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La police secrète prussienne

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VII

Retour en arrière. — Revirement dans la politique prussienne. — Stieber inculpé d’arrestations arbitraires. — M. de Mohrenheim confie à Stieber une mission délicate. — La princesse de S… et Edgard R… — Stieber entre au service de la police secrète russe. — Son entrevue avec M. de Bismarck. — Il est envoyé en Saxe et en Bohême. — Arrestation de l’espion prussien à Trautenau. — L’attentat de Charles Blind. — Stieber reprend publiquement ses fonctions. — Comment il se vengea de sa mésaventure en Bohême. — La presse française et M. de Bismarck. — M. Vilbort au grand quartier général et décoré par le roi de Prusse. — Brunn et l’invasion prussienne. — M. Benedetti à Nikolsbourg.

Nous avons anticipé sur les événements en suivant M. le chevalier Wollheim jusqu’en 1870. Pour que notre exposé de l’histoire de la police secrète prussienne soit complet, nous sommes obligé de revenir en arrière, à la fin de l’année 1858.

A Berlin, le ministère Manteuffel a été remplacé par le cabinet libéral Hohenzollern.

On a déclaré la guerre à tous les abus de la réaction, la police secrète est en plein krach. Pour bien affirmer le caractère sincère de ce revirement, des poursuites sont exercées contre Stieber pour les différentes illégalités dont il s’est rendu coupable, notamment dans l’affaire du vol des dépêches (Teschen), dans celle du prétendu prince d’Arménie et dans les règlements des billets d’officiers.

Ces poursuites, qui motivèrent même un instant l’arrestation de Stieber, firent un bruit énorme.

Pour se défendre, le chef de la sûreté produisit des pièces qui compromettaient fortement le ministre de la justice, M. Simons, et le procureur général, M. Schwark. Il est vrai qu’après de longs débats, Stieber ayant pu prouver qu’il avait agi par ordre supérieur et quelquefois sur l’injonction personnelle du roi Frédéric-Guillaume, mort au cours du procès, le policier fut acquitté ; mais il n’échappa pas à la mise en disponibilité, qui entraînait une réduction considérable de ses appointements.

Stieber, à cette époque, fut non seulement inculpé d’arrestations arbitraires et d’abus de pouvoir, on l’accusa également d’avoir fait mourir de faim un de ses propres enfants. Cette imputation se produisit d’abord dans un journal de Hambourg : la Réforme. Un écrivain qui montrait alors une très vive hostilité contre Stieber raconta qu’en 1849 celui-ci avait confié un de ses enfants, le premier né, à une recéleuse qui avait reçu l’ordre de laisser mourir le petit d’inanition. Cette calomnie (car c’en était une) gagnait un peu en consistance, en raison de la mort de l’enfant. Mais le procès intenté d’office par le procureur général à Eichhoff démontra que le décès de l’enfant, survenu beaucoup plus tard, devait être attribué à la fièvre scarlatine. L’action se termina par une condamnation à neuf mois de prison du journaliste hambourgeois.


Voici donc le chef de la police occulte berlinoise rendu aux douceurs de la vie privée, mais pas pour bien longtemps, comme le prouvera la suite. L’accès de libéralisme qui sévit en Prusse pendant le ministère Hohenzollern fut de courte durée et le successeur du « père Antoine[32] », M. le baron de Bismarck, n’était pas homme à dédaigner les services des mouchards.

[32] Surnom populaire donné au prince de Hohenzollern, dont le fils Léopold a servi plus tard de prétexte à la guerre de 1870.

Mais en attendant, le policier dégommé ne savait trop comment employer ses petits talents, peut-être songeait-il déjà à s’expatrier, quand une lettre l’invita à se rendre à l’ambassade de Russie.

Il n’eut garde de manquer à cette convocation.

Quelques menus services rendus à la troisième section lui avaient déjà valu des tabatières, des gratifications, même la croix de Saint-Stanislas. Ce n’était pas le moment de dédaigner de semblables aubaines. Il se rendit à l’ambassade à la tombée de la nuit, entre chien et loup, car il était tellement impopulaire alors à Berlin, que les gamins le poursuivaient dans les rues. Il fut introduit dans le cabinet d’un attaché, M. le baron de Mohrenheim, qui, dans les cercles diplomatiques, passait pour un homme d’avenir. Cette prévision n’a pas été démentie, puisque l’ancien attaché de 1861 remplit en 1884 les hautes fonctions d’ambassadeur du Tsar à Paris.

