L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
VI
CULTURE ET BARBARIE
« Eh ! me diront les neutres, vous avez beau mobiliser votre vocabulaire le plus méprisant, vous ne faites rien de plus que définir une mentalité dont le seul défaut reste de n’être pas la vôtre. Ne pensez pas l’avoir si facilement foudroyée. Il est bien possible qu’elle vous exaspère. Mais c’est un malheur dont il n’y a pas à tenir compte. Elle reste d’une incontestable originalité et d’une puissance dont chacun aujourd’hui peut à loisir constater les effets. En d’autres termes, vous nous expliquez fort bien pourquoi vous êtes en guerre avec l’Allemagne. Mais vous ne nous démontrez pas que nous ayons le devoir de souhaiter votre victoire plutôt que la sienne. Avec la victoire de l’Allemagne, des avantages que vous pouvez appeler monstrueux, mais qui n’en seront pas moins tangibles et palpables, écherront au monde. Tout au moins des possibilités indéfinies s’entr’ouvriront. Nous devrons peut-être résigner certains rêves, un certain goût de la vie libre et facile, certaines aspirations esthétiques, dont nous avions cru faussement jusqu’ici la satisfaction indispensable. Mais la productivité du monde subira un accroissement formidable. Tout ce qui reste entre vos mains, petit et noué, se développera ; des échanges s’établiront ; toute richesse se multipliera. La vie finalement deviendra sinon plus heureuse, tout au moins plus nombreuse et plus prospère ; une civilisation nouvelle prendra naissance. »
Je serai le dernier à contester la fécondité du génie allemand. Et qu’ai-je fait dans toute cette étude, sinon la faire apparaître comme l’essentielle, comme peut-être la seule vertu de ce génie ? Je crois fort bien que l’Allemagne est capable de « révolutionner » le monde, et d’abord au sens physique du mot. Elle est capable de le faire tourner, de le mettre sens dessus dessous, et par là, j’en conviens, en exposant ses entrailles au grand jour, de renouveler sa substance et de lui communiquer une nouvelle force végétative. C’est peut-être ce qu’ont senti les peuples faibles, comme les Russes, ceux qui se voient impuissants à exploiter eux-mêmes leur propre richesse. C’est peut-être là le charme qui les a captivés et qui les tient encore enchaînés. Lénine et Trotzky n’ont pas été entraînés dans l’orbite de l’Allemagne, comme on l’a prétendu, par de simples pourboires ; leur esprit était déjà gagné. Ils voyaient dans l’Allemagne l’agent du bouleversement universel et, par là, le pouvoir le plus apte à leur venir en aide dans la création d’un monde nouveau. Il ne s’agissait que de lui ôter sa direction trop précise et de le capter à leur usage… Il faut être juste : ce n’était ni à la France, ni à l’Angleterre que des gens désireux de faire exécuter au monde une décisive pirouette pouvaient songer à demander l’impulsion nécessaire. A un moment où l’Amérique n’était pas encore entrée en jeu, l’Allemagne seule avait assez de branle. Oui, l’Allemagne est essentiellement et profondément motrice.
Mais je demande que nous réfléchissions un moment au prix qu’il en coûterait si nous laissions sa vertu s’épanouir librement. Les avantages que nous en recueillerions, encore une fois ne sont pas douteux. Mais le prix : voilà de quoi je ne puis détacher ma pensée, voilà ce qui me comble d’effroi.
On a pu voir dans tout ce qui précède que je n’aimais pas beaucoup les injures. J’ai spécialement pris soin de retenir le plus longtemps possible le gros mot de barbarie. J’ai même condamné l’emploi qu’on en fait couramment pour stigmatiser certains défauts allemands que je crois avoir montré d’une étoffe toute différente. Mais enfin voici le moment arrivé où je ne puis plus m’empêcher de le lâcher. Oui, tout bien réfléchi, même si le triomphe de l’Allemagne, même si la « révolution » du monde par l’Allemagne devaient représenter un progrès matériel positif, je prétends que ce ne pourrait être qu’au prix d’un retour à la plus effrayante barbarie intellectuelle.
