La police secrète prussienne
XII
La police prussienne à Versailles redouble d’activité. — Communications secrètes entre Paris et les Allemands. — Emprisonnement de MM. de Raynal et Harel. — Perquisitions chez M. Alaux. — Son arrestation. — Les menaces de M. Stieber. — Incarcération de M. Rameau et de deux de ses adjoints. — Les petites spéculations d’un préfet prussien. — Un colonel prussien déguisé en franc-tireur chez le général Trochu. — Jules Favre à Versailles. — Il loge, sans le savoir, chez le chef de la police. — M. de Bismarck le fait garder à vue et Stieber trouve moyen de lui enlever ses journaux. — La proclamation de l’Empire allemand. — Les dames Stieber arrivent à Versailles. — Départ des Allemands.
La fin du siège de Paris fut marquée par un redoublement extraordinaire d’activité et de zèle de la part de la police du quartier général.
Stieber était sur les dents. L’espionnage avait été organisé avec ce soin minutieux et cette méthode scientifique que les Allemands du Nord appliquent à toutes choses. La police de campagne avait embrigadé de préférence ceux qu’un long séjour à Paris ou dans les environs, en qualité d’ouvriers, de commis ou d’employés, avait familiarisés avec les lieux et la langue française. Ces espions, qui, la plupart, avaient des accointances secrètes dans la capitale assiégée, réussissaient assez facilement à traverser les lignes, et allaient souvent passer quatre ou cinq jours dans Paris. Ils revenaient avec des dépêches qu’on apportait immédiatement à M. de Bismarck[51]. Quand Félix Pyat annonça dans le Combat l’ouverture d’une souscription pour donner un fusil d’honneur à celui qui tuerait le roi de Prusse, la police redoubla de surveillance autour de la personne de Sa Majesté, et des perquisitions domiciliaires avaient lieu chaque jour, n’aboutissant le plus souvent qu’à la découverte d’une canne à épée ou de quelque journal français que les agents de M. Stieber saisissaient avec une véritable joie.
[51] Les espions prussiens faisaient aussi passer des renseignements avec la correspondance des diplomates étrangers. Voici ce que relate dans son journal le Dr Busch, à la date du 20 décembre : « Au thé, Halzfeld me dit qu’il avait entre les mains, au sujet de l’état des choses à Paris, un papier qui était sorti avec la correspondance de Washburne. Il était parvenu à le déchiffrer, sauf quelques mots. Il me le montra, et, réunissant nos lumières, nous parvînmes à le comprendre. Les renseignements semblaient donnés en connaissance de cause, et conformément à la vérité. »
Il n’était, du reste, pas très difficile de sortir de Paris. M. Gack père nous a raconté qu’un jour il vit un char chargé d’un tonneau s’arrêter devant son restaurant, à la tombée de la nuit. Il en sortit son fils, qui était dans un régiment de marche parisien. Un officier prussien, habitué de la maison, l’aperçut ; il lui donna une heure pour regagner les lignes françaises, — comme il était venu, — caché dans son tonneau.
La terreur policière pesait donc sur les Versaillais. Des actes arbitraires les plus révoltants rappelaient aux habitants du chef-lieu de Seine-et-Oise sous quel régime ils vivaient.
Un matin, deux jeunes magistrats, MM. de Raynal et Harel, furent emprisonnés, menacés d’être fusillés et finalement conduits dans la forteresse de Minden.
Leur crime ?
M. de Raynal, qui habitait la même maison que M. de Moltke, tenait une sorte de journal des événements qui s’accomplissaient sous ses yeux. Le carnet dans lequel il écrivait ses notes fut découvert par un agent secret ; aussitôt une accusation d’espionnage et de connivence avec l’ennemi fut dressée contre le jeune magistrat.
M. Harel se trouva impliqué dans cette affaire parce que, malgré les tentatives doucereuses du lieutenant de police Zerniki et les apostrophes brutales de M. Stieber, il se refusa à donner des renseignements qui auraient pu charger son ami et collègue.
La situation de ces deux jeunes gens, très aimés à Versailles, avait provoqué de nombreuses interventions et interversions.
