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La police secrète prussienne

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IV

M. de Hinkeldey gagne la confiance du roi. — Le ministère Manteuffel et la coterie réactionnaire. — Goût du roi pour les histoires piquantes. — Petites manœuvres de l’Autriche à Francfort. — Où M. de Bismarck commence à se faire connaître. — La Prusse veut prendre sa revanche d’Olmütz. — M. et Mme de Bismarck. — Le représentant de la Prusse enseigne la politesse au représentant de l’Autriche. — La police de M. de Bismarck et celle de M. Prokesch-Osten. — Comment M. de Bismarck s’empara de la correspondance de M. Prokesch-Osten. — Le peu de popularité du représentant de la Prusse à Francfort. — Vol de dépêches commis par le lieutenant Teschen. — Teschen à la solde de l’ambassadeur de France. — Entrevue de Teschen avec M. Rothan. — Le roi de Prusse sur le Rhin. — Un secrétaire de l’ambassade de Russie caché dans une armoire. — Le mystérieux « prince d’Arménie ». — L’agent secret Hassenkrug à Mazas. — Opinion de Stieber sur le « prince d’Arménie ».

Après l’entente d’Olmütz, en 1851, l’ancienne Confédération germanique fut rétablie conformément aux traités de 1815.

Les affaires fédérales, qui, selon la tradition populaire, devaient être discutées et résolues dans un Parlement élu, étaient portées devant le Bundesrath (Conseil fédéral ou Diète), siégeant à Francfort et composé de représentants diplomatiques désignés par la cour de chaque État.

Les petites principautés minuscules étaient réunies en groupes, formés de cinq ou six de ces États difficiles à percevoir sans verre grossissant.

L’Autriche s’était réservé la présidence du Conseil fédéral et elle employait toutes les ressources imaginables pour tenir la majorité dans sa main.

Le cabinet de Vienne profitait de ses relations, souvent fort intimes, avec les gouvernements des petits États pour faire nommer ambassadeurs à la Diète des gentillâtres dont les cadets, selon l’ancienne coutume, servaient dans l’armée autrichienne. Ces jeunes officiers étaient considérés comme des otages, ils répondaient des bons sentiments et des votes de leurs pères ou oncles ; l’avancement et toutes les faveurs dont les débutants dans la carrière militaire sont si friands, dépendaient de l’attitude de leurs ascendants au Bundesrath.

Les résultats de cette politique étaient fort appréciables et la Prusse avait beaucoup de peine à combattre et à contrebalancer l’influence autrichienne.

Or, l’ambassadeur de Prusse chargé de lutter contre la politique de Vienne n’était autre qu’un gentilhomme de Poméranie, qui s’était fait remarquer à la Chambre des députés de Berlin par la fougue réactionnaire de ses discours et quelques mots très mordants à l’adresse des démocrates[15].

[15] Voici une des nombreuses anecdotes attribuées à M. de Bismarck à l’époque dont nous parlons (1849). Il siégeait dans une commission avec un des principaux orateurs de l’extrême gauche, connu par sa petite taille, M. d’Ester. Un jour, le démocrate ayant fortement déjeuné proposa à M. de Bismarck un échange de promesses portant que, si l’un ou l’autre parti, les féodaux ou les radicaux, arrivait au pouvoir, les deux contractants se garantissaient la vie sauve. — « Non, mon petit d’Ester, répondit le futur chancelier, si jamais vos amis arrivent au pouvoir, il ne vaudra plus la peine pour moi de vivre ; si mes amis y arrivent, nous vous pendrons ; — mais soyez tranquille, nous serons polis… jusqu’au nœud coulant ! »

M. Otto de Bismarck-Schœnhausen était parti pour Francfort avec la volonté bien arrêtée de battre en brèche l’Autriche, de prendre en détail — en attendant le moment où il la prendrait en grand — la revanche pour les humiliations subies par la Prusse à Olmütz.

L’humeur batailleuse du représentant prussien se manifestait dans toutes les occasions. Dès les premières séances de la Diète, il se posa très carrément en adversaire systématique du cabinet de Vienne, et il groupa dans sa villa de la Bokenheimer-Strasse tous les éléments susceptibles d’être entraînés dans un mouvement hostile à l’Autriche.

Ces soirées de la Bokenheimer-Strasse ne tardèrent pas à devenir célèbres dans les fastes de Francfort. L’intérieur de la villa, le service, un domestique assez nombreux et vêtu de livrées somptueuses, tout cela avait fort grand air ; dans les salons, au contraire, on affectait la simplicité et la cordialité, telles qu’on les célèbre dans les vieux bouquins et dans les antiques « lieder » germaniques.

