La police secrète prussienne
V
M. de Hinkeldey et M. Stieber à la tête de la police. — Comment étaient traités les créanciers de MM. les officiers. — Ordre du roi de supprimer les tripots. — L’expédition de M. de Hinkeldey au Jockey-Club. — Les susceptibilités de M. de Rochow. — Affront public fait à M. de Hinkeldey. — Celui-ci prend la résolution de se battre. — Un dîner de gala à Potsdam. — M. le pasteur Richter. — M. de Hinkeldey est tué par M. de Rochow. — Souscription à la Bourse de Berlin. — Le roi suit le convoi de M. de Hinkeldey. — Le prince Napoléon à Berlin. — Folie et mort de Frédéric-Guillaume.
Nous arrivons maintenant à un événement des plus poignants, qui eut une grande portée politique, et qui, en précipitant peut-être le dénouement d’une crise, provoqua un changement de front dans les procédés et la manière d’être oppressive et tracassière de la police prussienne. Nous voulons parler du duel dans lequel fut tué d’un coup de pistolet le grand maître de cette police, le confident de Frédéric-Guillaume, M. de Hinkeldey.
Pour comprendre les origines de cette rencontre, qui se termina d’une façon si tragique, il est nécessaire que nous disions encore quelques mots de cette police, qui, avec MM. de Hinkeldey et Stieber pour chefs, fut l’instrument par excellence de la réaction en Prusse, alors que l’état de siège et la dictature militaire avaient cessé depuis longtemps.
Cette police était un véritable Protée ; elle revêtait toutes les formes, s’affublait de tous les costumes, se manifestait sous toutes les espèces. Elle se mêlait de ce qui ne la regardait et de ce qui ne la concernait pas ; elle était une complice pour ceux qui jouissaient de hautes protections ou à qui était familier l’art de gagner les bonnes grâces de ses séides ; par contre, elle inspirait la terreur à tous ceux qui ne réunissaient pas les conditions indiquées. M. Stieber et ses sous-ordres avaient surtout à intervenir dans les contestations entre créanciers et débiteurs. En pareil cas, on arrêtait tout simplement les débiteurs récalcitrants ou les créanciers trop exigeants (selon que l’adversaire de l’un ou de l’autre s’était entendu avec l’autorité) et on les gardait sous clef jusqu’à ce qu’ils se fussent arrangés avec l’autre partie. Il va sans dire que celles des parties pour qui la police s’était mise en campagne ne manquait pas de témoigner sa reconnaissance en espèces sonnantes et trébuchantes. C’était là le casuel attaché aux différentes places ; et franchement, comme tout ce monde de fonctionnaires était assez chichement payé, il ne faut pas s’étonner si ces messieurs battaient monnaie comme ils pouvaient.
L’intervention de la police était surtout fréquente quand il s’agissait de dettes d’officiers. Hâtons-nous de dire que les individus contre lesquels on procédait n’étaient pas bien intéressants. Il s’agissait, la plupart du temps, d’affreux usuriers, de marchands de crocodiles empaillés comptant 100 à 1,000 (oui, mille pour cent !) d’intérêts, et parfois même de véritables escrocs, qui faisaient souscrire des billets, promettaient de les « passer » et ne remettaient rien à leur victime, qui, à l’échéance, était cependant obligée de payer l’effet. Ces oiseaux aux griffes et au bec crochus ne se contentaient pas de billets, ils exigeaient de leurs créanciers un « revers » dans lequel ceux-ci s’engageaient SUR LEUR HONNEUR DE GENTILHOMME ET D’OFFICIER à payer à l’échéance l’effet souscrit.
Ce document s’appelait un Ehrenschein.
Entre les mains de l’usurier, c’était une arme terrible ; car, si le non-payement de la valeur souscrite n’exposait le malheureux qu’à des poursuites civiles, la production de l’Ehrenschein pouvait le faire chasser ignominieusement de l’armée et le mettre au ban de la société.
Les officiers contractaient beaucoup de dettes ; ils y étaient forcés par l’exiguïté de leur solde, et puis c’était de bon ton. Il y eut de nombreux suicides et des désertions, à un tel point que le roi Frédéric-Guillaume s’en émut.
Il fit appeler Stieber à Potsdam.
— Il faut que vous tiriez mes officiers des griffes de ces juifs, dit-il ; cela devient inquiétant ; informez-vous de tous ceux qui ont des dettes. Saisissez les billets, faites venir l’usurier et offrez-lui le remboursement de l’argent réellement avancé avec les intérêts au denier cinq.
C’était, comme on le voit, le procédé dont use le père Poirier envers les créanciers de son noble gendre, dans la belle comédie d’Augier.
— Et, demanda Stieber, si l’usurier refuse l’arrangement ?
— Alors, il n’aura pas un liard et vous l’enverrez aux cinq cents diables.
Stieber a déclaré plus tard au cours d’un des procès qui lui furent intentés pour abus du pouvoir lors de l’avènement du ministère libéral, que si le roi lui eût donné l’ordre d’arrêter le premier ministre et ses collègues, il n’aurait pas hésité à exécuter cet ordre, sans se soucier de la Constitution et des lois existantes.
Il n’eut donc pas le moindre scrupule à agir selon les instructions de son royal maître. A partir de ce moment, ce fut dans le bureau du chef de la sûreté que les affaires d’intérêts de MM. les barons, comtes et autres officiers titrés de la garde furent « arrangées », et aucun de ces preux ne songea à récuser cette singulière juridiction.
L’usurier était obligé d’en passer absolument par les conditions que lui imposait son débiteur.
Que pouvait-il faire ? La police commençait par s’emparer du billet ; si le porteur se refusait à le livrer, on le fourrait en prison ; s’il l’avait remis à un avocat (faisant fonction d’huissier) pour entamer les poursuites, un agent de police muni d’un ordre formel se rendait chez l’homme de loi et s’emparait du titre de la dette. Le débiteur était libre d’indiquer telle somme qui lui convenait, comme lui ayant été réellement remise ; on ne croyait que sa parole et nullement le dire du créancier : de cette manière il arrivait que le chrétien, au lieu d’être volé par le juif, le volait.
Le roi avait déclaré qu’il payerait sur sa cassette le montant des traites, revu et considérablement réduit, quand l’officier serait trop pauvre pour acquitter lui-même la somme. A cet effet, Stieber fut mis en rapport avec le trésorier de la liste civile, M. Schœnnig, qui, à différentes reprises, lui remit des sommes importantes, trop importantes même au gré du roi, qui commençait à trouver que ses officiers avaient le double tort de souscrire trop facilement des billets et d’être trop souvent insolvables.
