La police secrète prussienne
III
Les héros du régime de la compression militaire et policière. — Le maréchal Wrangel. — Son portrait. — Ses rapports avec les journalistes. — M. de Hinkeldey, préfet de la police prussienne. — Où Stieber reparaît. — Le roi le nomme Polizeirath. — Frédéric-Guillaume poète et collaborateur du Kladderadatsch. — La mission secrète de Stieber à Londres. — Comment il fit voler les papiers de l’Association socialiste internationale. — Stieber chez M. Josias de Bunsen. — La mission de Stieber à Paris. — Stieber chez Mme la princesse de S… et chez M. Carlier. — Tentative d’assassinat sue l’agent de la police secrète prussienne. — Retour de Stieber à Berlin. — La Krause et sa collection « d’honnêtes dames ». — Un espion homme du monde. — Petite fête organisée par la police. — Mme de Hagen obtient son divorce et Stieber est plus en faveur que jamais.
En 1850, après la dissolution de l’Assemblée constituante, dont les députés avaient été chassés par les troupes du maréchal Wrangel, le gouvernement prussien eut recours à un double régime de compression militaire et policière.
Il y avait une certaine bonhomie dans la façon d’agir de ce légendaire maréchal Wrangel, idole des gavroches berlinois, à qui il jetait des poignées de menue monnaie en échangeant avec eux des lazzis. C’était le type de grognard bon enfant. Ses airs de galantin, sa démarche de « casseur d’assiettes », les crocs de sa moustache ébouriffée, son parler berlinois gouailleur, avaient promptement fait de lui une des figures les plus originales de la capitale. Tout en inspirant la terreur autour de lui, il avait la repartie amusante et il « blaguait » volontiers les gens qu’il était prêt à mitrailler. Il affectait la plus grande familiarité avec les membres de la famille royale, s’oubliant jusqu’à dire un jour à la reine : « Voyons, ma bonne petite dame !… » Il montrait ainsi qu’il était le sauveur du trône et le plus puissant protecteur du roi… S’il faisait mettre un journaliste en prison, il allait le voir dans sa cellule et causait longuement avec lui des événements du jour. Une fois, visitant le rédacteur en chef de la Volkszeitung (Gazette du Peuple), M. Berstein, mort tout récemment, il lui dit : « Engagez-vous à mettre une sourdine à vos attaques, et je vous lâche tout de suite. » Comme M. Berstein prétendait qu’il était impossible pour un journaliste d’envisager certaines choses avec sang-froid, comme par exemple la honteuse convention conclue par le gouvernement à Malmo avec les Danois :
— S… nom d’un homme ! s’écria le maréchal, croyez-vous que moi aussi j’approuve tout ce qui se passe, et pourtant il faut bien que je me tienne bouche close !… Faites-en autant, autrement je sabre votre journal !…
La réaction policière n’avait pas ce côté plein d’humour que le commandant de l’état de siège communiquait à la réaction militaire. La police prussienne fut de tout temps et dès son origine cauteleuse et brutale, prompte à passer à l’exécution, exercée à tous les procédés d’espionnage et surtout riche en promesses données aux délateurs. Le roi avait placé à la tête de ce service, dont l’importance grandissait chaque jour, un hobereau poméranien, M. de Hinkeldey, l’être le plus hérissé, le plus désagréable, le plus cassant qui fut jamais.
Nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance avec ce personnage. Pour le moment, bornons-nous à dire qu’il faisait la police avec passion, par amour de l’art, pour la satisfaction personnelle de tracasser son prochain. Les libéraux et les démocrates étaient tout particulièrement l’objet des haines de M. de Hinkeldey. Il les pourchassait comme des gens bien plus dangereux que les voleurs et les escrocs. Il était toujours à la recherche de quelque conspiration, de quelque complot, de quelque prétexte d’accusation qui lui permît de « coffrer » de nombreux suspects et de les retenir indéfiniment sous les verrous. Comme un limier de race, il était sans cesse sur quelque piste. Le roi Frédéric-Guillaume IV s’intéressait beaucoup aux mesures policières prises par son préfet. Il avait du plaisir à entendre de sa bouche le récit des expéditions entreprises par les agents secrets et aussi la relation des aventures mystérieuses et piquantes que la police avait l’occasion de découvrir. Berlin était alors une ville d’apparence austère, on se cachait un peu plus qu’aujourd’hui pour y courir le cotillon.
Frédéric-Guillaume avait des velléités d’auteur dramatique : quand M. de Hinkeldey le régalait de ses rapports plus ou moins secrets, le roi s’imaginait collaborer à quelque mélodrame ; il rectifiait certains points du récit comme un critique rigoureux relève les défectuosités d’une pièce qu’il est appelé à juger.
Un soir, au cours de la conférence habituelle qui avait lieu dans le cabinet de travail de Frédéric-Guillaume, le roi interrompit son préfet de police, qui lui donnait quelques détails sur un vol avec effraction commis chez un banquier :
— Dites donc, mon cher Hinkeldey, j’ai aujourd’hui un protégé à vous recommander. Il est fort intelligent et paraît très dévoué ; il a déjà rendu dans le temps des services à votre prédécesseur.
— Et qui est ce protégé ? demanda le préfet de police.
— Oh ! il a un nom qui indique l’emploi… Il s’appelle Stieber… Et le roi, pour accentuer la signification du calembour, se mit à se fouiller l’oreille avec le doigt[5]. C’est un garçon qui, je crois, m’a sauvé la vie le 21 mars.
[5] Stieber veut dire en allemand « farfouilleur ».
— Mais, fit M. de Hinkeldey surpris, oserais-je faire remarquer à Votre Majesté qu’elle n’est peut-être pas au courant du rôle joué par ce même Stieber pendant la période révolutionnaire. Non seulement Stieber a compté parmi les orateurs les plus farouches des clubs, mais tout récemment encore il défendait devant les conseils de guerre les inculpés de haute trahison et de rébellion les plus gravement compromis.
Le roi prit un flacon d’arrac[6], en versa dans un gobelet d’argent contenant une petite quantité d’eau chaude, et après avoir bu :
[6] Eau-de-vie très forte.
— Eh ! qu’importe, répondit-il à son préfet de police. En supposant que la nouvelle recrue que je vous présente soit réellement un néophyte, vous connaissez le proverbe : « Il y aura plus de place au râtelier gouvernemental pour un seul républicain repentant que pour dix conservateurs. » Et puis Stieber, tout révolutionnaire qu’il paraissait, était encore plus dévoué à son roi qu’à la cause qu’il défendait… Il venait de temps à autre s’asseoir à la même place où vous êtes et me raconter ce qui se passait dans les clubs, dont il était un des plus beaux ornements. Je vous assure que ses récits étaient parfois très divertissants !… Allons, mon cher Hinkeldey, fit le roi en changeant de ton, quand je vous recommande un mouchard, c’est que je sais qu’il a les qualités de l’emploi.
M. de Hinkeldey comprit que le protégé de Sa Majesté faisait déjà partie de la police toute personnelle dont le monarque se servait en dehors de ses ministres, quelquefois même pour les surveiller.
Stieber n’était pas le seul qui, pendant la tourmente, avait joué ce double jeu, mais il s’en était certainement le mieux tiré. Aussi M. de Hinkeldey, renonçant à toute objection, demanda au roi quel emploi il fallait réserver à son protégé.
— A quel âge, demanda Frédéric-Guillaume, la loi permet-elle d’être nommé Polizeirath[7] ?
[7] Conseiller de la police. Grade supérieur à celui de commissaire de police.
— A trente ans, sire.
Le roi tira de la poche de côté de son uniforme, qui était déboutonné, un petit carnet qu’il feuilleta rapidement. Ayant trouvé la note qu’il cherchait :
— Stieber, dit-il, est né à Mersebourg en 1818. Par conséquent, il a deux ans de plus que l’âge requis. Manteuffel[8] lui expédiera son brevet, et vous, vous trouverez bien à l’utiliser.
[8] Alors premier ministre.
— Sans doute, fit M. de Hinkeldey, puisque tel est le désir de Votre Majesté.
— Passons à autre chose, reprit le roi. Avez-vous découvert l’auteur de la correspondance adressée à la Gazette d’Augsbourg, au sujet des affaires de la Hesse électorale[9] ? Ce gaillard-là me fait dire ce que je pense comme si j’avais rêvé tout haut devant lui.
[9] L’Autriche et la Prusse voulaient intervenir chacune de son côté dans le conflit qui avait éclaté entre l’électeur de Hesse et ses sujets.
— L’article en question a été publié dans la Gazette, sous un « signe » tout à fait nouveau : un trèfle à cinq feuilles. Nos recherches n’ont pas encore abouti ; et comme les investigations de la poste sont restées également infructueuses, je suppose que cette correspondance, quoique datée de Berlin, a été rédigée sur place ou envoyée d’ailleurs.
Le roi vida de nouveau son gobelet et fit un geste de mécontentement.
— Voyons, Hinkeldey, mon cher ami, mettez-y un peu plus de zèle. Vous ne sauriez vous imaginer combien cela me tracasse d’être livré aux journaux par des traîtres ou des indiscrets. Tenez, il a encore paru dans le Kladderadatsch une méchante pièce de vers pleine d’allusions fort transparentes à l’amour d’un haut et puissant seigneur pour une veuve connue dans le monde entier et qui ne craint pas de se compromettre en se laissant prendre par la taille… Le pis, c’est que les vers sont détestables…
— Je vous demande pardon, sire, les vers sont charmants, répondit le préfet de police, qui savait fort bien, comme tout le monde d’ailleurs, que l’auteur de cette chanson bachique en l’honneur de la veuve Cliquot était le roi lui-même… Mais si Votre Majesté, ajouta M. de Hinkeldey, croit que la tournure de ces vers est offensante et irrespectueuse, on pourrait poursuivre le journal…
— Non, non !… Traîner devant des juges les joyeux fous qui, chaque semaine, font tinter les grelots de leur Charivari… ce serait odieux… Au contraire, je vais leur montrer que je suis bon prince en leur envoyant un plein panier de ces veuves consolatrices, qu’ils pourront tout à leur aise décoiffer et déshabiller sans offenser la morale[10].
