La police secrète prussienne
X
La police prussienne pendant la campagne de France. — Les exploits de Stieber à Bar-le-Duc, à Reims et à Ferrières. — Les aménités de la police de campagne. — Entrée des Allemands dans Versailles. — L’attitude du conseil municipal. — Comment les Allemands respectent les conventions signées. — Arrivée du prince Fritz et du roi Guillaume. — Une manifestation d’agents secrets. — Le bureau du chef de la police. — Un enfant espion sans le savoir. — Zerniki à la mairie. — Un vaudevilliste allemand à Versailles. — Entretien de M. de Bismarck avec le directeur de la police. — Expulsion d’O’Sullivan. — Les réquisitions prussiennes. — Relations difficiles entre les officiers et la police. — M. de Bismarck voit des assassins partout. — M. Angel de Miranda. — Les mésaventures d’un journaliste allemand. — L’hôtel des Réservoirs pendant l’occupation. — Mort tragique de Hoff. — Le restaurant des frères Gark. — Espions et journalistes.
En raison des services rendus en 1866 et de la haute faveur dont il jouissait depuis lors, Stieber était désigné d’avance pour remplir pendant la campagne de 1870-1871 les mêmes fonctions que pendant la guerre de Bohême.
Le 31 juillet, le général de Moltke et tout le personnel civil et militaire composant le « grand quartier général » partirent de Berlin pour Mayence. Stieber, à qui l’on avait adjoint trois lieutenants de police et un certain nombre d’agents, avait pris place dans un des compartiments du train royal.
A peine arrivé à Mayence, première étape de la marche triomphale de l’invasion, le chef de la police de campagne lança ses limiers pour dénicher les espions français, car on les supposait nombreux dans la ville. Mais les généraux de Napoléon dédaignaient ces accessoires et ces petits moyens si utilement employés par la Prusse : dans l’entourage de l’empereur on était si certain d’arriver à Berlin tout d’une traite ! Aussi les agents du conseiller intime firent-ils le plus souvent buisson creux, ou s’ils ramenaient des prisonniers, c’étaient des curieux inoffensifs, des journalistes, ou des artistes en quête de croquis, comme ce dessinateur bien connu d’une grande feuille illustrée, qui fut déclaré suspect parce qu’il portait la moustache et la barbiche taillées à la française, et qui dut traverser toute la ville de Mayence par une pluie battante entre deux soldats.
Bientôt arrivèrent les nouvelles des premiers désastres de l’armée de Mac-Mahon. Le grand quartier général, quittant le territoire allemand, suivit de près les avant-gardes de l’invasion.
Au moment d’entrer en France, Stieber avait reçu des instructions plus précises. Voici en quoi consistait son mandat :
1o Veiller sur la sécurité de la personne du roi, des ministres et des hauts fonctionnaires. Les autorités militaires étaient tenues de prêter main-forte chaque fois qu’elles en seraient requises par le chef de la police.
2o La découverte des espions au grand quartier général et dans son voisinage, par conséquent la surveillance rigoureuse de tous les étrangers. Les mesures prises par Stieber dans ce but, ainsi que pour assurer la sûreté du quartier général, mesures approuvées par l’autorité militaire, doivent être observées par toute personne faisant partie à un titre quelconque du grand quartier général.
3o Le contrôle des lettres et des dépêches au quartier général et dans ses environs ; pourtant le chef de la police de campagne ne pourra prendre connaissance des correspondances suspectes qu’autant qu’il sera autorisé par l’autorité militaire.
4o Le contrôle minutieux de tout ce qui touche à la presse et des correspondances de journaux émanant du quartier général.
Enfin Stieber devait :
5o Prêter son concours aux autorités militaires en leur fournissant des renseignements sur l’armée ennemie, sur ce qui se passait dans les régions qu’elle occupait, et lui procurer des personnes capables de fournir des informations, — c’est-à-dire recruter les espions et acheter les traîtres.
Pendant les premières semaines de la campagne, le rôle du chef de la police de l’armée se borne à faire préparer de gré ou de force des logements et des vivres dans les premières localités occupées à la suite des batailles de Wœrth et de Reichshoffen, et aussi à faire respecter quelque peu la discipline que certains corps de troupes non prussiennes semblaient assez peu disposés à observer. Dans ses Mémoires, qui ont suscité, sous ce rapport, de nombreuses réclamations et protestations, mais qui n’ont pas été réfutés, Stieber raconte avec une franchise qui l’honore les désordres et les exactions dont se sont rendus coupables, à Faulquemont entre autres, les contingents hessois et bavarois. Cette malheureuse petite ville de 3,000 âmes fut traversée par plus de 80,000 hommes de troupes allemandes.
Le comte de Bismarck et son état-major de fonctionnaires des affaires étrangères s’installèrent dans une petite hutte de paysans. Stieber fut invité à souper. Tout en préparant lui-même le café pour toute la société, Bismarck prononça ces paroles qui devaient se réaliser six mois plus tard : « C’est bien décidé, nous ne rendrons plus l’Alsace et la Lorraine à la France. »
Après souper, Bismarck s’entretint assez longuement avec le chef de la police.
« Nous causâmes de notre passé, dit Stieber dans une de ses lettres ; je me montrai très franc et très ouvert, le ministre aussi. Il termina par ces mots : « Voyez donc tout ce que le sort peut faire d’un hobereau de Poméranie, à qui tout le monde en voulait ! » Je dois convenir que cette soirée est la plus belle de ma vie. Notre entretien sera peut-être historique. Certes, Bismarck est le plus grand homme de l’histoire moderne, et je suis fier d’occuper une telle position auprès de lui[38]. »
[38] Denkwürdigkeiten des geheimen Regierungsrathes Stieber, Berlin, 1883.
Cet intéressant colloque fut interrompu par le maire de Faulquemont, qui accourut tout éploré se jeter aux pieds de Stieber, le suppliant de mettre un terme aux scènes d’horreur qui signalaient le passage incessant des régiments allemands.
« Malgré tous mes efforts et bien que j’eusse mis en réquisition 50 gendarmes, écrit Stieber à sa femme, en date du 13 août, je ne réussis que très superficiellement à réprimer les excès.
« J’étais déjà sur le point de tuer à coups de revolver des vivandiers qui pillaient et refusaient de m’obéir. Ce géant de Krinnig (un sergent de ville attaché à la police de campagne) a fait des efforts surhumains. Le prince Charles (frère du roi) a arrêté de ses propres mains six Hessois, car nous tenions à sauvegarder l’honneur de l’armée prussienne et à empêcher le pillage… Je me suis tellement fait de bile à cause de ce remue-ménage, que je suis parti subitement, bien que les chefs m’aient demandé de mettre un peu d’ordre. Mais c’était absolument impossible. »
D’autres lettres datées de Herney et de Pont-à-Mousson attestent également les excès de toutes sortes des envahisseurs. A Pont-à-Mousson régnait la famine la plus complète ; le propriétaire de la maison où logeait le chef de la police, un neveu du maréchal Davoust, vint prier Stieber de lui procurer un peu de pain pour lui et sa femme, une « dame d’une grande distinction », car ils n’avaient pas mangé depuis trois jours.
« Nous ruinons de fond en comble cette jolie petite ville, écrit Stieber. Bientôt le typhus et la fièvre d’hôpital s’y feront sentir. »
« Bien que nous nous comportions très convenablement[39], dit-il dans une autre lettre, et que nous autres Allemands nous soyons de nature tellement débonnaire qu’il nous est très difficile d’être cruels, nous saignons le pays à blanc. Nous enlevons chevaux et voitures, ainsi que tout le bétail ; nous détruisons tous les chemins de fer, et depuis trois semaines on n’a pas fait un sou de recette sur un tiers du réseau français. Nous gardons pour nous tous les vivres, des quantités énormes de bière et de vin sont perdues, les arbres de toutes les avenues et promenades sont abattus, tout le bois transportable sert à allumer les feux de bivouac. Les magasins sont fermés, les affaires suspendues, les fabriques complètement arrêtées… »
[39] Si Stieber s’était trouvé au milieu des Bavarois à Bazeilles, il n’aurait certes pas vanté la « nature débonnaire du caractère allemand ». Parmi les vingt témoignages recueillis sur les lieux mêmes et de la bouche des Bazeillais, par M. Georges Bastard, il suffira de citer celui-ci pour édifier le lecteur sur la façon dont « l’Allemand débonnaire » fait la guerre :
« Rémy père, — c’est l’un des noms qui figurent sur le monument commémoratif — :
« Mon fils Élisée étant malade d’une pleurésie qui le contraignait à garder le lit depuis deux mois, nous n’avons pu, comme la plupart, fuir à l’approche de l’ennemi. Bazeilles venait d’être occupé, le premier jour, et le feu commençait à dévorer les maisons. Le lendemain, ce fut le tour de notre habitation. Au moment où les flammes atteignaient la toiture, un officier bavarois se présenta sur le seuil de notre chambre, la face contractée, le sabre au poing et le revolver de l’autre. N’écoutant ni les cris, ni la douleur, ni les prières de ma bru, qui se tenait suppliante et tout en larmes au pied du lit, avec son enfant dans les bras, il fit feu sur lui deux fois, à bout portant. L’arme encore fumante, il se retira, laissant pour mort mon cher Élisée, qui, quinze jours après, succombait à ses deux blessures, une balle au menton et l’autre à la main droite.