M. de Mohrenheim exposa rapidement les faits. Une très grande dame russe avait été remarquée par un grand-duc de la famille impériale, et si les choses n’étaient pas allées plus loin, il y avait eu un échange de lettres suffisamment compromettant. Or, les lettres du prince étaient tombées on ne savait trop comment entre les mains d’un escroc affilié sans doute à une bande de voleurs. Cet individu menaçait de faire parvenir les missives princières au mari de la dame, pourvu d’un poste diplomatique très élevé, si on ne lui payait une somme tellement forte que la dame en question, qui se fût exécutée en présence d’une demande à peu près raisonnable, se voyait obligée d’échapper à une rançon aussi forte.

Stieber réfléchit un instant.

— Vous m’avez dit, fit-il, que ce maître chanteur s’appelle Edgard R… et qu’il demeure Bruderstrasse, no

— Parfaitement, répondit M. de Mohrenheim.

— Il y aura peut-être un moyen de nous tirer de là, mais il faut que la dame en question nous aide un peu.

— En quoi faisant ?

— Il faut qu’elle écrive à cet individu une lettre suffisamment gracieuse, flattant son amour-propre, laissant supposer qu’elle l’a remarqué.

— Y songez-vous, monsieur ? se récria le diplomate, Mme la princesse de S… écrire une semblable lettre !…

— Eh ! mon Dieu, elle ne sera pas compromise davantage que par les petits papiers que le drôle a en sa possession. Et puis, qu’importe, nous lui enlèverons cette lettre avec les autres. Suivez bien mon raisonnement… Je connais cet Edgard R… C’est un ancien homme du monde réduit aujourd’hui aux expédients, aux escroqueries. Mais il lui reste de son passé une immense fatuité. Qu’il reçoive de Mme de S… un billet tel que je l’indique, il n’aura aucun soupçon, si, par un messager que je me charge de lui dépêcher, Mme de S… lui donne un prétendu rendez-vous ici-même. Il tombera dans le piège comme un enfant. L’amener là, c’est tout ce que je vous demande. Le reste me regarde, moi et deux ou trois solides gaillards résolus et musclés à souhait.

— Mais s’il n’a pas les lettres sur lui ?

— Eh bien, nous l’enfermerons sans boire ni manger dans une de vos caves, jusqu’à ce qu’il indique où les papiers se trouvent. Mais je suppose que cela sera inutile.

En effet, les choses se passèrent comme le très perspicace Stieber l’avait prévu. Sur un billet assez galamment tourné, Edgard R… s’imagina pour tout de bon que la grande dame qu’il voulait exploiter était devenue amoureuse folle de lui. Il trouva donc tout naturel de se rendre à un rendez-vous nocturne que la dame lui donnait dans l’hôtel mitoyen de l’ambassade qu’elle habitait. Introduit dans le jardin très touffu situé derrière la maison, par une porte donnant sur une petite ruelle, il trouva une dame ayant à peu près la tournure et portant le costume de la princesse de S… C’était une femme de chambre ressemblant un peu à sa maîtresse, à qui elle était toute dévouée. Le doigt sur la bouche, la dame voilée l’invita à le suivre au fond du petit parc. Edgard R… était aux anges, lorsque, tout à coup, il se sentit saisi, bâillonné et ficelé. C’étaient les deux gaillards de Stieber, qui, cachés dans l’épais feuillage des arbres, s’étaient élancés sur l’infortuné amoureux, l’avaient jeté à terre avant même de lui laisser le temps de revenir de sa surprise et de crier. Évidemment, Stieber, qui aimait à puiser ses trucs dans les romans, avait lu les Mohicans de Paris, qui venaient de paraître.

Edgard R… fut immédiatement fouillé, et on trouva cousus dans la doublure de son paletot les précieuses lettres et le billet de la princesse.

