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La police secrète prussienne

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XI

Le Moniteur de Seine-et-Oise. — Le cabinet de lecture de Mme Le Dur. — Galanterie du frère du roi de Prusse. — Une repartie un peu vive de Mme Le Dur. — Un colporteur de journaux d’Eure-et-Loir. — Mme Le Dur est dénoncée à Stieber. — Le comte de W… — Un attaché militaire allemand sauve un franc-tireur.

Quelques jours après l’énergique attaque des Français qui eut pour résultat la prise de Champigny, des groupes nombreux stationnaient dans la rue de la Paroisse, presque en face de l’église Notre-Dame.

A côté des militaires allemands qui discutaient tantôt d’une voix forte, tantôt sur un ton bas et confidentiel, se tenaient de nombreux bourgeois, que leur âge ou leurs infirmités avaient forcément retenus à Versailles.

Sur leur figure soucieuse et attristée, il y avait, ce jour-là, comme le reflet d’une joie cachée, d’une espérance secrète. On savait que, tout de suite après la victoire des Français, un conseil de guerre avait été convoqué à la préfecture de Versailles, chez le roi, et que la plupart des généraux avaient émis un avis contraire à celui de M. de Moltke, qui insistait pour la reprise immédiate de la position perdue.

Mais l’avis du feld-maréchal avait prévalu ; depuis la veille, le bruit courait que la bataille était de nouveau engagée du côté de Champigny. On se chuchotait tout bas que les Wurtembergeois avaient été vigoureusement repoussés. Les correspondants des journaux anglais affirmaient, disait-on, que les officiers du premier bataillon avaient tous été tués ou blessés, sauf deux ; que le jeune comte Wolfegg avait eu une jambe emportée ; qu’on avait vu passer le général Von Strochmann, pâle, couvert de sang, appuyé sur deux de ses amis.

Rien, jusque là, n’était cependant venu confirmer ces rumeurs. Le Moniteur officiel n’avait pas encore dit un mot ; il parlerait sans doute aujourd’hui, car les opérations — c’était positif — avaient commencé depuis vingt-quatre heures.

La foule qui grossissait sans cesse devant la boutique de Mme Le Dur, « réquisitionnée » pour la vente du Moniteur (prussien) de Seine-et-Oise, ne disait que trop la curiosité et les perplexités patriotiques de la population de Versailles. L’attitude de la plupart des officiers allemands qui remplissaient le magasin de la marchande n’était cependant pas de nature à faire naître ou à entretenir des illusions. Chaque fois que la porte de la boutique s’ouvrait, on entendait leurs gros rires résonner comme un bruit de casseroles.

Mme Le Dur, qui tient encore aujourd’hui le même cabinet de lecture, le plus achalandé de Versailles et le mieux pourvu de livres curieux, était alors, en 1870, dans le plein épanouissement d’une savoureuse et appétissante beauté. Très vive, très enjouée, elle s’amusait en véritable gamine de Paris, à dire crûment leur fait à ses clients, dont la plupart parlaient fort bien le français, et qui, tout en venant chercher des romans de Paul de Kock, de Pigault-Lebrun, ou les Mémoires de Casanova, flirtaient volontiers avec la dame du logis, qui ne craignait nullement de les « rabrouer » par quelques mots très crus. Les affaires, du reste, allaient à souhait ; les numéros du Moniteur de Seine-et-Oise s’enlevaient comme de petits pâtés ; militaires et civils, allemands et français, privés de toute autre lecture, attendaient l’apparition de la feuille officielle avec une égale impatience.

Ce journal — le seul organe de publicité que la police prussienne tolérait dans cette ville de 40,000 âmes, complètement isolée de Paris et du reste de la France, — était rédigé par M. Bamberg, l’ex-caissier parisien du « fonds des reptiles », appelé à Versailles par M. de Bismarck pour remplacer M. le Dr Lévyson dont les allures avaient déplu au chancelier, qui voulait un fonctionnaire et non un journaliste, même officieux.

Les Prussiens avaient promis tout d’abord de respecter la liberté de la presse, mais dès leur arrivée, ils avaient commencé par fourrer en prison le bon M. Jeandel qui, dans un article mélodramatique de son Journal de Versailles, s’était apitoyé sur le sort des soldats de la Landwehr, arrachés à leurs familles, à leurs foyers, forcés de tuer ou de se laisser tuer. Une véritable tirade bonne à déclamer à l’Ambigu, avec tremolos à l’orchestre. L’inoffensif Jeandel ne fit qu’un séjour très court à la prison Saint-Pierre ; son journal ne reparut pas.