« Ces faits, dit Rémy, m’ont été rapportés par ma belle-fille, peu d’instants après l’événement, lorsque, au retour d’une courte absence que j’avais faite afin de chercher mes ouvriers, j’accourais pour sauver son mari de l’incendie. Pendant que je le transportais au château de Montvilliers, avec l’aide de Bertrand, de Henri, de Noël et d’Eugène Liégeois, je fus alors fait prisonnier, ainsi que mes compagnons. Nous supportâmes les plus durs traitements. Frappé pour ma part, bousculé indignement, lié à l’étroit, je fus finalement condamné à être passé par les armes. Les soldats m’avaient déjà dépouillé du peu que j’avais sur moi, quand apparut un chef qui leur intima l’ordre de me laisser libre. Bref, je m’alitai, après être parvenu à retrouver ma pauvre femme, qui, elle, avait été arrêtée, conduite par une troupe barbare, traitée de la façon la plus ignoble, et sur le point de subir les derniers outrages. »
Et Stieber exhale les mêmes plaintes que pendant la campagne de 1866, sur les rapports de la police avec l’armée :
« Les fonctionnaires de la police de campagne ne sont pas sur un lit de roses et nous nous faisons beaucoup de mauvais sang. Il est toujours très difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, toutes les passions sont surexcitées ici au dernier degré, chacun est ombrageux et l’on se défie de chaque mot. On ne saurait se montrer assez circonspect. D’une part il faut être patient et indulgent, mais d’un autre côté il faut agir résolument et avec énergie lorsqu’on se trouve en présence de gens grossiers et arrogants. Je représente dans notre département l’élément énergique et grossier. M. de Zerniki, mon aide de camp, lui, représente la politesse et l’amabilité[40] ».
[40] Nous pourrons apprécier plus loin, à Versailles, toute la politesse et toute l’amabilité du lieutenant de mouchards Zerniki.
Si quelque paysan exaspéré par ces excès, que le chef de la police se déclarait lui-même impuissant à réprimer, si quelque malheureux, volé, pillé, ruiné, dont la femme ou la fille avait été outragée sous ses yeux, se laissait aller à des représailles, voici comment il était traité.
C’est encore Stieber qui raconte :
« J’ai ordre d’agir avec la plus grande sévérité et sans les moindres égards. Hier, dans un village appelé Gorce, un paysan français a tiré sur une voiture remplie de blessés prussiens. Ce gaillard a trouvé à qui parler ; deux des blessés étaient encore fermes sur leurs jambes, ils se sont précipités dans la maison et ont appréhendé l’homme ; on l’a pendu sous les aisselles devant sa propre maison, puis on l’a tué lentement avec trente-quatre balles qu’il a reçues l’une après l’autre. Pour servir d’exemple, le corps est resté pendu deux jours sous la garde de deux sentinelles. »
A toutes les réclamations, à toutes les plaintes des populations qu’ils rançonnaient ou pillaient, les Prussiens avaient coutume de répondre en rééditant le fameux mot de Napoléon Ier : « C’est la guerre ! » Mais ce pauvre paysan tué « lentement », recevant trente balles l’une après l’autre, et exposé pendant quarante-huit heures avec ses chairs saignantes et déchirées, cela ne s’appelle plus « la guerre », cela ne s’appelle d’aucun nom, même dans le langage des peuplades les plus sauvages ; les cannibales eux-mêmes égorgent d’un seul coup l’ennemi vaincu qu’ils vont manger.
Elles sont vraiment bien curieuses, les confidences posthumes de ce policier. Un jour, à Bar-le-Duc, où venaient d’arriver l’empereur, M. de Bismarck et M. de Moltke, Stieber raconte qu’il conclut un marché avec une dame qui voulait absolument voir « le comte de Bismarck ». En échange, il se fit donner par elle un repas composé de pain, de beurre, de fromage et de vin. « Si elle avait été plus jeune, ajoute le galant chef de la police, au lieu de pain et de fromage, j’aurais exigé une autre marchandise. » Et c’est à « sa chère bonne femme » que Stieber fait ces révélations violentes !
Une autre fois qu’on se trouvait sans lumière, Stieber rapporte que ses joyeux agents lui proposèrent « d’allumer une maison ».
L’empereur, M. de Bismarck, le grand état-major, arrivèrent le 5 septembre à Reims, où, comme nous l’avons déjà dit, le chef de la police de campagne reçut, avec ses quatre agents, l’hospitalité dans la maison de la veuve Pomery : « Nous avons, écrit Stieber à sa femme, un salon spécial pour déguster chaque cru : un pour le vin de Champagne, un pour le vin de Bordeaux et un autre pour le vin du Rhin. »
Au moment où l’état-major prussien était entré en ville, tous les magasins s’étaient fermés ; mais sur un ordre menaçant de Stieber, on avait dû les rouvrir immédiatement.
Les rapports du chef de la police prussienne avec la municipalité ne furent pas toujours faciles.
En apprenant la proclamation de la République, une commission municipale démocratique tenta de remplacer l’ancien conseil impérial. Stieber en prononça la dissolution immédiate, et dans une lettre à sa femme, il écrit : « Si cela avait été nécessaire, j’aurais fait pendre les dix membres de la Commission sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aussi vrai que je m’appelle Stieber. »
Reims présentait le plus singulier spectacle. Tandis que les rues fourmillaient de soldats prussiens, des bourgeois placides échelonnés le long de la Vesle pêchaient philosophiquement à la ligne. Les fabriques étaient fermées, la misère était grande, les enfants couraient après les soldats, mendiant du pain. Des chanteurs ambulants braillaient devant les cafés. Et le dimanche, pendant que dans le petit temple protestant, le roi, le prince Charles, le grand-duc de Weimar, le grand-duc héritier de Mecklembourg, Bismarck, de Roon, assistaient au service avec accompagnement de la musique militaire, la cathédrale était pleine de femmes, le chapelet à la main, et de cuirassiers et de fantassins polonais et silésiens qui priaient, à genoux, la tête inclinée sur la poitrine.
Le soir, on ne rencontrait que des soldats portant des litres et des bouteilles de vin. Dans les restaurants et les cafés, les officiers sablaient le champagne avec de bruyants éclats de joie. A la porte des maisons à grands numéros, on se battait pour entrer.
De Reims, le quartier général fut transféré au magnifique château de M. le baron de Rothschild, à Ferrières. L’émerveillement de Stieber ne connut cette fois plus de bornes ; les salons dorés, les peintures « classiques », les beaux marbres, tous les trésors d’art qu’il avait admirés chez la veuve Pomery, étaient dépassés ! « L’homme le plus riche du monde, écrit le policier à sa femme, c’est Rothschild, de Paris, et le pays le plus beau de la terre, c’est la France. »
A Ferrières, Stieber n’avait cependant pas retrouvé la succulente table de Mme Pomery, ni ce « lit de soie » de la « veuve au champagne », qu’il aurait tant voulu emporter avec lui ou envoyer à sa femme. L’entrée du château étant interdite, sa chambre était le rendez-vous de tout le monde ; on y couchait en commun, sur le plancher ; on y faisait du thé, du café, et toute la journée et une partie de la nuit c’était un va-et-vient de gens envoyés aux « renseignements », de marchands épiciers, d’agents confidentiels de Napoléon III ou du pape, de délégués de toutes sortes, de courriers, une procession de comtes et de princes en quête de places de préfets dans les départements occupés, de paysans et de paysannes venant se plaindre des exactions des soldats, pleurer et gémir sur le bétail et les vivres qu’on leur avait enlevés de vive force.
« Heureusement, écrit Stieber, qu’une instruction secrète chasse l’autre, et que je suis la moitié de la nuit chez Bismarck ou chez d’autres conseillers. Nous n’avons du reste pas le temps de flâner ; il faut que nous fassions bonne garde : nous sommes ici au milieu d’une population des plus dangereuses, et devant Paris. »
Depuis le 17 septembre, les troupes allemandes étaient installées dans ce Versailles majestueusement silencieux, dont le vieux poète Deschamps a dit avec justesse :
Le jour même où le combat de Châtillon assurait l’investissement de Paris, en rejetant les régiments de la défense nationale sous le feu des forts, un parti de cavaliers prussiens, dont l’arrivée avait été annoncée la veille par un sous-officier de hussards noirs (hussards de la Mort) envoyé en parlementaire, se présentait à la porte des « Chantiers », qui donne accès sur la grande route de Sceaux et de Choisy, où sévissait dans son plein, à quelques kilomètres seulement, la lutte engagée depuis le matin entre le général Vinoy et le prince royal. Il y avait trois jours que toutes les troupes françaises avaient évacué Versailles pour se replier sur Paris ; l’unique force militaire présente dans la ville était la garde nationale, dont une partie était équipée et armée de fusils à piston ou même à pierre, absolument incapables de résister aux armes de nouveau modèle. Aucune défense n’était possible. La résistance n’eût produit d’autre résultat que de faire incendier les propriétés des particuliers et massacrer une population paisible.
Si encore le sacrifice de Versailles et de sa population avait eu des résultats stratégiques même momentanés ! Mais sous ce rapport aussi il n’y avait rien à espérer. Avec les masses énormes dont disposait l’envahisseur, avec sa redoutable artillerie, la prise de vive force de Versailles n’eût pas retardé d’une demi-heure l’investissement de Paris. Le conseil municipal de la ville se rendit compte de cette situation ; il vit bien qu’il faudrait se résigner à recevoir l’ennemi lorsqu’il se présenterait ; mais, ne pouvant opposer de résistance militaire et armée, la municipalité de Versailles résolut de montrer par la dignité et la fermeté de son attitude, que moralement et civiquement elle était décidée à disputer pied à pied le terrain aux envahisseurs et à ne céder qu’au dernier moment, lorsqu’elle se trouverait impuissante en face de la force brutale et de la supériorité numérique.