Mme de Bismarck faisait les honneurs de la maison comme une bonne mère de famille allemande. Quant au « maître », il simulait toujours une gaieté sans nuages, ou une hilarité qu’il s’efforçait, souvent sans résultat, de communiquer à ses hôtes. Le buffet était abondamment pourvu, les tables de whist ou de bouillotte attendaient les amateurs.

Le premier ambassadeur autrichien, M. le comte de Thun, faisait encore assez bon ménage avec son partenaire prussien. M. de Bismarck avait, dès le début, mis son président au pas. La diplomatie autrichienne n’affectait de hauteur aristocratique que dans ses notes, elle avait des habitudes familières et même débraillées dans ses rapports avec les représentants d’États moins considérables.

C’est ainsi que, peu de temps après son arrivée à Francfort, M. de Bismarck crut devoir faire une visite au comte de Thun, président de la Diète.

C’était, il faut le dire, en plein été, par un après-midi très chaud.

Le visiteur fut introduit dans un cabinet où il trouva le comte travaillant en manches de chemise. Sans interrompre sa besogne, M. de Thun indique un siège à son collègue. Au bout de quelques instants, lorsqu’il lève le nez de dessus ses papiers, M. de Thun pousse une exclamation de surprise.

M. de Bismarck avait ôté sa redingote et son gilet ; son buste de cuirassier n’était plus recouvert que par un simple plastron de toile.

— Votre Excellence a bien raison, fit en véritable pince-sans-rire M. de Bismarck ; il fait si chaud, vous voyez, j’ai suivi votre exemple.

Le comte de Thun était un homme d’esprit : il prit la chose du bon côté, en rit, et depuis, malgré les dissentiments politiques, ses relations avec M. de Bismarck furent supportables.

Il n’en fut pas de même avec le comte de Prokesch-Osten, qui succéda à M. de Thun.

Le nouveau représentant de l’Autriche était d’un caractère acariâtre, d’allures cassantes ; de plus, il arrivait de Constantinople, où il avait rempli les hautes fonctions « d’internonce » (ambassadeur), et où l’influence autrichienne était alors considérable.

M. de Prokesch-Osten, que l’on a pu revoir plus tard à Paris, où il se reposait sur ses lauriers, était un diplomate de l’école de Talleyrand et de Fouché, se servant indistinctement de tous les moyens et de tous les individus quand il s’agissait d’obtenir un résultat convoité.

Ennemi de la Prusse, il enrégimentait tous ceux qui avaient des griefs contre la cour de Berlin. On avait déjà signalé ses accointances avec des démocrates du plus beau rouge, des chefs de corps francs, des orateurs de l’Assemblée nationale de 1848. Ce représentant des sabreurs et des jésuites — qui régnaient alors à Vienne — devenait l’allié des proscrits, des Hecker et des Struve, lorsqu’il s’agissait de battre la Prusse en brèche.

M. de Bismarck aurait donné beaucoup pour convaincre son adversaire de liaisons démagogiques et démontrer de la sorte quel fonds on pouvait faire sur la politique du cabinet autrichien, ultra-réactionnaire et cléricale à Vienne, révolutionnaire à Francfort.

Pour prouver cette duplicité et en tirer parti, il aurait fallu prendre M. de Prokesch-Osten sur le fait et avoir quelques-unes de ces preuves écrites et accablantes qui défient les démentis et les protestations.

Chacun des deux ambassadeurs avait naturellement sa petite police qui surveillait l’autre, et il n’entrait aucun personnage politique chez M. de Prokesch-Osten sans qu’aussitôt M. de Bismarck en fût informé, et réciproquement ; cependant, les informations recueillies par l’envoyé prussien étaient plus nombreuses, plus exactes, plus précises que celles du représentant viennois. C’est ainsi que M. de Bismarck apprit que, deux fois par semaine, le soir, M. de Prokesch-Osten s’enfermait dans son cabinet de travail avec un écrivain très démocrate jadis, gagné à l’Autriche, et que le diplomate et le journaliste rédigeaient ensemble des articles dirigés contre la Prusse, articles que l’écrivain en question écoulait ensuite dans des feuilles de nuance écarlate du sud de l’Allemagne et de la Suisse.

