La police secrète prussienne
XIII
Les mandements des évêques en 1874. — M. d’Arnim et le duc Decazes. — Origines de la querelle entre M. de Bismarck et M. d’Arnim. — M. d’Arnim charge M. Landsberg de publier ses mémoires secrets sur le Concile. — La colère de M. de Bismarck et la disgrâce de M. d’Arnim. — M. Beckmann et ses fonctions à l’ambassade allemande. — M. Beckmann à l’œuvre. — Comment se font les coups de Bourse. — Le prince de Hohenlohe, successeur de M. d’Arnim. — La police secrète à Carlsbad. — Arrestation de M. d’Arnim. — Son procès. — Un mot de Landsberg sur Beckmann. — Landsberg accusé d’avoir collaboré au Figaro. — Un article de la Nouvelle Revue. — Duel de Beckmann et de Landsberg. — L’achat de la Correspondance française lithographiée. — La police secrète féminine. — Mme de Kaula.
M. le comte d’Arnim, ambassadeur de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne auprès de la République Française, venait de rentrer d’une longue conférence qu’il avait eue au quai d’Orsay avec M. le duc Decazes au sujet de l’attitude des évêques des départements de l’est, qui, par leurs mandements du carême de 1874, dirigés contre le Kulturkampf qui sévissait alors de l’autre côté du Rhin, avaient suscité de graves difficultés diplomatiques entre le vainqueur et les vaincus de 1870. L’entretien entre le représentant allemand et le souple ministre du maréchal de Mac-Mahon avait duré deux heures. La figure fine et blême du comte, encadrée d’une longue barbe grise s’étalant en éventail sur la poitrine, portait les traces visibles d’une grande fatigue.
Le diplomate allemand n’était pas seul dans son cabinet du premier étage de l’hôtel de la rue de Lille. Il causait avec un personnage d’assez grande taille, mince et élancé, de figure intelligente, à laquelle des cheveux prématurément grisonnants et une petite moustache presque blanche, taillée en brosse, donnaient un cachet particulier.
L’interlocuteur de M. d’Arnim était un journaliste bien connu, non seulement en Allemagne, mais aussi dans un certain clan d’hommes de lettres français qu’il avait fréquentés avant la guerre, et qui, à cause de son attitude correcte pendant les événements, continuaient volontiers avec lui les anciennes relations, malgré la différence de nationalité, persuadés avec raison que M. E. Landsberg était incapable d’une indélicatesse.
Quelques années avant la guerre, M. Landsberg avait créé une correspondance autographiée destinée aux journaux allemands. En 1874, la Correspondance française était devenue pour ces organes une source d’informations indispensable ; elle faisait autorité au point de vue des appréciations sur la France. Sans être précisément officieux, M. Landsberg fréquentait assidûment l’ambassade, et avec le temps, des relations assez intimes s’étaient établies entre le journaliste et M. d’Arnim, qui, à ses heures, aimait aussi à manier la plume du polémiste et rédigeait volontiers ses rapports en style de feuilleton.
— Oui, mon cher docteur, fit M. d’Arnim continuant une conversation commencée, pour le moment, j’ai complètement le dessous. M. de Bismarck ne me pardonne pas d’avoir adressé directement et sans sa permission un mémoire à S. M. l’empereur pour le prévenir des périls qui menaceraient la dynastie des Hohenzollern si la République, encouragée par l’attitude bienveillante de l’Allemagne, prenait pied en France et s’étendait sur le reste de l’Europe. Les d’Arnim ont toujours correspondu directement avec les rois de Prusse, alors que les Bismarck plantaient leurs choux du côté de Schœnhausen et n’étaient pas encore admis à la cour… Bref, le chancelier est furieux, il vient d’obtenir mon rappel de Paris.
— Mais j’ai entendu dire que Votre Excellence doit aller à Constantinople.
— En effet, cette compensation m’a été promise pendant mon séjour à Berlin, il y a trois mois ; le brevet devait m’être expédié ; mais au lieu de ce document j’ai reçu une lettre où cet orgueilleux hobereau me traite comme si j’étais son garçon de peine ; il me reproche d’avoir une opinion à moi et d’oser la manifester ; il voudrait que je me borne à faire ses commissions. Merci ! se faire cirer les bottes par un comte d’Arnim, « Otto le Fou »[54] n’est pas dégoûté. Non content de cela, il fait répéter dans ses journaux un propos qu’il aurait tenu sur moi : « Arnim peut aller à Constantinople et s’imaginer qu’il fera de la politique chez les Turcs, cela ne tire pas à conséquence. » Vous comprenez que dans ces conditions il m’était impossible d’accepter cette ambassade. Je vais donc rentrer dans la vie privée, mais je ne compte nullement me croiser les bras. M. de Bismarck veut la guerre publique au lieu de la lutte sourde qui depuis plusieurs mois est engagée entre nous. A son aise ! Le monde jugera ! J’ai mon plan de campagne et mes munitions. D’abord, il faut que l’on sache qui de nous deux est le véritable homme d’État, c’est-à-dire lequel a su prévoir les événements à distance avec toutes leurs conséquences. J’ai là de quoi le tuer moralement.
[54] Surnom donné à M. de Bismarck par ses camarades, lorsqu’il étudiait à l’université de Gœttingue.
Le comte détacha sa chaîne de montre de la boutonnière de son gilet, prit une petite clef en or qui se trouvait parmi les breloques et ouvrit un tiroir de son secrétaire. Il en tira un dossier assez volumineux se composant de feuilles de papier ministre couvertes d’une écriture large et distincte, avec de grandes marges.