[10] Historique. — Frédéric-Guillaume s’intéressait beaucoup aux journaux et aux journalistes. Il tenait surtout à connaître les auteurs des articles anonymes. Voici une lettre adressée par le roi, après l’entretien que nous relatons, à M. de Hinkeldey :
« Mon très cher Hinkeldey,
« La Gazette d’Augsbourg, que je joins à la présente, publie une communication datée de Berlin, dont je veux connaître l’auteur, ainsi que la source à laquelle il a puisé. Vous chargerez le directeur de la police Stieber d’aller aux informations, et vous attirerez également son attention sur l’auteur des articles de la Kreuzzeitung (Gazette de La Croix) qui paraissent avec les signes : A X I X O et qui contiennent toujours des renseignements très exacts et très précis, alors que ces nouvelles, à moins de grave manquement au secret professionnel, ne doivent être connues de personne. Je compte tout particulièrement sur l’énergie et l’empressement de Stieber, pour rendre compte fidèlement et véridiquement des découvertes qu’il pourra faire, et j’attends votre rapport dans le plus bref délai.
« F. W. R. »
Quelques jours plus tard, M. Stieber, qui, dans l’intervalle, avait épousé la fille de l’ancien comédien, reçut son brevet et fut invité à se rendre dans le cabinet de M. de Hinkeldey. Celui-ci le reçut assez froidement.
— Je suis chargé, lui dit-il, de vous envoyer à Londres pour l’ouverture de la grande exposition universelle. Votre mission publique est de surveiller la section prussienne, tous les États ayant promis d’aider la police de Londres dans la surveillance des énormes richesses accumulées au Crystal Palace. Trois agents seront mis à votre disposition ; mais, tandis qu’ils monteront la garde devant les vitrines des exposants prussiens, vous vous occuperez de choses plus sérieuses : vous tâcherez de pénétrer dans l’intimité des nombreux réfugiés politiques qui vivent en Angleterre et de découvrir les chefs du grand parti communiste, qui, dit-on, cherchent à provoquer une explosion révolutionnaire générale en Europe pour l’époque de la réélection du Président de la République en France.
M. de Hinkeldey recommanda à Stieber d’arriver à établir la connivence qu’il y avait entre les communistes de Londres et certains membres influents du parti libéral allemand. M. de Hinkeldey et son chef, le baron de Manteuffel, avaient de nombreuses rancunes personnelles à satisfaire de ce côté et auraient voulu englober leurs adversaires dans quelque procès capital.
Stieber reçut des instructions détaillées ; on mit à sa disposition des fonds importants, et huit jours après il s’embarquait pour Londres avec sa jeune femme.
Aussitôt arrivé dans la métropole britannique, l’agent secret se mit à l’œuvre, bien résolu, en policier de race, à forger lui-même un complot plutôt que de n’en pas découvrir. Mais il n’eut pas à se donner cette peine. Une Association redoutable et répandue dans toute l’Europe s’était en effet formée. Il ne s’agissait que d’en connaître les affiliés et en particulier ceux qui étaient en Allemagne. Stieber passa ses soirées à courir les bars, les cabarets, les tavernes où se réunissaient les ouvriers allemands. Il se rendait dans ces endroits sous des déguisements différents. Il jouait et buvait tout en discutant politique et socialisme.
Ces excursions dans le monde souterrain de la grande ville ne tardèrent pas à le conduire à son but. Au bout d’un mois, Stieber s’était lié avec un misérable ivrogne qui faisait partie de l’Association révolutionnaire et qui savait que la liste des adhérents était en dépôt chez un réfugié hessois nommé Dietz.
Pour s’emparer de cette liste, Stieber eut recours à un moyen des plus simples et qui réussit presque toujours, parce qu’il est peu compliqué : il offrit une assez forte somme à l’ivrogne dont il avait fait son camarade, s’il réussissait à lui procurer ce papier.
Le traître toucha un acompte, se procura l’empreinte de la serrure du secrétaire où Dietz enfermait sa correspondance, et s’étant introduit la nuit dans le domicile de son ami, il vola tous ses papiers et les remit à Stieber, qui attendait l’issue de l’expédition dans Hyde Park.
Il faut supposer que les communistes internationaux étaient bien imprudents pour des conspirateurs qui venaient de traverser toutes les épreuves et de recommencer les expériences de 1848. Ils n’avaient même pas eu la précaution de s’inscrire sous des pseudonymes ou sous des noms chiffrés ! Pour les affiliés qui habitaient Londres, la découverte du policier prussien était sans péril ; pour ceux-là l’hospitalité britannique était inviolable, la loi ne reconnaissait pas le délit qui pouvait leur être imputé. Il n’en était pas de même pour les socialistes fixés à Paris ou en Allemagne et dont la participation aux menées révolutionnaires avait été signalée.
Aussi, peu de jours après l’expédition nocturne chez le secrétaire de l’Association communiste, des arrestations nombreuses furent opérées à Leipzig, à Berlin et surtout à Cologne. Cette ville était un des foyers de l’agitation révolutionnaire. Après une longue et laborieuse instruction, les inculpés furent traduits devant la haute cour de Berlin sous l’accusation de haute trahison. Il serait oiseux de rappeler ici les péripéties des débats qui s’engagèrent devant la juridiction qu’une loi spéciale venait d’établir. Bornons-nous à signaler les principaux points de l’accusation. Cette Association communiste internationale datait de 1847 ; c’est à cette époque que fut élu le comité dirigeant installé à Londres. Les différentes révolutions qui ont marqué la célèbre année 1848 ont été préparées par le comité de Londres, et s’il faut en croire le rapport rédigé par Stieber, rapport qui servit au procureur général pour établir son acte d’accusation, la main du conseil des Dix se retrouverait dans la plupart des drames qui ont ensanglanté alors les rues de toutes les capitales de l’Europe.
Le programme avéré de l’Association, raconte Stieber dans ses Mémoires, préconisait la chute du régime bourgeois et l’établissement de la suprématie politique du prolétariat qui devait arracher le capital à la bourgeoisie, centraliser entre les mains de l’État-prolétaire tous les instruments de production, de façon à rendre l’ouvrier maître du terrain. Pour atteindre ce but, on demandait l’expropriation de toutes les propriétés foncières et l’emploi des revenus des communes aux dépenses publiques ; un impôt progressif très fort ; la suppression du droit d’héritage ; la centralisation du crédit entre les mains de l’État par la création d’une banque nationale, avec monopole exclusif ; la concentration par l’État de tous les moyens de transport, l’augmentation des ateliers nationaux, la multiplication des instruments de travail ; le défrichement et la culture des terres d’après un plan combiné d’avance ; et enfin l’établissement du travail obligatoire et la création « d’armées industrielles ».
Dans une proclamation lancée en février 1848, au début de la tourmente, le comité déclarait que lorsque, grâce à ces mesures, les différences de classes auraient disparu et que la production tout entière serait concentrée entre les mains des associations formées par les agglomérations d’individus, les pouvoirs publics perdaient leur caractère politique. La société bourgeoise avec ses classes et ses intérêts contradictoires serait remplacée par une association où la prospérité de l’individu serait intimement et véritablement solidaire de la prospérité générale.
Cette définition nuageuse prouve assez que des Allemands plus ou moins métaphysiciens étaient à la tête du comité, et qu’ils tenaient la plume lorsqu’il s’agissait de lancer des programmes et des proclamations.
Rendons aux socialistes internationaux cette justice qu’ils ont marché avec le temps et que le programme de l’autre Internationale, plus moderne, qui fut créée lors de l’Exposition de 1861, est autrement net, pratique et surtout clair. Il est vrai que ses rédacteurs ne furent pas des Doktoren et des Professoren d’outre-Rhin, mais trois vrais Parisiens, dont l’un est aujourd’hui sénateur, tandis que le second cherche des annonces d’émission et des mensualités financières sous le péristyle de la Bourse. Le troisième a repris bravement son métier d’arpenteur.
Les individus découverts par Stieber étaient surtout des Allemands. Le principal coupable, selon le policier, était Charles Marx, mort l’an dernier, et que ses disciples regardent comme le patriarche du socialisme allemand. Charles Marx n’était alors guère connu du public. Un cercle de lecteurs très restreint avait goûté ses rares qualités d’écrivain économiste. Au lieu de prêcher ouvertement le bouleversement social, il conspirait à « huis clos » ; sa belle barbe blanche devenue légendaire était d’un blond fauve, et des quatre gracieuses filles qui firent sensation dans une ville thermale des Pyrénées, après la Commune de 1871, deux n’étaient pas encore nées et les deux premières étaient au maillot.
Outre Marx, Stieber dénonça le fils d’un riche fabricant de la province rhénane, Engels ; un ancien lieutenant de la garde prussienne, E. Willich, et un étudiant, Charles Schapper, comme exerçant une influence prépondérante sur l’Association.
Des dissentiments graves séparaient cependant les quatre chefs. Tandis que le théoricien Marx et le quasi-millionnaire Engels étaient pour la modération et les moyens termes, l’ex-lieutenant et le student repoussaient toutes les concessions et demandaient le communisme, comme M. le duc de Broglie devait plus tard réclamer le régime parlementaire dans « toute sa beauté ».