L’ambassadeur autrichien avait coutume de rédiger à l’avance les brouillons de ces articles, et, en attendant la prochaine conférence avec son collaborateur, il les enfermait dans le tiroir d’un secrétaire à cylindre, dans un grand salon qui lui servait aussi de cabinet de travail. Cette pièce était encombrée de meubles curieux que le diplomate avait rapportés de ses voyages en Orient, de bibelots de prix, d’objets d’art, pour la plupart des cadeaux de souverains. M. de Prokesch-Osten était un amateur, et, comme beaucoup de ses pareils, s’il ne résistait pas à l’attrait d’acheter, même fort cher, un objet qui lui plaisait, il ne pouvait se défendre du plaisir de réaliser un gros profit sur tout bibelot qui avait cessé de lui plaire.

Quand il voulait se défaire d’un objet, il s’adressait à un marchand d’antiquités très habile de la Zeil[16], qui était en relation avec beaucoup de collectionneurs et qui, bien entendu, touchait un honnête courtage sur tous les marchés conclus par son entremise.

[16] Principale rue de Francfort.

Or, un jour, l’ambassadeur autrichien vit arriver un individu à tournure de Yankee, avec une longue barbe fauve, la figure colorée par le soleil et le whisky, des bagues plein les doigts et parlant le jargon anglo-allemand le plus grotesque.

Le visiteur exotique présenta une carte de maître Samuel Gelbschnabel, l’antiquaire de la Zeil, et manifesta le désir de voir un meuble à incrustations, rapporté de Constantinople, que l’Excellence désirait vendre. L’Américain parut émerveillé, on s’entendit facilement sur le prix. Le Yankee paya immédiatement, en ajoutant qu’il ferait enlever le meuble le lendemain. M. de Prokesch-Osten répondit qu’il était forcé de quitter Francfort pour trois jours, mais qu’il laisserait des ordres à son majordome.

Le lendemain, en effet, M. de Prokesch-Osten était parti ; deux vigoureux commissionnaires se présentèrent de la part de l’Américain pour enlever le secrétaire acheté la veille. Le majordome les conduisit dans le salon, mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit charger sur leurs épaules, non pas le précieux meuble oriental, mais le vulgaire secrétaire à cylindre.

— Vous vous trompez, braves gens, leur dit-il, ce n’est pas là le meuble que vous devez emporter, c’est celui-là.

Et il désigna du doigt l’objet acheté la veille.

Mais les commissionnaires insistèrent ; ils déclarèrent être sûrs de leur affaire ; on leur avait décrit le meuble très exactement ; aucune erreur n’était possible et ils ne tenaient pas à mécontenter un client généreux, qui leur avait donné un bon pourboire. Sous ce rapport, ils pouvaient avoir raison ; ils semblaient pris de vin et disposés à faire du vacarme, si on les contrariait. Pour éviter tout tumulte, le majordome les laissa faire, persuadé qu’il les verrait revenir au bout d’une heure pour réparer leur erreur…

Mais les commissionnaires ne revinrent pas, et lorsqu’à son retour M. de Prokesch-Osten, très perplexe au sujet de cette substitution, envoya aux renseignements, il apprit que l’Américain était parti le jour même où l’achat avait été conclu, en donnant l’ordre de faire envoyer ses bagages à Berlin.

Or, le Yankee n’était autre qu’un des collaborateurs les plus assidus de Stieber, un agent nommé Bormann, expédié de Berlin sur la demande de M. de Bismarck. Les deux commissionnaires simulant l’ivresse étaient aussi deux détectives, et, une fois maîtres du meuble, ils l’avaient porté à la villa de la Bockenheimer-Strasse.

Là, on fit sauter les serrures des tiroirs avec des pinces monseigneur, et M. de Bismarck se frotta les mains en découvrant ce qu’il cherchait : une volumineuse correspondance très compromettante, et les minutes de plusieurs articles écrits de la main de M. de Prokesch-Osten, et dont l’un, entre autres, contenait de violentes attaques contre le système monarchique.

M. de Bismarck s’empressa d’envoyer à Berlin tout le paquet, avec des indications sur la manière de s’en servir.

Sa dépêche se trouve tout au long dans le recueil de pièces publiées par M. de Poschinger : la Prusse à la Diète.

M. de Manteuffel, craignant de blesser les partisans de l’Autriche, encore très nombreux à la cour de Prusse, ne fit pas publier ces documents ; il se contenta de prévenir le cabinet de Vienne et d’obtenir le rappel de M. de Prokesch-Osten.

Néanmoins, l’affaire fut ébruitée, et les procédés dont s’était servi M. de Bismarck n’augmentèrent pas la sympathie qu’on avait pour lui à Francfort[17].