Quelques semaines plus tard, l’Union libérale, rédigée par des écrivains de premier ordre, tels que MM. Scherer et Bersot, préféra cesser sa publication plutôt que d’insérer les communications de M. de Brauchitsch.

La Concorde, journal impérialiste, avait disparu après le 4 septembre.

Dans un simple but de spéculation, M. Lévyson, ancien correspondant parisien de la Gazette de Cologne, avait imaginé de combler la lacune en faisant paraître le Nouvelliste. Au bout de quelque temps, cette feuille se transforma en Moniteur de Seine-et-Oise, organe officiel.

L’imprimerie Beau fut mise en réquisition pour l’impression du journal, et Mme Le Dur, qui venait de s’établir à Versailles et paraissait peu experte en choses politiques, se laissa également « réquisitionner » pour la vente du Nouvelliste d’abord, et celle du Moniteur ensuite.

Sa petite boutique était chaque soir bondée d’officiers allemands ; c’était le rendez-vous de tous les gandins et de tous les galantins de l’état-major, qui papillonnaient autour de la « directrice » et de ses auxiliaires, deux fraîches enfants de 16 à 18 ans, au teint de lait et aux lèvres de feu.

Ce jour-là, le cabinet de lecture de la rue de la Paroisse avait vu une partie de ses clients habituels arriver beaucoup plus tôt. Sans qu’ils voulussent en avoir l’air, tous ces Allemands étaient au fond plus impatients encore que les Versaillais de savoir ce qui se passait du côté de Champigny, et le Moniteur pouvait seul les renseigner d’une manière positive, officielle.

Vers les cinq heures, un élégant coupé attelé de deux chevaux pur sang, et portant sur les panneaux l’écusson de la maison de Hohenzollern, s’arrêta devant la boutique de Mme Le Dur.

Un nègre, en costume oriental, assis sur le siège à côté du cocher, sauta lestement à terre et ouvrit la portière.

Un vieillard ridé, voûté, cassé, affublé d’une perruque, vêtu de l’uniforme de général avec un grand cordon en sautoir, sortit de la voiture et entra dans le cabinet de lecture.

A la vue du vieux militaire, les officiers formant groupe sur le trottoir devant la boutique et ceux qui s’y trouvaient déjà se rangèrent respectueusement et firent le salut militaire avec cette raideur d’automates de Vaucanson, que très heureusement tous les règlements copiés sur le modèle prussien ne parviendront jamais à inculquer aux officiers français.

Le vieillard porta la main à sa casquette galonnée pour répondre à ces saluts ; mais soudain ses yeux s’allumèrent comme des quinquets lorsqu’il aperçut les deux jeunes filles, très rieuses et très accortes, qui se tenaient derrière un comptoir d’acajou, faisant face à celui où trônait la majestueuse maîtresse de céans.

Le vieillard détaillait les petites, l’une surtout, une agréable brunette qui ficelait un paquet attendu sans impatience, du reste, par un lieutenant de dragons droit comme un I dans sa tunique bleu clair, tandis que sa compagne, une boulotte aux regards vifs et à la chevelure blonde et bouclée, cherchait au milieu des casiers remplis de livres poudreux le second volume du Cocu, que lui avait demandé un jeune adjudant.

— Sehr nett ! Sehr nett ! (très jolie !) fit le vieux général en faisant claquer sa langue contre son palais… Et, s’armant d’un binocle, il passa l’inspection de la petite boutique, les casiers bourrés d’articles de papeterie et de menus objets, les tables où s’étalaient les gravures, les livres de messe, les images de sainteté et autres, les rayons pleins de livres aux couvertures usées, car la plupart des éditions de Mme Le Dur datent du commencement de ce siècle.

— Sehr nett ! Sehr nett ! répétait le vieillard en lorgnant de nouveau les deux jouvencelles. Puis, brusquement, en se mettant en arrêt devant l’imposante taille et la coiffure à la grecque de Mme Le Dur… Oh ! fit-il, voici la belle madame Le Dur, n’est-ce pas ?… Oh ! on ne m’a pas trompé ; mes compliments, mes compliments !… Je viendrai tous les jours moi-même chercher mon journal, si vous le permettez, ma belle enfant, n’est-ce pas ? Et le galant sur le retour se mit à tapoter doucement les grosses joues de la plantureuse « réquisitionnée ».

Les officiers restaient cois, immobiles, au port d’armes.

— Eh bien ! vieux coureur de cotillons ! répondit la libraire avec cette intonation qu’elle sait donner à ses réparties, vous plaira-t-il de laisser ma peau tranquille ?