Sa Majesté s’entretenait un jour de l’inconvénient de cette situation avec M. de Hinkeldey, qui ne voyait pas de fort bon œil la faveur toujours croissante de son subordonné. Bien que son chef hiérarchique ne l’eût pas proposé le moins du monde pour cette distinction, Stieber avait reçu tout récemment l’ordre de l’Aigle Rouge. M. de Hinkeldey, sachant combien cette affaire des dettes d’officiers tenait à cœur au roi, s’efforça de se rendre utile.
— Voyez-vous, sire, fit-il, ce qui perd nos officiers, c’est le jeu effréné auquel ils se livrent. Les rapports de mes agents me signalent tous les jours l’ouverture de nouveaux tripots, où de petites fortunes sont aventurées sur une carte.
Le roi, qui, depuis quelque temps et surtout depuis l’affaire des dépêches Teschen, donnait des signes d’une irascibilité nerveuse extraordinaire, se traduisant par de véritables accès de fureur, frappa un grand coup de poing sur le guéridon de marbre devant lequel il était assis :
— Pourquoi tolérez-vous ces tripots ?… Parbleu ! ces messieurs trouvent cela très joli et très commode ; ils perdent, ils s’en vont faire des billets, et à l’échéance c’est la cassette royale qui paye. Eh bien ! non, il faut que cela finisse, je ne comprends pas que vous n’ayez pas encore agi.
— Mais, sire, objecta M. de Hinkeldey, c’est que les hôtes de ces tripots ne sont pas les premiers venus ; il y a parmi eux de grands noms, même des membres de la Chambre des Seigneurs.
— Qui, par exemple ?
— M. de Rochow, sire.
— Oui, il a toujours eu des goûts dissipateurs, celui-là. Où se réunissent ces messieurs ?
— A l’hôtel du Nord, où ils ont créé un « Jockey-Club ».
— Eh bien, monsieur de Hinkeldey, j’entends que dans les quarante-huit heures le Jockey-Club soit fermé et les scellés apposés sur les locaux où l’on joue ; c’est dit, n’est ce pas ?
M. de Hinkeldey s’inclina profondément et sortit, ne pouvant réprimer sur ses lèvres un sourire de satisfaction et de triomphe.
Une vieille inimitié existait entre M. de Hinkeldey et ce comte de Rochow, issu d’une des plus nobles familles de l’ancienne Prusse. Cette aristocratie considérait toutes les charges de l’État comme autant de fiefs qui lui revenaient de droit. Lorsqu’un étranger de petite extraction arrivait à une position importante, ces messieurs le regardaient comme un aventurier et ne lui marchandaient pas leur opinion. A plusieurs reprises, de petits conflits, des froissements avaient eu lieu entre le directeur de la police et le jeune comte ; M. de Hinkeldey était donc enchanté de pouvoir lui faire sentir son autorité.
Un soir de juillet 1855, pendant que la partie chauffait dans les salons du Jockey-Club, une expédition s’organisait à l’hôtel de la direction générale de police. Un commissaire recevait les dernières instructions du chef, tandis que quatre agents et une douzaine de gendarmes étaient réunis dans une grande salle voûtée, prêts à partir au premier signal.
A minuit la colonne s’ébranla. Agents et gendarmes rasèrent les maisons comme des larrons méditant un mauvais coup. Toutes les boutiques étaient hermétiquement closes, les bons bourgeois de la capitale dormaient du sommeil du juste, leurs appartements étaient plongés dans l’obscurité la plus profonde. De loin en loin un rayon de lumière filtrait au ras du sol, par les soupiraux d’une de ces caves-restaurants qui, moyennant certains arrangements, avaient le droit de débiter de la bière blanche et du kummel pendant toute la nuit.
Au milieu de la ville noire et silencieuse, le premier étage de « l’hôtel du Nord » resplendissait de lumières ; quelques fenêtres toutes grandes ouvertes laissaient pénétrer dans les salons l’air tiède de cette belle nuit d’été. Les membres du Jockey-Club, croyant n’avoir de comptes à rendre à personne, ne se cachaient pas.
En se dressant sur la pointe des pieds de l’autre côté du trottoir, le passant pouvait parfaitement suivre les péripéties des différentes parties engagées autour de trois tables.
On jouait gros jeu pour l’époque et pour les habitudes modestes de l’ancien Berlin. L’or était réuni en tas, les rouleaux de thalers et de doubles thalers s’alignaient à l’infini et les billets de caisse s’amoncelaient en paquets d’une respectable épaisseur. Le comte de Rochow tenait la banque ; c’était un bel homme, très grand, très sec et très distingué dans son maintien, un gentilhomme de race. Les autres joueurs appartenaient tous à l’aristocratie, ils étaient également officiers de l’armée active ou de la landwehr.
— Messieurs, il y a deux cents frédérics en banque, dit M. de Rochow ; qui est-ce qui les tient ?
— Moi ! moi ! répondirent de plusieurs côtés de jeunes seigneurs ; et en moins d’une minute le tableau fut couvert de nouveaux rouleaux de monnaie et de liasses fraîches de bank-notes.
— J’abats neuf, fit le banquier ; — à vous le sort, ajouta-t-il en poussant le paquet de cartes vers un des « pontes ».
Mais au moment où celui-ci voulut « donner », l’attention des joueurs fut attirée par un carillon énergique suivi du bruit d’une assez vive discussion.
Quelques-uns des partenaires quittèrent les tables et coururent aux fenêtres pour voir ce qui se passait.
Ils aperçurent le portier de l’hôtel se querellant avec plusieurs individus qui voulaient pénétrer dans l’intérieur de la maison malgré la résistance du concierge.
A quelque distance, on voyait briller les casques des gendarmes.
— Mais c’est la police ! firent quelques jeunes gens, que peut-elle bien nous vouloir ?
— Je vais le savoir, dit M. de Rochow en se levant de son siège.
Quelques instant après, suivi de la plupart des joueurs, il intervenait dans le colloque très animé entre le portier de l’hôtel et le commissaire, qui, un ordre à la main, demandait impérieusement qu’on lui livrât passage ainsi qu’à ses gens.
M. de Rochow protesta très vivement.
— Nous sommes chez nous, nous ne sommes pas des escrocs, nous jouons entre nous, personne n’a rien à y voir.