Stieber recevait les pétitionnaires avec des railleries cruelles : — « Ce pauvre M. de Raynal, disait-il en soupirant, il aura une balle dans le front. C’est malheureux, il faut un exemple, et pourtant je le regretterai ! J’ai lu son Journal ; il me plaît beaucoup, ce jeune homme ; s’il en réchappe, je lui donnerais volontiers une de mes filles en mariage… Ah ! c’est vrai, il est marié depuis peu… reprenait l’implacable policier. Alors, c’est doublement dommage. »
Heureusement que ni M. de Raynal ni M. Harel n’eurent de « balle dans le front » ; ils en furent quittes pour une détention de quelques semaines ; mais un journaliste, M. d’Alaux, n’échappa au conseil de guerre et à ses conséquences que grâce à la conclusion de l’armistice. Cet écrivain avait assisté aux débuts de l’invasion. Chargé par le Journal des Débats de suivre l’armée du Rhin, au lieu de rentrer à Paris, il attendit la suite des événements à Versailles, où il comptait beaucoup d’amis. Laissons-le raconter lui-même ses aventures :
« Le 27 décembre 1870, écrit-il à M. Delerot, je passais la soirée avec vous chez notre ami M. Scherer ; vous m’avertîtes de me mettre en règle avec certain arrêté récent de la police allemande, qui enjoignait aux personnes étrangères à la ville de se procurer une carte de séjour, qui était délivrée par un officier prussien. Il était convenu que deux d’entre vous, le lendemain, me serviriez de répondants à la mairie.
« Le lendemain, en m’éveillant, je maudissais et cherchais les moyens d’éluder la nécessité de cette sortie, souffrant que j’étais de douleurs rhumatismales aiguës, compliquées d’une angine, quand un bruit de pas et de crosses de fusils retentit dans mon escalier et s’arrêta à ma porte. On frappa. J’ouvris. Une espèce d’argousin, dans le costume râpé traditionnel, me demanda mes papiers. Cet argousin n’était rien moins que le lieutenant de police Zerniki, qui, pour la circonstance, avait pris le costume de l’emploi. Je lui remis mon passeport, et comme je n’étais pas habillé, j’allais me coucher, quand il m’invita à le suivre ; le mot « correspondant des Débats » qu’il avait lu sur mon passeport paraissait l’avoir surexcité singulièrement. Il ouvrit les tiroirs d’une commode, à peu près seul meuble de ma chambre, et prit tous les papiers qu’il y trouva, y compris quelques feuillets pelotonnés de papier pelure qui avaient servi d’enveloppe à de menus objets. Il y découvrit aussi un numéro du Gaulois sur lequel notre ami Scherer avait un jour tracé plusieurs fois son nom. J’avais gardé ce numéro parce qu’il contenait le premier récit qui me fût parvenu sur la révolution du 4 Septembre.
« La vue du Gaulois provoqua sur la physionomie de l’agent un mélange de colère et de triomphe. Il me dit :
« — Vous connaissez M. Angel de Miranda ?
« — Non.
« — Oh ! oui, vous le connaissez ! Habillez-vous vite ! »
« Je n’appris que plus tard qu’à propos d’articles du Gaulois cet écrivain avait eu maille à partir avec la police prussienne. Arrêté à Versailles, il avait été interné en Prusse, d’où il avait réussi à s’évader ; et le récit qu’il avait publié de son aventure n’était rien moins que flatteur pour la police prussienne.
« Zerniki sortit un instant, mais revint précipitamment, comme s’il avait oublié un détail essentiel dans ses perquisitions : il souleva mes couvertures, mes draps et mes matelas, qu’il jeta par terre. Or, entre le sommier et le matelas, j’avais l’habitude de mettre, en me couchant, à portée de ma main, les livres ou papiers que je voulais lire dans mon lit, et ce matin-là il s’y trouvait un calepin contenant un fouillis de notes de toute nature, où j’avais inscrit, entre autres choses, différentes mentions de mon passage à travers l’armée allemande, de Rethel à Sedan et en Belgique. L’argousin faillit pousser un cri de joie et me dit d’un air de satisfaction visible :
« — Allons, marchons !… »
« Je lui demandai, vu mes douleurs rhumatismales, de donner l’ordre à ses hommes de ne pas me faire marcher trop vite.
« — Soyez tranquille, on va vous mettre au chaud.
« — Monsieur a le mot pour rire, lui dis-je, sans daigner insister sur ma prière.