Je n’oserais peut-être pas affirmer en termes si décisifs mon opinion, si elle n’était que la mienne. Après tout, c’est vrai que je reste partie dans le débat qui nous agite, et que je n’ai pas le droit de trancher. Mais voici ce que je lis dans les Conversations de Gœthe avec Eckermann, à la date du 22 mars 1831 :
« Gœthe m’a lu, après le dîner, des passages d’une lettre qu’un jeune ami lui écrit de Rome. Quelques artistes allemands y apparaissent avec de longs cheveux, des moustaches, des cols de chemise rabattus sur des habits de vieille coupe allemande, des pipes et des dogues. Ils ne semblent pas être venus à Rome à cause des grands maîtres, ni pour y apprendre quelque chose. Raphaël leur paraît faible et Titien simplement un bon coloriste.
« — Niebuhr avait raison, dit Gœthe, quand il voyait venir un temps barbare. Il est déjà là, nous y sommes déjà plongés ; car en quoi consiste la barbarie, sinon en ceci qu’on ne reconnaît pas l’excellent ? (denn worin besteht die Barbarei anders als darin, dass mann das Vortreffliche nicht anerkennt ?) »[106].
[106] Édit. Philipp Reclam, t. II, p. 223.
Mais qui pourrait ne pas voir que cette définition, pareille à une torpille bien dirigée, atteint du premier coup, en plein dans ses œuvres vives, le vaisseau de la Culture tel que Natorp l’a lancé, le génie allemand tel qu’il résulte de son exposé ? Peut-être ne distingue-t-on pas tout de suite le danger qu’elle leur fait courir. Mais pour ne se révéler qu’au second coup d’œil, il n’en est pas moins terrible.
Natorp, nous le savons de reste, appelle Culture, autrement dit considère comme l’essence du génie allemand, la conscience, dont tous ses compatriotes, prétend-il, sont doués, de la « continuité de tout le spirituel ». Mais Gœthe pense que c’est de la barbarie que « de ne pas savoir reconnaître l’excellent », c’est-à-dire ce qui émerge du règne spirituel, ce qui y forme sommet, en d’autres termes, ce qui en rompt la continuité. — A en croire Natorp, le mouvement organique de l’esprit allemand est un dépassement, un hinauschreiten, un ewig stetiger Uebergang. Mais Gœthe estime qu’il y a barbarie dès qu’on cesse de ressentir et de toucher ces points fixes, ces repères inébranlables, ces infranchissables bornes que sont, dans tous les ordres, les œuvres parfaites, les choses excellentes. — Pour Natorp, le génie allemand consiste à déborder les choses par l’action, il ne se révèle que durch Tat und Leben ; il est une façon d’agir et de vivre, plutôt qu’une façon de comprendre. Mais Gœthe reconnaît le barbare à ce trait justement qu’il ne sait pas rester tranquille, qu’il ignore l’attitude réceptive, qu’il est incapable de se laisser dominer et enseigner par sa sensibilité, incapable d’être arrêté, apaisé, enchaîné, captivé par la perfection.
Tous les caractères que Natorp sans doute se félicite d’avoir trouvés pour définir la Culture se trouvent ainsi compris dans le secteur battu par la pièce que Gœthe avait d’avance mise en batterie. Tout l’édifice construit péniblement par Natorp pour glorifier le génie allemand tombe en un instant sous les coups de celui que tous les Allemands reconnaissent comme leur plus grand écrivain. C’est par Gœthe, et non par moi, que la Culture est dûment étiquetée : Barbarie. Ce n’est pas ma faute, je n’y suis pour rien. Ils n’avaient qu’à s’arranger d’abord ensemble. Il y a eu là de la part du moderne apologiste du Deutschtum un manque coupable de précaution.
Oui, j’ose maintenant le répéter en toute sécurité, oui, l’Allemand est un barbare. Non pas peut-être au sens où on a pris l’habitude de le dire. Mais en ceci, qu’il ne sait pas reconnaître l’excellent.