— J’ai reçu mes ordres, monsieur le comte, répondit le commissaire, imperturbable, je suis obligé d’obéir.
M. de Rochow prit le papier et l’examina à la lueur d’un bec de gaz :
— Ah ! c’est M. de Hinkeldey, dit-il, qui vous a donné cet ordre, je le reconnais bien là ; eh bien, j’en ferai mon affaire, vous pouvez le lui dire : il se conduit avec nous comme le dernier des cuistres !
Le commissaire avait profité de ce que la porte était entrebâillée pour se glisser dans le vestibule de l’hôtel ; sur un signe, les agents l’avaient suivi.
Mais les joueurs n’étaient pas d’humeur à se laisser troubler ; à peine arrivés dans le salon de jeu, le commissaire et son monde se virent entourés de tous les côtés et sérieusement menacés. Un hobereau mecklembourgeois taillé en hercule avait saisi un des policiers par la peau du cou et se disposait tout tranquillement à le jeter par la fenêtre. Le commissaire avait reçu un formidable coup de poing, quand, sur un appel, les gendarmes accoururent, bousculant le malencontreux concierge, qui cherchait toujours à s’opposer à cette invasion. La vue des uniformes refroidit beaucoup l’ardeur des gentilshommes, à qui la livrée du roi inspirait instinctivement un certain respect. Ils laissèrent saisir les enjeux, mettre les scellés et ils sortirent ensuite jusque sur le trottoir de Unter den Linden, où ils passèrent une bonne partie de la nuit, déblatérant à plein gosier contre la police et en particulier contre M. de Hinkeldey.
Le lendemain M. le comte de Rochow envoyait des témoins au directeur général. M. de Hinkeldey reçut très brutalement les envoyés et se retrancha derrière les obligations professionnelles, d’autant plus impérieuses dans ce cas, qu’il agissait d’après les ordres du roi. M. de Rochow écrivit alors une lettre au directeur général de la police, dans laquelle il le traitait de lâche et lui exprimait tout son mépris. M. de Hinkeldey jugea bon de ne pas y répondre. Seulement, le soir même il mettait ce papier sous les yeux du roi.
— Promettez-moi de ne pas vous battre, lui dit Frédéric-Guillaume. C’est en vertu de mes prescriptions formelles que vous avez agi ; s’il vous arrivait un malheur, c’est sur moi qu’il retomberait.
A la suite de cet incident, la faveur du directeur général de la police ne fit que croître ; il était certainement le personnage le mieux vu de Sa Majesté ; il faisait la pluie et le beau temps à Sans-Souci, où Frédéric-Guillaume s’était décidément fixé.
Vers le milieu du mois de mars 1856, les officiers de cavalerie de la landwehr du Brandebourg organisèrent un grand carrousel, qui eut lieu dans le manège des gardes du corps.
Les meilleurs cavaliers du royaume, costumés en chevaliers du moyen âge, armés de toutes pièces, montant de superbes chevaux empanachés et caparaçonnés comme à Bouvines et à Azincourt, suivis de leurs écuyers portant leurs épées et leurs boucliers, devaient exécuter les plus brillantes passes d’armes en présence des nobles dames et demoiselles magnifiquement parées et mollement renversées dans des fauteuils aux dossiers armoriés, dans des tribunes drapées de brocart et d’étoffes richement brodées. La cour tout entière, les hauts dignitaires de l’armée, les grands fonctionnaires, les ambassadeurs avaient été invités ; — seul, soit effet du hasard, soit à dessein, le directeur général de la police n’avait pas reçu de carton historié et enluminé, couvert d’arabesques au milieu desquelles se détachaient des lettres gothiques portant que M. X… était prié d’honorer de sa présence la fête dont tout le high-life s’entretenait. Déjà la société la plus aristocratique, la plus exclusive qu’un d’Hozier eût pu rêver, était rassemblée dans les loges et sur les gradins ; des hérauts, dont le costume emprunté au Musée était d’une authenticité rigoureuse et dont le pourpoint portait par devant et par derrière l’aigle de Prusse aux ailes déployées, avaient sonné une fanfare retentissante pour saluer l’entrée de la famille royale ; on n’attendait plus que l’ordre de Sa Majesté pour commencer les exercices, quand la portière du fond, qui fermait l’entrée du manège, se souleva, et M. de Hinkeldey, en grand uniforme, avec toutes ses décorations, parut, donnant le bras à une jeune dame d’une beauté extraordinaire.
C’était la comtesse R…, celle-là même auprès de qui le malheureux pseudo-prince d’Arménie avait montré tant d’assiduité, une Autrichienne de race roturière, qui avait épousé, Dieu sait grâce à quels sortilèges, un général de S. M. Impériale dont elle portait très allègrement le deuil. M. de Hinkeldey, connu comme un soupirant malheureux auprès de la superbe Viennoise, était rayonnant. A l’entrée de l’arène, le couple s’arrêta quelques instants ; le directeur général de la police sembla chercher du regard un fauteuil disponible pour sa compagne. Il allait s’avancer, quand un jeune homme en uniforme de dragon bleu, portant au bras le brassard blanc et noir auquel on reconnaissait les commissaires de la fête, lui barra le passage. M. de Hinkeldey, malgré son assurance, pâlit en reconnaissant ce commissaire : c’était M. de Rochow. Celui-ci s’inclina profondément devant la dame, et d’un ton froidement poli :
— Veuillez me montrer votre invitation, monsieur, dit-il au directeur général.
M. de Hinkeldey sentit le sang lui monter au visage. Il devint rouge cramoisi.
— Je n’en ai pas, monsieur, fit-il, en cherchant à se contenir ; mais je suis le directeur général de la police, ajouta-t-il, et comme tel j’ai le droit d’entrer partout où se trouve Sa Majesté.
— Pardon, monsieur, répondit M. de Rochow avec hauteur ; ici le roi est l’hôte de ses officiers, il est en parfaite sûreté au milieu de nous et nous n’avons pas besoin de la police pour le garder. Si vous n’avez pas d’invitation, veuillez vous retirer pour éviter un éclat… Quant à madame la comtesse, fit le gentilhomme avec une exquise politesse, si elle veut me faire l’honneur d’accepter mon bras, je la conduirai au fauteuil qui lui est réservé.
Mme de R…, sans se soucier de son cavalier, remercia M. de Rochow d’une gracieuse inclinaison de la tête ; elle prit le bras que l’officier lui offrait, et tous deux s’éloignèrent.