[17] M. Busch, dans son apologie du chancelier (Unser Kanzler), publiée récemment, mentionne ce curieux incident, mais en attribuant la découverte de ces pièces au hasard ! C’est le cas de rappeler les vers de Ruy Blas :

Hasard !
Mets que font les fripons, pour les sots qui le mangent.

L’ambassadeur prussien n’était guère aimé des habitants de la cité libre. On se moquait de son air hautain, de ses façons arrogantes, du monocle qu’il avait constamment fiché dans l’œil et de sa calvitie ornée des trois cheveux devenus légendaires depuis cette époque. Quand il sortait, les gamins l’accompagnaient de leurs sifflets et de leurs huées. Aussi, en 1866, M. de Bismarck s’est-il noblement vengé de ces petites piqûres d’épingle en imposant une énorme contribution de guerre aux Francfortois et en confisquant pour toujours leur antique liberté.


Pendant la guerre de Crimée, la police secrète de Berlin eut beaucoup à s’occuper des différents agents russes et français, ainsi que d’une foule d’aventuriers qui venaient tenter la fortune et essayer leur savoir-faire dans la capitale de la Prusse, terrain neutre où les influences tantôt favorables, tantôt hostiles à la Russie l’emportaient tour à tour.

La plus célèbre de ces affaires, celle qui eut le plus grand retentissement, fut le « vol des dépêches » commis par le lieutenant de Teschen et que découvrit l’infatigable Stieber.

Nous avons dit un mot des coteries qu’il y avait à la cour de Prusse. L’une de ces coteries, très puissante, parce que ses chefs, le général de Gerlach, aide de camp du roi, son frère, juge à la cour de cassation, et M. Niebuhr, secrétaire particulier du roi, vivaient dans l’intimité du souverain, était la coterie féodale, appelée aussi parti de la Gazette de la Croix. Ce journal, la plus haute expression de la réaction, était son Moniteur. Le juge de Gerlach y publiait des Revues hebdomadaires, que tous les hobereaux et tous les momiers dégustaient ligne par ligne.

Le ministre Manteuffel avait ses raisons pour se méfier des intentions des hommes de la Gazette de la Croix, et il avait gagné à beaux deniers comptants un ancien officier, M. de Teschen, vieillard âgé de soixante-dix ans, qui était arrivé à accaparer la confiance de MM. de Gerlach et Niebuhr.

L’agent Teschen eut recours aux traditions rudimentaires de la police prussienne ; il acheta les valets de chambre de ces messieurs, et ces fidèles serviteurs lui communiquaient toutes les lettres que leurs maîtres recevaient.

Parfois l’ex-lieutenant prenait copie lui-même de ces lettres, mais souvent les domestiques lui évitaient cette peine ; ils copiaient de leur plus belle écriture les communications dont ils réservaient la primeur à l’agent de M. de Manteuffel.

Teschen s’empressait de communiquer ces lettres à son chef, qui les payait plus ou moins grassement sur les fonds secrets et faisait servir les renseignements qu’il apprenait de la sorte aux intrigues qui se tramaient autour du roi.

Prévenu à l’avance des intentions et des projets du parti de la Gazette de la Croix, le ministre pouvait dresser à temps ses batteries et parer les bottes qu’on voulait lui porter.

Quand ces lettres contenaient des choses désobligeantes pour tel ou tel personnage, le ministre s’arrangeait de façon à ce que l’intéressé apprît de quelle manière les amis de M. de Gerlach et de M. Niebuhr le traitaient. Il grossissait ainsi le nombre des ennemis de ses propres adversaires. C’était de bonne guerre. Pour se mettre à couvert vis-à-vis de sa propre conscience, M. de Manteuffel, qui était casuiste à ses heures, ne demandait jamais à l’honnête Teschen de quelle façon il s’était procuré ces missives. Évidemment, il devait croire qu’elles lui étaient tombées du ciel. Parmi ces lettres, il y en avait plusieurs qui contenaient des imputations très graves, très blessantes, contre le directeur général de la police, M. de Hinkeldey.

M. de Manteuffel promit une forte prime à Teschen s’il pouvait se procurer les originaux et les faire tomber, comme « par hasard », sous les yeux de M. de Hinkeldey. Grâce à ses éminents collaborateurs d’antichambre, l’ex-lieutenant réussit à merveille.

Quarante-huit heures après, M. de Hinkeldey trouva sur son bureau toutes ces lettres qui l’accommodaient de si belle façon.