Dès que les gens de Stieber se furent assurés de cette bonne prise, ils relevèrent leur victime, mais sans lui ôter son bâillon. Ils conduisirent Edgard R… dans l’une des pièces de l’ambassade, où une certaine somme, qui était bien loin d’atteindre celle qu’il avait eu l’audace de réclamer, lui fut comptée.

— Il y en aura autant pour vous au bout de l’année, lui dit la personne qui lui remit cet argent, si vous vous taisez sur ce qui s’est passé ; c’est du reste dans votre intérêt plus que dans le nôtre, car vous pourriez toujours être poursuivi pour chantage et complicité de vol.

Edgard R… promit de se taire et se tut.

Or, le plus curieux de l’affaire, c’est que Mme la princesse de S…, en grande dame slave et fantasque qu’elle était, s’éprit de curiosité et ensuite d’autre chose pour l’homme qui, sur quelques lignes de sa main, avait donné dans un piège en somme assez grossier.

Peu de temps plus tard, la princesse et Edgard R…, qu’un héritage avait remis à flot, se rencontrèrent dans une ville d’eaux où leur liaison causa grand scandale.

Mais ceci n’est plus de notre compétence. Si nous avons rapporté ce petit épisode, c’est parce qu’il eut pour Stieber les plus brillants résultats. L’insurrection polonaise venait d’éclater, on ne parlait que de complots contre la vie du Tsar, et les rapports secrets affirmaient que ces attentats étaient préparés en Allemagne, et que les conjurés voulaient profiter du voyage annuel d’Alexandre II aux eaux d’Ems pour les mettre en exécution.

Stieber fut chargé, par l’intermédiaire de M. de Mohrenheim, d’organiser un véritable corps de police secrète, dont la tâche consistait exclusivement à surveiller les émigrés polonais[33] et à garantir la sûreté personnelle du Tsar, pendant son séjour dans les villes d’eaux allemandes. Stieber reçut carte blanche pour recruter son personnel. Outre le remboursement de tous les frais, des appointements superbes, qui le dédommageaient amplement de la perte de son emploi en Prusse, lui furent accordés. L’ex-chef de la sûreté n’était, du reste, pas aussi à plaindre qu’il avait voulu le faire croire un instant. Malgré sa nombreuse famille, et bien que ses appointements officiels n’eussent jamais dépassé 1,000 thalers, ou 3,750 francs par an, l’ingénieux chef de la police secrète avait trouvé moyen d’acheter sur ses « économies » un vaste terrain où il fit bâtir, et qu’il revendit avec d’énormes bénéfices. Pendant deux ou trois ans, les affaires russes l’absorbèrent complètement. Il avait embauché la plupart de ses anciens sbires, que le ministère libéral avait congédiés, et toute une escouade d’aventuriers et de chenapans à mine patibulaire que l’on voyait errer à toute heure du jour et de la nuit autour de la petite villa qu’Alexandre II avait l’habitude d’habiter lorsqu’il prenait les eaux d’Ems. Ces individus marquaient si mal, comme dit le peuple, qu’un jour l’empereur en fut effrayé, croyant que c’étaient des voleurs méditant un mauvais coup.

[33] La plupart de ces émigrés vivaient à Dresde et à Francfort.

Quant aux émigrés polonais de Dresde, Stieber avait recours aux belles et faciles demoiselles de cette ville de joie allemande[34] pour découvrir leurs secrets. Il avait à son service tout un escadron volant de cotillons qui souvent lui fournissait — le Polonais a le cœur tendre et l’humeur volage — d’utiles et précieuses informations.

[34] Voir l’Allemagne amoureuse. 1 vol. Dentu, éditeur.

Trois années se passèrent ainsi, quand, en 1864, le sieur Brass, rédacteur en chef de la Gazette de l’Allemagne du Nord, un renégat démocrate-socialiste qui avait vendu son journal à M. de Bismarck, pria Stieber de passer le soir même au bureau de la rédaction de cette feuille.

Brass et Stieber se connaissaient et s’appréciaient mutuellement. Le grand « reptile » et le chef policier étaient deux âmes sœurs capables de se si bien comprendre ! Ils avaient donc des rapports fréquents, presque journaliers.