« Et comme je descendais assez bien les premières marches : « Tenez ! reprit-il, voilà que cette petite promenade vous fait déjà du bien ! »
« Il resta chez moi pour continuer ses fouilles, mais du haut de l’escalier il avait donné en allemand une recommandation au chef de l’escorte. Je n’en compris le sens qu’à l’arrivée à la prison. Sur l’aveu que j’avais fait de ma difficulté à marcher, il avait jugé piquant de donner l’ordre qu’on me fît faire un trajet au moins quadruple en longueur ; car de la rue des Tournelles, où je demeurais, au lieu de me faire descendre vers la rue Saint-Pierre, on me fit préalablement remonter jusqu’à la grille de Satory.
« Je dois dire que mon escorte se modelait sur mon pas très lent avec un air de patience ennuyée. La ville était à cette heure à peu près déserte. Ce surcroît de trajet m’était d’autant plus pénible que la rue était couverte de verglas et de neige fondue… »
Ce fut Stieber lui-même que l’on chargea de l’instruction.
Le grand maître de la police présenta au journaliste quelques feuillets de papier pelure contenant des projets d’articles et de correspondances pour le Journal des Débats.
Dans l’une, M. d’Alaux racontait le viol d’une femme de Rethel par un officier prussien, et dans une autre M. d’Alaux défendait la théorie de la levée en masse contre l’ennemi.
— Je n’ai fait, répondit-il, que demander à mes compatriotes d’agir comme vous avez agi vous-mêmes en 1813.
— Nous en avons fusillé pour moins que cela, dit Stieber ; et sur l’ordre du lieutenant Zerniki, le malheureux journaliste fut reconduit dans un cachot très sombre et très humide, où, sans la généreuse assistance d’un citoyen de Versailles, M. Hardy, la providence des prisonniers, il serait mort de froid. Enfin, le 2 février M. d’Alaux fut mis en liberté, après trente-six jours de détention.
Le maire de Versailles, l’indomptable M. Rameau, et deux de ses adjoints furent également emprisonnés. Ce fut dans une cellule de la rue Saint-Pierre que le premier magistrat municipal de Versailles vit lever l’aurore de l’année 1871, succédant à l’année terrible 1870. Son incarcération rappelle à s’y méprendre les histoires de brigands calabrais, qui tiennent les voyageurs sous clef jusqu’au payement d’une rançon. M. de Brauchitsch, qui joignait l’utile à l’agréable, s’était associé avec un fournisseur allemand nommé Baron, dont il voulut imposer les services à la municipalité par la création d’un « entrepôt » de marchandises que la ville devait tenir à la disposition des autorités allemandes pour le cas de disette. C’était une fantaisie administrative de M. le préfet de Seine-et-Oise, soufflée par son associé, car les denrées de toute espèce ne manquaient pas à Versailles. Mais le pacha Brauchitsch avait ordonné d’établir l’entrepôt jusqu’au 8 décembre au plus tard ; il fallut obéir. Les négociants de Versailles se constituèrent en syndicat au capital de 300,000 francs ; seulement, au lieu de traiter avec le sieur Baron, ils passèrent un contrat avec un autre fournisseur également allemand, M. Hischler, qui, accompagné de deux négociants délégués par leurs collègues, partit pour Mannheim afin d’y acheter les denrées : café, sucre, bougies, farines, sel, etc.
Le sieur Baron et le préfet Brauchitsch étaient roulés. Mais ils se vengèrent.
Un agent de police fut expédié le long de la ligne de Lagny à Reims, avec l’ordre pour les chefs de gare et les commandants d’étapes, de retenir sous différents prétextes le convoi destiné au syndicat versaillais, et de susciter des difficultés, de façon à empêcher les denrées d’être rendues à Versailles pour le délai du 8 décembre.
Cette petite machination réussit.
A chaque instant le malheureux convoi était entravé dans sa marche ; tantôt les permis n’étaient pas en règle ; tantôt il fallait laisser passer un train militaire ; à une station, il n’y avait pas d’eau pour la locomotive, etc., etc.
En apprenant — ce qu’il savait fort bien — que le 8 décembre l’entrepôt n’était pas ouvert, conformément à ses prescriptions, M. de Brauchitsch entra dans une grande colère, et malgré toutes les objections, toutes les raisons qu’on fit valoir, l’associé du sieur Baron frappa la ville de Versailles d’une amende de 50,000 francs pour ce retard dont il était la cause !