Pendant cinq mois, le corps municipal de Versailles ne se départit point de cette attitude. Seuls dans une ville que remplissait l’armée ennemie, placés sous la menace perpétuelle des lois de la guerre, qui n’admettent aucune justice, aucune équité, risquant bien souvent de se heurter à quelque chef violent, capable de faire passer par les armes, dans un moment de mauvaise humeur, le maire et ses adjoints, en vertu de cette raison du plus fort qui est la base du droit des vainqueurs vis-à-vis des vaincus, M. Rameau et ses collaborateurs combattirent les exigences de l’ennemi avec autant d’énergie et de fierté que s’ils eussent traité de puissance à puissance. Ils luttèrent contre l’arbitraire du préfet prussien avec plus d’indépendance assurément que bien des municipalités n’en avaient montré vis-à-vis de l’arbitraire des préfets de l’empire.
Souvent cette résistance fut inutile, mais parfois elle aboutit ; en tout cas elle étonna les Allemands, car elle contrastait fort avec la platitude, pendant la campagne de 1866, des municipalités autrichiennes, de ces maires allant recevoir le vainqueur aux portes de la ville, de ces fonctionnaires dînant à la table du roi et acceptant des décorations prussiennes. Cette fière conduite des autorités de Versailles, qui ne rappelait en rien non plus l’humilité timide et résignée que l’on avait rencontrée dans quelques villes de l’Est, inspira à l’ennemi des sentiments de respect non seulement pour MM. Rameau, Scherer, Bersot et leurs collègues, mais aussi pour la population qu’ils représentaient. On était loin des mépris malheureusement justifiés de Blücher, qui, en 1814, voyant de ses fenêtres la population parisienne acclamer les soldats alliés et les femmes se pendre au bras des Cosaques, s’écria, écœuré : « Vous êtes tous des misérables ! » (Miserabel seid ihr alle !)
En 1870, M. de Bismarck tendait la main au maire de Versailles. M. Rameau hésitait à la prendre : « Ce n’est pas comme chancelier, insista l’homme d’État, c’est personnellement que je vous prie de me donner la main. » Et quelques semaines plus tard, le maire ayant dû revenir dans la villa de Mme Jessé, habitée par M. de Bismarck, celui-ci lui tendait encore la main : « Toujours personnellement, » répéta-t-il en souriant.
Donc, loin d’ouvrir les portes à l’ennemi, le maire de Versailles avait fait fermer les grilles, et lorsque les cavaliers allemands se présentèrent, M. Rameau et ses adjoints, aussitôt prévenus, se rendirent à la porte des Chantiers pour discuter avec l’officier commandant le détachement les conditions d’une capitulation formelle, devant garantir les habitants de Versailles de toute exaction et conserver à la garde urbaine ses armes et ses fonctions pour le maintien de l’ordre dans la cité.
Tandis que le maire, assisté d’interprètes, négociait avec le chef du détachement allemand, on entendait la canonnade et le crépitement de la mousqueterie dans la direction de Sceaux. L’officier demanda que des vivres fussent apportés à ses hommes. Le maire refusa énergiquement. « Des Français, monsieur, fit-il, ne peuvent vous nourrir pendant que vous vous battez contre nos compatriotes. »
A midi, la capitulation fut signée par M. Rameau pour la ville de Versailles, et par M. Pinscher, commandant du génie du 5e corps, pour l’armée prussienne, « sauf ratification du général commandant. » Cette réserve eut sa raison d’être, car à peine les troupes furent-elles répandues dans la ville, que le général Kirschbach, le commandant du corps d’armée, se présenta à l’hôtel de ville pour annoncer au conseil municipal assemblé que le commandant Pinscher était désavoué et que la capitulation était annulée. Le général ajouta fort courtoisement d’ailleurs que Versailles étant une ville ouverte, sans remparts ni fortifications, ne pouvait conclure de capitulation. Elle devait se soumettre à subir l’occupation avec tous les accessoires que le bon plaisir du vainqueur jugerait à propos de lui infliger.
Le général Kirschbach ayant ajouté que si les habitants de Versailles résistaient aux ordres des autorités prussiennes et notamment s’ils ne livraient pas leurs armes et leurs munitions, ils y seraient contraints par la force, M. Rameau se leva, et d’une voix vibrante que faisait trembler l’émotion patriotique : « Vous avez prononcé le mot, général, s’écria-t-il, c’est par la force que vous êtes ici, et si cela avait dépendu de nous, vous n’y seriez pas. C’est en ennemi que je vous reçois, et je tiens à vous le dire hautement. »
Bientôt on fit voir aux habitants de Versailles qu’en effet la capitulation signée par un officier de l’armée allemande n’était qu’un lambeau de papier, bon à jeter au panier. Le traité promettait dans son article 1er « le respect des personnes, des propriétés, des monuments publics et objets d’art ».
Que faisaient les soldats ?
Ils enfonçaient les portes des maisons non habitées pour les piller et s’installer en maîtres dans les appartements qui leur convenaient le mieux ; les blessés venant du champ de bataille de Châtillon étaient directement dirigés sur le Château, dont les plus belles salles furent transformées en ambulances.
La capitulation disait en outre que la garde nationale conserverait ses armes et serait chargée de la police intérieure de la ville.
Les Allemands s’emparèrent immédiatement de tous les postes, et les gardes nationaux ainsi que les autres habitants furent sommés d’avoir à livrer leurs armes sous peine de mort.
La capitulation disait aussi que les troupes seraient logées dans les casernes et les établissements publics.
A peine arrivés à Versailles, les détachements allemands furent installés chez les habitants.
Enfin la capitulation portait expressément que Versailles ne payerait aucune contribution de guerre.
Vingt-quatre heures plus tard, la municipalité versaillaise était mise en demeure de verser une contribution de guerre de « 400,000 francs », représentant sa quote-part pour les indemnités payées aux Allemands expulsés de France et aux armateurs dont les navires avaient été capturés[41].
[41] Cette somme de 400,000 francs fut, il est vrai, remise à la ville de Versailles, après l’arrivée du roi.
Dès le premier jour de l’occupation, le 17 septembre 1870, plus de soixante mille Prussiens, Bavarois et Wurtembergeois traversèrent la ville du grand roi ; la moitié y passa la nuit, soit dans les logements particuliers, soit dans les bâtiments publics. Ceux qui ne trouvèrent pas de toit pour s’abriter campèrent autour des feux de bivouacs allumés dans les avenues.
Le soir, une heure environ avant le coucher du soleil, plusieurs régiments bavarois, encore tout noirs de poudre et surexcités par le combat, revinrent du champ de bataille de Châtillon. Ils avaient placé au milieu d’eux une cinquantaine de zouaves faits prisonniers, sans doute des soldats de cette arme, recrutés à la hâte, et qui n’avaient que le nom et l’uniforme de ce corps si célèbre ; jeunes conscrits qui avaient lâché pied aux premières volées de mitraille répandant la terreur et l’affolement jusque sur le boulevard Montmartre.
La population de Versailles, qui contemplait avec un silence stoïque et presque dédaigneux l’installation des vainqueurs, ne put se défendre d’un sentiment de profonde émotion à la vue de ces compatriotes défilant, honteux et abattus, entre leurs gardiens.
— Pauvres amis ! fit un vieillard à demi voix.
Un zouave, authentique celui-là, au teint bronzé par le soleil du Sahara, la longue barbe fauve s’étalant sur sa poitrine ornée des médailles de Crimée et d’Italie, le visage couturé de balafres et de cicatrices, entendit cette exclamation. Il se retourna et envoya à celui qui la lui avait adressée, un long regard de reconnaissance.
Bientôt après le « Kronprinz », appelé par les siens « notre Fritz », depuis une dépêche célèbre annonçant ses prouesses à la bataille de Wœrth, arriva au petit trot de son cheval, entouré d’une suite nombreuse. C’est lui qui commandait en chef l’armée d’investissement, dont le quartier général allait s’installer dans cette préfecture de l’avenue de Paris, magnifique et vaste bâtiment tout neuf, achevé depuis le commencement de l’année 1870, et occupé depuis cinq ou six mois seulement par le préfet impérial, M. Corruau, à qui avait succédé pendant quelques jours seulement M. Edouard Charton, chargé par le gouvernement du 4 septembre d’administrer le département de Seine-et-Oise. Autrefois, la préfecture se trouvait dans un vieux bâtiment de la rue des Réservoirs, contigu à l’hôtel. Le nouvel édifice, somptueusement bâti sur l’avenue de Paris, meublé avec un luxe extraordinaire, avait été construit comme exprès pour servir de résidence au prince Fritz, au roi Guillaume ensuite, et enfin à M. Thiers ainsi qu’au maréchal de Mac-Mahon ; tandis que l’ancienne préfecture, achetée par le propriétaire de l’hôtel, devenait une annexe tout à fait propre à recevoir les hôtes nombreux que les événements allaient attirer à Versailles.
L’invasion s’organisait chaque jour mieux dans cette ville voisine de la grande capitale. Paris n’ayant pas succombé sous le coup de la première attaque, et la population, loin d’être abattue, réclamant la « guerre à outrance », l’état-major allemand vit bien qu’il faudrait prendre ses quartiers d’hiver en France. Versailles devint donc peu à peu une grande ville de garnison prussienne ; les régiments s’y installèrent tout comme à Potsdam et à Spandau. Dès les premiers jours d’octobre, ce fut le centre de la direction générale de toutes les armées allemandes et le siège de la politique prussienne, qui, grâce au prestige des grandes victoires et à l’attitude passive des puissances, devait de là rayonner sur toute l’Europe.