— Voici, reprit le comte, des copies de rapports et de mémoires que j’ai adressés de Rome lorsque, ambassadeur de Prusse auprès du Vatican, je suivais pas à pas le développement de la doctrine de l’infaillibilité du pape. Lisez ces pièces avec attention, et vous verrez que j’ai annoncé tout ce qui est arrivé depuis. La lutte partout engagée par le pape contre le pouvoir séculier, les revendications du saint-père sur le droit de nomination des évêques, ses prétentions de soumettre l’armée ecclésiastique à sa seule discipline, bref, tous les incidents qui signalent le Kulturkampf sont indiqués, annoncés et prévus par moi, je puis le dire aujourd’hui, avec une clairvoyance de devin et la précision d’un mathématicien ; tandis que M. de Bismarck — j’en ai les preuves également là — me traitait de visionnaire et affirmait que j’exagérais l’importance de cette déclaration d’infaillibilité, qui n’était qu’une comédie. La publication de ces pièces porterait un coup énorme au prestige du chancelier ; elle montrerait qu’il est au-dessous de moi, et que des deux, c’est moi qui suis le véritable homme d’État… Mais comme je ne puis publier ouvertement et directement ces documents, je vous les confie. Agissez comme il vous plaira… c’est d’ailleurs une bonne fortune pour un journaliste de mettre au jour de telles révélations…
— Je remercie Votre Excellence de la confiance qu’elle me témoigne. Elle peut aussi compter, cela va sans dire, sur mon entière discrétion.
— Je vous connais assez pour cela, et soyez certain que je ne me serais confié à personne d’autre. Défiez-vous du monde d’ici, ajouta le comte ; ils sont tous inféodés au chancelier. N’en soufflez mot devant le comte de Holstein… Je sais que vous êtes en bons termes avec ce secrétaire et qu’il a dîné chez vous il y a quelques jours. De celui-là surtout méfiez-vous ! Il est chargé par M. de Bismarck d’adresser sur moi, deux fois par semaine, des rapports détaillés… Vous avez l’air de sourire, vous croyez peut-être que je me crée des fantômes. Détrompez-vous. J’ai pris ce gentleman sur le fait, un de ses rapports autographes est tombé entre mes mains… Il y a quelques semaines, à la place où vous vous trouvez, M. le comte de Holstein m’a supplié de lui pardonner, jurant qu’il cesserait cet indigne métier. Mais je sais qu’il le continue, le chancelier lui a promis de l’avancement… Évitez aussi d’en parler à mon agent secret Beckmann ; par jalousie il serait capable de faire du scandale. Pas un mot non plus à notre attaché Rodolphe Lindau, qui est très bien avec la rédaction du Figaro, et qui pourrait être tenté de commettre une indiscrétion…
En sortant de l’ambassade, muni des précieux papiers, M. Landsberg se croisa avec ce M. Beckmann à l’égard duquel l’ambassadeur lui avait recommandé la discrétion. Ce monsieur rappelait d’une façon étonnante ce jeune Allemand que nous avons vu au début de ce récit dans les antichambres de la préfecture de police et que les huissiers de M. Carlier appelaient familièrement « monsieur Albert ». Il semblait à peine changé par le quart de siècle écoulé depuis le coup d’État. Un peu plus d’embonpoint, les traits, sans être vieillis, étaient plus marqués, à peine quelques poils grisonnants mêlés à la soyeuse moustache blonde, voilà tout. Quant au costume, il était à la dernière mode, très recherché ; une large rosette multicolore s’épanouissait à la boutonnière de sa redingote, militairement boutonnée.
— Diable, fit M. Beckmann avec ce petit ricanement qui lui est familier, j’espère que vous en avez fait une séance là-haut ! Voici une heure que je suis chez cet excellent Holstein, qu’avez-vous pu faire chez le comte si longtemps ?
— Rien, répondit Landsberg, il m’a montré des bibelots qu’il s’est fait envoyer de Rome, vous connaissez son goût pour les objets d’art.
Et M. Landsberg remonta dans sa voiture pour rentrer chez lui, rue de Compiègne.
Dans le monde politique on se souvient peut-être encore de la rumeur occasionnée au commencement d’avril 1874 par la publication des mémoires secrets sur le Concile et l’infaillibilité du pape, dans le journal de Vienne « La Presse », auquel M. Landsberg avait communiqué ces documents. Il avait fait choix tout exprès, pour écarter tout soupçon, d’un organe autrichien qui avait à Paris un correspondant officiel et dûment accrédité.
A Berlin, M. de Bismarck ne douta pas un seul instant que la communication ne vînt de l’ambassadeur lui-même, et la colère que le chancelier ressentait contre son rival éclata avec plus de violence que jamais. Il lui fallait à tout prix des preuves lui permettant de démasquer et de poursuivre M. d’Arnim.
Tout d’abord le diplomate disgracié reçut l’ordre de remettre sans aucun retard les archives de l’ambassade au premier chargé d’affaires, M. le comte Wesdehlen, et de vider l’hôtel de la rue de Lille. Puis le chancelier fit tous ses efforts pour découvrir celui qui avait servi d’intermédiaire à son rival ; mais ces recherches n’aboutirent pas, malgré l’activité déployée par M. Beckmann, qui, après avoir courbé l’échine jusqu’à terre lorsque M. d’Arnim était au pinacle, mordait maintenant la main qui l’avait nourri et déployait contre son ex-patron un zèle d’autant plus haineux qu’il avait montré plus d’ardeur à son service auparavant[55].
[55] « Arnim sera puni comme un valet qui a volé l’argenterie de ses maîtres, » disait Beckmann aux journalistes français qui cherchaient à se renseigner auprès de lui sur cette affaire.
Quelles étaient au juste les fonctions de ce M. Beckmann, autrefois agent particulariste, homme de confiance du roi de Hanovre, collaborateur du Temps, et dont l’œil vigilant n’était pas seulement ouvert sur la France[56] ? Quel emploi remplissait-il depuis que, réfugié à Bruxelles pendant la dernière guerre, à la fois suspect aux Français comme Allemand, et au gouvernement de M. de Bismarck comme agent welfe, il était venu dans le cabinet de M. de Balan, ministre de Prusse auprès du roi Léopold, accuser ses erreurs particularistes et hanovriennes et mettre à la disposition de la police berlinoise sa souplesse, son entregent, ses connaissances des dessous parisiens et ses nombreuses relations dans le monde des gens de lettres et des viveurs de la capitale ? Le pécheur repentant avait-il trouvé grâce devant le Jupiter tonnant de la Wilhelmstrasse, et l’avait-on attaché à la crèche ?