Après avoir, en bon père de famille, pris son thé avec les siens, Stieber, armé d’un parapluie, car il pleuvait à verse, se mit en route pour la Wilhelmstrasse, où sont situés les bureaux de la feuille officieuse, qui avait alors les allures d’un véritable pamphlet quotidien, déversant l’injure, la diffamation et la calomnie sur les libéraux et les progressistes soutenant la lutte célèbre connue sous le nom de « conflit parlementaire ».

La grosse besogne du jour était terminée, les bureaux étaient complètement déserts. Seul le rédacteur en chef travaillait encore dans son cabinet directorial. M. Brass corrigeait des épreuves qui lui avaient été « remises en double », car un paquet de placards du même article était posé sur un coin de la table, devant un siège vide attendant un visiteur.

— Mon cher ami, dit le rédacteur en chef, lorsque Stieber eut été introduit et tandis que le policier se chauffait auprès d’un grand poêle, cette soirée peut avoir pour vous d’immenses résultats. Depuis longtemps, je voulais vous mettre en rapport avec le premier ministre. Il va venir dans quelques instants pour corriger, comme il le fait fréquemment, un article rédigé sur des notes envoyées par lui ce matin. Vous aurez l’air de vous trouver ici comme par hasard. Tâchez de lui plaire, je suis sûr qu’à la première occasion il vous emploiera et vous rendra la position que ces gredins de libéraux vous ont enlevée.

Stieber n’eut pas le temps de remercier son ami.

Une petite porte en tapisserie communiquant par un escalier directement avec la rue s’était ouverte, et la puissante carrure surmontée de la tête de bouledogue de M. de Bismarck parut dans l’encadrement.

Le premier ministre était assez difficile à reconnaître : d’une part le collet de son ample manteau relevé jusqu’aux oreilles, de l’autre sa casquette d’uniforme enfoncée jusque sur les yeux, dissimulaient complètement sa figure.

A peine entré, il se débarrassa de son manteau, qu’il jeta négligemment sur un meuble, ôta sa casquette et se montra dans cet uniforme de colonel de la landwehr, qui semble avoir été créé exprès pour lui, tellement il le porte bien. Il tendit la main à M. Brass et répondit par une légère inclinaison de tête au profond salut de Stieber.

— Ah ! voici les épreuves, fit M. de Bismarck en apercevant les placards. Et immédiatement — après s’être toutefois donné le temps d’allumer un cigare — il prit dans un plumier un énorme crayon long de trente à quarante centimètres, taillé des deux bouts ; et, sans se préoccuper autrement de MM. Brass et Stieber, il parcourut l’article, changeant une phrase par-ci, modifiant un mot par-là, le tout rapidement, d’un coup de crayon brusque et sec.

— C’est cela, c’est parfaitement cela, s’écria-t-il, lorsqu’il eut fini, vous leur donnez leur compte ; décidément, mon cher Brass, vous êtes un bon molosse et vous vous entendez à mordre. MM. Virchow, Gneist et autres progressistes vont encore pousser des rugissements !

D’un signe de tête, M. de Bismarck indiqua Stieber, que M. Brass présenta enfin.

— Je regrette beaucoup, fit le premier ministre, sans autre préambule, de ne pouvoir vous rendre votre ancienne position, mais il y aurait trop de criailleries. Il faut encore laisser passer quelque temps… Mais en attendant je voudrais vous confier quelques missions très confidentielles à l’étranger, en Saxe et en Bohême. Il y a là une foule de renseignements à recueillir et dont j’aurai besoin quand les choses se gâteront décidément avec nos voisins et chers amis les Autrichiens… Ensuite, comme vous vous occupez des Polonais, je ne serais pas fâché de savoir ce que ces gens-là font, et surtout ce qu’ils méditent relativement à notre grand-duché de Posen… Il ne faut pas que l’on soupçonne nos relations, cela ferait trop de bruit ; et, dans l’intérêt même de vos renseignements, le public doit croire que votre disgrâce continue. Brass se chargera de me faire parvenir vos notes ; de temps en temps, nous nous rencontrerons ici. Servez-moi bien ; je ne suis pas de ceux qui lâchent leurs collaborateurs. Le jour viendra où je n’aurai plus de ménagements à garder, où tous seront à mes pieds, me demandant pardon de m’avoir méconnu. Ce jour-là, nous pourrons régler nos comptes.