Marx et Engels, qui n’étaient pas ouvertement compromis, avaient installé une direction conforme à leurs vues à Cologne, tandis que les exaltés et les enragés se cantonnaient prudemment à Londres.
Les papiers que Stieber avait fait voler établirent que l’Association avait créé des sections à Berlin, Brunswick, Hambourg, Francfort, Leipzig, Stuttgart, Cologne, Bruxelles, Verviers, Liège, Paris, Lyon, Marseille, Dijon, Genève, Saint-Gall, La Chaux-de-Fonds, Berne, Lausanne, Strasbourg, Valenciennes, Metz, Bâle, Londres, Alger, New-York, Philadelphie. Disons en passant que les sections françaises appartenaient à la fraction extrême et exaltée, dirigée par le lieutenant Willich et l’étudiant Schapper.
Une quinzaine de jours après l’enlèvement des papiers de l’Association communiste, Stieber reçut l’ordre de se rendre à l’hôtel de l’ambassade de Prusse. Il y fut reçu par l’ambassadeur en personne, le célèbre savant Josias de Bunsen, un rêveur qui tâchait d’accorder les artifices de la diplomatie avec la candeur de ses aperçus.
M. de Bunsen reçut Stieber avec une froideur polie. Évidemment il voulait tenir à distance le policier que les obligations de sa charge le contraignaient de recevoir.
M. l’ambassadeur était en robe de chambre, coiffé d’une belle calotte grecque, devant sa table de travail, absorbé par la comparaison de deux calculs de Newton et de Malebranche sur le même problème, dont il s’efforçait de trouver la moyenne.
Dépité d’être dérangé par l’entrée du policier, M. Josias de Bunsen n’ôta pas sa calotte et n’invita pas le nouveau venu à s’asseoir. Il leva sa grosse tête bouffie et imberbe, dont l’expression était relevée par un pli sardonique des lèvres :
— Monsieur, fit-il d’un ton concis et sec, je suis chargé de vous donner lecture d’une note que m’a apportée le dernier courrier et qui vous concerne tout particulièrement. Voyez d’abord si nous sommes bien seuls, ajouta le diplomate du même ton dont il eût parlé à son domestique.
Stieber regarda derrière la porte, il souleva même les rideaux des fenêtres et indiqua du geste qu’aucune indiscrétion n’était à craindre.
M. Josias de Bunsen s’était renversé dans son fauteuil ; il tenait à la main un papier de grand format, revêtu d’un sceau, qu’il avait pris sur la tablette de son secrétaire, encombré de manuscrits, de lettres et de livres ; puis, il se mit à lire :
« Aussitôt après avoir pris connaissance du présent ordre, le Polizeirath Stieber quittera Londres pour se rendre à Paris. Il se mettra en communication, par l’intermédiaire de l’ambassade de Prusse, avec le préfet de police Carlier. Il lui communiquera tout le dossier relatif aux socialistes français, dont la participation à la Société communiste internationale a été établie, grâce à l’enlèvement des papiers de l’Association. Le Polizeirath Stieber donnera au préfet de police tous les renseignements et tout le concours qui pourraient lui être réclamés ; il s’efforcera de gagner la reconnaissance et la confiance des fonctionnaires français, de façon à être complètement, ou du moins aussi complètement que possible, initié aux agissements actuels de la police française.
« En effet, le but de la mission très importante et très confidentielle dont l’agent Stieber est chargé est double. En apparence, le voyage à Paris doit être motivé, aux yeux des autorités françaises, uniquement par le désir de préserver Paris et les grandes villes de la République des horreurs d’un attentat communiste. Le Polizeirath Stieber ne négligera aucune occasion d’insister sur les mobiles désintéressés du gouvernement royal de Prusse, qui, dans l’intérêt seulement de la grande cause de l’ordre et de la conservation sociale, croit devoir communiquer à la police française des indications et des documents de nature à faciliter à M. Carlier l’accomplissement de sa tâche. C’est là un échange mutuel de services que les gouvernements conservateurs se doivent, et le gouvernement royal est convaincu qu’à l’occasion les ministres du prince-président n’agiraient pas autrement à son égard.
« Mais, en réalité, l’agent Stieber, et c’est là le but secret et le plus important de sa mission, doit tâcher de se renseigner sûrement au sujet des préparatifs du coup d’État, dont chacun parle, et au sujet des chances de réussite qu’offre une semblable entreprise. Il ne négligera aucun moyen d’éclairer et de renseigner de la façon indiquée le gouvernement royal, qui s’en remet à son habileté, à son esprit fertile en ressources et au parti qu’il saura tirer de la reconnaissance des autorités françaises pour les révélations qui leur seront fournies par lui.
« Le Polizeirath Stieber devra en même temps s’assurer, avant son départ de Paris, s’il n’y aurait pas possibilité de gagner dans l’entourage immédiat du prince-président une personne, homme ou femme, disposée à tenir le gouvernement royal au courant des faits et gestes et, si possible, des intentions probables du prince Louis-Napoléon et de ses conseillers habituels les plus intimes. Il faudrait naturellement que cette personne fût placée par sa position de manière à demeurer en contact permanent avec le prince, de façon que, malgré la discrétion et l’esprit de dissimulation que l’on vante chez celui-ci, il n’ait aucun secret qui, dans un bref délai, ne soit connu par notre correspondant. Le mieux serait de trouver un haut fonctionnaire ou un membre de la nombreuse famille du président. Là-dessus également, le gouvernement royal s’en remet à l’habileté et à l’expérience du sieur Stieber.
« L’ambassade prussienne, à Paris, lui remettra les fonds nécessaires pour l’accomplissement de sa double mission et les instructions complémentaires dont il pourrait avoir besoin.
« Signé :
« Le président du ministère royal d’État,
« Von Manteuffel. »
— Il y a encore trois lignes, ajouta M. Josias de Bunsen en ôtant sa calotte et se levant tout droit… Vous voyez de quelle main elles sont écrites :
« J’approuve expressément la note ci-dessus, et je recommande spécialement à Stieber de s’y conformer en tous points. La place du directeur de la sûreté à Berlin est vacante ; je la lui réserve pour récompenser son zèle et son dévouement, sur lesquels je compte.
« F. W. R. (Frédéric-Guillaume, rex.) »
— Vous avez bien compris et tout retenu, monsieur ? fit l’ambassadeur.
Stieber s’inclina en signe d’acquiescement.
— Êtes-vous prêt à partir ?
— Aujourd’hui même, Excellence.
Stieber demeurait toujours à sa place, bien que du geste l’ambassadeur l’eût congédié.
— Ah ! il vous faut de l’argent ?
— Nullement, Excellence, mes fonds suffisent amplement pour le voyage, et puisqu’un crédit m’est ouvert à l’ambassade de Paris…
— Eh bien, alors ?
Et le regard du diplomate semblait dire : « Pourquoi ne partez-vous pas ? »
— Dans l’instruction que Votre Excellence vient de me lire, reprit Stieber, il m’est enjoint de découvrir soit un haut fonctionnaire, soit une personne de la famille du président capable de servir de correspondant au gouvernement royal. Eh bien ! que Votre Excellence me permette de lui faire remarquer qu’Elle pourrait me faciliter grandement ma tâche sous ce rapport…
— Vraiment, je voudrais savoir de quelle manière ?
— Votre Excellence est en relations suivies avec la famille W… Elle connaît tout particulièrement le capitaine W…, dont le frère a épousé une Bonaparte. La fille de cette dame porte le nom de son aïeule Lætitia, et elle a, dit-on, la beauté radieuse de la mère du grand Napoléon. De plus, la princesse Lætitia est une artiste : elle compose des vers, elle peint, elle chante… Elle s’est mariée, il n’y a pas longtemps, à un gentilhomme wurtembergeois assez pauvre, mais le ménage compte beaucoup sur le cousin de l’Élysée. Louis-Napoléon, à ce que l’on prétend, n’est pas insensible aux charmes de sa belle parente, et, même en admettant que les mauvaises langues aient tort, il est certain que la princesse Lætitia, ou plutôt Mme de X…, a ses entrées grandes et petites à l’Élysée, sans compter qu’elle est en fort bons termes avec plusieurs chefs du parti avancé…
Stieber s’arrêta, comme s’il attendait une réponse ou une observation.
— C’est parfaitement exact, fit l’ambassadeur. La princesse Lætitia de W…, aujourd’hui baronne de X…, est une jeune personne d’une beauté rare et d’une instruction hors ligne. Mais, en quoi peut-elle vous intéresser ?
— Je crois, Excellence, que Mme de X… pourrait être la personne désirée par M. de Manteuffel, et que son concours serait fort utile et fort précieux. En tout cas, je crois de mon devoir d’essayer auprès d’elle une tentative, si toutefois Votre Excellence veut bien me munir d’une recommandation.
— Oh ! non, ce n’est pas possible !
— Je ne demande pas à être présenté à Mme de X… sous mon nom personnel et pour ce que je suis réellement, ce serait de l’indiscrétion, et, de plus, inutile. Mais Mme de X…, qui n’a aucune raison de recevoir l’agent Stieber, fera certainement bon accueil à un gentilhomme poméranien ou westphalien attaché à la légation royale de Londres et se présentant sous les auspices d’un célèbre savant et d’un grand diplomate, d’un ami de la famille…
M. de Bunsen avait écouté Stieber avec une irritation croissante :
— Sortez, monsieur, cria-t-il en étendant le bras, sortez, je ne comprends pas que vous osiez me faire une telle proposition !