Ce petit colloque avait attiré l’attention de quelques spectateurs ; la honte, la confusion et la colère du directeur général en furent augmentées. « Ah ! je le tuerai ! je le tuerai ! » fit-il en quittant le manège.
— Où faut-il conduire Votre Excellence ? demanda le valet de pied.
— Chez le général Münchhausen, répondit M. de Hinkeldey en montant dans sa voiture, dont il ferma la portière avec tant de violence que les vitres volèrent en éclats.
Le général Münchhausen, aide de camp du roi, était le seul qui, dans tout l’entourage de Frédéric-Guillaume, vît sans jalousie et sans amertume l’élévation de M. de Hinkeldey. Les deux hommes s’étaient liés d’une amitié solide. En cette circonstance délicate, la première pensée de M. de Hinkeldey fut d’aller demander conseil à son ami.
Après avoir écouté le récit du chef de la sûreté :
— Cette fois, dit le général, il est difficile, sinon impossible, d’éviter une rencontre. L’offense a été publique, il faut une réparation publique.
— Aussi, dit M. de Hinkeldey, suis-je bien résolu à me battre ; vous serez mon second[20].
[20] Dans les duels allemands, un seul témoin, un « second », est regardé comme suffisant.
— Je ne puis vous refuser ce service, mon ami… Espérons en Dieu et prions-le de se prononcer pour vous, car vous êtes dans votre bon droit. Vous savez que M. de Rochow est une des plus fines lames de l’armée ; pour que les chances soient plus égales, nous choisirons le pistolet.
— Je m’en remets complètement à vous ; épée ou pistolet, quelle que soit l’arme qu’on me mettra entre les mains, je saurai la manier, et malheur au misérable qui m’a humilié devant elle !
Le général parut réfléchir quelques instants, puis saisissant les deux mains de Hinkeldey :
— Oh, mon ami ! fit-il d’un ton de prédicateur, souvenez-vous que nous sommes tous dans la main de Dieu, souvenez-vous aussi des devoirs que vous avez à remplir envers votre maître et des éventualités qu’il faut prévoir, même si elles ne devaient pas se réaliser, comme je l’espère bien.
— Vous avez raison, général, dit froidement le directeur de la police, et pour vous prouver qu’il n’y a pas besoin de me rappeler au sentiment du devoir, je vous remets dès à présent cette clef. Elle ouvre une petite cassette de fer scellée dans l’intérieur du mur de mon cabinet de travail. Le panneau qui la cache est masqué par le portrait du roi, au-dessus de mon secrétaire. Il suffit de presser légèrement un clou doré dans la partie inférieure du cadre pour faire jouer un ressort et ouvrir le panneau. Dans cette cassette se trouvent rangés, par ordre de date et soigneusement classés, tous les papiers secrets de la police, et notamment les lettres que notre maître m’a fait la grâce de m’adresser. S’il m’arrive malheur, vous remettrez cette clef à Sa Majesté ; nul ne doit toucher à ces archives secrètes avant lui !
M. de Münchhausen prit d’un air solennel la petite clef en fer forgé :
— Je suis sûr, dit-il, que demain, à la même heure, je vous aurai rendu cette clef, mais ce que vous faites là est d’un noble et digne serviteur de la royauté ! Dans deux heures, M. de Rochow aura reçu votre cartel, et ce soir je m’aboucherai avec son second. Irez-vous au dîner donné au palais en l’honneur de l’ambassadeur de Suède ?
— Sans doute, le maître ne doit pas avoir le moindre soupçon ; vous savez avec quelle insistance il m’a défendu de me battre.
— Eh bien, après le repas, nous aurons occasion de nous rencontrer pendant quelques instants dans une embrasure de fenêtre, ou dans quelque coin, — je vous communiquerai ce qui aura été décidé.
Une neige épaisse était tombée vers le soir, après le carrousel. De ses longues nappes blanches, étendues sans pli, elle couvrait la grande avenue conduisant de la gare de Potsdam au château de Frédéric le Grand. Il avait suffi de quelques heures pour changer en un paysage sibérien, en une froide plaine glacée, les plus beaux gazons de ce parc servilement copié sur celui de Versailles. Les arbres, mélancoliquement alignés, laissaient pendre leurs branches, auxquelles étaient accrochées des draperies de neige. Çà et là se dressait une statue de déesse ou d’Amour dont la nudité frissonnante était à demi voilée par un manteau d’hermine. Les voitures avançaient péniblement, soulevant avec leurs roues de gros paquets de neige qui retombaient en s’effritant. Le cou tendu, les naseaux fumants, les chevaux marchaient avec lenteur et sans bruit, comme sur de la ouate.
Les calèches des invités au dîner de la cour pénétraient dans le parc par la grande grille ; puis, tournant pour gagner le perron, elles s’arrêtaient devant le vestibule du rez-de-chaussée, qui précédait la salle à manger où était dressé le couvert de trente-deux personnes. Les hôtes étaient tous des ambassadeurs ou des généraux ; le ministre de Manteuffel et M. de Hinkeldey étaient les seuls hauts fonctionnaires civils admis ce jour-là à la table royale. Quand M. de Hinkeldey, l’air hautain, revêtu de son grand uniforme, la poitrine constellée de décorations, pénétra dans le salon, des propos rapides et des clignements d’yeux s’échangèrent autour de lui ; il surprit au milieu des chuchotements les mots de « carrousel », « comtesse de R… » ; évidemment son aventure ou sa mésaventure était connue et donnait lieu à des commentaires indiscrets ou malveillants.
Le roi, depuis deux jours assez souffrant, fit un effort pour se lever du fauteuil dans lequel il était assis, et allant au-devant de M. de Hinkeldey, il lui tendit la main. Aussitôt les conversations à demi voix cessèrent.
L’heure du dîner ayant sonné, Frédéric-Guillaume offrit le bras à la reine et se dirigea vers la salle à manger.
L’ambassadrice de Suède, — le dîner était donné en l’honneur de son mari, — s’assit à la gauche du roi, tandis que l’ambassadeur prit place à côté de la reine. Le repas eut lieu selon l’étiquette : des valets gigantesques revêtus d’une livrée chamois ornée de broderies, de tresses et d’aiguillettes, passaient silencieusement les plats, emplissaient les verres, tandis que les convives échangeaient quelques mots sans élever la voix. Selon son habitude le roi mangea peu mais but beaucoup. Du sherry, servi après le potage, il passa au vin de Champagne, et après chaque rasade son humeur devenait moins officielle et plus expansive.