Le 4 octobre, le préfet nommé par l’autorité prussienne, M. de Brauchitsch, qui s’était emparé jusqu’au titre de conseiller d’État et du papier à en-tête de son prédécesseur français, se présenta dans la grande galerie de l’hôtel de ville où les conseillers municipaux s’étaient réunis extraordinairement. Dans un discours soigneusement étudié, — car le nouveau préfet tenait à montrer qu’il était versé dans la langue française[42], il s’efforçait de rassurer les conseillers, leur promettant la sauvegarde de leurs personnes et le respect de leurs délibérations ; puis il les invita à se rendre, avec des sauf-conduits qu’il leur donnerait volontiers, au delà des lignes allemandes, afin d’aller chercher des vivres qui pourraient bien manquer dans Versailles, de l’argent, et, — ajoutait-il, — des renseignements. Cette invitation cauteleuse à la trahison et à l’espionnage fut accueillie par un silence glacial, mais dans le « speech » du nouveau préfet, une phrase surtout avait frappé les conseillers ; M. de Brauchitsch annonçait pour le lendemain 5 octobre l’arrivée du roi Guillaume et de sa nombreuse suite.
[42] M. de Brauchitsch était tellement soucieux de rédiger en langage correct et choisi les proclamations et ordonnances qui réglaient l’exploitation et l’écorchement des habitants de Seine-et-Oise qu’il pria M. le pasteur Passa de lui procurer un Français lettré qui voulût bien remplir les fonctions de secrétaire-rebouteur et revoir ses élucubrations officielles. M. Passa ayant répondu qu’il ne connaissait personne disposé à accepter ce poste : — « Eh bien, fit M. de Brauchitsch, s’il n’y a pas de Français, trouvez-moi un Suisse. » — M. Passa répondit sèchement qu’il ne connaissait pas davantage de Suisse que de Français.
Ce jour-là, en effet, dès midi, un mouvement inaccoutumé régnait dans les larges et belles avenues qui rayonnent vers le château. Les soldats de la garnison en grande tenue, casque en tête, soigneusement astiqués, les mains gantées, se promenaient gravement par groupes ; les officiers aux moustaches affilées par la pommade hongroise, la vitre à l’œil, faisaient sonner leurs sabres ; toutes les maisons où se trouvaient soit une des grandes administrations de l’armée, soit un chef quelconque, étaient pavoisées. Les habitants de Versailles qui étaient sortis de chez eux pour jouir d’une belle et douce après-midi d’automne, se demandaient ce que ces préparatifs signifiaient. On allait instinctivement aux renseignements à la mairie, où la municipalité avait l’habitude d’annoncer par des affiches manuscrites les événements accomplis ou en préparation.
La population apprit qu’à quatre-vingts années de distance, Versailles allait redevenir une résidence royale. La nouvelle se répandit rapidement dans toutes les rues ; bientôt chacun fut sur pied pour satisfaire une curiosité compréhensible sinon digne de louanges. Seulement, les promeneurs s’aperçurent que parmi eux surgissaient à chaque instant des figures inconnues, des gens qui avaient l’air très empruntés dans leurs blouses ou leurs jaquettes, car presque tous ces hommes, « qui n’étaient pas d’ici », portaient le costume des ouvriers ou des gens du peuple.
A trois heures, des détachements bavarois et prussiens se dirigèrent, musique en tête, vers la porte des Chantiers et formèrent la haie jusqu’à la grille de la préfecture.
A quatre heures précises, des tourbillons de poussière annoncèrent l’apparition du cortège. Un peloton de uhlans, la lance en arrêt, précédait une file interminable de voitures, dont les premières étaient d’élégants et confortables landaus, tandis que le reste offrait les spécimens les plus variés de tous les véhicules que la réquisition avait pu découvrir chez les paysans de Seine-et-Oise.
Dans la première de ces voitures se trouvait le roi Guillaume, ayant à ses côtés son fils et en face de lui le chancelier. Le roi de Prusse, âgé alors de soixante-treize ans, se tenait droit et raide comme un sous-officier ; sa physionomie offrait un singulier mélange de bonhomie et de rudesse : c’était en tout cas une figure caractéristique avec son encadrement de favoris blancs comme la neige.
M. de Bismarck ne ressemblait pas non plus à ses portraits d’aujourd’hui. Il ne portait ni perruque ni toute la barbe. Une épaisse moustache cachait sa lèvre supérieure. Avec sa grosse tête, ses épaules carrées, son buste énorme, il paraissait doué d’une vigueur extraordinaire.
Ce jour-là, il avait plus que jamais son air de bouledogue de mauvaise humeur.
Le Kronprinz ou prince royal, grand, élancé, avec ses cheveux blonds et sa barbe de fleuve, tenait assez bien le milieu entre la physionomie souriante du monarque et l’air rogue du ministre.
Dans les autres voitures, on voyait M. de Moltke, rasé de près comme un prêtre, le général de Roon, ministre de la guerre, et toute une kyrielle d’altesses royales et sérénissimes, avec leurs aides de camp et leurs courtisans.
Le roi s’installa immédiatement à l’hôtel de la préfecture que son fils lui avait cédé. Le prince Fritz avait jeté son dévolu sur une jolie et gracieuse habitation appelée « Les Ombrages ». C’était, comme la villa choisie par M. de Bismarck, la propriété d’une dame qui avait abandonné sa maison aux hasards de l’occupation pour se réfugier en Provence.
La chronique locale raconte que Son Altesse n’y vécut pas toujours seul. Peut-être n’insisterions-nous point sur ces rumeurs, — qui après tout peuvent n’avoir été que de simples cancans, — si la rareté de semblables aventures ne méritait pas qu’on les signale, même à l’état hypothétique. La galanterie avec ses joyeuses équipées, affirmant l’étroite et classique alliance de Mars et de Vénus, ne tient que très peu de pages dans l’histoire du séjour à Versailles de l’état-major allemand. On chercherait vainement — sauf les visites diurnes et nocturnes aux maisons omnibus de la « Petite-Place », — ces hors-d’œuvre qui donnent leur saveur aux histoires des guerres de Louis XIV et de Louis XV, et aux expéditions des armées de la République et de Napoléon, qui s’entendaient si bien, en Italie, en Espagne, et surtout dans la chaste et pudique Allemagne, à mélanger, selon l’expression usitée alors, leurs lauriers d’un brin de myrte. A Versailles, tous ces gaillards à forte encolure, musclés et râblés, qui mangeaient comme des ogres, buvaient comme des chantres, emmagasinant des forces à plein gosier, se conduisaient comme des petits saints. Il est vrai que ce qui restait de femmes dans la ville occupée avait le cœur trop français pour répondre aux avances d’un Allemand. Les aventures galantes attribuées au prince impérial d’Allemagne firent donc quelque bruit, surtout parmi ces héros qui semblaient être à l’engrais et dont l’excès de continence avait quelque chose d’étonnant.
Au moment où le roi franchit la grille de la préfecture, quelques hourras partirent, non pas des rangs des soldats, mais du milieu de la foule. Ces cris étaient rares, et il ne fut pas difficile de reconnaître qu’ils étaient poussés par ces individus étrangers et d’étrange allure qu’on avait remarqués dans le courant de l’après-midi. Un négociant de Versailles se trouvant côte à côte avec un de ces drôles, au moment où il venait d’acclamer le conquérant, s’écria, indigné de ce manque de patriotisme :
— N’avez-vous pas honte d’acclamer celui qui met la France à feu et à sang ?
— Taisez-vous donc, dit au négociant un conseiller municipal qui se trouvait là, vous ne voyez donc pas que ces gens-là sont des agents de la police prussienne !
L’observation du conseiller municipal était juste. Du château de Ferrières où il venait de passer quelques semaines avec le quartier général, buvant le champagne de « l’Oncle d’or[43] » et tirant les faisans en dépit de la défense du roi, Stieber avait expédié quelques-uns de ses estafiers chargés de se mêler à la population de Versailles, de l’espionner et de faire croire au roi, à son arrivée, que parmi les habitants de l’ancienne résidence royale, il y avait des Français qui l’attendaient comme un sauveur, comme un Messie qui les délivrerait de la République.
[43] Surnom donné par M. de Bismarck à M. de Rothschild.
Apostrophé par le négociant, l’homme en blouse qui avait poussé le hourra s’était éloigné d’un pas rapide. Si quelque curieux se fût avisé de le suivre, il l’aurait vu entrer dans une des plus belles maisons du boulevard du Roi, au no 3, où il ne tarda pas à être rejoint par d’autres individus habillés à peu près de la même façon.
C’était là que le chef de la police secrète, le conseiller intime Stieber, avait rapidement organisé son administration. L’habitation avait été abandonnée par ses locataires ; une vieille servante alsacienne était le seul être vivant resté au logis dont l’ameublement cossu, les tableaux et les tentures disaient la bonne situation de ceux qui l’habitaient.
Au rez-de-chaussée se trouvaient les bureaux de la police, les chambres d’attente destinées aux agents et aux espions qui venaient au rapport, et le cabinet où Stieber donnait ses ordres et ses instructions. Le premier avait été réservé pour le logement du chef, tandis que son lieutenant Zerniki et un commissaire de police badois nommé Kaltenbach occupaient les chambres du second étage. Les mansardes étaient peuplées d’agents, un poste de gendarmes avait été établi dans un pavillon situé dans le jardin.
Cette maison du boulevard du Roi fut pendant toute l’occupation une ruche bourdonnante, toujours en travail. Il y régnait une activité fébrile, un va-et-vient continuel, un mouvement prodigieux. Fortement discuté d’abord par les généraux et les chefs de corps, Stieber avait fini par s’imposer à tous ces militaires pleins de dédain pour un policier de basse extraction. La protection immédiate du roi et l’amitié de M. de Bismarck lui avaient servi d’armure contre toutes les attaques et les insultes. Avec cet aplomb que donne l’exercice d’une certaine puissance, Stieber avait peu à peu modifié sa manière d’être. Ce n’était plus le personnage ondoyant, cauteleux, sachant au besoin se rendre tout petit, comme pour se faire pardonner la place qu’il tenait et se rattrapant en brutalités sur les pauvres diables qui n’en pouvaient mais. Maintenant, il ne se gênait plus, il avait carrément adopté une allure de bourru bienfaisant, un « bon garçonisme » familier et débraillé, entremêlé d’éclats de colère, d’accès de violence, qui passaient comme des ouragans. C’était à la fois un capitaine Fracasse et un Roger Bontemps cousu dans la peau du plus fieffé mouchard. Il enlevait la besogne lestement et en assaisonnant chaque ordre, chaque mesure arbitraire, d’un bon mot, qui la plupart du temps était bien mauvais, mais qu’il fallait bien admettre à cause de l’intention.