[56] Voici, pour caractériser l’ubiquité de M. Beckmann, une lettre adressée par lui à M. le Dr Couneau, secrétaire particulier de Napoléon III :
Paris, le 23 septembre 1868.
Monsieur,
J’arrive de Vienne, j’y ai vu à plusieurs reprises le roi et la reine de Hanovre.
Leurs Majestés m’ont chargé de vous exprimer leur vive gratitude de la bonne grâce avec laquelle vous vous êtes occupé de l’affaire de la loterie d’Osnabruck.
Sur ces entrevues et sur tout ce que je viens de voir en Allemagne, j’aurais à vous raconter des choses du plus haut intérêt. Je vous demanderai la permission d’aller vous voir un de ces jours à cet effet ; mais je ne veux pas attendre un seul instant (tellement la chose me paraît être importante) pour vous adresser la brochure ci-jointe.
Elle a pour titre : « Quel est le véritable ennemi de l’Allemagne ? » et elle paraîtra aujourd’hui ou demain à Munich. Elle fera certainement une sensation profonde en toute l’Allemagne, où elle sera jugée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un événement considérable.
L’auteur (le conseiller intime Klopp) y formule pour la première fois nettement cette vérité : « Ce n’est pas la France, c’est la Prusse qui est le véritable ennemi de l’Allemagne ; le sauveur de l’Allemagne doit être l’empereur Napoléon. »
Albert Beckmann.
Un document officiel nous renseignera sur ce point : c’est un extrait de la plaidoirie prononcée en décembre 1874 lors du fameux procès d’Arnim, qui se déroula devant le tribunal (Stadtgericht) de Berlin. Nous empruntons ces lignes au compte rendu sténographique publié immédiatement après les débats chez MM. Puttkammer et Muhlbrecht, Librairie des sciences politiques et judiciaires, 64, Unter den Linden, sous le titre de : Der Arnim’sche Prozess, Stenographische Berichte mit Aktenstücken. Les journalistes parisiens encore trop nombreux qui fréquentent M. Beckmann, qui dînent chez lui et le traitent naïvement ou pour d’autres raisons de « camarade », pourront vérifier notre citation ; elle se trouve dans la 6e livraison de la publication précitée, pages 358 et 359 :
L’accusé, dit M. Dockhorn (il s’agit de M. d’Arnim), convient qu’il a rédigé ou tout au moins inspiré quelques articles de journaux, et qu’il s’est servi pour les répandre d’un certain Beckmann. Ce Beckmann lui a été adjoint pour ce genre de service. Je dois faire remarquer que M. Beckmann a été et est encore un « pressagent » (c’est-à-dire un reptile) ; que de tels agents sont attachés à toutes les légations importantes ; que par conséquent M. Beckmann était, vis-à-vis de l’accusé, dans la position d’un employé grassement payé, dont les appointements étaient fournis par un fonds que l’on n’aime pas à appeler par son nom (le fonds des reptiles). (Hilarité.) J’en tire la conclusion que M. Beckmann devait des obligations à l’accusé (M. d’Arnim), et que celui-ci avait le droit et le devoir de se servir de M. Beckmann.
L’incident qui décidait M. l’avocat Dockhorn, un des jurisconsultes les plus estimés et les plus savants de l’Allemagne, à clouer au pilori l’ancien commensal du roi de Hanovre, mérite d’être relaté, il est typique si l’on veut se rendre exactement compte des façons d’agir des reptiles prussiens. En 1872, la situation entre la France et l’Allemagne était excessivement tendue. M. d’Arnim se plaignait sans cesse des violences des journaux et des affronts qu’il essuyait à chaque instant dans les salons de la société parisienne.
L’ambassadeur résolut de frapper un grand coup. Il enjoignit à son agent Beckmann de glisser dans les journaux une note disant que si M. d’Arnim continuait à être exposé à des mortifications dans le monde aristocratique et financier, il donnerait sa démission et que l’empire allemand ne serait plus représenté à Paris que par un simple consul.
Beckmann résolut de faire de cette pierre deux coups.
De la rue de Lille il courut dare dare à certaine caisse voisine du boulevard et se fit annoncer chez le Mercadet de l’endroit. Il lui apprit la mission dont il était chargé. Le banquier allemand flaira là un de ces coups de Bourse qui depuis longtemps lui étaient familiers.
— Seulement, fit-il, pour que la fête soit complète, il faut annoncer non pas que M. d’Arnim veut donner sa démission, mais qu’il l’a déjà donnée. De cette manière, on baissera au moins de deux francs plus bas[57] !
[57] Le banquier en question a eu fréquemment recours à des habitués de l’ambassade allemande, entre autres dans la circonstance suivante : vers l’automne 1875, le parquet s’émut de certaines opérations financières de cette maison, opérations qui, tout en enrichissant des banquiers, avaient causé des ruines nombreuses. En présence d’un grand nombre de plaintes, une instruction judiciaire fut commencée et elle prenait une tournure menaçante pour les inculpés. M. X… fit alors venir un ami de l’ambassade et lui exposa qu’il fallait à tout prix décider M. de Hohenlohe à accepter une invitation à la chasse dans une de ses propriétés. L’ami sut en effet agir sur l’ambassadeur d’Allemagne dans le sens voulu par M. X…, et le prince passa toute une journée à tirer le faisan chez le banquier, en compagnie d’une nombreuse société venue exprès pour constater l’intimité du diplomate allemand et du célèbre faiseur. Le ministre Decazes craignit des réclamations pour le cas où les poursuites continueraient, et ordre fut donné d’étouffer l’affaire. Cela se passait en 1875 ; depuis, les choses ont changé quelque peu et c’est en vain que l’année dernière, à l’occasion de nouvelles poursuites, M. X… a essayé, toujours par la même entremise, d’obtenir la protection de M. de Hohenlohe. Celui-ci avait reçu l’ordre de Berlin de s’abstenir de toute démarche, et, à l’heure qu’il est, l’œuvre de la justice française suit son cours contre le banquier allemand.