A la suite de cette entrevue, Stieber, déguisé en mouchard ambulant, — tantôt en photographe, tantôt en saltimbanque ou en marchand de statuettes de plâtre et d’objets de piété, — parcourut les contrées où deux ans plus tard devait se jouer le drame de Sadowa.

Pendant cette tournée, il lui arriva une mésaventure dans la petite ville de Trautenau, où il s’était présenté en « colporteur », offrant à tout le monde des marchandises qui ont le don de plaire aux paysans : foulards aux vives couleurs, bijoux en simili-or et simili-argent, livres de messe et livres d’images. Un voyageur de commerce de Berlin crut reconnaître le prétendu « camelot », et le dénonça aux buveurs rassemblés dans la salle commune de la principale auberge. Justement des rumeurs relatives aux espions couraient par tout le pays ; la foule, excitée par le voyageur, très heureux de se défaire d’un concurrent, se rua sur le faux camelot, le roua de coups et le conduisit ensuite devant le bourgmestre, M. Roth, qui le garda en prison pendant toute la nuit et le fit expédier le lendemain à la frontière par la gendarmerie.


Peu de jours avant la déclaration de guerre à l’Autriche, M. de Bismarck traversait la Wilhelmstrasse, rentrant à l’hôtel des affaires étrangères, quand un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui depuis quelques instants suivait le ministre, l’assaillit à coups de revolver. Les balles s’aplatirent sur la cotte de mailles que le comte, prévenu vaguement, portait sous ses vêtements. M. de Bismarck se jeta sur l’auteur de cette tentative, le désarma lui-même et le remit aux gardiens accourus au bruit des détonations. Conduit au poste le plus voisin, le jeune homme s’affaissa sur le plancher, et avant qu’il fût possible de lui administrer le plus léger secours, il avait cessé de vivre. Au moment de son arrestation, il avait avalé un poison violent contenu dans le chaton d’une bague. Les papiers trouvés dans ses poches établirent que ce jeune Brutus germanique était Charles Blind, fils adoptif d’un des principaux chefs du parti républicain allemand, réfugié à Londres depuis 1848. Sans doute l’infortuné jeune homme avait voulu tuer celui que beaucoup de ses futurs adulateurs considéraient alors comme le fléau et le tyran de l’Allemagne. N’ayant pas réussi, il s’était héroïquement soustrait aux geôliers. Cet attentat fit une impression profonde sur le chancelier. Il ne voulait pas admettre que l’acte de Charles Blind fût isolé ; selon lui, le jeune fanatique était l’émissaire d’une bande nombreuse de conjurés. Il avait échoué, mais d’autres viendraient à la rescousse ; or, au moment de risquer cette grosse partie, dont il préparait le jeu depuis cinq ans, à la veille de toucher au but, M. de Bismarck redoutait par-dessus tout un coup de stylet ou une balle qui eût mis un terme aux vastes espérances de son ambition.

S’il y avait complot, il fallait le déjouer ; s’il y avait des complices, il fallait les découvrir.

Le seul homme capable de remplir une semblable tâche, c’était Stieber, le roi des limiers, connaissant sur le bout des doigts son personnel démagogique.

Cette fois, le premier ministre n’hésita plus ; sans s’inquiéter des criailleries et des réclamations, il télégraphia à l’ex-chef de la sûreté, qui prenait les eaux sur les bords du Rhin, d’accourir à Berlin sans désemparer pour reprendre ses anciennes fonctions.

Lorsque, quelques jours plus tard, la guerre fut effectivement déclarée, Stieber fut nommé chef de la police de campagne au grand quartier général. En cette qualité, il devait veiller tout particulièrement sur la sécurité du roi et sur celle de M. de Bismarck. Deux commissaires de police et quelques agents triés sur le volet lui furent adjoints.