Il y a dans Vortrefflich la racine : treffen, qui veut dire proprement : toucher, rencontrer juste, porter en plein dans la cible. Le Vortrefflich, c’est donc le « bien touché », le « justement rencontré », le résultat du « bien visé ». Une chose est vortrefflich, quand son auteur a « bien placé » son coup[107]. — L’Allemand est un barbare en ce sens qu’il ne s’aperçoit jamais de ce qui est « bien attrapé », en ce qu’il ne remarque jamais, ni dans les œuvres des hommes, ni dans les œuvres de Dieu, les réussites, les coups heureux, en ce qu’il ne connaît pas d’autre Treffer que ceux qu’obtiennent ses canons, ses aéroplanes ou ses sous-marins, en ce qu’il n’est averti par aucune secousse intérieure de la rencontre, de la coïncidence, du miracle, en ce qu’en présence de la perfection, de quelque ordre qu’elle soit, il reste neutre à ses rayons et n’en reçoit pas les stigmates.
[107] Es trifft zu ! = C’est ça ! — Es trifft nicht zu ! = Ce n’est pas ça ! C’est inexact !
L’Allemand est barbare encore en ceci, qu’il ne voit pas ce qu’il y a d’irrémédiable dans l’excellence, tout ce qu’elle empêche, tout ce dont elle dispense, l’impossibilité de faire mieux. Il est barbare non pas comme les Huns, dont je persiste à penser qu’il n’a pas la spontanéité dévastatrice, l’entrain au meurtre et au ravage, mais en ce sens, tout de même assez voisin, qu’il a, au spirituel, l’instinct de continuation, de débordement et d’invasion, en ce sens qu’il franchit au hasard toutes les frontières, qu’il poursuit à l’infini toutes ses idées, qu’il augmente par simple voie d’addition toutes ses capacités, sans que rien jamais de vortrefflich, soit dans les choses, soit en lui-même, lui vienne être une raison suffisante de s’arrêter.
L’Allemand est barbare en ce qu’il ne rencontre en lui-même ni certitudes, ni obligations. Il a beau voyager à l’intérieur de son esprit, il a beau pousser dans tous les sens : dans aucun il ne se produit de résistance qu’en avançant il sente croître, tout reste possible et mouvant. Au fond, s’il ne reconnaît pas l’excellent hors de lui, c’est parce qu’il n’en découvre pas en lui les conditions. Il est barbare en ceci, qu’il est dans une perpétuelle migration intellectuelle.
Certes, il est capable de bien des choses et nous avons même dit : de tout. Encore une fois, il est tout désigné, sinon pour produire, tout au moins pour amener du nouveau. On peut fort bien imaginer que par ses soins, j’allais dire par son agitation, le monde arrive à revêtir une organisation inédite. Mais qu’il a bien raison de refuser d’avance pour elle le titre de civilisation ! Comme en effet ce serait bien autre chose qu’une civilisation !
Pour qu’il y ait civilisation, si nouvelle, si « moderne », si « renversante » qu’on la suppose, il faut qu’il y ait, dans la masse même de la société, un certain goût préalable de ce qui est « bien », au sens le plus général du mot, et une certaine volonté bien arrêtée de s’y tenir. Sans doute on pourra se tromper dans l’appréciation de ce « bien », il pourra se faire qu’on choisisse des valeurs contestables. Du moins, elles seront nettement aperçues et fermement préférées. Pour qu’il y ait civilisation, il faut avant tout qu’il y ait préférence et révérence, et qu’elles soient définitives.