Le même soir, M. Beckmann partait pour Bruxelles et décidait l’Écho du Parlement, avec lequel il avait des accointances, à insérer une note conforme en principe aux instructions de M. d’Arnim, mais dont la teneur exagérée satisfaisait pleinement les projets du financier allemand. On ne menaçait pas la France de la démission de M. d’Arnim, on l’annonçait comme un fait accompli.
L’effet de cette nouvelle fut considérable. On vit dans la rupture des relations diplomatiques la préface d’une nouvelle guerre, il y eut une panique à la Bourse.
M. de Bismarck voulut prendre M. d’Arnim au pied de la lettre et lui demander si réellement il donnait sa démission. Comme ce n’était pas l’intention du diplomate, M. d’Arnim chargea Beckmann de faire démentir la nouvelle, en l’attribuant à la mauvaise humeur d’un sportsman prussien, M. de Kaden, qui venait d’être « blacboulé » au Jockey-Club.
Mais plus tard, après le départ du comte d’Arnim, M. Beckmann répéta partout que celui-ci avait donné de gros ordres de vente en vue de l’effet que devait produire la nouvelle de l’Écho du Parlement. Là-dessus, M. de Bismarck accusa M. d’Arnim d’avoir « tripoté » à la Bourse de Paris, et celui qui avait trahi l’ambassadeur se déclara tout prêt à servir de témoin.
Mais les accusations réunies jusque vers le mois de juillet par M. de Bismarck ne reposaient en somme que sur des rumeurs vagues et ne pouvaient donner prise à aucune action sérieuse contre un homme qui, bien que disgracié, occupait toujours une situation dans l’État, et surtout qui comptait dans l’entourage du souverain de nombreuses et ardentes amitiés. Ce qu’il fallait au chancelier, c’étaient des faits justiciables du Code. Son étoile ne tarda point à le servir.
Le successeur de M. d’Arnim à Paris, M. le prince de Hohenlohe, était un séide fidèle et éprouvé du chancelier. Il avait été le propagateur de l’alliance prussienne pendant son passage aux affaires comme président du Conseil en Bavière, et il avait su s’attirer ainsi les bonnes grâces du « patron ». Sous des dehors ternes, sous des apparences insignifiantes, le nouveau représentant de l’empereur Guillaume à Paris cache une ambition froide et implacable. Pour la satisfaire, M. de Hohenlohe reculera devant bien peu d’extrémités. En venant à Paris, il savait que pour consolider sa position, pour gagner davantage la confiance du « maître », il fallait contribuer à la ruine de son prédécesseur. Il trouva pour cette besogne des collaborateurs zélés parmi le personnel de l’ambassade ; il put ainsi constater des lacunes dans les archives, et il adressa une note à Berlin, signalant les pièces qui manquaient, qui avaient été enlevées et soustraites. Ce fut cette dénonciation qui servit de base à la procédure devant aboutir à l’arrestation du comte d’Arnim, accusé de détournement de documents appartenant à l’État.
Un instant on eut la pensée de joindre à cette accusation celle de « détournement d’objets mobiliers ». M. d’Arnim avait eu la douleur de perdre, pendant son séjour rue de Lille, une fille qu’il affectionnait beaucoup ; en quittant Paris, l’ambassadeur avait emporté différents objets lui rappelant la chère morte, et notamment une chaise, une simple chaise cannelée, d’une valeur d’une dizaine de francs, sur laquelle la jeune fille s’était assise pour la dernière fois avant de s’aliter et de mourir. Il paraît que cette chaise faisait partie du mobilier inventorié de l’ambassade ; de là l’accusation de vol.
La prophétie de M. Beckmann allait donc se réaliser : Arnim serait condamné comme un laquais qui a dérobé l’argenterie de la maison !
Dès qu’il eut connaissance de ce grief, M. d’Arnim offrit de verser immédiatement telle somme qui lui serait réclamée pour avoir le droit de conserver cette chaise.
La ridicule accusation tomba.
Les eaux de Bohême jouissent d’une grande vogue depuis la guerre ; le nombre des baigneurs russes, allemands et autrichiens y a augmenté dans une notable proportion, et les médecins français y envoient une clientèle toujours croissante depuis qu’Ems, Baden-Baden, Hambourg et autres stations allemandes ont été déclassées par le high-life parisien. L’essaim des baigneurs étrangers se répartit indifféremment parmi toutes ces villes d’eaux voisines l’une de l’autre, et qui, lorsqu’elles sont trop pleines, se renvoient mutuellement le surplus de leur clientèle. Si on ne trouve pas place à Teplitz, on se rabat sur Franzensbad ou sur Aussig ; quant aux principales stations, Karlsbad et Marienbad, il ne faut pas songer à s’y loger pendant les mois de juillet et d’août, à moins de s’y prendre à l’avance.
Or, parmi les baigneurs de Carlsbad, on remarquait pendant la saison de 1874 quelques-uns de ces personnages énigmatiques qui, le jour de l’arrivée du roi Guillaume à Versailles, s’étaient mêlés comme nous l’avons vu à la population de la ville pour faire de l’enthousiasme.