Quand on fut passé dans le salon, le roi aborda de nouveau M. de Hinkeldey et lui demanda pourquoi il n’avait pas été au tournoi. — « Affaire de service, n’est-ce pas ? » dit Sa Majesté.
Le chef de la police s’inclina silencieusement.
Le roi parla de la petite fête, loua fort l’habileté déployée par plusieurs écuyers pendant les différents exercices. « On reconnaît bien à première vue, ajouta-t-il, ceux qui, dans leur précédente vie, ont déjà été des hommes d’armes, et qui, au moyen âge, se sont mesurés dans de vrais tournois ou dans des jugements de Dieu.
« Vous riez, messieurs, fit Frédéric-Guillaume en apercevant quelques sourires discrets sur des lèvres de diplomates, tandis que les invités qui ne venaient pas fréquemment à la cour se regardaient d’un air étonné, mais je vous assure que je ne plaisante pas, je crois fermement à une existence antérieure, à une continuité de l’être ou de l’âme sous une forme physique différente… La métempsycose n’a rien d’absurde… Et c’est peut-être un des privilèges royaux de pouvoir se souvenir de ce qu’on a fait et de ce qu’on a été… Ainsi moi, par exemple, je me rappelle très bien avoir vécu dans une petite cour d’Italie, en 1456… Quel beau palais ! Quels jardins superbes ! Et quelle musique, mesdames ! Et quelles adorables princesses, messieurs ! Il me semble y être encore. Le duc passait des journées entières à la chasse. De temps en temps on rencontrait un paysan, et Son Altesse, selon son humeur, lui jetait une bourse remplie de sequins ou le faisait pendre aux branches de l’arbre le plus proche… Le duc ne pouvait se passer de moi, je ne le quittais pas d’une semelle… Il m’aimait beaucoup, car je l’amusais, j’étais son bouffon… »
Les courtisans les plus habitués aux divagations du maître échangeaient maintenant des regards inquiets.
— Que dites-vous de cela, monsieur de Humboldt ? demanda brusquement le roi.
L’illustre savant répondit d’une voix grave et avec beaucoup de sang-froid :
— Je crois, sire, que vous venez de lire le dernier ouvrage du professeur Gaunesar sur la métempsycose, et que cette lecture a frappé votre belle et vive imagination au point de lui ouvrir les mêmes horizons qu’à un pauvre diable de poète. Comme vous avez une prédilection pour l’Italie, le cadre s’est trouvé tout naturellement…
— Alors vous croyez que j’invente ou que je vous conte des histoires pour me moquer de vous ?…
— Non, sire, non ; mais…
Et le bon savant se mit à expliquer l’effet de certaines lectures sur les organisations d’élite « comme celle du roi ». Son discours, qui dura une demi-heure, eut le don de faire revenir Sa Majesté à elle. M. de Humboldt fut écouté avec la plus profonde attention par toute l’assistance.
Seul, le général de Gerlach, selon son habitude, s’était installé dans un fauteuil ; il avait écouté d’abord le roi causant avec M. de Hinkeldey, mais peu à peu la fatigue et une digestion laborieuse eurent raison du conseiller intime du souverain. Il ferma les yeux et ne bougea plus ; en revanche des sons gutturaux très significatifs s’échappaient de ses narines.
Quand l’éloquent Humboldt jugea enfin à propos de s’arrêter, cette petite musique nocturne emplit seule le salon.
Alors le roi, frappant sur l’épaule de son aide de camp :
— Voyons, Gerlach, lui dit-il, dormez si vous voulez, mais ne ronflez pas si fort[21] !
[21] Historique.
Le lendemain matin, à sept heures, la voiture du général de Münchhausen s’arrêtait devant l’hôtel de la police. Le général n’était pas seul. Un homme correctement vêtu de noir, coiffé d’un petit chapeau à larges bords, comme en portaient les quakers, l’accompagnait. Les deux hommes montèrent lentement un petit escalier étroit qui conduisait directement, sans passer par les bureaux, dans le logement du chef de la sûreté. Au second étage, ils s’arrêtèrent. M. de Münchhausen frappa discrètement trois coups.
Un vieux domestique vêtu d’une livrée noire introduisit le général et son compagnon dans la chambre à coucher de M. de Hinkeldey. Le lit, au fond de la pièce, n’était pas défait, des monceaux de cendres, des débris de papiers à demi consumés montraient à quelle occupation le directeur de la police avait consacré une partie de la nuit.
— Je suis prêt, fit M. de Hinkeldey en se levant.
Ce fut alors seulement qu’il aperçut le compagnon de M. de Münchhausen.
— Oh ! monsieur le pasteur, vous êtes venu aussi ; j’espère que vous n’aurez pas besoin de m’assister à l’article de la mort, mais néanmoins je vous remercie, ajouta-t-il avec un sourire.
Le pasteur Richter, de la secte des Herrenhüter[22], qui luttaient alors d’influence avec les piétistes, prit un air inspiré :
[22] Anabaptistes.
— Mon fils, je ne suis pas venu pour vous assister pendant le combat, je suis venu pour vous rappeler que le Seigneur défend de verser le sang… N’acceptez pas cette rencontre ; au nom de Dieu, n’y allez pas !…
— Au point où en sont les choses, c’est impossible. Qu’en dites-vous, Münchhausen ? fit M. de Hinkeldey, fort surpris.
Le général parut méditer quelques instants :
— Moi aussi, j’ai cru d’abord qu’il ne vous était plus possible de reculer, et la demande de notre savant et vénérable ami m’avait paru inadmissible. Mais j’ai réfléchi à votre position, et surtout à la promesse que vous avez faite au roi de ne pas vous battre. Cette promesse est une promesse sacrée. Vous avez été en butte à l’inimitié de votre adversaire parce que vous avez agi selon les ordres de votre maître ; il s’agit de service officiel et non d’affaire personnelle ; par conséquent, restez chez vous, votre honneur est hors de cause, votre conscience vous absoudra.
— Et puis, Dieu vous approuvera ! fit le pasteur avec componction, en joignant les mains. Que vous importe le monde ?
Mais le directeur général de la police, déjà chancelant et décidé peut-être à céder, car il n’était pas d’un tempérament ferrailleur, vit surgir devant lui la figure charmante et railleuse à la fois de la comtesse de R… Il se rappela le coup d’œil qu’elle lui avait jeté lorsqu’elle s’éloignait au bras du comte de Rochow ; M. de Hinkeldey se dit qu’il n’oserait jamais reparaître devant elle, s’il ne lavait dans le sang l’affront qu’il avait subi en sa présence.