Dans l’ordre social qu’inaugureraient les Allemands, sans doute une inflexible discipline matérielle régnerait qu’il serait fou de songer à enfreindre. Certes, on ne se gourmerait pas dans les rues ; cela deviendrait même probablement un impossible, un invraisemblable dérèglement. Mais sous cette enveloppe rigide, on serait en pleine barbarie et en pleine anarchie. Les esprits verraient s’effacer en eux les distinctions patientes, toutes les précisions et toutes les nuances que les âges leur ont apprises. Les limites qu’ils sont arrivés, à force d’attention, à déterminer, s’écarteraient devant eux comme par enchantement, leur laissant un champ détestable pour des ébats décourageants. Une inconsistance générale se déclarerait autour d’eux. Jamais ils n’auraient été plus libres. Toutes les conceptions leur seraient permises. Mais une fois réalisées, elles porteraient toutes la tare de leur facilité. Je vois très bien ce qui arriverait, par exemple, dans l’ordre esthétique. Au lieu de ce passage étroit et vertigineux, de cette crête qu’il ne faut pas manquer, de cette gorge de la nécessité qui conduisent à l’œuvre d’art authentique, on aurait un vaste terrain où l’on pourrait faire des expériences, construire de front toute une ribambelle d’édifices. Avec le sentiment de l’excellence, auraient disparu celui de la nécessité, celui même de la direction. Tout s’entrecroiserait, tout se confondrait, tout redescendrait peu à peu, d’abord dans le domaine spirituel, et forcément ensuite dans le domaine matériel, à cet état d’indistinction, d’homogénéité et de chaos, d’où l’effort et d’où surtout le discernement des grands génies nous ont à la longue tirés. Nous retomberions à cette barbarie par excellence que fut la nébuleuse.
Natorp reprend dans son essai une phrase dont se gargarisent avec une complaisante volupté les intellectuels pangermanistes : Der Tag des Deutschen soll die Ernte der ganzen Zeit sein[108]. D’après moi, ça veut dire : Si jamais le malheur voulait que vînt « le jour de l’Allemand », la moisson serait vite faite : tout ce que les siècles ont fait pousser de définitions serait fauché en un instant.
[108] « Le jour de l’Allemand sera la moisson du Temps tout entier. »
Natorp fait encore allusion à cette devise, fort répandue dans les cercles allemands où l’on croit devoir saupoudrer l’impérialisme d’un peu de mystique :
[109] « Au contact de l’âme allemande, le monde doit guérir. »
Et c’est fort bien. Mais je vais vous dire, moi, de quoi seulement le monde a chance de guérir au contact de l’âme allemande : c’est de sa faculté de pénétration, c’est de son sentiment de l’excellence et de sa volonté d’y obéir, c’est de son intelligence et de sa constance, c’est de sa pointe et de sa fidélité, c’est, en un mot, de sa civilisation. Si ce sont bien là les maladies dont il souffre, en effet, il n’a qu’à se mettre une peau d’Allemand toute chaude sur les épaules : il sera bien vite débarrassé.
Je me rends trop bien compte de l’effet que nous produisons, nous Français, sur les Allemands. De tout ce que je viens de leur reprocher, ils ne feraient sans doute que rire. « Vous êtes beaucoup trop empêtrés, nous diraient-ils. Vous vous laissez paralyser par tout ce que vous avez une fois aperçu. Vous ne connaissez que l’obligation du passé, et nous, peut-être en effet, nous ne connaissons que celle de l’avenir. Regardez-vous donc : vous êtes tout emmaillotés de contraintes, vous êtes liés de mille bandelettes, vous êtes des momies déjà. » Ils ont pitié de nous, sincèrement. Ils plaignent notre beau génie, captif de ses propres découvertes. Au besoin, si nous le permettions, ils nous viendraient en aide, ils couperaient les cordes qui nous retiennent, ils seraient tout contents de nous voir enfin marcher.
Il est inutile de nous dissimuler que nous ne sommes nullement un peuple progressiste. Il nous manque je ne sais quelle souplesse des articulations. Nous avons la croissance difficile. Nous sommes un peu « encroûtés », comme on dit. Le passé nous tient et nous commande. Le passé a chez nous sur les âmes, à quelque nuance qu’elles appartiennent, un pouvoir qu’on ne lui connaît nulle part ailleurs. On s’en rend compte à la difficulté qu’éprouvent nos politiciens dits « avancés » à suivre une ligne de conduite vraiment nouvelle et originale ; ils ne savent la composer que de pièces et de morceaux, ils ne progressent qu’en sautant d’une ornière dans l’autre. Et comme ils restent de mœurs réactionnaires ! Les plus hardis ne se sentent à l’aise que quand ils se sont créé une tradition, que quand ils ont enfin une autorité à laquelle se référer. Que deviendraient nos socialistes s’ils n’avaient pas Jaurès derrière eux, comme une espèce d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin ?