Ces messieurs, qui s’efforçaient en vain de se donner la tournure et le ton de gentlemen prenant les eaux pour leur santé, ne quittaient pas des yeux M. le comte d’Arnim, qui, conformément à l’ordonnance de son médecin, faisait une cure à Carlsbad pour se reposer des fatigues et des contrariétés de son ambassade. Que le comte fût à la promenade « de digestion », qu’il allât boire ses quatre verres réglementaires à la grande source, dans le salon de lecture du Curhaus, partout enfin, il apercevait devant lui, derrière lui ou à ses côtés un de ces sbires déguisés. Jusqu’alors le seul résultat pratique de cet espionnage avait été la constatation que M. d’Arnim écrivait beaucoup de lettres et qu’il recevait souvent la visite d’un homme de lettres autrichien, M. Jules L… Peu à peu le plus habile de ces mouchards apprit que cet écrivain travaillait à une brochure intitulée La Révolution d’en haut, et dans laquelle devaient être insérés plusieurs des dépêches et documents que M. d’Arnim avait emportés de Paris.
Lorsque Jules L… eut terminé son travail, il partit pour Vienne, toujours suivi par un des faux baigneurs, afin d’offrir la primeur de son travail à des journaux viennois. Mais ceux-ci se refusèrent à le publier. M. Jules L… vint alors à Paris, espérant obtenir un meilleur résultat auprès des journaux de la capitale. Il eut recours à son ancien ami et confrère, M. Beckmann, le priant de lui servir d’introducteur.
Mais les journaux français ne publièrent pas davantage la brochure que leurs confrères viennois.
En revanche, quelques semaines après, les épreuves de la brochure, avec corrections de la main de M. d’Arnim, étaient sur le bureau de M. de Bismarck.
Le chancelier avait maintenant l’arme nécessaire pour frapper son adversaire ; l’empereur, à la lecture du pamphlet qui mettait les ministres de son choix sur le même rang que les sans-culottes, et qui livrait à la publicité des secrets d’État, l’empereur ne pouvait plus refuser à son ministre le droit d’agir selon la rigueur des lois.
A la vue de ces épreuves notées de la main même du comte, l’empereur, en effet, témoigna son mécontentement ; d’ailleurs, M. de Bismarck, échappé miraculeusement aux balles du fanatique Kullmann, avait gagné un nouveau prestige. Sa Majesté ne pouvait plus rien lui refuser…
Le 4 octobre 1874, M. d’Arnim se promenait dans le parc de sa belle propriété de Nassenheide, en Silésie ; il causait avec son régisseur, lorsque la sonnette de la grande grille tinta avec violence.
En un clin d’œil la propriété fut envahie par un commissaire arrivé le matin de Berlin à la tête d’une douzaine d’estaffiers qui se répandirent dans la maison, bouleversant les tiroirs, scrutant les armoires et fouillant avec rage partout où ils supposaient pouvoir découvrir un papier quelconque.
Les issues du château étaient gardées par la gendarmerie.
Les habitants du village qui accouraient effarés, ne sachant ce qui se passait, furent durement repoussés.
M. d’Arnim demanda au commissaire quelle était la raison de ce déploiement de forces et de cette invasion. A cette question, le commissaire répondit par une autre interrogation.
— Êtes-vous disposé, monsieur le comte, demanda-t-il, à me livrer les pièces mentionnées sur cette liste ? Et l’homme de police tira de sa poche la copie de la note de M. de Hohenlohe.
— J’ai déjà répondu à M. de Bulow, secrétaire de M. de Bismarck, que je considère ces pièces comme m’appartenant personnellement, d’ailleurs je n’ai plus d’ordres à recevoir de M. le chancelier, mais seulement de S. M. l’empereur.
— Par conséquent vous refusez ?
— Parfaitement.
— Alors, je dois, à mon grand regret, mettre à exécution le mandat dont je suis porteur.
Le commissaire tendit au comte un papier qui était un ordre d’arrestation en bonne et due forme.
Le comte d’Arnim ne s’attendait guère à ce coup de théâtre. Il comptait sur son crédit à la cour, sur la bienveillance de l’empereur. On l’avait, il est vrai, prévenu ; mais, dédaigneux, il avait répondu comme le duc de Guise : « Ils n’oseront pas. » Il eut un instant, un seul instant de trouble, dont il se remit vite ; prenant du bout des doigts le mandat, il le parcourut rapidement :
— Comment ? je suis arrêté parce qu’on me soupçonne de vouloir m’enfuir à l’étranger !… Quelle fable !
— Pardon, monsieur le comte, fit le commissaire de police, n’avez-vous pas contracté un emprunt hypothécaire sur ce château et n’attendez-vous pas aujourd’hui même une lettre de crédit de 120,000 thalers ? (440,000 francs.) Eh bien ! pourquoi auriez-vous emprunté une telle somme, et quelle raison auriez-vous de vous la faire assigner, si vous n’aviez pas l’intention d’aller à l’étranger, si vous ne songiez pas à fuir ?
— Allons, dit M. d’Arnim avec un sourire de mépris, je vois que la police de M. de Bismarck est toujours bien faite… C’est vrai, j’ai contracté cet emprunt, j’attends la lettre de change ; mais je ne voulais pas m’enfuir à l’étranger…
— Que comptiez-vous faire de cette grosse somme ?
— Ceci me regarde, monsieur, répondit avec hauteur l’ex-ambassadeur.
Le jour même, le diplomate était écroué dans la petite prison de la ville voisine. Le lendemain, il partait pour Berlin, où sa détention fut d’abord très rigoureuse et ne se relâcha qu’au bout de quinze jours, lorsqu’on dut transférer le prisonnier malade à l’hospice de la Charité.
Pendant ce temps, la police continuait ses investigations ; une commission judiciaire ayant à sa tête le procureur général Tessendorf vint à Paris, s’installa à l’ambassade et interrogea minutieusement tous les employés, jusqu’aux garçons de bureau.
M. Beckmann fut chargé de sonder les journalistes qui voudraient déposer contre l’ex-ambassadeur. Mais l’émissaire fut mal reçu partout. M. Landsberg, en particulier, se renferma dans le silence le plus absolu.
Le procès du comte d’Arnim, jugé devant le tribunal de la ville de Berlin, du 9 au 15 décembre 1874, fut fertile en incidents et plein de révélations.