— Voyons, la belle, ne nous fâchons pas… hé, hé ! vous me plaisez… beaucoup… Il souligna le mot.

— Taisez-vous, vieux polisson, s’écria Mme Le Dur. Vous n’avez pas besoin de moi… votre maîtresse vous attend à la porte, dans votre voiture !

Et elle désigna du geste le nègre habillé à l’orientale.

Les traits du vieux Don Juan se rembrunirent subitement ; la plaisanterie n’était guère de son goût. Il sortit aussitôt, fort mécontent. Quant aux officiers, ils étaient positivement pétrifiés.

— Malheureuse ! dit l’un de ces messieurs, portant l’uniforme de capitaine d’état-major, savez-vous à qui vous avez osé faire cette insolente réponse ?

— Non, répondit Mme Le Dur.

— Au prince Charles, le propre frère du roi de Prusse !

— Eh bien, s’il n’est pas content, il ira le dire à Rome !

— Ah ! il s’en gardera bien, fit un jeune hussard. Son Altesse ne se vante que de ses succès auprès des dames ; quant aux rebuffades, il les empoche et se tait.

— C’est égal, fit le capitaine d’état-major, vous avez été raide, ma chère… Ah ! enfin, voici le Moniteur qui arrive !

Deux ordonnances, escortées de deux gendarmes, entrèrent dans la boutique de Mme Le Dur, et déposèrent plusieurs gros ballots de papier humide encore et sentant l’encre d’imprimerie.

Alors un défilé interminable d’acheteurs commença ; la patronne et ses deux employées n’avaient pas assez de leurs six mains pour servir la clientèle ; les numéros s’enlevaient, et les gros sous et les silbergros s’entassaient dans les tiroirs. Il en fut ainsi jusqu’à l’heure de la fermeture…


Quand les demoiselles de magasin furent parties et les volets mis, Mme Le Dur traversa la cour qui se trouve derrière la maison et que l’on gagne par la petite arrière-boutique qui sert aussi de salle à manger et de chambre à coucher. La sémillante libraire s’arrêta devant la porte d’un hangar, qui avait dû jadis servir de remise. Elle tira de sa poche une grosse clef qu’elle fit tourner dans la serrure ; la porte s’ouvrit en grinçant. Sur une litière de paille dormait un gros homme à cheveux gris, coiffé d’un large chapeau et chaussé de sabots, vêtu, comme les maraîchers des environs de Paris, d’une blouse jetée par-dessus sa grosse veste et d’un pantalon de velours à côtes.

— Allons, père Lienard, dit la libraire en secouant le dormeur, dépêchez-vous, il est temps.

Le paysan se frotta les yeux :

— Ah ! c’est vous, m’ame Le Dur… c’est bon, c’est bon, on va se lever ; mais j’aurais encore aimé continuer mon somme.

— Vous dormirez plus tard, mon brave ; vous avez le paquet ?

— Oui, je l’ons, mais j’étions tellement fatigué que je n’ons pas eu la force de me déshabiller chez le concierge… et là, dame, vous savez, je l’ons toujours au même endroit…

— Eh bien, faites vite ; il est déjà tard.

— Vous voulez… là, devant vous, m’ame Le Dur ? oh ! je n’oserons jamais.

— Allons, mon brave, nous n’avons pas le temps de nous amuser aux bagatelles… vite, donnez-moi le paquet…

— Enfin, puisque vous le voulez… mais là, tournez-vous, au moins.

— Est-ce fait ? demanda la libraire au bout de quelques instants.

— Ah ! ne vous retournez pas encore ; c’est le moment le plus inconséquent, dit le paysan, qui avait tout simplement retiré sa culotte et qui était occupé à extraire des fonds de l’indispensable inexpressible deux paquets formant coussins, et composés de journaux français et de brochures.

Le paysan remonta tranquillement son pantalon, après avoir posé les deux paquets par terre.

— Maintenant, m’ame Le Dur, vous pouvez vous retourner, fit l’homme, y a pas de danger pour votre vertu. Le reste va tout seul.

Et il se mit à tirer d’autres paquets de dessous sa blouse ; sa grosseur disparaissait et se fondait avec chaque douzaine de journaux dont il se débarrassait de la sorte.

— Là, fit-il, c’est tout.

— Bien, fit Mme Le Dur, voici la moitié de la dernière recette.