C’est vrai que notre pénétration même nous paralyse. Tout ce que nous voyons nous arrête. Comme je l’ai déjà dit, nous avons trop de penchant à trop vite nous fixer. — En politique, nous sommes d’une lenteur désespérante. Chaque progrès même que nous faisons nous devient aussitôt une raison de ne plus avancer ; nous l’entourons d’abord d’une véritable religion et d’un culte infini : il est encensé, au lieu d’être continué. Et il faut attendre qu’il soit devenu une insupportable survivance pour que nous nous décidions à le dépasser, à faire un pas de plus. Quoi de plus amusant que la façon dont nous restons cramponnés aux Droits de l’Homme ! Les Allemands en font des gorges chaudes, et je ne veux pas du tout insinuer qu’ils aient raison ni que la fameuse Déclaration soit à mettre au panier. Mais enfin, elle n’est pas le dernier mot de tout. Et nous voyons déjà se lever en foule des problèmes qu’elle sera impuissante à résoudre.
C’est un fait que nous n’avançons que difficilement, qu’au prix de nombreux à-coups. Notre machine est un peu poussive et rouillée. Elle n’a pas ces longues bielles neuves qui tournent douillettement et silencieusement dans l’huile et dont chaque foulée fait faire tant de chemin.
Mais il faut dire résolument : Tant pis ! On ne peut pas avoir toutes les vertus. Et nous manquerions à la première de toutes, qui est la modestie, si nous nous imaginions en avoir réalisé le trust. Non, nous n’avons pas toutes les vertus. Il nous manque la vertu évolutive, la faculté de transformation. Mais nous savons, nous tenons, nous touchons. Nous touchons le commencement de tout. Notre rôle est de voir les choses comme elles sont. Toute réalité entre nos mains se décompose en ses éléments vraiment premiers. Nous descendons, nous explorons, nous repérons. Et nous gardons. Si trop souvent, dans le domaine pratique, nous nous obstinons à conserver ce qui n’a pas besoin de l’être, nous protégeons du même coup tout ce qui, dans le domaine intellectuel, doit ne en effet jamais être abandonné, ou surmonté. Nous nous opposons à toute Ueberholung[110]. Ayant su reconnaître dans tous les ordres ce qu’il y a d’« excellent », par notre seule attitude, nous le rappelons très sévèrement à l’humanité tout entière. O ma France maladroite, tellement moins « en avance » que tu ne te crois, si peu « à la coule », si dangereusement même, à bien des points de vue, dépassée, ô ma France menacée, mais heureusement aussi, secourue (comme on prend le bras à quelqu’un de cher et de fatigué), je t’aime, parce que rien ne peut te faire oublier ce qui ne doit pas être oublié. Je t’aime, parce que tu maintiens, en dépit de tout, le contact avec les choses qui ne bougent pas. Je t’aime, parce que tu ne fais rien du tout peut-être que d’empêcher et de punir les excès de vitesse, les virages sur deux roues. Je t’aime, parce que tu ne prends pas pour un lest dont on puisse au premier besoin se débarrasser, toutes les exactitudes de l’esprit.
[110] Dépassement, franchissement.
Il faut nous consoler. Ce n’est pas nous qui ferons les premiers la révolution sociale. Nous ne saurons même peut-être pas accomplir tous seuls ce rétablissement délicat et indispensable, en face duquel toute société va se trouver placée après la guerre. Mais « il ne faut pas s’en faire ». On nous aidera. Et en attendant, c’est nous qui aurons gardé le trésor spirituel, sur lequel toute l’humanité sera bien obligée de continuer à vivre. Grâce aux flots de sang que nous aurons répandus, il restera vrai, il restera initial qu’une chose est ce qu’elle est, et qu’elle n’est pas ce qu’elle n’est pas. Nous aurons fait un rempart de notre corps au principe d’identité et à celui de non-contradiction. Nous aurons empêché cette barbarie d’arriver sur le monde, que tout soit pareil et que tout soit possible. Nous aurons empêché très expressément que l’homme s’avise jamais de devenir assez sauvage, assez bête pour croire qu’il peut tout.