Les fonctions confiées à Stieber étaient d’un genre particulier, et, en somme, assez difficiles à définir. Il n’avait rien à voir à la police militaire proprement dite, qui dépendait des chefs de corps et qui était exercée par leurs prévôts ; il n’était pas chargé non plus du « service d’informations », vulgairement appelé « espionnage », dont M. de Moltke avait tous les fils en main. Il n’était chargé de rien, et, au besoin, de tout ; c’était au « chef de la police de campagne » que devaient échoir les besognes louches et inavouables, la surveillance de quelques princes suspects aux yeux de M. de Bismarck, et notamment du prince royal, la surveillance des journalistes autorisés à suivre le quartier général, etc. ; bref, c’était l’homme que le chancelier voulait avoir à portée de son bras pour lui faire exécuter des ordres dont nul n’aurait voulu être chargé.

A la veille de son départ de Berlin, Stieber, grisé par la perspective de pouvoir de nouveau satisfaire ses goûts pour l’arbitraire, trouva moyen de faire parler de lui afin que chacun sût bien qu’il était rentré en fonctions et qu’il n’avait pas modifié ses façons d’être depuis six ans.

Un négociant de Berlin était prévenu d’avoir conclu avec l’armée bavaroise des traités pour fournitures.

Stieber vint avec fracas faire une perquisition dans les bureaux de M. Epner, le commerçant en question. Il l’obligea à produire ses livres et dressa procès-verbal.

M. Epner dont l’innocence avait été complètement démontrée, se plaignit auprès du président de la police locale, et celui-ci, M. de Bernuth, infligea à Stieber un blâme avec amende. Mais M. de Bismarck couvrit son protégé, et remise lui fut faite de l’amende. Le lendemain, Stieber partit pour la Silésie par le même train qui emportait le roi et le premier ministre.

Il n’entre pas dans le cadre de notre récit de parler des principaux faits de guerre très connus de la courte campagne de Bohême, commencée le 22 juin 1866 et terminée le 4 juillet par le coup de foudre de Sadowa. Rappelons seulement que l’armée prussienne fut divisée en deux parties ; l’une traversa la Saxe, abandonnée par son roi et ses troupes, tandis que l’autre pénétrait en Autriche par la Silésie. Guillaume était à la tête de la première armée, qui eut à lutter presque chaque jour contre les Autrichiens, défendant bravement, mais sans succès, le sol de la patrie.

Un de ces combats quotidiens très opiniâtres et excessivement meurtriers fut livré autour de la petite ville de Trautenau, où la mésaventure que nous avons rapportée était arrivée au chef de la police de campagne. Les Prussiens s’emparèrent d’abord de la ville, mais ils en furent délogés par les Autrichiens, qui, à leur tour, en furent définitivement chassés, lorsque l’ennemi revint en force, avec de l’artillerie. Pendant la lutte, des tirailleurs impériaux s’étaient retranchés dans les maisons et tiraient sur les assaillants par les fenêtres et les lucarnes. Stieber, impatient de venger l’affront qu’il avait subi, rédigea un rapport, portant que les habitants de Trautenau avaient pris part à la lutte ; que les femmes avaient jeté du pétrole et de l’eau bouillante sur les grenadiers prussiens, et que cette résistance avait été organisée et préparée par le bourgmestre de la ville, M. Roth. A la suite de ce rapport absolument mensonger, que plusieurs misérables faux témoins avaient confirmé, la petite ville fut livrée au pillage ; plusieurs maisons désignées comme ayant servi de refuge à ceux qui se défendaient furent brûlées. Sur l’ordre de Stieber, on arrêta le Dr Roth, membre du Parlement autrichien, et on le maltraita de la plus prussienne des façons. Il aurait certainement été fusillé sur place, si un général qu’il avait connu autrefois n’avait obtenu un sursis et la comparution en conseil de guerre de l’infortuné bourgmestre, qui prouva enfin qu’il était la victime innocente d’une erreur, il n’osait dire d’une « vengeance ». Cet incident, en s’ébruitant dans l’armée, augmenta encore l’antipathie instinctive des militaires pour « le chef de la police de campagne », et pendant toute la durée de la guerre Stieber eut à endurer différentes avanies, et reçut plusieurs leçons dont le consolait mal la protection toute-puissante de M. de Bismarck.