M. Rameau se refusa avec la plus grande énergie à subir cette pénalité injuste, préférant se laisser incarcérer avec ses adjoints.
Mais les membres du syndicat voulurent éviter une plus longue captivité à des magistrats qui s’étaient acquis l’estime générale. Ils payèrent de leurs deniers la rançon de leurs édiles, qui purent, après quelques jours de repos forcé, reprendre leurs fonctions.
Tandis que la police « stiebérienne » veillait avec tant de rigueur sur les relations possibles des habitants de Versailles avec les Parisiens, elle inondait la capitale assiégée de ses espions ; grâce à l’inexpérience des jeunes gardes mobiles et des gardes nationaux, les émissaires arrivaient assez facilement à rompre la ligne des avant-postes et des grand’gardes, à l’aller et au retour, surtout dans les derniers temps du siège, où la démoralisation s’était emparée des troupes régulières, et où le froid tout à fait extraordinaire de l’hiver contribuait aussi à relâcher la surveillance. Parmi les agents secrets que Stieber envoyait ainsi dans la capitale, se trouvaient non seulement des hommes de la police, mais aussi des officiers de l’armée.
Un colonel, S…, d’origine française, élevé dans ce que l’on appelle à Berlin la « Colonie » des anciens réfugiés de l’Édit de Nantes, parlant notre langue avec toutes ses nuances et ses expressions d’argot, s’était fait sous ce rapport une réputation spéciale.
Tantôt déguisé en Don Juan de barrière, avec une blouse blanche (l’Alphonse n’était pas encore inventé), tantôt en chasseur de chiens « pour gigots », profession très lucrative pendant l’hiver de 1870, il s’insinuait dans les faubourgs parisiens et revenait avec des journaux et des renseignements sur les tendances de la population des quartiers excentriques.
Grâce aux indications du colonel S…, M. de Bismarck pouvait prévoir qu’en laissant les armes à la garde nationale de ces faubourgs il rendait possible et inévitable un soulèvement anarchiste.
Dans un des premiers jours de janvier, cet émissaire fit le pari avec quelques officiers, non seulement de pénétrer dans Paris, mais de parler au général Trochu.
La gageure fut tenue.
Justement il y avait à l’ambulance du Château un franc-tireur de la « branche de houx » très grièvement blessé. Le bataillon de la « branche de houx » était composé d’artistes, de littérateurs, etc., commandés par un romancier de talent, M. Paul Mahalin. L’équipement était un peu théâtral et rappelait le costume de Fra Diavolo, ce qui n’empêchait pas les « branches de houx » de faire très crânement leur devoir dans de nombreuses escarmouches et reconnaissances du côté de Rueil et de la Malmaison, où ils étaient campés. C’est dans une de ces rencontres que le franc-tireur couché dans l’ambulance du Château avait été blessé et fait prisonnier.
En vertu d’une réquisition du chef de la police, le directeur de l’ambulance dut livrer à un agent les vêtements et les papiers du Français moribond.
Le même jour les Krupp tonnaient avec violence, car le bombardement de Paris, depuis si longtemps annoncé, venait de commencer, à la grande joie des pieux pasteurs et des sensibles dames de Berlin, qui demandaient à cor et à cri l’anéantissement de Babylone ; — le même jour, le poste des gardes nationaux de marche placé près du pont de Sèvres assistait à la scène suivante :
Quatre soldats prussiens poursuivaient un individu vêtu en franc-tireur ; ce dernier, après avoir échappé miraculeusement aux coups de fusil[52] de ses persécuteurs, se précipita dans la Seine et traversa le fleuve à la nage, se souciant fort peu de la température glaciale de la rivière. Arrivé sur l’autre rive, le franc-tireur se jeta dans les bras du chef de poste et l’embrassa en criant : Vive la France !
[52] Parbleu ! les dreyse étaient chargés à poudre.
On le conduisit dans une maison que les obus avaient à moitié effondrée et où les hommes de garde avaient installé leur campement ; on lui offrit du cognac et il put se chauffer à l’aise devant un grand feu.
— Il faut, dit le franc-tireur, que je voie le gouverneur de Paris, j’ai des renseignements de la plus haute importance à lui confier ; faites-moi accompagner par deux de vos hommes, capitaine ; il est juste que je me montre à lui entouré de mes sauveurs.
