer pour l’Allemand la vérité.
C’est peut-être en écrivant sous cette forme sa psychologie, qu’on peut comprendre comment se rejoignent les tendances pratiques et les tendances métaphysiques de son esprit. Mais nous reviendrons là-dessus.
* *
Je ne remarque de même ici qu’en passant l’étrange façon qu’a l’Allemand de concevoir le Beau et le Laid pour ainsi dire en communication ; il ne se sent pas du tout obligé de choisir entre eux ; ils ne lui posent aucun dilemme. Dans ce domaine encore, c’est le seul Possible qui guide tous ses jugements et toutes ses entreprises. L’art allemand contemporain tout entier répond à un seul ordre de questions : Que peut-on faire ? Jusqu’où peut-on aller ? Qu’est-ce que la matière va pouvoir supporter ? Quelles sont les tortures par lesquelles on en exprimera le maximum ? Là encore, il est tenu compte du Laid, comme tout à l’heure de l’Interdit ou du Faux, dans la mesure exacte où l’on pense qu’il risquerait de compromettre le succès de l’œuvre projetée. Mais on fera dans ses terres toutes les incursions dont on croira pouvoir espérer un bénéfice ; on l’assiégera d’aussi près qu’il se laissera faire. Il y a, dans toutes les conceptions artistiques de l’Allemagne moderne, un aspect dynamique qui suffit à les frapper de stérilité. Elles sont toujours ce qu’on peut faire de plus fort et impliquent chez leurs auteurs, avant tout, des muscles, de la volonté et de la science. C’est de quoi les soustraire radicalement au ressort de l’Esthétique.