On apprit comment le chancelier faisait surveiller l’ambassadeur par un des secrétaires de la mission ; et le rôle que jouait M. Beckmann, fabricant de fausses nouvelles par ordre, fut mis en pleine lumière.
En revenant de Berlin — où on l’avait cité comme témoin — M. Landsberg dit au comte de Wesdehlen :
— Maintenant, il ne reste plus à M. Beckmann qu’à se faire commander des cartes ainsi libellées :
AGENT SECRET DE L’AMBASSADE D’ALLEMAGNE.
Ce monsieur, démasqué en plein tribunal, dut avaler pas mal de couleuvres à la suite de ces révélations ; pendant assez longtemps il évita de se montrer en public. Naturellement, il lui fallait une compensation. Les appointements qu’il touchait sur ce fonds « que l’on n’aime pas à appeler par son nom » furent portés à un chiffre assez considérable. M. Beckmann fit tout son possible pour gagner en conscience son argent ; mais il était brûlé, absolument compromis, et lorsqu’il paraissait quelque part, tout le monde restait bouche close, de crainte d’éveiller des échos indiscrets. Néanmoins, si cet agent est devenu trop public pour être utile, il sait encore se rendre agréable. Les gros banquiers allemands et les principicules de passage à Paris n’ont pas de cicerone et de « maître de plaisir » plus empressé, plus dévoué pour leur faire connaître tous les genres de distractions de la Babylone moderne. Mais quand il le faut, il se souvient aussi de ses véritables fonctions.
Ainsi, en 1878, pendant l’Exposition, le Figaro publia un long article sur les correspondants allemands de Paris ; et comme ce travail contenait des indications curieuses et fort exactes, on se perdit en suppositions sur le nom de l’auteur.
A l’ambassade d’Allemagne surtout, on était friand de le connaître.
M. Beckmann se mit en campagne. Le lendemain, il arriva tout essoufflé, rue de Lille.
— Je sais maintenant, clama-t-il dans les bureaux de l’ambassade, quels sont les coupables, je le sais, mais chut ! C’est au prince de Hohenlohe lui-même que je réserve la primeur de cette grosse nouvelle.
Introduit dans le cabinet de Son Altesse, M. Beckmann affirma positivement que les auteurs des indiscrétions du Figaro étaient MM. Victor Tissot et Landsberg, directeur de la Correspondance française[58].
[58] J’avais été, en effet, présenté à M. Landsberg par un ami commun, et malgré nos divergences politiques, nous passions avec plaisir quelques instants ensemble, lorsque les hasards de la vie de Paris et les rencontres du boulevard nous en fournissaient l’occasion. Landsberg était un causeur spirituel et d’un commerce agréable. Mais le jour où, selon le rapport de l’agent Beckmann, « je me trouvais à la brasserie de Pilsen, » j’étais à cent cinquante lieues de Paris.
— Oui, Altesse, ce sont eux ! et la preuve, c’est que la veille de la publication de l’article, j’ai passé près de la Brasserie de Pilsen, derrière l’Opéra. J’ai regardé — selon mon habitude — à travers les vitres pour savoir ce qui s’y passait ; j’ai vu Victor Tissot et Landsberg buvant à une table et causant avec beaucoup d’animation. Sans doute, ils combinaient leur coup.
Disons tout de suite que pour un observateur officiel ou officieux, M. Beckmann a de fort mauvais yeux. Il avait bien vu « à travers les vitres » M. Landsberg, mais le prétendu Victor Tissot était un journaliste viennois, M. Schœnberg, qui, de loin, offre une ressemblance très vague avec l’auteur de ce livre.
En « observateur consciencieux », M. Beckmann aurait dû vérifier, mais il ne s’en donna pas la peine et préféra courir à l’ambassade pour y servir tout chaud son rapport.
Le prince de Hohenlohe ne cacha pas la surprise et le regret qu’il éprouvait de ce qu’un écrivain allemand comme M. Landsberg frayât avec celui qui avait fait le Voyage au pays des Milliards et lui fournît des renseignements pour un article au Figaro.
Le pauvre Landsberg était bien innocent. Victor Tissot était le seul coupable.
L’ambassade allemande de Paris étant un nid à commérages, dès le soir, M. Landsberg fut averti par un des attachés, si je ne me trompe par M. Rodolphe Lindau, de la dénonciation du sieur Beckmann et des réflexions désobligeantes de l’ambassadeur.
Le lendemain, à la première heure, M. Landsberg se fit conduire rue de Lille et protesta avec la plus grande énergie contre les accusations dont il avait été l’objet ; puis il écrivit à M. Beckmann une lettre où « l’agent secret » de l’ambassade était traité comme il le méritait. M. Landsberg défendait en même temps à M. Beckmann de jamais remettre les pieds chez lui ni de lui adresser la parole.
Le hasard voulut que le même soir le directeur de la Correspondance française allât, selon son habitude, passer une heure à la Brasserie de Pilsen, que fréquentait un public spécial de journalistes, de boursiers et d’attachés d’ambassades. Poussé par sa mauvaise étoile, le sieur Beckmann, au lieu de se borner à regarder à travers les vitres, eut la fâcheuse idée d’entrer pour boire également son bock. Dès que Landsberg aperçut son compatriote :
— Comment, fit-il, en s’adressant au gérant de l’établissement, vous avez des agents de police ici ?… Je croyais votre maison mieux tenue… Mettez-le donc dehors !
Tous les consommateurs, dont la plupart connaissaient Landsberg et Beckmann, se regardèrent.
Celui-ci n’en demanda pas davantage ; il battit précipitamment en retraite.
Un an plus tard, la Nouvelle Revue, que Mme Edmond Adam venait de créer, publiait un article très vif contre M. de Bismarck, dont la politique et même la personne étaient prises à partie avec toute la généreuse indignation d’une femme patriote ardente, jetant l’anathème à l’ennemi de son pays. La publication de cet article de la Nouvelle Revue fit sensation, on s’en occupa pendant plusieurs jours.