Nous avons dit que la surveillance des journalistes autorisés à suivre les opérations militaires faisait partie des attributions de M. Stieber. Il reçut sous ce rapport les instructions très particulières de M. de Bismarck, et il dut s’occuper surtout des rédacteurs parisiens, dont trois ou quatre se trouvaient à la suite du grand état-major. Les journaux français étaient alors divisés en deux camps, les uns étaient autrichiens, les autres prussiens. D’un côté comme de l’autre, les feuilles avaient épousé la cause de leurs clients respectifs avec une fougue extraordinaire, une véritable furia francese. Le Siècle (dirigé alors par M. Léonor Havin, et dont la rédaction était toute différente de celle d’aujourd’hui)[35] et la défunte Opinion nationale étaient certainement plus prussiens que leurs confrères la Gazette de la Croix ou la Gazette nationale, tandis que les journaux les plus patriotiques de Vienne pâlissaient certainement à côté de l’« ostracisme » du Constitutionnel ou de la France. En lisant ces articles où des Français s’échauffaient si fort pour un drapeau qui n’était pas celui de leur pays, on se demandait pourquoi les auteurs de ces ardentes polémiques restaient tranquillement sur le boulevard et pourquoi ils ne luttaient pas en Bohême, celui-ci coiffé du casque à pointe, celui-là du shako noir bordé de jaune. Lorsque toutes les considérations personnelles pourront être mises de côté, un mémoriste futur nous dira peut-être avec pièces à l’appui si la conviction seule animait les Autrichiens et les Prussiens de Paris, et si cette conviction n’était pas aidée et étayée par d’autres considérations d’un ordre différent.

[35] Personne n’a le cœur plus loyal et plus français que le directeur actuel du Siècle, l’honorable M. Jourde.

Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck, qui affecte de dédaigner la presse, mais qui pendant toute sa carrière a su apprécier et tirer parti de cette « sixième grande puissance », estimait à son prix le concours bénévole ou non que lui prêtait une grande partie de la presse parisienne, et justement cette fraction qui, en raison de son attitude libérale, exerçait la plus grande action sur l’opinion publique. Rien ne fut négligé pour encourager ces journaux à persévérer dans leur ligne de conduite, si profitable à la maison de Hohenzollern. On ne leur ménageait ni les égards ni les renseignements, cette manne précieuse des publicistes. M. le baron Von der Goltz, l’ambassadeur du roi Guillaume, un grand seigneur s’il en fut, était toujours visible pour les journalistes parisiens en quête d’informations, et M. Bamberg, le consul de Prusse, était trop heureux de se mettre en quatre pour procurer une « primeur » aux écrivains qui daignaient l’honorer de leur amitié et accepter les succulents dîners cuisinés dans sa villa d’Enghien.

Parmi les journaux choyés à l’ambassade de Prusse, le Siècle, en raison de son ancienneté, de son énorme tirage et de l’autorité qu’il avait acquise dans le monde diplomatique et dans le monde financier, et aussi en raison de l’éclat littéraire de sa rédaction, était au premier rang. Son correspondant en Bohême, M. Vilbort, d’origine belge, fut accueilli et traité au quartier général avec tous les honneurs dûs à un véritable plénipotentiaire. Il importait en effet que les correspondances insérées par le journal de la rue Chauchat se ressentissent des attentions flatteuses dont son auteur était l’objet, et que les centaines de milliers de lecteurs du Siècle fussent émerveillés des qualités dignes d’admiration des soldats de Guillaume. Dès son arrivée au camp, M. Vilbort fut recommandé aux bons soins de Stieber et à sa plus zélée sollicitude.

Le chef de la police de campagne s’acquitta de son mandat à la perfection, veillant à ce que le journaliste parisien trouvât partout gîte et nourriture, ce qui n’était pas toujours facile, car la Bohême est un pays assez pauvre, et, avant les Prussiens, les Autrichiens avaient fait maison nette. Enfin, le jour de Sadowa, M. Stieber conduisit M. Vilbort dans sa propre voiture sur le champ de bataille, et poussa l’obligeance jusqu’à lui donner une foule de détails, qui naturellement figurèrent à la plus grande gloire de l’armée prussienne dans les colonnes du Siècle. Comment être désagréable à des gens qui font tout pour vous plaire ? Les lettres du Siècle furent si goûtées à la cour de Prusse, qu’après la guerre le roi résolut d’envoyer une décoration à M. Vilbort. Mais, sur ces entrefaites, la situation de l’Europe s’était compliquée ; de gros nuages de guerre s’étaient amoncelés entre Paris et Berlin, et, soit qu’il agît de son propre mouvement, soit qu’il y fût contraint par son directeur, l’ex-correspondant du journal parisien refusa cette croix. Le roi Guillaume fut, dit-on, furieux ; considérant ce refus comme une insulte personnelle, il jura sur sa couronne que jamais il n’accorderait plus de décoration à un journaliste.