Le capitaine ne voulut laisser à personne l’honneur de présenter au gouverneur de Paris un Français miraculeusement échappé, sous ses yeux, aux balles de l’ennemi.
Il remit le poste au lieutenant et tous deux partirent pour le Louvre.
En franchissant la porte d’Auteuil, ils durent se jeter à plat ventre pour éviter d’être atteints par les éclats d’un gros obus lancé par les batteries de Meudon. Dans le village d’Auteuil et sur le quai, ils trouvèrent les traces des projectiles allemands, dont les gamins et les gardes nationaux étaient occupés à ramasser les éclats. D’autres gardes jouaient au classique bouchon sans se préoccuper du péril. En route, le franc-tireur raconta son odyssée. Il avait été blessé, fait prisonnier, et il s’était échappé de l’ambulance au moment où il allait être transféré en Allemagne.
Trois jours il avait erré sans manger, dans les bois ; il s’était ainsi rapproché de la Seine, quand ces « gredins de Prussiens » l’avaient surpris.
— Vous avez eu bigrement de la chance, lui dit le capitaine, car ces jean-f… vous ont envoyé une quinzaine de coups de fusil au moins.
— Bah ! répondit le franc-tireur en souriant dans sa moustache…
Dans son spacieux cabinet du Louvre, debout devant la cheminée, où brûlait un grand feu de bois, le gouverneur de Paris dictait un ordre à un jeune aide de camp qui écrivait, assis à une immense table chargée de paperasses, de cartes, de plans. D’autres aides de camp allaient et venaient, glissant quelques mots à l’oreille du général Trochu, qui y répondait par un mouvement de tête indiquant son approbation.
— Mon général, fit à voix basse un des officiers, il y a là un franc-tireur qui arrive en droite ligne de Versailles ; il a des communications importantes à vous faire, à ce qu’il dit.
— Peuh ! Ce sera encore quelque historiette insignifiante, fit le général ; mais faites entrer.
Le franc-tireur et son compagnon furent introduits auprès du gouverneur de Paris.
Nous ne savons pas quels furent les renseignements qu’il put fournir au général ; ce que nous pouvons assurer, c’est que vingt-quatre heures plus tard, à Versailles, M. le colonel S… remettait à Stieber des renseignements très précis et très authentiques sur les forces de la capitale et les probabilités de la capitulation prochaine. Nous savons aussi que cette nuit-là, tandis que l’écho apportait le bruit du bombardement, il y eut un grand souper de quinze couverts aux Réservoirs, qui se prolongea jusqu’au matin. C’était le prix du pari gagné par le colonel S…
Trois semaines plus tard, Jules Favre arrivait à Versailles négocier la reddition de Paris. Au pont de Sèvres, on le fit monter dans une vieille voiture conduite par un cocher qui était un agent secret de Stieber.
M. de Bismarck avait recommandé à son chef de police de surveiller M. Favre de très près.
Stieber montra en cette occasion les ressources d’un policier hors ligne : il prépara une chambre pour M. Jules Favre dans la maison même où la police prussienne avait établi ses bureaux. Le ministre français y fut mené à son insu, et, sans se douter de rien, pendant tout le temps qu’il passa à Versailles, il coucha dans le lit du lieutenant de mouchards, Zerniki !
Stieber, qu’il ne connaissait pas et dont il ignorait les fonctions, lui préparait son thé.
En arrivant à la maison du chef de police, M. Jules Favre fut reçu par le commissaire Kaltenbach, dont l’air paterne et débonnaire n’inspira pas la moindre méfiance au ministre de la Défense nationale. Kaltenbach jura ses grands dieux qu’il ne pouvait y avoir pour un bon Français et un enfant de Versailles de plus grand honneur que d’abriter sous son toit un homme aussi illustre que le grand avocat.
Jules Favre se laissa si bien prendre au piège, que, dans la conversation qu’il eut avec le prétendu bourgeois de Versailles, il laissa échapper plusieurs renseignements précieux sur la situation de Paris. Le collaborateur de Stieber les fit aussitôt transmettre à M. de Bismarck.
Celui-ci tenait absolument à savoir au juste ce qui se passait dans la capitale avant d’engager les négociations.