Froidement et d’un ton décidé, Stieber montra le papier revêtu du sceau officiel.
— C’était pour le service du roi, fit-il.
M. de Bunsen s’affaissa ; il parut sentir tout le poids du reproche.
— C’est bien, c’est bien, dit-il, je réfléchirai à votre proposition. A quelle heure part la malle pour Paris ?
— A sept heures.
— Bien. Vous recevrez ma réponse chez vous avant cinq heures.
Stieber sortit.
— Quel malheur, s’écria le vieux savant quand il fut seul, quel malheur d’être au service d’un pays semblable, qui demande à ses agents d’être les aides de ses agents de police ! Depuis Frédéric, tous les diplomates de la Prusse à l’extérieur ne sont que des policiers déguisés, des mouchards, depuis le fier ambassadeur qui espionne le monarque jusqu’au dernier secrétaire qui espionne son chef pour parvenir plus rapidement… Si je refuse la demande de cet individu, il fera un rapport contre moi, il m’accusera d’avoir négligé le service du roi, comme il dit… Ah ! quel malheur !
M. Josias de Bunsen essaya de se replonger dans les lectures qu’il avait interrompues au moment de l’entrée de Stieber.
Le soir, à cinq heures, l’agent de la police secrète prussienne était en possession d’une lettre d’introduction auprès de la baronne de X…, née princesse W. M. Josias de Bunsen recommandait tout particulièrement à la parente du prince-président un de ses secrétaires de légation, M. le comte de Herstall, gentilhomme parfait et diplomate d’avenir. A la lettre était joint un passeport délivré au nom du « comte de Herstall ».
Josias de Bunsen était un honnête homme, un savant diplomate sans malice, mais il tenait à sa positon, au prestige dont il était entouré, aux adulations de la haute société de Londres. Il avait obéi aux suggestions de l’agent Stieber, et il s’était résigné à prêter ses mains à cette indigne comédie pour ne pas être dénoncé lui-même.
A Paris, l’homme de confiance du ministre Manteuffel se mit à jouer son double rôle.
De la gare du Nord il se fit conduire avec sa femme et sa belle-mère dans une modeste maison meublée de la rue Montmartre. Les voyageurs s’installèrent dans un appartement de trois pièces situé au deuxième étage.
Le jour même de son arrivée, Stieber se rendit à la Préfecture de police, regardant d’un air de parfait connaisseur les allées et venues dans les innombrables couloirs et dans le labyrinthe de pièces petites et grandes du sombre bâtiment de la rue de Jérusalem. Il répondait par des clignements intelligents et des coups d’œil de reconnaissance maçonnique aux regards curieux des mouchards et aux regards investigateurs des sergents de ville qui se tenaient partout, attendant des ordres. Après avoir demandé son chemin une douzaine de fois sinon plus, l’envoyé de la police prussienne arriva enfin à une grande antichambre tendue de vert, sévèrement meublée et gardée par deux huissiers à chaîne d’argent assis derrière leurs bureaux. Il remit sa carte à l’un d’eux.
— Ah ! bien, monsieur, fit le cerbère, qui avait pris d’abord un air solennel et gourmé et qui souriait maintenant d’une façon très aimable… M. le préfet a donné l’ordre de vous introduire immédiatement ; il vous attend.
Au moment où l’huissier posait la main sur la poignée de la porte du cabinet préfectoral, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, élégamment vêtu, très blond, très élancé, très souple, entra en sautillant comme quelqu’un qui paraissait être là chez lui.
— Le préfet y est-il ? demanda-t-il à l’huissier avec un léger accent allemand.
— Oui, monsieur Albert, mais il faut laisser passer d’abord monsieur, qui est attendu.
— C’est bien, c’est bien, dit le jeune homme, j’attendrai. Et il prit place sur une banquette.
La conférence entre le préfet Carlier et l’agent de la police prussienne fut longue. Le préfet, habitué aux communications, révélations et dénonciations qui, depuis les journées de Juin, pleuvaient rue de Jérusalem, se montra d’abord assez sceptique ; mais lorsque Stieber l’eut mis au courant et lui eut montré les pièces originales, notamment les registres enlevés nuitamment dans le bureau du secrétaire de Dietz ; lorsque l’affiliation d’un certain nombre de membres influents du parti socialiste français fut établie, M. Carlier ne voulut pas jouer plus longtemps au saint Thomas. Il était convaincu.
— Tous mes compliments, cher monsieur, dit-il en tendant ses deux mains au policier prussien, tous mes compliments ! Voici une campagne bien menée, et je voudrais que nous eussions ici beaucoup de collaborateurs de votre force. Encore une fois, je vous félicite, vous allez nous permettre de faire un joli coup de filet, sans compter l’effet que produira cette révélation dans les journaux. Elle va venir à point…
Le préfet se retint, de crainte d’en dire trop.
— Je vais, reprit-il, relever les noms des principaux meneurs… Voyons : Cheraval… Il y a longtemps que nous le surveillons, celui-là. Il a été élu député en 1848, et il est devenu tout à fait rouge. La rage de n’avoir pas été renommé en 1849 l’a jeté dans le parti extrême ! Il est de bonne prise…
Le préfet continua à parcourir la liste :
— Mais je vois beaucoup de noms allemands… Vous êtes sûr que ces gens-là habitent Paris ?
— Sans doute, puisque leurs adresses sont indiquées en marge ; du reste, rien de plus facile que de le vérifier.
— Vous avez raison… Tiens, mais au fait je crois que la personne qui pourrait le mieux nous informer n’est pas loin. C’est un de vos compatriotes, un jeune littérateur. Il nous traduit quelquefois des pièces ou des rapports. En moins d’un an, il est arrivé à connaître toute la colonie allemande de Paris, et, chaque fois que nous avons besoin de renseignements sur un de ses compatriotes, il arrive à nous les fournir mieux et plus vite que l’agent le plus roué.
Le préfet avait frappé sur un timbre.
A cet appel, l’huissier parut.
— M. Albert est-il là ? demanda M. Carlier.
— Non, monsieur le préfet, il est venu ce matin ; mais, voyant que M. le préfet était occupé, il est parti, promettant de revenir avant six heures.
— Bien ; vous le ferez entrer de suite.
Et s’adressant à Stieber :
— Soyez assez bon, dit-il, pour me laisser ces papiers.
— Certainement, répondit l’envoyé de la police prussienne.
— Je compte, monsieur, que vous me ferez le plaisir de déjeuner avec moi demain, ajouta M. Carlier, nous causerons à l’aise des mesures qu’il importe de prendre. Votre concours nous sera très nécessaire.
Stieber put à peine dissimuler sa satisfaction.
Le même jour, vers cinq heures, au moment même où M. Carlier chargeait le jeune Albert d’aller aux renseignements sur les conspirateurs allemands habitant Paris, un élégant coupé de remise s’arrêtait devant une des plus belles maisons de la Chaussée-d’Antin. De l’équipage descendit un élégant gentleman, accusant de trente à trente-cinq ans, de tournure fière et distinguée, et dont la figure, correctement rasée, était encadrée d’une paire de favoris d’une coupe tout à fait diplomatique. Sa mise correcte, la rose qu’il avait eu soin de piquer dans la boutonnière de son dorsey, tout, jusqu’aux gants et aux fines chaussures, indiquait le grand seigneur moderne. Nul n’aurait reconnu dans le « comte de Herstall, attaché à l’ambassade royale de Prusse à Londres », le policier Stieber qui confabulait quelques heures auparavant avec son collègue Carlier dans le salon tendu de vert de la rue de Jérusalem.
— Mme la baronne est sortie, fit le portier auquel le prétendu comte de Herstall s’était adressé, mais voici M. le baron qui rentre.
En effet, un homme de quarante ans environ, assez gros et trapu, venait de franchir le seuil de la porte cochère.
Le faux comte de Herstall l’aborda le chapeau à la main et se fit connaître, ajoutant qu’il serait heureux de présenter le plus tôt possible à la baronne ses hommages et les compliments de M. de Bunsen.
— Ah ! vous venez de Londres, fit le baron d’un ton particulier et même ironique, vous venez de Londres ; eh bien, la baronne sera enchantée de vous recevoir : demain soir, c’est mercredi, et ce jour-là nous avons quelques amis politiques et autres. Si vous ne craignez pas de vous ennuyer en leur société…
— Au contraire, monsieur le baron… Très charmé de cette invitation… Je n’y manquerai pas.
Le lendemain soir, un laquais en grande livrée, frisé et poudré, annonçait M. le comte de Herstall, au seuil d’un grand salon richement meublé, orné de tableaux de prix et de bibelots précieux dont le goût commençait alors à se répandre.
Une vingtaine de personnes étaient déjà réunies ; il n’y avait pas de femme, sauf la maîtresse de la maison, qui, assise dans un de ces fauteuils bas et larges appelés crapauds, s’éventait en causant avec trois ou quatre habits noirs formant demi-cercle autour d’elle.
Mme de X…, ou plutôt la princesse Lætitia, était alors une toute jeune femme de vingt ans, mais sa beauté vraiment remarquable avait déjà atteint tout son développement et tout son éclat. Son profil d’impératrice grecque, ses abondants cheveux noirs, la finesse de ses traits et l’animation de son visage formaient l’ensemble le plus séduisant, que complétait l’opulence de sa gorge qu’on eût dit modelée par quelque divin sculpteur.