Brusquement, comme pour rendre inutile toute nouvelle discussion :
— Partons, partons, messieurs, s’écria-t-il.
Et il sortit le premier.
La voiture fut rapidement hors de Berlin. Elle prit la direction de la petite ville de Charlottenbourg, qui est rattachée aujourd’hui à la capitale par une suite non interrompue de constructions, mais qui, alors, était une localité distincte, habitée par des rentiers et des petits fonctionnaires, attirés là par le bon marché relatif des loyers.
Rendez-vous avait été pris dans un champ situé au delà de Charlottenbourg, et appelé la Hasenheide[23].
[23] La Bruyère aux lièvres.
La voiture s’arrêta sur la grand’route.
M. de Hinkeldey, le général et le pasteur suivirent pendant quelque temps la chaussée durcie par la gelée ; puis ils coupèrent à travers champs, dans la direction d’un petit bouquet de bois. La neige tombée la veille s’était solidifiée, elle brillait de mille paillettes et craquait comme du verre sous leurs pas. Après cinq minutes de marche, ces messieurs aperçurent le comte de Rochow qui les attendait en fumant son cigare. Il était accompagné d’un parent qui devait lui servir de second.
Les adversaires se saluèrent avec froideur. Les seconds tirèrent les pistolets au sort, puis placèrent M. de Hinkeldey et M. de Rochow l’un en face de l’autre, à cinquante pas.
Au signal donné, les deux coups partirent en même temps.
Mais quand la fumée se fut dissipée, on ne vit plus que M. de Rochow debout.
Son adversaire gisait sur la neige, comme une masse inerte ; un flot de sang sortait de sa bouche.
Le pasteur et le général s’élancèrent vers M. de Hinkeldey. Ils ne relevèrent qu’un cadavre. Le cœur avait cessé de battre. La mort avait été instantanée.
Tandis que M. de Rochow et son second s’éloignaient tranquillement et regagnaient l’équipage qui les avait amenés, le général de Münchhausen contemplait le corps inanimé de son ami avec toute l’attention, tout le recueillement qu’il convenait de consacrer non seulement à un homme mort, mais à un système politique qui s’écroulait.
Le pasteur s’était agenouillé et priait.
Dans la soirée, la nouvelle de la catastrophe se répandit dans la ville. On l’accueillit avec des sentiments très divers. Certes M. de Hinkeldey était détesté de la plus grande partie de la population ; ses procédés terroristes, ses mesures arbitraires, qui pesaient lourdement sur chacun, ne lui avaient pas créé des amis. Il semblait que l’on était plus à l’aise, qu’on respirait, depuis que le fatal coup de pistolet avait retenti dans la plaine de la « Hasenheide ». Pourtant il n’y eut aucune explosion de joie, aucune démonstration malséante ; au contraire, on vit avec surprise le vent de la faveur populaire changer de direction. Maintenant que le policier était mort, on se prononçait en sa faveur et contre son meurtrier. La Gazette nationale, organe des libéraux, écrivait que M. de Hinkeldey n’avait pas un ennemi dans le peuple.
Si, en réalité, M. de Hinkeldey n’était guère aimé par les Berlinois, on détestait et l’on redoutait bien davantage le parti petit mais puissant auquel appartenait son adversaire, le « parti féodal », le clan des hobereaux, pour qui, selon l’expression du prince de Windischgraetz, « tous les hommes qui n’étaient pas pour le moins barons ne comptaient pas. » Tout récemment, M. de Hinkeldey avait été violemment pris à partie par l’organe féodal par excellence, la Gazette de la Croix, et le public, qui avait suivi cette polémique avec beaucoup d’intérêt, croyait que le duel était une suite toute naturelle de ces attaques ; et puisque le représentant des féodaux était sorti vainqueur de la lutte, son parti ne devait pas tarder à recueillir les fruits de la victoire. Or, réaction pour réaction, on préférait encore aux traditions des Junker, qui ramèneraient l’ancien régime, le système bureaucratique et pseudo-constitutionnel auquel se rattachait le chef de la police.
Quand on sut que M. de Hinkeldey, qui n’avait pour toutes ressources que les appointements de sa place, laissait sa famille dans une situation financière fâcheuse, une souscription s’ouvrit immédiatement à la Bourse ; en quelques heures elle produisit plus de cinquante mille francs.
Quelle animation offrait alors la Bourse de Berlin ! Une foule fiévreuse s’agitait à l’intérieur et autour de l’édifice, un public affolé se ruait à l’assaut de la spéculation et de la richesse. L’agiotage avait mis toutes les têtes à l’envers. En quelques heures, comme par enchantement, surgissaient des centaines de maisons de banque et de sociétés par actions qui étaient autant de prétextes de hausse et d’émissions nouvelles, Quand les faiseurs demandaient cinq millions, on leur en apportait dix, vingt, trente ; les fortunes les plus fantastiques s’édifiaient en un jour… et s’écroulaient le lendemain, entre l’aurore et le crépuscule. Et tandis que les nobles de vieille race, qui n’avaient pas pris part à la danse hébraïque autour du Veau d’Or, étaient relégués au troisième plan et faisaient triste figure, les banquiers et les spéculateurs tenaient le haut du pavé, éblouissaient tout le monde par le luxe de leurs équipages et de leurs maîtresses.
Cinquante mille francs pour les tripoteurs berlinois de 1856, c’était une goutte d’eau échappée de la coupe pleine !
Lorsque vers midi le général Münchhausen se présenta à Sans-Souci pour porter au roi la triste nouvelle, il trouva Sa Majesté en proie à la plus vive impatience.
Frédéric-Guillaume avait fait demander M. de Hinkeldey à plusieurs reprises, par le télégraphe d’abord, puis par un aide de camp ; mais le grand maître de police n’était pas encore venu. Le roi, très contrarié de ce retard, était de fort mauvaise humeur. En dépit de toutes les précautions qu’on avait prises, le vol des dépêches s’était ébruité, et les journaux anglais le relataient tout au long avec des commentaires d’une extrême malveillance[24]. Frédéric-Guillaume voulait absolument connaître l’auteur de ces nouvelles indiscrétions. M. de Hinkeldey seul était capable de le découvrir.
[24] Voir un curieux article du Times, du mois de mars 1856, signalant avec indignation la conduite d’un ministre prussien faisant espionner et surveiller les gens de l’entourage du roi. « Jamais chose pareille ne s’est vue et ne se verrait en Angleterre, » ajoutait le Times.