Pour donner une idée de la besogne du chef de la haute police prussienne, pénétrons, quelques jours après l’installation des Allemands à Versailles, dans l’une des grandes pièces du rez-de-chaussée où Stieber a l’habitude de recevoir son monde et de donner ses audiences.
Il n’est que huit heures du matin, mais le chef de la police de campagne est déjà serré, sanglé et boutonné dans son uniforme de drap bleu sombre avec de larges galons au collet et aux manches. Trois décorations s’étalent sur sa poitrine. Son képi richement galonné est posé sur un guéridon surchargé d’une foule de papiers, parmi lesquels il est aisé de reconnaître plusieurs journaux de Paris : le Figaro, le Siècle et le Monde illustré.
Tandis que Stieber se promène, ses acolytes, le commissaire Kaltenbach et le lieutenant de police Zerniki, sont assis autour d’une grande table, qui tient presque tout le milieu de la pièce. Zerniki a tout à fait l’air d’un de ces goujats d’armée qui suivaient les camps au moyen âge et dont la vie d’aventures et de rapines finissait le plus souvent par une vilaine grimace au bout d’une corde. Le visage en lame de couteau, d’une teinte naturellement sale, le nez crochu et très proéminent en raison de la maigreur de la figure, des yeux énormes, qui semblaient toujours prêts à sortir de leurs orbites, des cheveux roux très drus, des mains de paysan et des pieds d’un calibre invraisemblable au bout de jambes sans fin, tel était l’escogriffe qui, selon une lettre de Stieber, représentait « la politesse et l’amabilité ».
Kaltenbach était la vivante antithèse du lieutenant de police Zerniki. Il avait une bonne figure réjouie avec un soupçon de double menton, un ventre rondelet de buveur de bière, une figure placide et bourgeoise, une véritable figure d’imbécile, telle qu’un policier ne saurait la payer assez cher. Son air inoffensif inspirait à première vue la confiance. Kaltenbach portait une large redingote d’Elbeuf d’une coupe commode mais surannée. On l’eût pris pour un petit rentier.
Zerniki, au contraire, avait adopté un uniforme assez semblable à celui de l’infanterie prussienne, et de plus, il avait sanglé autour de sa taille un énorme sabre de cavalerie.
— Messieurs, dit Stieber à ses collaborateurs, ce n’est pas une petite tâche que la nôtre. En dehors de la police courante, c’est-à-dire en dehors de ce que nous avons fait quotidiennement depuis le début de la campagne, il s’agit maintenant de procurer tous les jours au roi et à M. de Bismarck des nouvelles authentiques et sûres de Paris, et autant de journaux que nous en trouverons. Avec le nombre énorme de feuilles qui paraissent en ce moment, avec la liberté dont jouit la presse, il doit se passer bien peu de choses dans la grande Babylone sans que les gazettes le racontent avec force détails. Donc il nous faut des journaux à tout prix. Ce sont nos meilleurs espions.
Après une pause, M. Stieber reprend :
— Il va falloir surveiller ici un tas de gens qui semblent à tort ou à raison suspects à notre illustre chancelier et dont il m’a remis la liste. Il paraît que dans l’entourage du duc de Cobourg on fait de la politique qui ne va pas à notre grand homme d’État. Ayons l’œil ouvert sur le Casino de l’hôtel des Réservoirs.
« On annonce l’arrivée de nombreux diplomates de toute nationalité, anglais, autrichiens, russes, espagnols et même nègres. Les uns viennent pour proposer la paix, les autres pour entretenir le chancelier de leurs petites affaires particulières. Le chef m’a dit : « Il se peut que parmi ces Excellences ou Sous-Excellences, ou parmi leur monde, il se glisse des espions qui, munis de passeports diplomatiques, s’en vont à Paris ou à Tours raconter ce qu’ils ont vu et entendu. Il faut donc observer ce monde de très près ; dès que vous aurez découvert un symptôme suspect, prévenez-moi : que l’individu soit prince ou altesse, dans les vingt-quatre heures, on le fera reconduire par la gendarmerie. »
« Mais ce n’est pas tout, ajoute Stieber, il faut à tout prix que nous nous assurions des intelligences parmi la population de Versailles. La municipalité continue à donner de la tablature au préfet, M. de Brauchitsch ; le maire répond par des notes insolentes aux réquisitions du commandant de place. « Le chef » s’en plaint beaucoup. Je lui ai dit : « Mais, Excellence, ce serait si simple de faire pendre le maire entre ses deux adjoints et d’envoyer le reste de la clique dans une forteresse ! » Il paraît que cela ne se peut pas. Le roi tient essentiellement à ce que dans la ville qu’il habite, les choses se passent régulièrement et que l’on évite autant que possible toute brutalité… Pourtant quand on songe que ce M. Rameau, un petit bourgeois, un simple avocat, a eu le front de refuser une invitation à dîner chez Sa Majesté[44] ! C’est incroyable, ma parole d’honneur ! Ensuite, il y a dans la ville un M. Franchet d’Esperey, dont le père a été professeur du prince royal. Il paraît que son Altesse royale et ce Monsieur ont joué quelquefois ensemble dans les jardins de Sans-Souci. Vite les aimables Versaillais ont imaginé de nommer ce Monsieur Franchet commandant de place, et notre Kronprinz, qui est très sentimental comme vous le savez, a toute la journée « sur le dos » son ex-compagnon, qui invoque les parties de barres et les gâteaux partagés pour intercéder en faveur de ses compatriotes. Ah ! si nous pouvions le prendre en défaut, celui-là, de façon à le faire expédier à Minden ou à Kœnigsberg, on nous tirerait une fameuse épine du pied… »
[44] Le roi de Prusse, à son arrivée à Versailles, avait fait remise à la ville, comme nous avons déjà dit, d’une grosse contribution de guerre de 400,000 francs. M. Rameau s’était rendu à la préfecture pour exprimer à Guillaume les remerciements de la municipalité. Au moment où M. Rameau se présentait pour accomplir ce devoir de courtoisie, le roi était absent. Le maire laissa sa carte en annonçant qu’il reviendrait le lendemain. La seconde fois, il trouva un aide de camp qui l’invita de la part du roi au dîner du soir. — « Permettez-moi, Monsieur, répondit M. Rameau, de considérer cette invitation comme ne m’ayant pas été adressée. Il est loin de mon intention de répondre par un refus blessant à la marque de bienveillance de Sa Majesté, mais il me serait absolument impossible de m’asseoir à la table de l’ennemi de mon pays. » Les choses en restèrent là.
Stieber parla ainsi un temps assez long, exposant à ses collaborateurs tout ce que l’on attendait d’eux. Il y avait à surveiller les marchés et les approvisionnements, les « maisons » de la Petite-Place, sans compter les nombreux journalistes anglais, allemands, autrichiens et américains qui séjournaient dans la ville. Après cet exposé, le chef de la police conclut ainsi :
— Moi, je me charge des diplomates et des journalistes ; vous, Zerniki, chargez-vous du conseil municipal, et vous, mon bon Kaltenbach, qui parlez français comme un welche authentique, c’est sur vous que je compte pour nous procurer les journaux et les renseignements de Paris.
— Soyez tranquille, monsieur le conseiller, fit le gros homme, vous voyez que j’ai déjà commencé ; et il montra un paquet de journaux jetés sur la table.
Stieber prit les feuilles et les déplia avec satisfaction.
— Parfait, parfait, je les porterai au « chef ». Comment diable avez-vous pu les avoir ? L’investissement est complet et rigoureux.
— Voici l’aventure, fit le gros policier :
« Nous nous promenions avec quelques officiers du côté de Meudon, les forts se taisaient, nous regardions avec des longues-vues la grande ville que l’on découvre tout entière du haut du plateau. A ce moment, deux soldats amènent un galopin d’une dizaine d’années. Ces petits Parisiens, ils sont malins comme des singes !
« Les nôtres racontent qu’ils ont trouvé le gamin dans les vignes, et, comme il ne comprenait pas plus l’allemand que nos Poméraniens n’entendaient le français, ils le conduisaient au premier poste. Un des officiers me pria d’interroger le petit. Il me répondit qu’il s’appelait Jean Raymond, que ses parents demeuraient au Chesnaye, près Versailles, qu’il était en apprentissage chez un tailleur de Paris qui avait été forcé de fermer boutique. Alors, se trouvant sur le pavé et s’ennuyant beaucoup, l’enfant avait résolu de reprendre la route du Chesnaye. Il avait réussi à se glisser entre deux postes hors de la ligne d’enceinte. C’était la nuit. Ne reconnaissant plus son chemin, il était resté dans une cabane au milieu des vignes, attendant le jour, mais il avait dormi trop longtemps et la patrouille l’avait découvert.
« Écoute, mon petit, fis-je, continua Kaltenbach, tu vois que je suis Français comme toi et, de plus, de Versailles ; je vais prier ces Messieurs, et je désignai les officiers, de te laisser aller demain au Chesnaye, mais à une condition : tu vas rentrer à Paris par le même chemin que tu as pris, tu achèteras tous les journaux que tu trouveras, tu les cacheras bien, et demain matin, à la première heure, trouve-toi dans la cabane qui est là-bas au milieu des vignes. Nous irons ensemble au Chesnaye chez tes parents. » — En même temps, je fis briller une pièce d’or : « Voici pour les journaux, et le reste sera pour toi. » Le petit hésitait… — « C’est bien sûr au moins que vous êtes Français ? demanda-t-il. — Voyons, tu en doutes, regarde donc, est-ce que je ressemble à ces têtes carrées ? Tu comprends que nous sommes sans nouvelles de Paris, c’est pour cela qu’il nous faut des journaux. »
« Le gamin parut réfléchir ; enfin il prit la pièce d’or. — « Si tu rapportes des journaux, demain tu en auras une autre. » — Je fis un signe d’intelligence aux officiers, dont l’un donna l’ordre d’accompagner le petit jusqu’à l’extrême limite de nos avant-postes pour qu’on ne l’empêchât pas de franchir les lignes.