M. Beckmann, qui, à ses nombreuses missions, joint le métier de correspondant de l’organe gallophobe par excellence, la National-Zeitung (Gazette nationale de Berlin), se hâta de télégraphier à ce journal que l’attaque contre M. de Bismarck, parue dans la Nouvelle Revue, avait été inspirée par Gambetta, qui, président de la Chambre, chef incontesté du parti républicain, gouvernait alors réellement la France. Venant d’une semblable source, l’importance de l’article changeait du tout au tout ; ce n’était plus l’imprécation éloquente d’une Française, c’était la manifestation voulue d’une hostilité officielle, affrontant, provoquant même toutes les représailles diplomatiques ou autres. Au fond, la dépêche de M. Beckmann avait surtout pour objectif (servons-nous de ce mot cher à ses compatriotes) de favoriser, comme lors de l’affaire de l’Écho du Parlement, un gros coup de baisse dans l’intérêt d’une maison de banque allemande établie à Paris.
Or, l’assertion de M. Beckmann était une véritable calomnie. Gambetta n’ayant pu empêcher la publication de l’article dans la Nouvelle Revue, fit insérer une réponse très vive dans la République française. C’est ce que M. Landsberg fit ressortir dans une note de sa correspondance qui parut le 4 novembre 1879 : « Depuis un an environ, écrivait la Franzœsische Correspondenz, il est certain que M. Gambetta a cessé toute relation avec Mme E. Adam ; qu’il n’a plus paru dans le salon de cette dame et qu’il est resté entièrement étranger à la création de la Nouvelle Revue. Tout le monde sait cela dans la société de Paris. Ceux-là seuls qui sont des agents de police avérés comme le correspondant de la Gazette nationale, M. Albert Beckmann, et qui, pour ce motif, se voient consignés à la porte de partout, peuvent ignorer cette situation. »
Le petit entrefilet de la Franzœsische Correspondenz fut reproduit par une centaine de journaux indépendants, du Rhin à la Vistule, de Hambourg à Trieste.
Depuis les révélations du procès d’Arnim, le nom de Beckmann avait acquis en Allemagne la triste célébrité qui, en 1848, après les publications de la Revue rétrospective, s’attacha en France au nom de Lucien Delahodde. Les organes libéraux saisirent avec empressement l’occasion de démasquer de nouveau « l’agent secret public » de l’ambassade allemande de Paris, grassement payé sur « ce fonds que l’on n’aime pas à nommer ».
Cet incident fit grand tapage.
Immédiatement, M. de Hohenlohe fit appeler son collaborateur.
— Il faut absolument, lui dit-il, que vous obteniez une rétractation ou une satisfaction. Autrement vous seriez la risée de l’ambassade ; le dernier Kanzleidiener (garçon de bureau) vous mépriserait. Je serais forcé de cesser toutes relations avec vous.
Condamné ainsi à mettre flamberge au vent, M. Beckmann envoya des témoins à M. Landsberg, qui, immédiatement, se tint à la disposition de son adversaire.
Les négociations en vue de régler la rencontre furent assez laborieuses. M. Beckmann tenait absolument à ce que le duel eût lieu en pays allemand, à Herbesthal. Les témoins de M. Landsberg repoussèrent énergiquement cette proposition.
Les accointances très intimes de l’agent secret avec les commissaires de police et la gendarmerie de la frontière inspiraient, à tort peut-être, aux témoins de M. Landsberg la crainte de quelque comédie où les porte-casques, prévenus à temps, interviendraient au moment psychologique.
Malgré la vive résistance des témoins de M. Beckmann, il fut décidé que l’on se battrait en Belgique. Un témoin de chacun des belligérants partit la veille du grand jour pour chercher dans les environs d’Erquelinnes un terrain propice à l’échange des balles réglementaires.
M. Landsberg, son autre témoin et un médecin russe de ses amis partirent de la gare du Nord par un froid sibérien : toute la campagne sommeillait sous une épaisse couverture de neige, et les boules d’eau chaude jointes aux fourrures suffisaient à peine pour maintenir dans le compartiment une température supportable.
On arriva vers onze heures à Erquelinnes. Quelle fut la surprise de M. Landsberg et de ses compagnons d’apercevoir, se promenant sur le quai de la gare à l’arrivée du train, son adversaire avec ses seconds, lorsqu’on devait supposer qu’il ne partirait de Paris que le matin ! Ces messieurs, soi-disant pour dérouter les soupçons, s’étaient affublés de vieilles jaquettes, de pantalons invraisemblables et de chapeaux mous.
Cette petite mascarade fit beaucoup rire M. Landsberg et ses amis, mais cette douce gaieté s’éteignit bientôt, lorsqu’ils apprirent que, selon l’avis des témoins envoyés en maréchaux de logis, il était absolument impossible de se battre dans les environs d’Erquelinnes. Trop de neige, trop de verglas et des gendarmes partout, telles étaient les raisons invoquées ; une discussion assez vive s’ensuivit sur le quai de la gare ; elle fut interrompue par l’appel du conducteur avertissant que le convoi allait se remettre en route.
— Remontons en voiture, fit l’un des témoins, nous continuerons notre conférence à la prochaine station.
A Charleroi, l’arrêt n’était que de dix minutes, on n’arriva à un aucun résultat ; il fallut rentrer dans les wagons jusqu’à Namur. Là, un des témoins de M. Landsberg déclara que son client n’irait pas plus loin, et que si M. Beckmann continuait la route, on le considérerait comme ayant voulu se dérober à la rencontre par la fuite. Tout le monde descendit de voiture, sauf un des témoins de M. Landsberg, qui déclara être obligé de rentrer immédiatement à Paris.
Le docteur s’offrit pour le remplacer et les voyageurs se rendirent à une hôtellerie près de la gare pour conférer. Ici les véritables causes de retard apparurent. M. Beckmann tenait à tout prix à se battre sur son terrain, à Herbesthal, en Prusse, et sur le refus réitéré des témoins de M. Landsberg de se rendre en Allemagne, il fut décidé que la rencontre aurait lieu immédiatement dans les environs de Namur.