Le général Münchhausen ne savait par quel bout commencer pour annoncer au roi la mort de son chef de police.
S’inclinant profondément, il présenta à Sa Majesté la lettre que M. de Hinkeldey lui avait remise la veille. Dans cette lettre, l’adversaire de M. de Rochow demandait pardon à son souverain de manquer à sa promesse et d’enfreindre la loi en allant sur le terrain. Il priait Sa Majesté d’accepter sa démission.
Le roi n’acheva pas la lecture de cette lettre ; d’un geste d’impatience il la jeta sur la table :
— Je n’ai que faire de sa démission, s’écria-t-il. J’ai besoin de le voir, je veux le voir, je l’ai attendu toute la matinée… Le duel s’est-il bien passé, au moins ?… Dites-lui qu’il vienne me le raconter…
— Sire, balbutia le général…
Le roi remarqua l’extrême pâleur de son adjudant :
— Eh bien ! fit-il, que s’est-il passé ?… A-t-il tué son adversaire ? Ce serait grave !… Non… C’est Hinkeldey qui a été blessé ?… Dites vite, que j’aille le voir… Répondez donc !
— Hélas, sire, c’est trop tard… Hinkeldey n’est plus !
Le roi fut comme anéanti.
Une pâleur mortelle se répandit sur ses traits ; il resta un moment sans pouvoir articuler une parole.
— Mort !… tué ! dit-il enfin d’une voix sourde, comme se parlant à lui-même… Tué à cause de moi ! C’est sur mon ordre qu’il a fait une descente dans leur tripot… On l’a insulté, on l’a provoqué… il a dû se battre à cause de moi !… Je l’ai poussé dans la tombe… Dieu me pardonnera-t-il ?
A l’abattement profond, accablant, dans lequel était tombé Sa Majesté, succéda un de ces accès de violente colère qui, par leur fréquence, donnaient déjà de sérieuses inquiétudes aux médecins de Frédéric-Guillaume.
— Ah ! c’est vous, général, s’écria-t-il, qui lui avez servi de second ! Eh bien, je vous destitue de vos fonctions, je vous chasse, je vous bannis… Je ne veux plus vous voir… Vous entendez ?
— Mais sire, essaya de répliquer M. de Münchhausen…
— Laissez-moi, ne me parlez pas, je vous déteste, vous me faites horreur… Sortez, je vous chasse !
Une contraction nerveuse donnait à la figure du roi un aspect effrayant. Il y avait aussi dans son regard une fixité étrange. M. de Münchhausen eut peur et sortit. Il courut chez le premier médecin de Sa Majesté, l’avertir que son auguste maître aurait très probablement besoin de ses soins. Puis il partit le soir même pour la campagne.
Sa disgrâce ne fut pas longue.
Quelques jours après, il était rappelé et il reprenait ses fonctions au palais.
M. de Rochow s’était présenté dès la première heure chez le juge d’instruction, et, sur l’ordre de ce magistrat, il avait dû se constituer prisonnier. Mais vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que le jeune gentilhomme était réclamé par l’autorité militaire.
Aux yeux de la Commandature, le duel n’était pas un délit entraînant une détention préventive, et comme l’adversaire de M. de Hinkeldey était officier de la réserve, il fut mis en liberté.
M. de Rochow put reprendre son siège à la Chambre haute. La veille, le président de cette assemblée, le prince de Hohenlohe, avait exprimé en ces termes la sympathie qu’il éprouvait pour M. de Rochow :
« Un de nos collègues, placé entre la loi du pays et les exigences de l’honneur, a obéi à celles-ci, ce qui l’a empêché de se trouver au milieu de nous. »
L’enterrement de M. de Hinkeldey eut lieu le 17 mars.
Le roi voulut accompagner jusqu’au cimetière celui qui avait été son fidèle serviteur.
Malgré les bruits alarmants mis en circulation, malgré la menace d’un projet d’attentat contre sa personne, Frédéric-Guillaume ne recula pas. Ses conseillers eurent beau le supplier de ne pas se montrer en public, la reine elle-même se jeta à ses genoux pour le dissuader de sortir, il resta inébranlable. Auteur moral et involontaire du duel entre Hinkeldey et M. de Rochow, il devait, disait-il, cette dernière marque d’attachement et de reconnaissance à un collaborateur dévoué.
Stieber, qui avait remis à Sa Majesté la cassette de fer renfermant les papiers du défunt, avait du reste garanti sur sa tête que le roi ne courait aucun risque.
Tout se passa en effet le plus correctement du monde.
Le carrosse du roi venait immédiatement après le char funèbre, et pendant le long trajet de la maison mortuaire au cimetière, on vit plus d’une fois Sa Majesté essuyer ses larmes.
Une foule immense et respectueusement silencieuse s’était massée sur le passage du cortège.
Rentré au palais, Frédéric-Guillaume fut pris d’une syncope. Et à partir de ce jour, sa santé déclina rapidement, certaines perturbations cérébrales se produisirent, qui inquiétèrent vivement ses médecins. C’étaient des troubles accidentels ou fébriles de la raison, des hallucinations qui l’obsédaient dès qu’il était couché. A ses côtés, il voyait le cadavre de son ami Hinkeldey, remuant les yeux et le regardant d’un air de reproche. C’est en vain qu’il cachait sa tête dans ses mains ou sous les draps, la funèbre vision était toujours là, devant lui. Son caractère changeait. Il interprétait tout en mal. Le cours de ses pensées semblait se ralentir, s’épuiser. Il répétait les mêmes mots ; il y avait des arrêts dans ses paroles ; et son écriture était devenue un barbouillage indéchiffrable. Des mots manquaient, des lettres étaient tronquées, les jambages se heurtaient, couraient en zigzags, couverts de ratures et de taches d’encre. L’intonation de la voix n’était plus la même.
Ces symptômes étaient trop alarmants pour que les médecins n’agissent pas avec toutes les ressources de la science. Ils parvinrent, sinon à pallier le mal, du moins à en arrêter les trop rapides progrès.
Mais une crise inévitable était prochaine.
Le 16 septembre 1857, il y eut grande parade sur la Schlossfreiheit, c’est-à-dire sur la place circulaire et très large qui s’étend devant le Vieux Château royal, à Berlin. La plus grande partie de la garnison de la capitale défila aux sons des fifres et des tambours devant la statue équestre du « vieux Fritz ».