Lorsque l’occasion de traiter de la même manière ces messieurs de la Gazette de la Croix s’offrit, il ne la manqua pas.

Pendant deux ans, le ministre Manteuffel accepta et paya les services de Teschen. Mais au commencement de l’année 1856, un rapprochement s’opéra entre le premier ministre et le général de Gerlach. Les services de Teschen devinrent inutiles, et bientôt, au lieu de l’accueillir avec empressement au ministère, on le traita en solliciteur importun ; les subsides se firent plus rares, enfin ils tarirent complètement.

Cela ne faisait pas le compte de l’espion.

Ne trouvant plus preneur pour sa marchandise au ministère d’État, il se mit en quête d’autres clients. Cet honnête homme en était arrivé à se persuader qu’il exerçait une industrie des plus honorables, et qu’il était parfaitement naturel de chercher un débouché pour les produits de son espionnage.

M. le général de Gerlach était en relations très suivies avec l’attaché militaire de Prusse à Saint-Pétersbourg, le comte de Muenster-Mainhœrel. Celui-ci, très bien vu à la cour et dans les cercles militaires, tenait le général au courant des mouvements de l’armée russe et des principaux incidents du siège de Sébastopol. Toutes ses lettres étaient religieusement copiées par les domestiques et communiquées à Teschen. Celui-ci comprit quelle importance ces renseignements militaires pouvaient avoir pour les assiégeants de la grande forteresse russe, et il ne douta pas qu’on les lui payerait un bon prix.

Après avoir hésité pendant quelque temps entre l’ambassade britannique et l’ambassade française, Teschen donna la préférence à cette dernière.

Il y avait alors à l’hôtel du « Pariser Platz[18] » un jeune secrétaire d’origine alsacienne, parlant parfaitement l’allemand, très au courant des hommes et des choses du pays qu’il habitait, et réputé dans le monde diplomatique pour son esprit d’initiative et son humeur remuante.

[18] « Place de Paris », où se trouve l’hôtel de l’ambassade de France à Berlin.

Grâce à ses connaissances et à l’activité qu’il déployait, on le considérait comme le bras droit de l’ambassadeur. Ce fut à ce jeune secrétaire, M. Rothan, que Teschen s’adressa.

Il lui écrivit un billet non signé, l’informant « qu’un ami de la France » désirait lui faire une communication de la plus haute importance pour son pays. Le billet portait que si M. Rothan consentait à écouter cet « ami de la France » il n’avait qu’à faire insérer dans les annonces de la Gazette de Voss qu’il était prêt à se trouver tel jour, à telle heure, au village de Zehlendorf près Berlin. L’inconnu ne manquerait pas de s’y rendre.

Le 24 juillet 1855, la Gazette de Voss, celle que les Berlinois appellent la « tante Voss », sans doute parce que dans la langue familière berlinoise « tante » est synonyme de radoteuse, contenait l’avis suivant :

Oui ; aujourd’hui 24 juillet, à cinq heures de l’après-midi.

A l’heure indiquée, Teschen était au rendez-vous avec la précision d’un vieux militaire. Mais grand fut son désappointement, lorsqu’à la place du diplomate français, qu’il connaissait de vue, il fut abordé par un de ses compatriotes qui l’interpella par son nom.

Cet individu exhiba une carte de visite de M. Rothan, en ajoutant qu’il était le fondé de pouvoirs du secrétaire d’ambassade ; il dit qu’il s’appelait Hassenkrug, autrefois employé dans les bureaux de la préfecture de Berlin, et pour le moment agent secret de l’ambassade de France.

Hassenkrug, pour mieux gagner la confiance de Teschen, se lança dans un interminable récit de ses prouesses, des services rendus à l’ambassade française, et fit sonner bien haut combien un tel concours était récompensé largement.

— Ce ne sont pas des grippe-sous comme nos gens à nous, fit-il, qui retournent cent fois un billet de cent thalers et se décident à la fin à ne lâcher qu’un louis d’or.

Mais Teschen se montra très boutonné.

L’ancien employé de la police ne lui disait rien qui vaille ; il craignait quelque piège ; il se refusa à toute communication s’il n’était pas mis en présence de M. Rothan lui-même.

Son désir fut satisfait peu de temps après.

M. Rothan et Teschen se rencontrèrent au Thiergarten, devenu depuis le Bois de Boulogne de Berlin, mais qui, il y a trente ans, était un endroit presque désert, rendez-vous des rôdeurs et des malfaiteurs.