« Le lendemain, le petit gars était fidèle au rendez-vous, il m’apportait un premier paquet de journaux. Je pris un air contristé. « Mon pauvre petit ami, lui dis-je, mon pauvre petit, que vas-tu devenir ? Tes parents sont partis, leur maison a été brûlée, il n’en reste plus rien. J’ai été au Chesnaye hier, j’ai interrogé les voisins, ils ne savent pas où les tiens sont allés. » Le petit se mit à pleurer. « Écoute, lui dis-je, veux-tu gagner tous les jours une belle pièce de cinq francs et manger autant que tu voudras ? — Oh oui ! oh oui ! — Eh bien ! continue à aller tous les jours à Paris et à me rapporter les journaux que tu entendras crier dans les rues. »
« Cette fois, le petit n’hésita plus ; et, depuis trois jours, je vais chercher dans la cabane, à l’heure convenue, le paquet de journaux, et je lui donne sa pièce de cinq francs. Mais ce matin, il n’y était pas, et je suis un peu inquiet. Peut-être une sentinelle l’aura-t-elle aperçu et aura-t-il été tué.
— Ce serait dommage… pauvre petit ! fit Stieber d’un ton presque larmoyant. Ce haut policier avait une famille de quinze à vingt enfants, et il aimait à se donner l’air d’un bon papa.
— Et vous, Zerniki, savez-vous quelque chose ? continua Stieber.
— Oui, monsieur le conseiller, j’ai déniché un digne couple qui nous tient au courant de tout ce qui se passe à la mairie. Ce n’est pas la fleur des honnêtes gens, mais faute de mieux… L’homme est balayeur, et la femme a installé, avec notre permission, un débit de schnaps en plein vent, dans la cour de l’hôtel de la mairie.
« Il paraît que cette particulière a eu quelques accidents judiciaires dans son passé : détournement de mineures et quelques autres peccadilles du même genre. L’homme a été impliqué dans une grosse affaire, mais on l’a relâché faute de preuves.
— Ah !… et ces braves gens vous fournissent de bonnes indications ?
— Voici le rapport d’hier, fit Zerniki en tirant un feuillet d’un assez volumineux dossier. Puis il se mit à lire : « M. Rameau est arrivé à son bureau à neuf heures du matin. Il s’est enfermé à double tour, selon son habitude, pour dépouiller le courrier. A onze heures, il a reçu la visite de plusieurs habitants de la ville : bouchers, épiciers, charcutiers, qui venaient l’entretenir sans doute de l’approvisionnement. A midi, il a déjeuné d’une côtelette, d’une salade et d’un morceau de fromage de brie… »
— Assez, assez, fit Stieber, je vois que nous n’apprendrons jamais des secrets d’État par l’entremise de votre agent.
— Mais enfin il est bon de savoir qui entre à la mairie et qui en sort, reprit Zerniki.
« Voici ce que rapporte la femme : « On s’entretenait surtout parmi les gens qui venaient aux nouvelles dans la cour de la mairie, d’une grande victoire remportée par l’armée de Metz. Le prince Frédéric-Charles avait été tué, les Français avaient fait 60,000 prisonniers. Un magistrat de Versailles, M. Harel, assurait que, selon toute apparence, le roi aurait quitté la ville avant huit jours. »
— Tiens, il faut noter ce monsieur Harel et ne pas le perdre de vue.
— Parfaitement, fit Zerniki. Et il continua la lecture du rapport :
« La séance du conseil municipal a duré très longtemps ; en sortant, les conseillers s’entretenaient avec vivacité ; il a semblé qu’ils avaient discuté une adresse de dévouement et de félicitations à la délégation de Tours. »
— Oh ! oh ! s’écria Stieber, il faudrait vérifier ce qu’il en est. Zerniki, en allant à la mairie pour cette réquisition de bougies, tâchez donc de jeter un coup d’œil sur le procès-verbal.
A ce moment, la porte s’ouvrit, et un personnage d’une quarantaine d’années, vêtu d’un pantalon à pied, chaussé de pantoufles, le torse emprisonné dans un veston de chambre en flanelle rouge, une cravate de foulard à gros pois négligemment nouée autour du cou, entra en fredonnant. Il tenait d’une main un crayon, et de l’autre un calepin d’assez grande dimension.
— Eh bien, Salingré, mon cher, fit Stieber, la muse vous inspire-t-elle ce matin ?
— Jugez-en vous-même, « patron », fit le nouvel arrivant, un des auteurs comiques alors les plus en vogue et qui, pour faire en amateur la campagne de France, s’était laissé embaucher par Stieber en qualité de secrétaire particulier, une sinécure qui ne l’empêchait nullement de nouer des intrigues de vaudeville. Pour l’instant, M. Salingré était occupé à confectionner une pièce de circonstance qu’il voulait faire jouer sur le théâtre de Versailles par des officiers.
— Jugez vous-même, patron, reprit le vaudevilliste, et il se mit à fredonner un couplet à peu près ainsi conçu :
— Très bien, très bien, firent en chœur les trois policiers.
— Et le directeur du théâtre se montre-t-il de meilleure composition ? demanda Stieber.
— Ne m’en parlez pas ! un véritable mulet pour l’obstination, fit Salingré. Il n’y a pas moyen de discuter avec lui. A toutes mes observations, il répond toujours la même chose : « La France est en deuil, l’étranger est à Versailles, ce n’est pas le moment de jouer la comédie. » Et d’autres sornettes semblables. Je crois qu’il faudra une réquisition en règle pour décider cet impresario têtu à nous livrer son magasin de décors. Vous vous chargerez de ça, papa Stieber.
« Papa Stieber » fit entendre un sourd grognement :
— Si cela ne dépendait que de moi ! Mais vous savez que le roi, notre maître, veut que l’on mette des gants… tâchez de vous arranger à l’amiable ; du reste je verrai ce directeur féroce…
— Oui, patron, voyez-le, voyez-le. Je retourne à mon vaudeville, il faut que j’achève le dernier acte… A propos, il n’y a pas de cigares ici ?
— Si fait, si fait, répondit M. Kaltenbach en montrant une caisse sur la table.
— Pas de blagues, fit le vaudevilliste, je ne veux pas de ces dons d’amour « envoyés par les âmes charitables de la mère patrie », à raison de quatre gros le paquet…
— Soyez tranquille ! répondit le commissaire, voyez le cachet, les cigares viennent de Brême… ce sont des havanes…
— A la bonne heure, fit l’auteur comique en bourrant ses poches de cigares. Et il se retira en fredonnant les derniers vers de son couplet.
— Revenons aux affaires sérieuses, dit Stieber. Je m’en vais rue de Provence porter ces journaux à M. de Bismarck… Mais quel est ce bruit ?
Comme Stieber franchissait le seuil de la porte, son attention fut attirée par un groupe de gens qui entouraient un homme de quarante ans environ, à l’allure paysanne, au visage bronzé et énergique, occupé à administrer une correction très rude à un enfant d’une dizaine d’années, qu’il tenait par l’oreille. Dans la foule, les uns prenaient parti pour l’enfant en s’indignant contre l’homme, d’autres au contraire disaient : « Laissez-le faire, laissez faire, cela apprendra au petit à porter des journaux aux Prussiens. » Ces mots firent dresser l’oreille au conseiller intime ; il appela par un signe un des gendarmes qui se promenaient constamment devant la maison du boulevard du Roi : « Conduisez-moi ces gens-là au commissaire Kaltenbach, » dit-il au grand gaillard haut de six pieds, coiffé d’un énorme casque et armé d’un coupe-chou aux redoutables proportions. Sur l’ordre de son chef, le gendarme joua des coudes, écarta la foule à droite et à gauche, et prenant au collet l’homme et l’enfant, il les poussa tous deux dans la maison.
Cette arrestation excita les murmures de la foule qui s’était amassée. « Cela le regarde, c’est son fils, s’écria une femme du peuple, il le corrige et il a bien raison, faut pas élever des petits espions !… » Quelques murmures se firent encore entendre, mais sur un autre signe de Stieber les gendarmes tombèrent à poings fermés sur les premiers curieux qui se trouvaient à portée de leurs mains.
M. le conseiller intime poursuivit sa route vers la rue de Provence, tandis que le gendarme, fidèle à la consigne, introduisait l’homme et l’enfant dans les bureaux de la police de campagne. Dès que le gamin aperçut Kaltenbach, il le montra du doigt et se mit à pleurer : « Voici le monsieur qui m’a donné l’argent, hi, hi, hi… tu vois bien… père, que ce n’est pas un Prussien, hi, hi, hi. »
L’affaire fut expliquée. Voulant aller voir lui-même si vraiment ses parents étaient partis du Chesnaye et obéissant à une sorte d’instinct, le petit Raymond, au lieu de s’arrêter à la cabane de Meudon, avait poussé droit sur Versailles, marchant à travers bois, se glissant comme une couleuvre au milieu des sentinelles ; il avait réussi enfin à pénétrer dans la ville par la porte de Montreuil. La première personne qu’il rencontra, ce fut justement son père, qui ce jour-là avait eu affaire chez un entrepreneur. Bien entendu le père et le fils s’embrassèrent de bon cœur, tout à la joie de se retrouver. Le petit raconta son aventure, l’histoire de la cabane, des pièces de cinq francs et des journaux qu’il allait chercher à Paris pour le « monsieur de Versailles… »
Le père Raymond n’aimait guère les Prussiens ; il les détestait même depuis qu’ils lui avaient enlevé par réquisition sa jument « Cocotte ». Aussi, en apprenant, — car il vit clair tout de suite, — que son garçon avait servi d’espion inconscient aux « têtes carrées » comme il les appelait, il entra dans une grande fureur et administra au pauvre petit colporteur une volée de taloches et de bourrades qui ameutèrent la foule et attirèrent l’attention du chef de la police.