Elle remit une poignée de monnaie à l’homme en lui disant : « Bonsoir, père Lienard, à demain, et n’oubliez pas de vider vos culottes chez le concierge, c’est plus convenable, et cela prendra moins de temps ! »

Mais le paysan se grattait la tête derrière l’oreille, comme font ses pareils quand ils ont quelque chose sur le cœur qu’ils n’osent pas ou ne veulent pas dire tout de suite…

— Je m’en vas vous dire, m’ame Le Dur, fit-il enfin, tant va la cruche à l’eau jusqu’à ce qu’elle se casse. Eh bien, j’ai bien peur d’être près de la fêlure… Hier, j’ai vu un mauvais escogriffe, grand comme une perche, qui m’a suivi depuis la barrière de Buc ; je faisais celui qui s’en va se promener tranquillement pour prendre l’air en chantonnant un air du pays : traderida dera dera… Il a perdu ma piste… Mais, aujourd’hui, je retrouve mon individu à la même barrière, qui n’avait l’air de rien ; cette fois, pour varier, j’ai fait l’homme pressé d’arriver… je marchais au pas gymnastique en soufflant dans mes doigts… Brrrou… brrrou ! L’ai-je distancé ?… c’est ce qu’il faudrait voir, mais j’aime mieux le croire. Bref, m’est avis qu’on a l’œil sur moi, et comme le père Lienard n’aime pas les mistoufles, à partir de demain, je restons cheux nous… Voyez-vous… l’argent c’est bien joli, mais faut pas que ça revienne trop cher…

— Allons, à votre aise, père Lienard, dit la libraire, je trouverai à vous remplacer, je ne suis pas embarrassée…

Le père Lienard était un malin, il avait flairé dans « l’escogriffe » de la barrière de Buc, un des limiers de Stieber.


Depuis quelque temps, les dénonciations pleuvaient contre Mme Le Dur ; on la signalait comme tenant, à partir de huit heures du soir, quand son magasin était fermé pour tout le monde, une boutique clandestine de journaux français venant du département de l’Eure, et qu’on lisait portes closes dans les familles de Versailles, pour se donner du cœur, se réconforter un peu en apprenant les gigantesques efforts de Gambetta pour sauver l’honneur de la patrie, pour faire sortir de terre des armées innombrables destinées à remplacer les cohortes de l’empire, prisonnières de l’Allemagne.

Il était à peu près minuit, quand Mme Le Dur, qui couchait dans l’arrière-boutique, fut réveillée par quelques coups frappés avec violence à la devanture de son magasin.

La libraire, tenant un flambeau à la main, apparut au bout de quelques instants dans un déshabillé nocturne des plus indiscrets, mais des plus séduisants :

— Qui frappe ainsi ? dit-elle, qu’est-ce ? le feu est-il à la maison ?

Une voix, qu’elle reconnut pour celle du comte W…[49], un de ses plus assidus clients, répondit :

[49] Nous pourrions écrire son nom en toutes lettres.

— Ouvrez-moi, il s’agit de choses importantes…

— Allons, allons, je la connais celle-là, répliqua la libraire, mais vous vous trompez… Mlle Élisa[50], c’est en face.

[50] Quelques « demoiselles » versaillaises, habituées à charmer avant la guerre les loisirs de la garnison, avaient continué leur « commerce » avec les Allemands, et elles faisaient florès. Une des plus connues et des plus courues était une Belge, vigoureusement bâtie, Mlle Élisa. Cette horizontale était surtout remarquable par l’ordre et l’exactitude qu’elle apportait dans l’exercice de son métier. Elle ouvrait son boudoir à neuf heures du matin, s’accordait deux heures pour son déjeuner, de midi à deux heures, et se remettait au travail jusqu’à sept heures. Passé ce délai, la clientèle trouvait porte close, et malgré les offres les plus séduisantes des officiers, elle se refusait absolument à toute concession passé l’heure réglementaire. Mlle Élisa fit un gros sac pendant l’occupation ; on nous assure qu’elle est rangée aujourd’hui, mariée, mère de famille, et qu’elle offre le pain bénit dans l’église de son village.

— Mais non, je vous assure que j’ai quelque chose de très grave à vous annoncer ; demain, il serait trop tard.

Après tout, le comte W… s’était montré, à plusieurs reprises, désireux d’épargner des vexations et des ennuis à la directrice du cabinet de lecture de la rue de la Paroisse. Peut-être avait-il réellement un avis à lui donner ? Mme Le Dur se décida à ouvrir.

— Attendez, je passe ma robe de chambre, et je suis à vous.

— Voici ce dont il s’agit, fit le comte W… J’ai dîné ce soir chez le préfet. Stieber, directeur de la police, était parmi les convives. Il a été question d’arrestations et de perquisitions… On a parlé de vous… Demain matin des agents viendront fouiller partout dans votre boutique… On prétend que vous cachez des journaux français… Est-ce vrai ? Réfléchissez-bien… Il s’agit du conseil de guerre.