En entendant annoncer le nouveau venu, Mme de X… se leva et fit quelques pas au-devant de lui :
— J’ai reçu, dit-elle avec un léger zézaiement, qui d’ailleurs lui allait à ravir, la lettre de M. de Bunsen, que vous m’avez fait parvenir dans la journée, et soyez persuadé, monsieur, que vous ne pouvez être introduit ici sous de meilleurs auspices. Permettez-moi de vous présenter à quelques-uns de mes amis. M. le marquis de P…, mon parrain.
Un gentilhomme de belle prestance, bien qu’âgé déjà d’une cinquantaine d’années, répondit au salut de Stieber en s’inclinant froidement, avec une politesse d’ancien régime.
— Tel que vous le voyez, continua Mme de X…, M. le marquis fait à la Chambre une opposition acharnée à mon cousin ; cela ne l’empêche pas d’être un de mes meilleurs amis…
La soirée devenait de plus en plus animée. Deux ou trois poètes avaient lu des vers inédits ; la maîtresse de la maison, accompagnée d’un pianiste, aussi célèbre que chevelu, avait chanté l’air du Saule, d’Othello, et un hymne italien de sa composition ; deux tables de bouillotte avaient été dressées, les plateaux de rafraîchissements circulaient…
Dans le coin le plus retiré de ce salon, assis sur un sofa, complètement isolés des autres assistants, le faux comte de Herstall et la maîtresse de la maison s’entretenaient à voix basse. Il eût été assez difficile de rendre l’expression de honte et de dépit qui se peignait en ce moment sur les traits du faux attaché d’ambassade. On eût dit un renard qu’une poule aurait pris.
— Je vous prie, monsieur le comte, disait en riant la baronne de X…, de vous épargner la peine de continuer cette petite comédie. J’ai été prévenue de votre visite, je sais pourquoi vous venez et de la part de qui… Eh bien, je serai franche avec vous… Oui, je connais la mission délicate que votre gouvernement vous a confiée. Mais ne vous méprenez pas. Si vous avez cru un seul instant que Mme de X…, une Bonaparte, la nièce du grand empereur et la cousine d’un empereur futur peut-être, se vendrait pour un salaire comme un simple agent, si vous avez réellement pu croire cela, vous me forcerez de douter de votre intelligence…
— Ah ! madame… exclama le prétendu comte de Herstall en bredouillant et comme pour dire quelque chose.
— Laissez-moi parler peu et bien pendant que tout le monde est absorbé par la partie engagée et qu’on ne s’occupe pas de nous… Vous voyez comme je suis bien informée. Vous avez remis votre carte hier au baron ; immédiatement j’ai envoyé aux renseignements, et j’ai appris que vous étiez M. Stieber, un agent très habile de la police secrète prussienne, et que vous aviez eu le jour même une longue entrevue avec le préfet, M. Carlier. Comment l’ai-je appris ? par quelle contre-police ? c’est mon secret, je ne serai pas assez candide pour le livrer… Ceci vous prouve que lorsque je me mêle d’informations, je sais agir avec rapidité et sûreté. Eh bien, je veux bien faire profiter votre gouvernement de certains renseignements, mais j’entends agir en diplomate ; on me traitera en conséquence.
Le faux comte allait sans doute répondre qu’il transmettrait à qui de droit cette proposition, lorsqu’un grand mouvement se fit à l’entrée du salon. Les joueurs de bouillotte, les partenaires du whist interrompirent leur partie et se précipitèrent vers la porte. L’attention de tous avait été subitement attirée par un nouvel arrivant, qui était entré sans se faire annoncer. Dès qu’elle l’aperçut, Mme de X… se leva et courut au-devant de lui :
— Prince ! quelle surprise ! fit-elle, tandis que Louis-Napoléon s’inclinait devant sa cousine, et prenant sa main avec une certaine familiarité la portait à ses lèvres.
Le président de la République avait déjà franchi la quarantaine, mais il paraissait plutôt de quelques années plus jeune. C’est à peine si une ou deux rides sillonnaient son front ; sa moustache et ses cheveux étaient noirs, et il avait des mouvements d’une élasticité féline. Immédiatement un cercle empressé se forma autour du chef de l’État. Louis-Napoléon s’entretint avec tout le monde, et dit au marquis de P… :
— Eh bien, monsieur le marquis, préparez-vous beaucoup de philippiques contre moi pour la rentrée ?
Le marquis, faisant allusion aux bruits qui couraient alors, répondit :
— La question, prince, est de savoir si on nous permettra de rentrer.
La figure de Louis-Napoléon se rembrunit. Mme de X…, en parfaite maîtresse de maison, crut qu’il était opportun de créer une diversion et elle présenta « M. le comte de Herstall », un diplomate allemand, un ami de M. de Bunsen.
Le président répondit de fort bonne grâce aux salamalecs de Stieber, qui s’inclinait aussi profondément qu’il l’avait vu faire à la cour de Potsdam. Le prince lui ayant demandé d’où il venait et ayant reçu pour réponse qu’il arrivait en droite ligne de Londres, une assez longue conversation s’engagea sur l’exposition, à laquelle Louis-Napoléon s’intéressait beaucoup et qu’il espérait bien faire revivre prochainement à Paris. Il demanda une foule de détails que le prétendu comte était mieux à même de donner que qui que ce fût.
Au moment où la plupart des invités gagnaient la porte, le prince s’approcha de nouveau de sa cousine.
— Il n’y aura rien avant quatre ou cinq mois, fit-il. Le projet de Carlier[11] est reconnu impraticable ; il faut que les rats soient dans la souricière pour les prendre.
[11] Le préfet de police avait élaboré le plan très détaillé d’un coup d’État.
Puis, ayant de nouveau baisé les mains de sa belle parente, il partit.
Quelques instants auparavant, le faux comte de Herstall, sentant que la discrétion ne lui permettait pas de rester davantage, s’était également éloigné. Sur l’escalier, il croisa le baron de X…, qu’il avait vu la veille et qui rentrait chez lui quand les derniers invités s’éloignaient.
Le baron de X… n’aimait guère le monde et les soirées, mais en revanche, il ne devait pas avoir la même horreur pour le vin de Champagne, car Stieber remarqua que sa démarche était titubante.
L’agent prussien resta encore quelque temps à Paris ; il avait des entrevues quotidiennes avec le préfet de police ; il avait encore revu une ou deux fois la belle baronne de X… et avait emporté de ces visites suffisamment d’indications livrées non sans réticences, qui lui permirent de rédiger un rapport chiffré à l’adresse de M. de Manteuffel.
Il était occupé à cette besogne, dans la chambre à coucher du petit appartement meublé, rue Montmartre. Mme Stieber, l’ancienne Geneviève que nous avons connue chez son père, l’ex-comédien, travaillait à une layette ; à première vue, on pouvait s’apercevoir que ce genre d’occupation était entièrement justifié par la situation très intéressante de cette jeune personne. Mme Goldschmidt, la belle-mère, venait de rentrer d’une de ses courses à travers Paris, elle reprenait haleine au fond d’un fauteuil.
Tout à coup, le domestique de l’hôtel vint interrompre cette tranquille scène d’intérieur en annonçant qu’un monsieur désirait parler à M. Stieber. L’agent, fâché d’être dérangé au milieu d’un travail qui exigeait une grande tension d’esprit, répondit brusquement qu’il n’avait pas le temps de recevoir. Mais, au bout de quelques instants, le domestique revint ; l’étranger insistait absolument pour parler à M. Stieber.
— Va donc voir qui c’est, Geneviève, dit l’agent à sa femme, et tâche de me débarrasser de cet importun.
Mme Stieber se leva pour se diriger vers le petit salon, meublé vulgairement et pauvrement comme les autres pièces de l’hôtel garni. Elle aperçut le visiteur annoncé, qui se promenait de long en large avec tous les signes d’une agitation fébrile.
— C’est vous, monsieur Cheraval, s’écria-t-elle avec surprise, en reconnaissant son ancien professeur de français. C’est bien aimable à vous de venir nous voir… Mais qu’avez-vous ?
Le jeune homme était fort pâle, ses doigts crispés semblaient serrer quelque objet qu’il tenait caché dans sa main.
— Madame, fit-il, vous avez commis une infamie !
— Une infamie ! s’écria la jeune femme. Que voulez-vous dire ?
— Allons, ne joignez pas la moquerie à la trahison ! Vous savez fort bien ce dont je veux parler.
— Je vous jure que non.
— Comment ? Vous ne savez pas que mon père est arrêté depuis trois jours ; que, malade et presque mourant, il est au secret ; que je n’ai pas eu l’autorisation de le voir ; que ma mère se désole…
— Mais non, je ne savais rien de tout cela et je le regrette, monsieur Cheraval, dit Mme Stieber d’une voix très douce.
— Allons donc ! vous n’allez pas m’en faire accroire ? C’est votre mouchard de mari qui a dénoncé mon père, qui l’a fait traîner en prison !… Ah ! le misérable !… Lui, qui faisait semblant là-bas d’être mon ami. L’hypocrite ! mais je me vengerai…
L’exaltation du jeune homme augmentait à tel point qu’involontairement Mme Stieber poussa un cri.
Stieber et sa belle-mère accoururent.
En apercevant l’agent, Cheraval se précipita sur lui, et, avançant le bras, il frappa Stieber d’un coup de stylet. Heureusement pour lui, l’agent put parer le coup à temps, l’arme du meurtrier ne fit qu’effleurer l’avant-bras à travers l’étoffe du veston. Néanmoins, quelques gouttelettes de sang teignirent les manchettes. Les deux femmes se jetèrent sur Cheraval afin de lui faire lâcher prise. Le jeune homme, entièrement hors de lui, se défendait comme quatre. Il mordit Mme Stieber au bras gauche, et la belle-mère reçut un coup de poing des plus soignés sur l’œil droit. Les gens de l’hôtel, attirés par le bruit de la lutte, réussirent enfin à arracher le stylet des mains de Cheraval et ils le remirent aux sergents de ville.