Kaltenbach parut très vexé en se voyant ainsi mis en présence de son petit messager. Il tenait essentiellement à ne pas être reconnu à Versailles ; il menaça le père Raymond et son fils de les faire mettre en prison tous deux s’ils se montraient dans la ville. Puis il les fit reconduire tous deux au Chesnaye par un gendarme.
— Allons, se dit Kaltenbach en allumant un des cigares brêmois, il va falloir chercher un autre pourvoyeur de journaux.
Stieber s’était rendu chez M. de Bismarck. Après avoir suivi d’un pas déjà familier le boulevard du Roi, il avait tourné court à l’avenue de Saint-Cloud et s’était engagé dans une rue qui paraissait encore plus tranquille, plus déserte, plus morne que les autres. Dans cette partie écartée de Versailles, les maisons étaient presque toutes dissimulées derrière les grands arbres des jardins ; c’est à peine si les toitures perçaient les feuillages, ou si un paratonnerre dressant sa pointe au-dessus des marronniers et des acacias annonçait que cette solitude était habitée. Vers le milieu de cette paisible rue de Provence, au no 12, une banderole sale, fixée à une branche, flottait au vent, avec cette inscription en grosses lettres : Norddeutsche Bundeskanzlei (Chancellerie de l’Allemagne du Nord). Deux gendarmes se promenaient devant la grille ; à l’intérieur un factionnaire montait la garde ; devant un pavillon réservé autrefois au jardinier, servant à présent de poste, quatre ou cinq soldats fumaient de courtes pipes et rêvassaient de victoires, de patrie, de Gretchen et de knœdel à la choucroute.
Au coup de sonnette de Stieber, un sous-officier sortit du petit pavillon ; ayant reconnu le chef de la police, il ouvrit aussitôt la grille fermée à clef et laissa passer le conseiller intime en le saluant militairement.
Stieber se dirigea vers la villa dont on apercevait à travers les arbres les blanches maçonneries, ornées de quelques fresques.
Au moment de monter le perron, un individu de moyenne taille, plutôt petit que grand, un peu replet, portant lunettes et tenant un gros livre sous le bras, vint du jardin et héla le conseiller intime.
— Tiens ! monsieur le docteur Busch, fit celui-ci. Comment cela va-t-il ?
— Très bien, monsieur le conseiller ; c’est « le chef » que vous venez voir ?
— Sans doute.
— Ah ! tâchez donc de le dérider, je ne sais pas ce qu’il a, il est d’une humeur massacrante. Il a dîné hier soir chez le prince royal ; quelque chose doit lui avoir déplu… Wollmann, son valet de chambre, raconte qu’il est rentré des « Ombrages » furieux. Et cela continue… Je devais lui soumettre aujourd’hui un grand article qu’il m’a commandé pour préparer les esprits à la proclamation de l’empire d’Allemagne. Ce matin, je vais lui porter mon travail, il me reçoit comme un chien dans un jeu de quilles : « Je me moque pas mal de votre grimoire », m’a-t-il dit, à moi, son journaliste favori !… Tâchez de l’apaiser, monsieur le conseiller… n’est-ce pas ? nous vous en remercierons tous.
Dans la maison du chancelier, le Dr Busch était le journaliste à tout faire, l’agent secret servant d’intermédiaire entre les feuilles complaisantes et la caisse des « reptiles ». Il était chargé de préparer, sous l’inspiration du chancelier, l’opinion publique en Europe. Quand un article lui plaisait, M. de Bismarck ne manquait pas de lui dire : « Il faut que cet article fasse des petits. » A chaque instant, le chancelier recommandait à Busch de parler dans les journaux des cruautés des Français, de leurs violations de la convention de Genève, de leurs instincts sauvages[45].
[45] Quand, au mois de décembre 1870, il fut question d’un nouvel emprunt de la Défense nationale, M. de Bismarck appela M. Busch et lui dit : « Il serait bon de faire ressortir dans la presse le danger que l’on court en prêtant son argent à ce gouvernement. Il peut se faire, faudrait-il insinuer, que l’emprunt du gouvernement actuel ne fût pas reconnu par celui avec lequel nous ferons la paix, et que nous fassions mettre cela au nombre des conditions de paix. Il faudrait, en particulier, que cet avis soit donné par la presse anglaise et par la presse belge… »
A la date du 21 décembre, voici ce qu’on lit encore dans les Tablettes du Dr Busch :
« Après dîner, lu des dépêches et des minutes. Le soir, L… fait insérer dans l’Indépendance belge le chapitre Gambetta-Trochu. »
Souvent, dans le journal de M. Busch, cette phrase se répète :
« Écrit différentes lettres, avec invitation à rédiger des articles… » Il fallait surtout entretenir « l’incertitude et la discorde parmi les partis en France ». Le secrétaire de M. de Bismarck fait, dans son journal intime, cette remarque bonne encore à méditer : « … Napoléon nous est indifférent ; nous n’avons nul souci de la République ; mais c’est le chaos qui nous est utile. »
Laissant le docteur Busch se lamenter sur le palier, Stieber avait pénétré dans le vestibule ; un domestique, correctement vêtu de noir, avait ouvert une porte vitrée, et le chef de la police était entré dans le cabinet de travail de M. de Bismarck.
Le chancelier, vêtu d’une longue robe de chambre de satin noir doublée de soie jaune et nouée par une grosse cordelière blanche dont il maniait nerveusement les glands, se promenait avec agitation, sa grosse face contractée par la colère. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Eh bien, je vous fais mes compliments sur votre police, monsieur ! fit-il en apercevant le conseiller Stieber. Vous surveillez bien les gens, on peut s’en rapporter à votre fameux flair. Qu’est-ce que ce M. O’Sullivan, Américain ou soi-disant tel, qui a l’air d’être ici comme chez lui ?… » Et sans attendre la réponse, M. de Bismarck continua : « On finira par me dégoûter du métier. Hier, je dîne chez le prince royal, cela m’ennuyait déjà, parce qu’enfin je ne dîne nulle part aussi bien que chez moi avec mon secrétaire Bucher, mon cousin Bohlen et le petit Busch, mais enfin je m’étais résigné. On s’assied, je me trouve à côté d’un monsieur que je n’avais jamais vu et qui dès le potage commence à m’assassiner de ses conseils, de ses idées sur la politique, sur la conduite de la guerre, le bombardement de Paris, sur l’alliance prusso-russo-américaine, que sais-je encore ? Cela a duré ainsi jusqu’au café. Chaque mot, une bêtise ! Et tout cela en ayant l’air de me faire la leçon, me traitant de cher collègue sous prétexte qu’il a été ministre des États-Unis à Lisbonne ou quelque part. Pas moyen d’échapper ou même de dire à cet infatigable bavard : « F…-moi la paix, mêlez-vous de ce qu’il y a dans votre assiette et laissez-moi tranquille. » Il a bien fallu me taire et me contenir. J’étais juste en face de son Altesse qui nous observait tous deux. Cet imbécile d’Américain, qui prenait mon silence pour de l’attention et du recueillement, continuait de plus belle. Finalement j’ai attrapé une migraine à tout casser… Comment laisse-t-on circuler dans Versailles des gens aussi bavards et aussi ennuyeux ? »
Stieber put enfin prendre la parole. Il expliqua que ce M. O’Sullivan, diplomate américain et journaliste, était sorti de Paris sous pavillon parlementaire avec plusieurs de ses compatriotes ; qu’il paraissait très bien vu en haut lieu, puisqu’il était un des hôtes les plus assidus du casino du duc de Cobourg-Gotha. C’est ce prince qui l’avait présenté à notre Fritz, et c’est sur sa recommandation qu’il devait d’avoir été invité à ce dîner. « Comment, dit Stieber, aurais-je songé à me défier d’un personnage qui a de si puissantes relations, et comment me serais-je permis de prendre des mesures contre un homme invité à dîner chez son Altesse ?
— Je ne veux pas, fit M. de Bismarck un peu radouci, mais toujours grondant, que Versailles serve de rendez-vous à tous les aventuriers politiques, à tous les faiseurs de combinaisons internationaux, à tous les bummler (badauds). Nous en avons assez dont nous ne pouvons pas nous débarrasser… Qu’est-ce que cet Américain vient faire ici ? Il se trouvait mal à Paris, il en est sorti, ce n’est pas une raison pour qu’il reste à Versailles. D’abord, tout ce qui arrive de là-bas est suspect. Vous allez le faire filer d’ici dans les vingt-quatre heures. C’est entendu, n’est-ce pas ?
— Mais, objecta Stieber, M. O’Sullivan a dîné hier chez Son Altesse le prince royal…
— Eh bien, Monsieur, êtes-vous sous les ordres du prince ou sous les miens ? Faites comme je vous dis, je prends tout sur moi.
Stieber s’inclina et tendit au chancelier les journaux qui venaient de lui être remis par son collègue Kaltenbach. A cette vue, les traits de M. de Bismarck s’éclairèrent.