— Même pour une femme ?

La sémillante libraire n’avait plus du tout envie de rire.

— Vous en avez ? Voyons… répondez, vous n’avez rien à craindre de moi… Vous savez l’intérêt que je vous porte… Si vous avez des journaux français, dites-le moi…

— Ah ! ma foi, venez… Et, conduisant le comte dans l’arrière-boutique, Mme Le Dur lui montra des placards bourrés jusqu’en haut de gazettes françaises, de brochures, de proclamations du gouvernement de la Défense nationale…

— Eh bien… vous l’échappez belle ; si Stieber avait découvert ce pot aux roses, demain soir vous partiez pour l’Allemagne ! Il faut enlever tout cela, mais comment ? Il y en a une belle charge…

— Brûlons-les.

— Vous n’y songez pas, nous mettrions le feu à la maison… C’est qu’il y en a ! il y en a !…

M. le comte de W… réfléchit quelques instants :

— Avez-vous un drap de lit, ou mieux que cela, des rideaux ?

— Il y a ceux qui sont aux fenêtres.

— Eh bien ! arrachons-les… Là… et maintenant qu’ils sont étalés à terre, nous allons y emballer toutes ces paperasses… Et journaux, brochures, documents prohibés, tout fut entassé pêle-mêle dans les deux rideaux, qu’on noua par les quatre bouts.

— Je vais appeler mon ordonnance et lui dire de mettre tout cela dans ma voiture, fit M. de W… Je vous rends un fameux service tout de même ! et dire que vous ne m’en remercierez jamais !

La discrétion nous défend de révéler si réellement la belle libraire se montra ingrate envers son sauveur…

Le ballot fut mis dans la voiture du comte… Heureusement la rue de la Paroisse était déserte. Seuls deux officiers de uhlans ayant fortement soupé s’époumonnaient à crier, s’adressant à une fenêtre obstinément fermée :

— Mamz’el Éliza ! mamz’el Éliza ! dix thalers, vingt thalers ! Mais en dépit de ces enchères croissantes, Mlle Élisa, qui, toute la journée, avait été surchargée d’officiers et de soldats, ne donnait pas signe de vie.

Le lendemain, les sbires de Stieber vinrent en effet faire une perquisition dans le cabinet de lecture de Mme Le Dur. Ils remuèrent et bouleversèrent les casiers, les rayons, fouillèrent partout, même sous le lit, mais ils ne trouvèrent rien.

Il était dit que Mme Le Dur jouerait encore un autre tour à la police prussienne.

Un jour, elle vit se glisser dans sa cour un gaillard dont les vêtements en lambeaux et la figure défaite n’indiquaient que trop un fugitif.

L’individu raconta à Mme Le Dur qu’il était franc-tireur, que les policiers de Versailles le traquaient, que si on le tenait son compte serait vite fait. Il supplia la libraire de le cacher quelque part.

Elle le fit entrer dans une petite remise et lui apporta des vêtements bourgeois.

Dans la soirée, un vieil attaché militaire allemand vint fumer, comme d’habitude, son cigare dans le cabinet de lecture de la rue de la Paroisse.

Au moment où il allait se retirer, — comme il n’y avait plus personne dans la boutique, — Mme Le Dur lui dit :

— Colonel, êtes-vous homme à garder un secret ?

— Mais oui.

— Et à sauver, au besoin, un ennemi ?

— A mon âge, on n’a plus soif de sang… Qu’y a-t-il à votre service, chère madame ?

— Eh bien, colonel… fit Mme Le Dur, très émue, j’ai là, au fond de ma cour, dans une remise, un franc-tireur que je cache par charité, par pitié… Si on l’attrape, le pauvre homme sera fusillé… Il a une femme, des enfants…

— Chut !… pas si haut, interrompit le vieux colonel… Allez vite chercher cet homme… La nuit est sombre, dites-lui qu’il m’accompagne sans crainte…

La bonne Mme Le Dur, folle de joie de sauver la vie à un compatriote, courut annoncer au fugitif qu’il allait pouvoir s’échapper.

Elle le ramena par la main devant le colonel :

— C’est toi, fit celui-ci en s’adressant à l’homme… Je te prends à mon service comme brosseur… Ne te trahis pas.

Le franc-tireur suivit son nouveau maître jusqu’à Orléans.

Là, trouvant l’occasion de rejoindre les lignes françaises, il disparut.

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