Dans la même journée, le préfet de police Carlier faisait prendre des nouvelles de « ces victimes d’un attentat socialiste », car on avait grossi jusqu’à ce point l’acte d’accusation d’un malheureux frappé dans ses affections de famille.
Le lendemain, une dépêche du cabinet royal de Berlin annonçait à Stieber qu’une forte gratification lui était allouée pour le courage dont il venait de faire preuve. En même temps, on lui ordonnait de revenir dans la capitale prussienne pour prendre la direction du service de la sûreté.
La nomination de Stieber au poste important destiné à le récompenser de ses exploits à Londres et à Paris avait causé du dépit dans une certaine coterie de l’entourage du roi, qui voyait d’un œil soupçonneux et jaloux un nouveau venu s’insinuer dans la confiance du souverain, un nouveau co-partageant des faveurs que la main royale dispensait aux élus.
Le directeur de la police, M. de Hinkeldey, témoigna à son collègue une défiance hautaine et blessante. Il le tenait à l’écart de toutes les affaires importantes, de celles qui auraient pu attirer sur lui l’attention et d’autres récompenses du monarque. On l’employait aux choses infimes, à l’exécution des basses œuvres. Mais Stieber avait pour lui sa bonne étoile. Un incident inattendu devait faire briller de nouveau le mérite du jeune policier.
Le public de Berlin applaudissait alors au Schau-Spielhaus (Théâtre-Royal) une actrice qui jouait les héroïnes au théâtre et les « grandes toquées » à la ville. Parmi les excentricités de Mlle Charlotte de Hagen, il convient de noter en première ligne un mariage rapidement bâclé avec un gentilhomme décavé, M. von Orven, qui avait offert à la belle son cœur, comme beaucoup d’autres. A défaut de sa bourse, qui était vide, il avait présenté sa main.
Le premier mois, tout alla bien ; le second, monsieur avait repris ses habitudes de garçon ; le troisième mois, on se jeta les assiettes à la tête ; et le quatrième, monsieur et madame étaient complètement étrangers l’un à l’autre. Mais qui a bu, boira. La tragédienne, mécontente de son premier mariage, ne rêvait qu’une chose, en contracter un second, destiné à la compenser de sa déconvenue.
Justement elle venait d’ébaucher une églogue avec un chambellan de la cour de S…, déjà sur le retour, mais très bien vu et très influent parmi cette coterie, qui jusqu’alors avait traité l’ex-agent secret avec un dédain qui, sans qu’il voulût rien en laisser paraître, blessait profondément son amour-propre.
Pour que la tragédienne et le chambellan, qui était décidé à passer par tout ce que voudrait son Égérie, pussent convoler, il fallait rompre le mariage no 1 et faire proclamer le divorce au profit de la femme, libre en ce cas de s’unir à l’époux de son choix, no 2. La loi ne permettait de prononcer ce divorce que si le mari s’était rendu coupable de graves sévices, ou en cas « d’habitudes de débauche et d’adultère dûment constaté ».
Stieber connaissait la Hagen pour l’avoir vue chez son beau-père, l’ex-acteur ; sachant quels étaient ses désirs, il lui offrit son concours, à la condition que le chambellan de S… le garantirait contre tous les désagréments pouvant résulter de la petite mission extra-officielle qu’il allait remplir.
Ce que Stieber avait prévu arriva.
Non seulement le chambellan lui donna l’assurance qu’il pourrait agir à sa guise avec l’autorisation et l’approbation de ses chefs, mais, en cas de réussite, il lui promit sa protection toute-puissante.
C’était tout ce que le policier demandait.
Aussitôt il se mit en campagne.
M. von Oven, le mari congédié, vivait au jour le jour de gains au jeu, d’emprunts, avec les hauts et les bas qui dans tous les pays caractérisent la grande bohème aussi bien que la petite. Il devait certainement avoir des aventures, mais on ne lui connaissait pas de maîtresse attitrée. Quand même il en aurait eu une, cela n’aurait guère avancé les affaires de la tragédienne, il fallait un scandale public, éclatant. C’est ce scandale qu’il s’agissait de préparer.
Il existait alors, et peut-être encore aujourd’hui, dans la dévote capitale du piétisme allemand, un certain nombre de ces matrones qui n’ont absolument rien de vénérable, et dont la haute mission consiste à rapprocher les cœurs aimants et à écarter les obstacles qu’une pruderie surannée élève encore entre des vieillards cossus, pleins de sentiments, et des jeunes créatures peu cruelles de caractère.
Parmi ces « faiseuses d’occasions » (gelegenheitsmacherinnen), la plus active, la plus renommée, pour l’étendue et la variété de son répertoire, la plus connue pour sa complaisance et l’aménité de ses relations, était, vers 1853 ou 1854, une dame Krause. C’était dans la rue Dorothée, dans un bon quartier, à deux pas des « Tilleuls », que cette prêtresse de la Vénus tarifée avait dressé ses autels. Une maison d’apparence honnête, très discrète et pas compromettante pour deux pfennings. Les banquiers en joyeuse humeur, les conseillers auliques ou intimes, que l’appât des pommes vertes ou suffisamment mûres attirait, avaient l’air de se rendre à une visite d’affaires. Quant aux « honnêtes » dames et demoiselles qui arrivaient là, le voile sur les yeux et un peu frissonnantes, elles auraient pu répondre hardiment à l’indiscret, qu’elles allaient chez leur modiste ou à une réunion de dames patronnesses. Il est vrai qu’une fois la porte franchie le tableau changeait d’aspect. On pénétrait dans un grand salon tendu de tapis persans, du tissu le plus moelleux et assez épais pour étouffer tous les chants, tous les cris, tous les évohés d’une orgie. Le parquet était couvert de peaux de bêtes, ours blancs, ours des montagnes ; de peaux de tigre et de panthère, constellées de mille taches. Tout autour de la pièce régnaient des divans de velours sombre, larges comme des lits, et dont la vue seule invitait à la posture horizontale. Le plafond, assez grossièrement peint, représentait une série de scènes galantes empruntées au Décaméron. Des lustres de cristal garnis de bougies bleues et roses pendaient de ce plafond, et un petit jet d’eau de Cologne, toujours murmurant, répandait sa fraîcheur et son parfum dans ce boudoir oriental. Quant aux autres chambres du second et du troisième étage, qu’on nous en épargne la description. Elles se ressemblaient toutes et contenaient ce qu’il faut pour être confortablement heureux — pendant quelques instants ou pendant toute une nuit.
La « clientèle » de la Krause était des plus distinguées ; nulle part on n’avait plus belle occasion d’étudier sur le nu (c’est le cas de le dire) l’aristocratie, la haute finance, les grands fonctionnaires, ce que l’auteur d’un livre récent a appelé « la société de Berlin ». L’armée, représentée par les officiers de la garde les plus huppés, les plus pommadés et les plus musqués, y coudoyait les dignitaires de la cour, solennels et vicieux vieillards, et les diplomates convaincus qu’en pays étranger il faut avant tout faire des études de mœurs, connaître et approfondir la femme.
La situation prospère de cette maison avait une raison d’être particulière. Tandis que les autres lieux de délices similaires ne pouvaient offrir à leurs visiteurs que des bacchantes du commun, et que la rencontre d’un « rat » du corps de ballet ou d’une actrice de province en rupture d’engagement passait pour le non plus ultra d’une aventure, chez la Krause, au contraire, les visiteuses se recrutaient non pas sur le trottoir, mais parmi les « femmes honnêtes »[12], dans les rangs de la bourgeoisie et même quelquefois plus haut. Mme Krause possédait un certain petit carnet relié en maroquin vert, véritable Almanach Gotha de la galanterie.
[12] L’expression est de Stieber lui-même.
Comment la bonne dame s’y prenait-elle pour attirer dans son salon oriental tous ces oiseaux rares ? C’était son secret professionnel. On raconte seulement que, grâce à des relations nombreuses et efficaces dans le corps médical, l’hôtesse de la Dorotheen-Strasse était au courant de tous les cas de grande fougue amoureuse que les Esculapes berlinois étaient appelés à traiter. Munie de ces précieuses adresses, l’excellente dame était assez maligne pour faire savoir à ces intéressantes agitées où elles trouveraient un prompt soulagement, grâce au concours de partenaires qui ne craignaient point de faire, à défaut de maris timorés ou insuffisants, le jeu de celles qui sentaient couler dans leurs veines ce feu ardent que Vénus communique à sa « proie » quand elle s’y est « tout entière attachée ».
En dehors de ces clientes pathologiques, il y avait les « lionnes pauvres », femmes de fonctionnaires ; les coquettes de la petite aristocratie sans le sou, qui ne pouvaient se passer de toilettes ; il y avait enfin les dépravées et les curieuses, qui, étroitement surveillées, trop connues pour se risquer dans les restaurants ou les hôtels garnis, ne trouvaient guère que dans la discrète Dorotheen-Strasse à satisfaire leurs goûts pervertis.