Cependant il était écrit que cette journée serait pacifique.
M. Beckmann déclara qu’il devait à tout prix être le soir même à Herbesthal, et que comme le train partait dans un quart d’heure, il fallait absolument remettre le combat à trois jours.
Avant que ses propres témoins pussent transmettre la réponse de ceux de M. Landsberg, Beckmann, toujours accoutré de son veston et coiffé de son tromblon avarié, avait pris place dans le convoi qui s’éloignait à toute vapeur vers la frontière de Prusse.
Force fut donc à Landsberg de revenir à Paris.
Le duel pourtant eut lieu trois jours plus tard dans le jardin d’un dentiste, à Enghien. Cette fois, M. Beckmann et ses témoins, habillés très correctement et en gentlemen, furent précis au rendez-vous. Une balle fut échangée sans résultat, et Beckmann put revenir à l’ambassade de la rue de Lille avec l’auréole d’un champion qui a fait ses preuves.
Trois années plus tard, M. Landsberg, qui souffrait d’une cruelle maladie, mourait dans son appartement de la rue de Compiègne, où se trouvaient également les bureaux de la Correspondance. Pendant la maladie de son adversaire, l’agent secret de l’ambassade s’était tenu aux aguets, car il avait son plan. Il suivait les progrès de la maladie de l’infortuné Landsberg comme le requin suit le navire, et lorsque la mort se fut emparée du rédacteur de la Franzœsische Correspondenz, on vit M. Beckmann s’installer en maître dans l’appartement de « son ami », comme il l’appelait à présent ; il racontait à qui voulait l’entendre que son ancien adversaire s’était réconcilié avec lui et avait manifesté à son lit de mort le désir de le voir lui succéder comme directeur de la Correspondance.
Landsberg n’avait pas de famille à Paris, et dans les derniers temps il vivait fort retiré ; son héritier naturel, un frère, négociant à Berlin, mort également depuis, arriva le lendemain du décès. Beckmann attendait M. Otto Landsberg à la gare du Nord ; et, à partir de ce moment, il ne le quitta plus et sut l’amener à signer immédiatement un acte de vente de la Franzœsische Correspondenz, au nom d’un certain Stuht, ancien conseiller de préfecture prussien dans un département occupé pendant l’invasion, employé, plus tard, dans les bureaux de l’ambassade de la rue de Lille, et qui, lors du duel que nous venons de raconter, avait servi de témoin à Beckmann.
Depuis cette époque, la Correspondance française (titre ironique s’il en fut) est devenue un instrument de plus entre les mains de l’ambassade allemande de Paris ; elle sert de véhicule à toutes les attaques et à toutes les calomnies que M. de Bismarck juge de temps à autre nécessaire de diriger contre la France.
C’est par l’intermédiaire de la Correspondance française notamment qu’a été conduite avec une savante perfidie cette campagne qui, grossissant quelques incidents sans importance, quelques articles sans la moindre autorité, a persuadé aux étrangers qu’ils n’étaient plus en sûreté en France, où l’on ne songeait qu’à les égorger, et que le séjour de Paris était des plus dangereux pour tout individu d’origine allemande, alors que 60,000 ex-soldats ou futurs soldats de M. de Moltke battent le pavé de la grande ville et savent s’arranger de manière à prospérer, tandis que les négociants et les ouvriers français sont aux abois.
Les journaux allemands reproduisent de bonne foi ces absurdités calomnieuses, et le lecteur effrayé se figure que la France n’est plus qu’un repaire de brigands.
Un sous-Beckmann, un certain Nordau, qu’un ministre français a décoré du ruban violet d’officier d’académie, a bien fait un ouvrage en deux tomes pour prouver que les habitants des bords de la Seine auraient plus besoin d’être civilisés que ceux des bords du Congo !
Le grand chef de la police prussienne, le fameux Stieber, malade pendant quatre ans, est mort en 1882.
Stieber n’a pas été officiellement remplacé. Mais on peut en être certain, « l’abbaye ne chôme pas faute d’un moine. »
Si le chef n’est plus, la légion des agents qu’il a recrutés, instruits et dressés, a l’œil et l’oreille partout où il y a quelque chose à apprendre ou à observer.
La police secrète prussienne s’est même perfectionnée au point d’avoir aujourd’hui à son service des personnalités qui, par leur haute situation financière dans le monde parisien, semblent à l’abri de tout soupçon.
Nous pourrions citer des salons très courus par certains députés qui sont, certes, bien loin de se douter que les grandes dames auxquelles ils vont offrir leurs respectueux hommages sont en relations d’affaires avec le bureau des renseignements secrets du gouvernement prussien.
Dans un pays comme la France, où la femme joue un rôle si puissant, M. de Bismarck a tout de suite compris le parti qu’il pourrait tirer de semblables auxiliaires.
Un événement récent a montré que l’espionnage féminin pouvait s’exercer jusque sur les choses militaires.
Mme Kaula n’est-elle pas parvenue à entortiller dans ses jupons un général français, ministre de la guerre en 1875 ?
Avant de se rendre au conseil des ministres, ou quand il en revenait, le général avait l’habitude d’aller déjeuner chez la chère tendresse. En entrant, il déposait son portefeuille ministériel sur un guéridon du salon. Pendant le déjeuner, que Mme de Kaula savait agréablement prolonger, une main habile escamotait le portefeuille du ministre de la guerre ; on l’ouvrait au moyen d’une fausse clef, et la sténographie prenait rapidement copie des pièces et des documents les plus importants, qui étaient le soir même expédiés à Berlin.
Ces faits sont connus. Ils n’ont pas été démentis. Nous pourrions en citer bien d’autres ; mais le moment n’est pas encore venu pour nous de faire l’histoire de la police secrète prussienne en France, pendant les années qui nous séparent encore de la prochaine guerre.
FIN.