En passant au pied de l’image de granit du conquérant de la Silésie, les grenadiers présentaient les armes à la fois à la statue et aux personnages vivants qui se tenaient groupés devant le piédestal.
Le roi Frédéric-Guillaume était là, à la tête d’un nombreux état-major. Il avait à sa droite un général portant l’uniforme français, que les vétérans à barbe grise, décorés de la Croix de Fer de 1813, regardaient avec stupeur, comme le spectre ressuscité du héros légendaire d’Austerlitz et d’Iéna.
Ce n’était pourtant pas Napoléon 1er sorti de son tombeau de marbre des Invalides pour venir parader à Berlin ; ce n’était que son neveu, le prince Jérôme, fils du roi de Westphalie, envoyé en Allemagne par son impérial cousin Napoléon III afin de sonder le roi de Prusse et son entourage sur l’éventualité d’une alliance contre l’Autriche, dont la politique éveillait alors de plus en plus les susceptibilités des Tuileries.
Une série de fêtes avait été organisée en l’honneur de celui que les feuilles officielles traitaient d’Altesse, mais que le Kladeradatsch appelait irrévérencieusement Plon-Plon.
Cette revue clôturait le programme dressé par le grand maréchal de la cour, car depuis longtemps le roi ne s’occupait plus de rien. Sa santé, sérieusement ébranlée, s’était cependant un peu remise, mais pas au point de lui permettre de donner de nouveau ses soins aux affaires.
Il avait tenu à prendre part à toutes les fêtes, les fatigues qu’il en avait ressenties l’avaient fortement éprouvé. Le matin, il était tombé en syncope ; peu s’en était fallu que l’on décommandât la parade. Mais par un singulier effort d’énergie, il fit assez bonne contenance pendant la revue, bien qu’il ne répondît que par des monosyllabes aux compliments flatteurs que le prince Napoléon lui adressait sur la bonne tenue de ses troupes et la précision de leurs mouvements.
Quand la revue fut terminée, on vit défiler devant le roi et la statue du « vieux Fritz » les plus beaux équipages de Berlin. Il y avait là toute la noblesse et tout le corps diplomatique.
Dans une des dernières calèches, le roi reconnut Mme de R…, la belle Autrichienne, en compagnie du comte de Rochow, le meurtrier de Hinkeldey.
Aussitôt la figure du roi changea ; le souvenir funeste de la tragédie de Charlottenbourg revint à son esprit dans toute sa sanglante horreur. Il s’imagina revoir devant lui le cadavre de Hinkeldey. Ses hallucinations étaient revenues.
C’est à peine si, arrivé devant le palais, il eut la force de descendre de cheval et de monter dans la chaise de poste qui le ramena au galop à Sans-Souci.
Deux domestiques durent le soutenir pour l’aider à monter dans ses appartements. Entré dans sa chambre à coucher, il s’assit devant un petit guéridon sur lequel il y avait toujours un flacon d’eau-de-vie de grains et un de kummel Gilka comme en boivent les maçons.
Il prit le flacon de kummel et se mit à le vider à gorgées bruyantes, précipitées, le goulot sur les lèvres. Les deux valets de chambre se tenaient à ses côtés, respectueux et impassibles, comme des gens habitués à un pareil spectacle. En vain les médecins avaient prescrit à Sa Majesté un régime rigoureux s’il voulait éviter d’autres crises. Pendant quelque temps, il s’était modéré dans son abus des boissons alcooliques, et sa santé s’était un peu rétablie ; mais depuis un mois, même le champagne, qu’il aimait tant jadis, n’avait plus de saveur pour son royal gosier ; il lui fallait de l’alcool, du « dur », comme disent les ivrognes de profession.
Quand il eut fini le flacon, un sourire hébété dérida sa figure ; il demanda qu’on le couchât ; tout tournait autour de lui. Il parlait par saccades, avec beaucoup de peine, comme si sa bouche eût été pleine de bouillie. Une écume blanchâtre moussait au coin de ses lèvres. Ses yeux, aux pupilles horriblement dilatées, étaient hagards. Il contractait ses membres, serrait les poings, se pelotonnait, comme sous une impression de terreur, au fond du lit.
Les deux valets de chambre, effrayés, firent immédiatement chercher le médecin.
Quand celui-ci arriva, Frédéric-Guillaume était en proie à une crise terrible :
— Ah ! brigands… hurlait-il ; et à tort et à travers il agitait ses bras nus pour se défendre contre des fantômes imaginaires.
L’ivresse l’avait plongé dans cette prostration du rêve accompagné d’hallucinations et de cauchemars, qui est le commencement de la folie.
L’agitation produite par l’irritation du cerveau et l’excitation des liqueurs alcooliques se prolongea pendant plusieurs jours. Puis, sous l’action de remèdes puissants, les convulsions douloureuses des muscles cessèrent ; il y eut une accalmie ; mais les médecins ne purent rien contre l’oblitération des facultés mentales. Les idées étaient de plus en plus confuses, incohérentes, l’imagination déréglée, le discernement obscurci. On eût dit qu’il rêvait tout haut.
Souvent, il restait des heures entières sans rien dire, muet, assis dans son fauteuil, les regards fixés sur quelque chose qu’il voyait dans le monde imaginaire où il était.
Quand on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait : « Vous voulez savoir comment va le roi Frédéric ? Mais il n’y a plus de roi Frédéric. Il est mort. Ils l’ont assassiné avec Hinkeldey. Ce que vous voyez devant vous est un mannequin qui lui ressemble. Vous devriez bien leur dire d’en faire un autre. Ce rôle de mannequin est ridicule et fatigant. »
Parfois, il se sentait si lourd qu’il ne pouvait marcher, ou si léger qu’il voulait voler, ou si gros qu’il ne pouvait plus remuer dans la chambre qu’il croyait remplir tout entière.
Il vieillissait et maigrissait à vue d’œil. Il ne mangeait plus et demandait toujours à boire. A la tombée de la nuit, des peurs subites le prenaient, secouant tout son corps, provoquant un roulement convulsif des yeux.
Il traîna ainsi pendant trois ans, n’étant plus que l’ombre de lui-même.
Son état fut soigneusement caché au public. Son frère, le prince de Prusse[25], exigea que la régence lui fût conférée.
[25] L’empereur actuel.
Enfin, un soir, le 30 décembre 1860, Frédéric-Guillaume s’éteignit doucement et presque oublié.
On l’enterra, conformément au vœu qu’il avait exprimé, dans la petite église de la Paix, à Potsdam.