La Krause entendait fort bien son métier. Celle qui avait mis une fois le pied chez elle devait renoncer à la vertu pour toujours, quand même le caprice ou le remords auraient poussé la pécheresse à imiter Madeleine dans son repentir. Si l’honnête dame se refusait par hasard à accepter un autre rendez-vous « arrangé » par la Krause, l’aimable matrone menaçait de tout dévoiler au mari ou au père. Quelques-unes voulurent payer d’audace et parlèrent avec défi des « preuves » à fournir. La Krause s’était bornée à sourire et avait tiré d’un cabas, qui ne la quittait jamais, pas plus que sa tabatière en argent et son griffon « Arlequin », une photographie où la coupable était portraiturée traits pour traits dans un costume et dans une posture qui ne permettaient aucun doute sur le genre d’occupation qui avait motivé sa présence dans la rue Dorothée. L’opération avait été faite dans un moment où la belle ne songeait certes pas à la récente invention de MM. Daguerre et Niepce. Il fallait ou céder ou verser une jolie somme pour éviter le scandale.
La police s’était à différentes reprises occupée de Mme Krause, qui avait été frappée de fortes amendes ; et tout dernièrement elle avait subi une condamnation à plusieurs mois de prison pour proxénétisme, mais elle n’avait cure de ces accidents. Une heureuse étoile ou quelque autre astre plus terrestre et très puissant semblait la protéger. Jusqu’à présent elle n’avait pas payé un sou de toutes ses amendes et nul « schutzmann » ne s’était présenté pour la conduire à la maison encore plus hospitalière que la sienne du Molkenmarkt[13].
[13] Le Dépôt.
Aussi, grande, très grande fut la stupéfaction de la bonne dame, quand le nouveau directeur de la sûreté l’ayant fait appeler dans son cabinet, elle entendit ce fonctionnaire lui dire très tranquillement :
— Vous savez que je vous garde, et si vos amendes ne sont pas payées dans les quarante-huit heures, nous vendrons à l’encan vos beaux meubles et vos superbes tapis de la rue Dorothée.
Mme Krause se mit à pousser des cris d’orfraie, jurant qu’elle avait été condamnée injustement, qu’elle était la plus digne et la plus innocente des femmes, qu’on la ruinait.
— Mon bon commissaire, mon doux monsieur, criait-elle, dites, que faut-il faire pour vous fléchir ?… Que voulez-vous ? ajouta-t-elle à voix basse, et elle exhiba de son cabas un vieux portefeuille graisseux dont elle tira une bank-note.
— Tenez, voulez-vous vous charger de remettre ces cinquante thalers aux pauvres… je ne vous en demanderai pas de reçu… Mon bon monsieur le commissaire, vous les donnerez quand et à qui vous voudrez… faut-il encore en mettre cinquante, demanda-t-elle en poussant un gros soupir… Je ne suis pas riche, mais pour faire le bien, je me saignerais à blanc… et que personne n’en sache rien ! Cela restera entre vous et moi, mon bon commissaire.
Stieber fit de la main un geste de refus.
— Eh bien, soit, dit-il, je veux bien encore une fois intercéder pour vous et vous accorder un sursis, mais vous exécuterez de point en point mes instructions.
— C’est entendu, cher monsieur le commissaire ; à vos ordres ; tout ce que vous voudrez, fit la Krause en réintégrant prestement dans le portefeuille les deux bank-notes.
— Vous allez réunir chez vous demain soir une douzaine de « vos clientes », dit Stieber ; vous les choisirez parmi les plus volcaniques, — celles qui se prêtent le mieux à toutes les fantaisies, même les plus risquées… Réfléchissez, pouvez-vous convoquer votre monde pour demain ?
La Krause eut un mouvement d’orgueil :
— Pour ce soir s’il le faut, monsieur le commissaire, dit-elle en tirant de sa poche un paquet qui ressemblait à un jeu de cartes, mais qui n’était qu’une collection de photographies. Elle les étala devant Stieber sur la table recouverte du tapis administratif.
— Comment ? la femme du Justizrath[14] de H…! La fille de Z…, le banquier ! Madame la doctoresse R…, une mère de famille qui a quatre enfants ! Qu’est-ce que cette plaisanterie ?
[14] Conseiller de justice.
— Ce n’est pas une plaisanterie, mon bon monsieur le commissaire : je vous jure sur la tête d’« Arlequin », que j’aime comme mon enfant, je vous jure que toutes ces dames sont mes clientes…
— Tiens… c’est bon à savoir à l’occasion, pensa Stieber. Puis, tout haut, il répondit : Pour ce qui est du choix, je m’en remets à votre expérience. Vous veillerez à ce que le champagne ne manque pas et qu’on fasse flamber un punch où le rhum domine tout à fait. Ne vous inquiétez pas de la dépense, vous présenterez votre note ici le lendemain. Ne ménagez rien, une orgie complète !
— Bien, monsieur le commissaire, bien ; et à quelle heure viendrez-vous avec vos amis ?
— Ne dites donc pas de bêtises… La fête n’est pas pour moi ; vous saurez demain pour qui je la commande. On arrivera vers neuf heures du soir.
— C’est fort bien, mon bon commissaire ; vous serez obéi de point en point. Je vais immédiatement me mettre à la recherche de mes tourterelles pour demain.
A peine la Krause, portant l’éternel « Arlequin » sous son bras, se fut-elle éloignée, que sur un signe de Stieber l’huissier introduisit un individu de trente à trente-cinq ans, d’une figure trop jolie, trop efféminée pour plaire, frisé comme un caniche, pommadé, sentant le musc et tiré à quatre épingles. Ce dandy tenait entre ses mains gantées un jonc à pomme d’or ; un monocle fixé artistement sous l’arcade sourcillière de gauche achevait de donner à sa physionomie le cachet « petit crevé » le plus prononcé.
— Monsieur le baron, fit Stieber, M. le directeur général de la police a reçu la demande d’augmentation que vous lui avez adressée ; mais je ne dois pas vous cacher que Son Excellence ne paraît pas disposée favorablement en votre faveur.
— Et pourquoi, monsieur ? fit le dandy en affectant de parler du nez et en mangeant les pronoms et les adverbes selon la mode élégante des dandys berlinois. Qu’ai-je pu faire ?
— Rien, justement, monsieur le baron ; on se plaint que vous ne fassiez rien ! Vous devez fréquenter les réunions de la société, les bals, les concerts et les soirées diplomatiques, où vous avez vos petites et grandes entrées, grâce au nom que vous portez. On vous rembourse tous vos frais, on vous permet de vivre sur un certain pied, on vous fait une pension… et vous n’adressez pas seulement un rapport par mois !… Et cela, pourquoi ? Parce que, au lieu de remplir votre mission, d’être partout afin de nous tenir au courant de ce qui se dit et se chuchote, vous vous êtes sottement amouraché d’une intrigante, qui vous prend tout votre temps et qui mange tout votre… pardon… notre argent…
— Ah ! fit l’espion homme du monde, ah ! savez… Irma… divine créature… divine… étonnante, parole d’honneur !… soyez tranquille, durera pas… Dans quinze jours, séparation amiable… alors tout à vous… service avant tout !… Vous le jure !
— Je suis enchanté, monsieur le baron, de cette promesse, et j’espère que lorsque Son Excellence apprendra vos dispositions, dont je lui ferai part, elle consentira à accorder au moins une partie de ce que vous demandez… seulement j’y mets une condition…
— Laquelle… laquelle ?… accepte d’avance… parole d’honneur !
— Vous connaissez M. van Owen ?
— Si je connais van Owen !… mon meilleur ami… ancien camarade de régiment… a fait bêtise… épousé la Hagen… y pense toujours… pauvre garçon !
— Eh bien ! puisque vous êtes son ami, il faut le distraire, lui faire oublier ses chagrins conjugaux… Que diriez-vous d’un grand dîner chez Hiller pour demain ?
— Parfait… parfait !…
— Ensuite un tour au cirque ?
— Bonne idée… bonne idée !
— Et ensuite une visite chez Mme Krause de la Dorotheen-Strasse… Hein ! que pensez-vous de ce programme ?
— Très joli… fort complet… sur l’honneur ! mais je crains que van Owen ne veuille pas…
— Il faut qu’il le veuille, il faut que vous l’y décidiez, monsieur le baron… votre augmentation en dépend…
— On fera son possible. Mais l’argent… hé !… suis sans le sou.
— Ne vous inquiétez pas. Voici pour les premières dépenses. Et Stieber remit un rouleau de frédérics d’or au « baron », qui le fit glisser dans la poche de son pantalon.
Le lendemain soir, chez la Krause, les volets étant clos, les rideaux et doubles rideaux tirés, le salon aux tapis persans présentait un aspect fort animé. Une douzaine de jeunes femmes, la plupart assez belles, le corsage entr’ouvert, les traits en feu, étaient étendues mollement sur les divans et vidaient des coupes de vin de Champagne que remplissaient des cavaliers servants on ne peut plus empressés.
Il y avait là des échantillons nombreux et divers de la race germanique : de grandes créatures, hautes en chair, d’une taille qui aurait enthousiasmé un sergent recruteur des grenadiers de Potsdam et dont les traits n’avaient plus rien de féminin ; des maigres, sentimentales, mièvres et intéressantes, avec les cheveux d’un blond pâle, d’un blond scandinave, qui entouraient, comme une auréole, une figure pâlie de désirs ; des petites filles boulottes et replètes, semblables à des poupées abondamment garnies de son.
L’orgie n’était qu’à son début ; mais lorsque vers dix heures le « baron », que nous avons vu en conférence avec le chef de la sûreté, fit son entrée avec M. van Owen et deux autres amis, les choses prirent immédiatement une tournure plus animée. Ces messieurs étaient abominablement gris. Le « baron » avait bien fait les choses, et presque tout le rouleau y avait passé.