Le secrétaire d’ambassade fut très frappé des révélations de l’agent ; les renseignements sur le siège de Sébastopol pouvaient être très précieux pour les généraux alliés, et lorsque Teschen, après avoir lu les lettres du général Muenster à son ami M. de Gerlach, produisit un carnet où le général avait l’habitude de résumer au jour le jour ses entretiens les plus confidentiels avec le roi, M. Rothan, ravi d’admiration, ne put cacher son enchantement.

Dans ces conversations quotidiennes du roi avec son ministre, il n’y avait rien moins que le secret de l’attitude de la Prusse pendant toute la guerre de Crimée. Ce que l’ambassadeur de France et celui d’Angleterre, ce que les ministres des affaires étrangères des deux États se cassaient la tête à deviner, était là ! Frédéric-Guillaume pensait tout haut avec ses amis du parti de la Gazette de la Croix.

M. Rothan demanda de lui-même à revoir Teschen, et il fut convenu que les entrevues auraient lieu au domicile des époux Hauptmann, famille de petits négociants, et dont l’appartement modeste et retiré devait échapper à toute surveillance.

Lorsque, deux jours plus tard, Teschen se rendit à l’endroit indiqué, il n’y trouva que la dame Hauptmann. Elle lui apprit que M. Rothan était empêché de venir ce jour-là, mais qu’elle était chargée de lui remettre quelque chose. Ce « quelque chose » était une enveloppe contenant cinq billets de mille francs. Teschen, qui n’était pas habitué à tant de générosité, faillit se trouver mal de joie.

Il continua pendant plus de six mois à tenir l’ambassade de France au courant de tout ce qu’il savait et celle-ci paya largement ses services.

Au mois de septembre 1855, le roi Frédéric-Guillaume entreprit une excursion sur les bords du Rhin. M. Rothan chargea Teschen de se rendre dans ce pays enchanteur et d’observer de très près ce qui allait s’y passer.

L’idée de la conquête des bords du Rhin obsédait déjà quelque peu les Tuileries ; il importait de connaître exactement le degré de popularité dont le roi jouissait dans cette partie de ses États.

Fidèle à ses traditions de libéralité, M. Rothan remit mille francs à son agent à titre de frais de voyage. Pour le coup, le secrétaire de légation fut roulé comme une simple cigarette. M. Teschen empocha la somme et partit pour Neustadt, à quelques lieues de Berlin, où il se reposa au sein de sa famille de ses glorieuses fatigues.

De retour dans la capitale, il raconta à son patron qu’il avait été aux bords du Rhin, qu’il s’était donné énormément de mal, mais comme le roi était entouré d’une nuée d’agents, il lui avait été impossible d’apprendre même combien Sa Majesté buvait de bouteilles de vin de Champagne dans la journée.


Quelque temps plus tard, M. Rothan reçut à l’hôtel de l’ambassade de France la visite d’un inconnu qui insista vivement pour le voir.

Introduit dans le cabinet du secrétaire de légation, cet individu mit M. Rothan en garde contre le même Hassenkrug, qui, depuis plusieurs années, servait d’agent à l’ambassade de France, et que M. Rothan avait envoyé à Zehlendorf lors du premier rendez-vous donné par Teschen.

Au dire de l’inconnu, Hassenkrug, comme beaucoup de ses confrères, jouait double jeu, ou plutôt mangeait à deux râteliers. Il touchait à l’ambassade de France et renseignait également l’ambassade de Russie. Et comme M. Rothan parut douter du fait, l’inconnu lui résuma très fidèlement un entretien qui avait eu lieu quelques jours auparavant entre le diplomate français et son agent, dans le domicile de ce dernier.

Selon l’inconnu, un secrétaire de l’ambassade de Russie, caché dans une armoire, avait écouté cet entretien et s’était empressé de mander ce qu’il avait entendu à son gouvernement. Le délateur avait eu connaissance de la dépêche.

Sans savoir positivement jusqu’à quel degré cet individu, qui déclarait se nommer Henfelder, méritait créance, M. Rothan se hâta d’avertir Teschen d’être sur ses gardes, car Hassenkrug pouvait également dénoncer ses relations avec l’ambassade de France. Mais déjà il était trop tard. Hassenkrug avait parlé. Stieber faisait filer l’ex-lieutenant ; et lorsqu’on sut que l’on trouverait enfin chez lui les preuves de sa culpabilité, on l’arrêta sous l’accusation de vol de dépêches et de haute trahison.