Dès que le ministre français fut installé au deuxième étage de la maison du boulevard du Roi, M. de Bismarck appela le chef de la police et lui dit :
— Jules Favre doit avoir emporté des journaux de Paris pour les lire en route… Il faut que vous me les procuriez. Je n’ai pas encore reçu le courrier de ce matin…
Stieber réfléchit un instant :
— Vous les aurez, répondit-il, et il retourna chez lui en réfléchissant.
Dans une lettre à sa femme, Stieber raconte que l’idée lui vint d’enlever tout le papier des water-closet et de défendre à son personnel d’en donner, afin d’obliger M. Jules Favre à se servir de ses journaux, quand les besoins de la digestion se feraient sentir.
Ce qu’il avait prévu arriva.
Le ministre français dut employer le papier qu’il avait dans ses poches.
Et dès qu’il eut quitté les lieux d’aisance, le chef de la police courut s’emparer non seulement de tout ce qui restait des journaux parisiens du jour, mais aussi de ce qui avait été employé.
Les endroits maculés furent lavés, et le tout fut sur-le-champ envoyé à M. de Bismarck.
La surveillance exercée par les agents de la police secrète sur le ministre français fut telle, qu’il fut impossible à un véritable habitant de Versailles d’approcher de M. Jules Favre pour l’avertir du traquenard dans lequel on l’avait fait tomber.
Ce ne fut qu’à son second voyage que le négociateur français put être mis sur ses gardes, et qu’il observa la réserve qu’il fallait.
La veille du 18 janvier, jour choisi pour la proclamation de l’empire allemand, la police secrète fut toute la journée et toute la nuit sur pied. Versailles était plein de princes allemands, de grands personnages, de hauts dignitaires sur la vie desquels il fallait spécialement veiller. Si la fête préparée dans la Galerie des Glaces allait être interrompue par quelque bombe lancée du dehors, quelle responsabilité pour le chef de la police de campagne !
Stieber fit expulser des ambulances toutes les personnes qui lui parurent suspectes, et il ordonna à ses agents de dresser une liste très minutieuse et très détaillée de tous les habitants de Versailles. Chacun fut tenu, sous peine de la prison, de remplir un formulaire indiquant son âge, sa parenté, sa profession, ses antécédents, etc. « Les dames, écrit le policier à sa femme, trouvent inouï que j’exige la déclaration exacte de leur âge. Elles disent que je suis un homme méchant… Si par hasard tu avais encore quelques craintes au sujet de ma vertu, tu peux être rassurée maintenant. Il n’est pas une femme de Versailles qui ne me voue aux gémonies et ne me déteste comme le péché[53]. »
[53] Le 24 décembre, Stieber écrivait déjà de Versailles à sa « chère bonne femme » : « On ne se figure pas la haine que nous portent les Français. Les femmes sont encore plus surexcitées contre nous que les hommes. Ah ! nous ne comprenons vraiment pas qu’on puisse croire que nous fassions la cour aux Françaises. Une Française cracherait à la figure de la femme qui oserait nous adresser un sourire. Soyez tranquille. Avec la meilleure volonté du monde, il ne nous est pas possible de commettre la moindre infidélité… »
La cérémonie de la proclamation de l’empire allemand se passa sans incident. Tandis que le roi, entouré de son cortège de princes allemands, allait, le casque à la main, prendre place sous le dais orné de drapeaux militaires placé en face de l’autel dressé dans la somptueuse galerie du château de Versailles ; que les pasteurs luthériens, en robe noire, psalmodiaient leurs tristes cantiques d’allégresse, et que l’assistance proclamait Guillaume « empereur d’Allemagne au nom de Dieu », les habitants de Versailles se calfeutraient soigneusement dans leurs logis, bien décidés à ne pas sortir de toute la journée.
Pendant l’armistice, Stieber, probablement pour soulager cette fidélité forcée qui lui pesait tant, fit venir à Versailles sa femme et une de ses filles.
Ces deux dames — particulièrement la plus jeune — furent très courtisées par les beaux messieurs de l’état-major. Elles tenaient salon, recevaient chaque soir, donnaient de petites fêtes, pendant que papa Stieber était toujours par voies et par chemins, à la piste de ceux qui auraient pu en vouloir à la vie du nouvel empereur et à celle de M. de Bismarck.
Le 9 mars, le chancelier quitta Versailles, et le chef de la police prussienne put enfin « remercier Dieu à deux genoux d’être délivré de cette sensation pénible de se tenir constamment sur ses gardes, un revolver chargé dans sa poche… »