M. van Owen, le mari de la tragédienne, était un homme de quarante ans environ, à l’allure militaire, et qui devait être de manières assez distinguées lorsqu’il n’avait pas bu. Mais ce soir-là, il avait de la peine à se tenir. Le « baron », qui connaissait les autres convives, le présenta. Il y avait un capitaine de la garde, un Landrath (sous-préfet) en congé et deux « candidats » (aspirants pasteurs), qui évidemment préludaient à l’exercice de leur saint ministère. La connaissance une fois faite, le « baron » proposa d’allumer un punch monstre ; et comme si ce désir eût été prévu, deux petits grooms attachés à l’établissement apportèrent un immense bol, grand comme une baignoire, où la boisson était déjà préparée. Il ne restait qu’à la faire flamber. Les lueurs bleues et rougeâtres qui emplissaient le salon et se reflétaient dans les glaces arrachèrent des exclamations à quelques-unes de ces dames. « Que c’est beau, que c’est beau ! »
Une idée vint alors au « baron ».
— Ce serait bien plus beau encore, dit-il, si on éteignait les lustres !
— Oui, oui, répondit-on de toutes parts.
Les deux candidats en théologie grimpèrent sur des chaises, et bientôt après le salon ne fut plus éclairé que par les lueurs bleuâtres qui voltigeaient au-dessus du bassin de simili-argent contenant la boisson alcoolique.
Le baron procéda à une première distribution de punch ; les dames s’écrièrent avec une grimace que c’était « trop fort ». Mais elles burent tout de même.
Le baron était en veine. Il fit une autre proposition. Il demanda à deux de ces dames, qu’il connaissait au point de les appeler par leur petit nom, de donner à l’honorable société une « petite séance », en reproduisant un groupe académique que l’on venait d’envoyer au Musée et qui faisait fureur et scandale. Cela représentait l’Amour et l’Amitié.
Les deux dames — l’une appartenait à la catégorie des athlètes et l’autre à celle des blondes mièvres — ne se firent pas prier bien longtemps. Dépouillées de tous leurs atours, ajustements et colifichets, elles se montrèrent sans le plus léger voile, reproduisant fidèlement le groupe académique. Cela leur valut des bravos et des compliments.
— A la bonne heure, fit le baron… en faisant circuler de nouveaux verres de punch, voilà qui est bien… Vrai… tout le monde ne pourrait pas en montrer autant… Hé ! hé !
Une toute jeune femme, très brune, très grassouillette, sur laquelle le champagne et le punch avaient visiblement opéré, s’avança vers l’espion :
— Qu’est-ce qu’il dit ce baron sans le sou ?… ce pleutre… nous ne pourrions pas en montrer autant que ces chiffes… Tiens, regarde donc… regarde donc… mais regarde donc…
Et pour bien convaincre de mensonge l’audacieux qui paraissait douter de l’authenticité de ses charmes, à chaque « regarde donc », la petite brune enlevait et jetait au hasard un objet faisant partie de son costume. Robe, jupons et le reste, tout y passa.
Le baron présenta ses excuses.
— Pas voulu parler de vous…, fit-il, tout est vrai ici !… Voyez, messieurs… aussi ferme que mur de forteresse… pourrait résister aux bombes ! pas voulu parler de vous, belle enfant !
— De qui, de qui avez-vous voulu parler, de qui ? demandèrent les autres dames, dont les yeux émerillonnés avaient des lueurs de phosphore… Est-ce de moi ? est-ce de moi ? Et toutes imitèrent l’exemple de la petite brune. En moins de cinq minutes, un véritable vestiaire s’était amoncelé dans un des coins du salon, et toutes, Caroline, Henriette, Hélène, Juliette, Lina, avaient le droit d’ambitionner un seul nom, celui d’Ève, puisqu’elles portaient toutes le costume sommaire de la compagne d’Adam.
Un tel spectacle ne pouvait laisser froids les habitués du bazar de Mme Krause. Que diable ! on n’est pas « de bois ». Van Owen lui-même, qui paraissait d’abord taciturne et morose, et n’avait pas prononcé une seule parole, se dérida ; il s’en prit à la petite brune replète.
Seul le capitaine de la garde regardait le tableau en philosophe impassible, le cigare à la bouche, en achevant de vider une bouteille de vin de Champagne déposée à côté de lui.
Quelqu’un proposa de danser. Le Landrath se mit au piano et attaqua une valse viennoise de Lanner, le rival du vieux Strauss.
— Halte ! fit le « baron » quand les couples commencèrent à tourner, halte !… une proposition… ces dames en costume naturel… adorables !… nous autres pouvons pas garder vêtements… impossible, sur l’honneur… impossible ! Propose que nous dansions en costume naturel… nouvelle danse… quadrille des Sauvages…
— Nous garderons nos bottes et nos lorgnons, s’écria l’un des candidats en théologie.
Cette proposition fut acceptée à l’unanimité.
Bientôt le quadrille des Sauvages fut organisé, le vestiaire des hommes établi en face du vestiaire des dames, et les couples se firent vis-à-vis. Van Owen s’était décidément apprivoisé ; il regardait tendrement la blonde, dont il entourait de son bras nu le corps à la peau rosée et douce.
— Allons, en place, première figure !… fit le « baron ».
Le Landrath attaqua un quadrille parisien. D’abord on dansa avec une gravité affectée, comme dans un salon collet-monté, à une soirée de contrat. Les dames feignant de ramasser leurs robes absentes s’inclinaient en faisant la révérence, les messieurs exécutaient gravement et en mesure les pas, contre-pas et entrechats que leur maître à danser leur avait enseignés. L’effet de ces balancements, de ces échanges de révérences, de ces croisés, de ces pirouettes, était des plus comiques, étant donné le costume très sommaire des danseurs. Mais peu à peu, de part et d’autre, on commençait à sentir la griserie de l’orgie ; on marquait les figures avec plus d’animation ; le cérémonial raide et prétentieux fut remplacé par le plus grand laisser-aller ; à la fin, les règles du quadrille furent complètement méconnues, danseurs et danseuses s’enlacèrent comme dans une ronde de démons. Les flammes ravivées du punch éclairaient comme de grands jets électriques cette scène, qu’un peintre aurait pu intituler « l’Apothéose de la luxure », lorsque les portières se soulevèrent et une voix formidable fit entendre ces mots : « Que personne ne bouge ! »
En même temps Mme Krause apparut en gesticulant, suivie de son « Arlequin », qui poussait des aboiements aigus :
— La police ! la police ! criait-elle, oh ! quel malheur !
Un des agents imposa silence à la vieille ; on fit passer les dames à gauche et les hommes à droite, et lorsque ceux-ci furent habillés, ils durent donner leurs noms, adresses et qualités.
Assis devant un guéridon, Stieber verbalisait.
Un mois après, Mme de Hagen obtenait son divorce, et un an plus tard, elle épousait son chambellan, qui tint sa promesse et fit le plus grand éloge de Stieber dans son clan.
A partir de ce moment, le chef de la sûreté n’eut plus à lutter contre les hostilités qui avaient entravé sa carrière au début.
Quant à M. van Owen, on ignora ce qu’il était devenu.
Le directeur de la police générale, M. de Hinkeldey, avait eu l’art de capter la confiance du roi.
L’éclat de sa position auprès du souverain excitait l’envie et la jalousie d’une foule d’autres courtisans. Les adversaires les plus violents du directeur général de la police étaient les membres du parti féodal pur.
Cependant le ministère alors aux affaires en Prusse, avec M. de Manteuffel pour président du conseil, était suffisamment réactionnaire ; il avait habilement escamoté une à une toutes les conquêtes de 1848, toutes les garanties que la Constitution de 1830, dite « charte Waldeck », avait assurées à la liberté de la presse et à la liberté individuelle. Mais, tout réactionnaire qu’il fût, M. de Manteuffel maintenait la fiction constitutionnelle ; il n’annihilait pas les deux Chambres, il se refusait à rétablir le roi absolu, et le seul pas qu’il fit pour retourner au système féodal, ce fut de charger les grands propriétaires de rendre la justice sur leurs terres dans les cas de simple police.
Ce n’était pas assez aux yeux des seigneurs, qui avaient désiré rétablir la suprématie absolue de la noblesse et faire revivre les traditions du moyen âge dans toute leur primitive candeur.
La reine Élisabeth, — l’épouse mystique beaucoup plus que réelle du roi, — favorisait ces tendances ultra-réactionnaires et encourageait toutes les conspirations dirigées contre le ministère et la plupart des hauts fonctionnaires accusés de libéralisme.
M. de Hinkeldey était surtout « visé » par les « féodaux ». On savait qu’il conférait tous les jours avec le roi, soit dans le petit salon tendu de damas jaune et orné de la statue de Frédéric le Grand, au château de Berlin, soit à Potsdam, dont le roi préférait de beaucoup le séjour à celui de la capitale. Sa Majesté se faisait raconter par le menu les petits scandales, les histoires de tripots et d’alcôves, les aventures croustillantes dont la police était appelée à s’occuper. Le roi, qui méritait de plus en plus le sobriquet de « Fritz-Champagne », que le peuple lui avait donné, était toujours de fort belle humeur quand M. de Hinkeldey arrivait avec son bagage d’anecdotes et d’indiscrétions piquantes. Tout en écoutant le grand chef de la police, Frédéric-Guillaume prenait du thé, mais un thé fortement étendu de rhum de la Jamaïque et « d’arrac » ; et, à chaque historiette qui lui était contée, sa belle humeur augmentait ; il lâchait des mots de plus en plus risqués, il se livrait à des éclats de rire qui ébranlaient les murs du palais. Parfois ces éclats de rire duraient plus longtemps que ne le comportaient des accès de gaieté chez un homme tout à fait sain d’esprit. Ils se terminaient par un hoquet et des contorsions qui pouvaient faire prévoir déjà alors quelque fâcheuse catastrophe.