En même temps, les époux Hauptmann et Henfelder (l’inconnu qui avait averti M. Rothan) furent mis en lieu sûr.

Le soir même, M. de Hinkeldey présentait au roi un rapport sur cette affaire et il recevait l’ordre formel de faire instruire le procès non pas par voie ordinaire, mais par la police, en gardant les accusés au secret le plus rigoureux. L’innocence de Henfelder fut bientôt démontrée. Sollicité par les parents de l’inculpé, M. de Hinkeldey signa pendant un dîner chez le ministre de la justice l’ordre de sa mise en liberté. Plus tard, les époux Hauptmann, qui avaient servi d’intermédiaires, bénéficièrent aussi d’une ordonnance de non-lieu ; seul, Teschen passa en jugement vers la fin de l’année 1856.

Quant à M. Rothan, on sait qu’il a continué sa brillante carrière, interrompue par la chute de l’empire. Il est devenu depuis un écrivain remarquable dont les ouvrages pleins de révélations et d’aperçus hardis et nouveaux contribueront certainement à fixer l’histoire contemporaine.


Pendant la guerre de Crimée, la police berlinoise eut des démêlés avec un prétendu agent russe nommé Klindmorff, que l’on soupçonnait d’être envoyé pour découvrir le secret du fusil à aiguille, dont on parlait déjà tout bas.

La police prussienne s’occupa également beaucoup à la même époque d’une individualité restée énigmatique, malgré toutes les tentatives qu’on fit pour découvrir son identité.

Sous le titre un peu fantastique de prince d’Arménie, ce personnage parvint à s’introduire dans la société berlinoise, grâce à des recommandations émanant de cette même Mme de X… que nous avons vue figurer dans un chapitre précédent.

Cette parente de Napoléon III n’avait pas tardé à se brouiller avec le chef de sa famille pour des raisons qui n’ont jamais été exactement connues, mais où le sentiment, la politique et les questions d’argent entraient à doses différentes. Elle s’était retirée en Savoie, dans une belle propriété qu’elle venait d’acquérir, et où l’on faisait des vers, de la musique, tout en devisant de choses tendres. Le mari existait toujours pour ceux qui le connaissaient, sauf pour sa femme, qui avait toutes les allures libres d’une jeune veuve. Les relations nouées par Mme de X… avec la diplomatie allemande continuaient, bien qu’elle ne fût plus si bien posée pour fournir sur son cousin des renseignements aussi détaillés et aussi précis qu’à la veille du coup d’État. Elle avait donc qualité pour donner des recommandations et elle ne les marchandait pas quand elle avait affaire à un beau cavalier, d’une mine avenante, dont les traits avaient la correction et la grâce séduisante du type grec le plus accompli et qui se présentait avec le titre quelque peu hypothétique mais ronflant d’Altesse. Malheureusement la police berlinoise se méfiait du bel oriental protégé par Mme de X…, et M. de Hinkeldey l’avait particulièrement en grippe sans que l’on sût pourquoi.

Le pseudo prince s’était plaint à la police de ce que la propriétaire de l’appartement garni qu’il occupait ouvrait toutes ses lettres. La bonne femme, qui agissait en vertu d’ordres secrets de la police, ne fut nullement inquiétée. En revanche, le prétendu prince fut happé au collet ; mais comme on ne pouvait pas le faire passer en jugement, puisqu’il n’avait commis aucun délit, le directeur général de la police l’enferma dans une maison de correction, où les mendiants et les vagabonds étaient détenus par ordre de l’administration. On raconte que le beau prince d’Arménie avait beaucoup plu à certaines dames de Berlin, et que parmi celles sur lesquelles il exerçait la plus grande impression se trouvait une femme à qui M. de Hinkeldey s’efforçait vainement de faire agréer ses hommages. L’acharnement que M. de Hinkeldey mit à poursuivre le malheureux semble démontrer qu’il devait entrer quelque grief personnel dans cette « fringale » de persécution.

M. de Hinkeldey alla lui-même un jour à la maison de correction où le prince était détenu, et il le fit amener devant lui.

Quand il vit arriver le jeune homme, qui portait les vêtements bourgeois qu’il avait au moment de son arrestation, le directeur de la police entra dans une violente colère, demandant pourquoi on n’avait pas mis à l’Altesse le costume de la prison. — Il donna l’ordre de l’en revêtir immédiatement. Pendant tout cet entretien ou plutôt cet interrogatoire, M. de Hinkeldey se montra brutal, emporté, grossier, tandis que le prince d’Arménie lui opposa le plus grand calme. Malgré tout son désir d’être désagréable au jeune homme et en dépit de toutes ses rancunes diverses, il ne put le garder sous les verrous et dut se contenter de l’expulser. L’affaire avait commencé à s’ébruiter et différentes influences s’étaient mises en campagne en faveur du noble jeune homme, à qui l’on s’intéressait beaucoup, non seulement dans les chancelleries, mais encore dans les boudoirs.