Après Sadowa, Stieber fut chargé d’administrer la riche cité manufacturière de Brunn, capitale de la Moravie, où Guillaume établit pendant quelques jours son quartier général. Là, ce policier vindicatif put se pavaner à l’aise et faire la roue, grâce à la platitude des habitants, qui accueillirent l’ennemi sans la moindre hostilité.

« Je me rendis à la mairie, raconte Stieber dans ses Mémoires, et je demandai qu’on me livrât la police, le télégraphe et la poste. Je trouvai le plus grand empressement à satisfaire mes désirs. Il y avait ici un gouverneur impérial et un directeur impérial de la police. Tous deux ont pris la fuite, c’est moi qui les remplace. A cinq heures de l’après-midi, séance de la municipalité ; j’y ai assisté, revêtu de mon uniforme de gala, et j’ai inauguré ainsi mes fonctions. Le roi et sa cour ne sont arrivés que le soir ; j’ai eu l’honneur de saluer Sa Majesté aux portes de la ville, à la tête de la municipalité et du haut clergé. On n’a pas manqué de prononcer les inévitables discours. La ville de Brunn est très riche et se conduit avec beaucoup de libéralité à notre égard. Je suis logé dans un hôtel de premier ordre, avec nourriture et vin à discrétion. J’ai à ma disposition une calèche et deux agents de police. Quand je sors, deux gendarmes prussiens galopent à côté de ma voiture, un agent autrichien se tient sur le siège à côté du cocher : je ne fais pas mince figure. J’ai supprimé cinq journaux qui se publiaient dans la ville ; quatre autres continuent de paraître avec ma censure. Il y a aussi un théâtre où j’ai permis de jouer sous bonne et due surveillance. »

On pourra comparer l’accueil que Stieber reçut de la part des drapiers de Brunn avec la réception qu’on lui fit plus tard à Versailles. Mais il n’est pas de roses sans épines. Les généraux étaient médiocrement flattés de voir un mouchard étaler son importance dans un carrosse escorté de cavaliers et jouer au potentat. Dans une lettre à sa femme, Stieber exhale ses plaintes :

« Bien que j’occupe ici à Brunn une position importante, dit-il, je ne suis pas toujours sur un lit de fleurs. Il y a trop de supérieurs, et il est difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, surtout quand chacun veut commander. Heureusement, je me moque de tout puisque tout cela est passager. Je m’aperçois que moins l’on en fait, moins l’on a d’ennuis. J’espère que la guerre finira bientôt. Je vois que M. Bismarck a aussi de la peine à maintenir sa position au milieu de toute cette aristocratie militaire. »

Pendant les négociations qui se poursuivirent à Nikolsbourg et qui précédèrent la conclusion de paix de Prague, Stieber occupa un appartement dans le château même où les plénipotentiaires se réunissaient tous les jours.

Il devait surtout surveiller le diplomate français, M. Benedetti, qui venait d’arriver au quartier général comme pour bien marquer l’intervention de Napoléon III, son maître. C’est dans ce château, appartenant au ministre des affaires étrangères autrichien, que Stieber vit le comte de Bismarck et le magnat hongrois Karolyi, qui avait jadis ébloui tout Berlin par l’éclat de ses fêtes à l’ambassade d’Autriche, attablés devant une cruche en grès remplie de bière et discutant les préliminaires du traité de paix.

Au commencement d’août, le roi, M. de Bismarck et tout leur monde retournèrent à Berlin. Il y eut des récompenses, des grades, des croix et des dotations pour les artisans de la victoire. Stieber ne fut pas oublié. Il reçut le titre de Geheim-Rath (conseiller intime) et fut placé à la tête de la haute police d’État.

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