Plus tard la police berlinoise fit tous ses efforts pour percer le mystère que le détenu avait laissé planer sur son origine et sur sa personne ; différents rapports furent adressés au successeur de M. de Hinkeldey : tantôt on représentait cet énigmatique personnage comme le bâtard d’un prince oriental, tantôt on l’identifiait avec des escrocs, condamnés par les tribunaux ; mais tous ces renseignements se rapportaient à d’autres, et aujourd’hui encore on serait embarrassé de dire si ce fut un prince authentique qui, vers 1855, porta pendant quelques jours le pantalon et le sarrau de toile bise des détenus correctionnels. Une chose est certaine, c’est qu’il était oriental, et peut-être ne s’avance-t-on guère en affirmant qu’il devait être à peu près chez lui dans le palais du souverain de Cettinje.

Les deux incidents que nous venons de relater eurent des épilogues qui sont rapportés dans les mémoires de Stieber.

M. Rothan avait gardé une forte dent — cela se conçoit — contre l’agent Hassenkrug, qui introduisait les diplomates russes dans les armoires pour surprendre les confidences des diplomates ; qui touchait à la fois des subsides des Français et des Russes, et qui faisait incarcérer les meilleurs espions de l’ambassade[19].

[19] Parmi les papiers surpris par Teschen et livrés à M. Rothan, se trouvait entre autres une lettre autographe de l’empereur Nicolas, donnant des détails très précis sur l’état des forces russes dans Sébastopol et indiquant jusqu’à quelle date la forteresse pourrait tenir. On juge combien ces renseignements étaient précieux pour le gouvernement de Napoléon III.

Feignant d’ignorer la double trahison de l’espion, M. Rothan continua de l’accueillir et de l’employer dans des circonstances peu importantes, mais qui suffisaient à confirmer Hassenkrug dans l’idée qu’il pouvait toujours se considérer comme un agent dont la fidélité n’était pas suspectée.

Au commencement de l’année 1857, M. Rothan, qui avait son plan, pria Hassenkrug de se charger de quelques commissions pour sa famille à Paris, ne pouvant se rendre lui-même en France en ce moment. Hassenkrug, enchanté de faire sans bourse délier une excursion dans la « Babylone moderne », accepta avec empressement ; mais à peine eut-il passé la frontière qu’un commissaire de police lui mit la main au collet et le dirigea sous bonne escorte à Mazas, où il fut gardé pendant quatorze mois. On était alors en plein despotisme impérial, on s’inquiétait médiocrement d’un étranger arbitrairement détenu, surtout s’il n’était pas réclamé par son ambassade. Or, le ministre prussien se serait bien gardé d’intervenir en faveur de Hassenkrug, dont on redoutait les révélations sur l’espionnage des conservateurs prescrit par M. de Manteuffel.

En 1859, Hassenkrug fut rendu à la Prusse. On ignore ce qu’il est devenu.

L’autre épilogue regarde le pseudo-prince monténégrin. Stieber assure que M. de Hinkeldey croyait deviner dans ce personnage un agent politique, à cause de lettres trouvées en sa possession et dans lesquelles il était question, en termes très sympathiques, de Louis Blanc et de Kossuth. Ce fut là une des raisons qui fit si durement traiter le malheureux oriental.

Vingt années plus tard, l’écrivain Gustave Rasch, voyageant dans le Monténégro, visita la prison d’État de Cettinje, car la petite principauté s’est offert ce luxe. Il fut frappé de la bonne mine et de l’allure distinguée d’un détenu, qui était particulièrement bien traité et dont toute l’occupation consistait à donner des leçons de langues étrangères au personnel de la prison. Ce captif raconta au voyageur prussien qu’il était le « prince d’Arménie », dont l’affaire avait causé tant de bruit à Berlin.

Pourquoi l’ex-prince était-il réduit à la condition de prisonnier d’État ? C’est ce que M. Gustave Rasch a négligé de nous apprendre ; mais il est probable que, contrairement au cas de Bilboquet dans les Saltimbanques, la politique n’était pas étrangère à l’événement.

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