— A la bonne heure ! s’écria-t-il. La lecture des feuilles parisiennes, — cela me renseigne et me distrait… Autre chose. Voici maintenant un nouvel avis que j’ai reçu au sujet d’un attentat que l’on prépare contre moi… Faites le nécessaire pour savoir ce qu’il en est. — A propos, et l’individu qu’on a suivi hier et que j’ai fait arrêter ? Sait-on qui c’est ?
— Excellence, cet individu a été immédiatement conduit au lycée, puisqu’il prétendait y être employé comme domestique ; le concierge ainsi que l’économe l’ont reconnu. Il paraît que ce garçon avait donné rendez-vous dans la rue de Provence, qui est très propice pour ce genre d’entretien, à une cuisinière qu’il courtise. Le fait a été reconnu exact et l’économe du lycée a déclaré à l’homme qu’il serait chassé à cause de son inconduite.
— Que l’on s’en garde bien ! s’écria M. de Bismarck, cet homme n’aurait qu’à s’en prendre à moi parce qu’il a perdu sa place… Il tenterait alors peut-être réellement de m’assassiner…
Stieber savait combien, depuis son arrivée à Versailles, le chancelier avait l’esprit hanté de toutes sortes de visions d’assassinat, de tentatives de toute espèce dirigées contre lui. Il n’ignorait pas que M. de Bismarck voyait dans chaque passant qui s’arrêtait par curiosité devant le numéro 14 de la rue de Provence, un farouche meurtrier ; il se souvenait que pendant la journée du 21 octobre, alors que l’approche des Français marchant sur Bougival et Saint-Germain avait causé une véritable panique dans Versailles, M. de Bismarck avait failli tuer à coups de revolver quelques badauds qui le regardaient monter à cheval, toujours sous l’impression que ces inoffensifs curieux étaient autant de Brutus, dissimulant des poignards sous leur redingote.
Tandis que M. de Moltke était à peine gardé, qu’on entrait chez lui presque comme on voulait, le chancelier se retranchait derrière les murs de la villa de Mme Jessé comme dans une forteresse. Trois domestiques adroits et dévoués, veillaient jour et nuit sur lui. Il ne sortait jamais sans être suivi ou précédé par eux, et il était toujours armé. A cheval, il portait un grand sabre de cavalerie ; à pied, — même pour aller cueillir dans le jardin des violettes qu’il envoyait à sa femme, — il avait un revolver.
Stieber se gardait bien de rassurer le chancelier et de lui prouver qu’au milieu d’une population paisible, ennemie de toute violence comme celle de Versailles, sa vie ne courait aucun danger ; cette crainte perpétuelle d’un attentat rendait le chef de la police précieux, nécessaire, indispensable. Il promit donc d’enjoindre au directeur du lycée de ne pas renvoyer le domestique qui, la veille, avait en effet suivi, sans se douter sur quelles brisées il marchait, M. de Bismarck revenant de la préfecture. Le chancelier s’était retourné à plusieurs reprises en donnant de vives marques d’impatience. Arrivé devant la grille de la villa Jessé, il ordonna aux gendarmes de faction de s’emparer de l’homme qui, malgré ses protestations et ses dénégations, fut traîné au bureau central de la police.
M. de Bismarck, tout à fait rasséréné, s’entretint avec Stieber de différents objets, puis au moment où le chef de la police prenait congé de lui : « N’oubliez pas de nous débarrasser de ce bavard d’O’Sullivan, répéta le chancelier… Et puis priez le petit Busch de m’apporter son article. J’ai rudoyé ce matin ce pauvre docteur, il faudra que, pour le dédommager, je trouve sa prose excellente. »
M. O’Sullivan était non pas un espion, mais un diplomate amateur qui, ennuyé d’être en disponibilité depuis qu’un incident l’avait contraint à résigner ses fonctions de ministre de la république américaine en Portugal, avait imaginé de s’entremettre comme messager de paix entre l’hôtel de ville de Paris et le quartier général de Versailles. Profitant des relations qu’il avait nouées en Amérique avec un jeune écrivain français, M. E.-A. Portalis qui, peu de temps avant la guerre, avait créé avec M. Ernest Picard un journal : L’Électeur libre, M. O’Sullivan avait eu accès auprès du gouvernement de la Défense nationale. Mais on n’avait pas tardé à reconnaître que l’on avait affaire à un personnage dénué de toute espèce d’autorité et sans mandat.
Une série d’articles que M. E.-A. Portalis, qui tenait surtout à singulariser son journal et à attirer l’attention quand même, au risque de faire de la politique germanophile, avait accueillis et dans lesquels M. O’Sullivan s’exprimait en termes très flatteurs et très sympathiques sur l’armée allemande, achevèrent de rendre l’Américain tout à fait suspect à l’hôtel de ville. Ce fut donc avec une très grande satisfaction qu’on lui délivra le passeport l’autorisant à quitter la grande cité assiégée sous pavillon parlementaire. A Versailles, M. O’Sullivan avait obtenu la reproduction de ses articles dans le feuilleton du Moniteur de Versailles, qui venait d’être créé, et grâce à ce passeport il s’était insinué d’abord dans la société du duc de Cobourg et des princes, qui faisaient leur campagne autour des tables à six de l’hôtel des Réservoirs et des guéridons de jeu du « Quinze » installés dans les appartements particuliers du duc Ernest, au premier étage des Réservoirs. C’était par cette filière que le remuant Américain était arrivé jusqu’au prince royal. Celui-ci, qui ne dédaignait pas de temps à autre de jouer un petit tour d’écolier à M. de Bismarck, n’avait rien trouvé de mieux que de placer le diplomate amateur à côté du chancelier.
L’Américain était loin de se douter des résultats fâcheux qu’aurait pour lui la faveur inespérée de la veille ; il était au contraire persuadé d’avoir fait une impression très grande sur l’homme d’État allemand, il se voyait déjà appelé à collaborer aux destinées de l’Europe. Aussi fut-ce d’un pas plein d’assurance, portant haut la tête, qu’obéissant à une convocation de Stieber, il se rendit boulevard du Roi, bien persuadé qu’on allait lui confier une mission extraordinaire. Hélas ! il tomba de son haut quand le conseiller intime lui enjoignit de faire ses malles et de vider le territoire de Versailles dans les vingt-quatre heures.
Il ne se priva pas du reste de protester, il invoqua ses hauts protecteurs, mais Stieber se borna à lui répondre froidement : « Invoquez Dieu le père si vous voulez, Monsieur, mais si demain à pareille heure vous êtes encore à Versailles, je vous fais enlever par mes gendarmes et conduire en Prusse, où vous passerez en conseil de guerre. » L’Américain se le tint pour dit et partit. Sa mésaventure se répandit bientôt à travers la ville, et désormais lorsqu’on apprit qu’un officier ou un fonctionnaire quelconque avait eu l’honneur d’une invitation à dîner chez le prince royal, on ne se privait pas de dire : « Encore un qui va être expulsé ! »
Tandis que Stieber conférait avec son grand « chef », le lieutenant M. Zerniki se dirigeait d’un pas de conquérant vers l’hôtel de ville. Ce bâtiment, très spacieux, qui présente une façade de grand style au centre d’une terrasse plantée d’arbres magnifiques, contigu à la gare de la rive gauche, communique aussi par une sorte de couloir à ciel ouvert, avec l’avenue de Paris. Dans un pavillon situé à l’entrée de ce boyau, la commandature prussienne avait installé un poste très nombreux ainsi que l’indiquaient les fusils disposés en faisceaux ; mais cette limite franchie, on se trouvait en territoire français.
Le drapeau tricolore flottait sur le toit de l’hôtel de ville. Des appariteurs revêtus de l’uniforme municipal, le bras orné d’un brassard tricolore, veillaient aux portes de l’édifice. Ils ne laissaient pénétrer que des visiteurs ayant leur laisser-passer en règle ou justifiant de l’urgence de leur visite. Les conseillers municipaux étaient sur les dents ; en dehors des affaires courantes, les incessantes réquisitions leur donnaient fort à faire. Pour éviter le contact entre l’armée allemande et les particuliers, le conseil municipal s’était chargé de répartir tous les objets que les autorités prussiennes exigeaient ; ils les leur délivraient séance tenante.
La belle terrasse et la cour de l’hôtel de ville présentaient l’aspect d’un véritable capharnaüm ; des denrées de toute espèce dans des sacs, dans des boîtes ou à l’air étaient amoncelées pêle-mêle. Pour donner une idée de cet assortiment, empruntons à un remarquable ouvrage plein de faits et écrit avec une véritable élévation[46], par M. Delerot, le savant traducteur des Entretiens d’Eckermann et de Gœthe, le relevé d’une de ces journées de réquisition pris au hasard sur le feuillet des registres de la commission ad hoc :
[46] Versailles pendant l’occupation, etc., par E. Delerot, chez Plon, 1873.
« 11,000 kilogrammes de bois à brûler (pour un seul jour !), 125 grammes de cire à cacheter, 50 kilogrammes de chandelles, 500 kilogrammes de bois, 150 terrines en terre, 72 cruches moyennes, 200 kilogrammes de bougies, 500 kilogrammes de bois, pour un poste, 150 kilogrammes de charbon de terre, 100 margotins pour le roi de Prusse, 500 clous de fonte pour le prince royal, 12 manches à balai pour l’ambulance prussienne (au lycée), 2 kilogrammes de pain bis pour les menus plaisirs de Sa Majesté[47], une portière, un casier, et d’autres objets pour M. de Bismarck, 50 margotins pour M. de Bismarck, 250 kilogrammes de bois, 200 kilogrammes de charbon pour M. de Moltke, 5 kilogrammes d’huile pour la poste, 50 kilogrammes de coke, idem, 6 kilogrammes de chandelles pour la garnison de Saint-Cloud, 1 bière au château, 2 bières au lycée, 3 fosses au cimetière, 20 kilogrammes de chandelles pour les casernes, 2 grandes soupières, 40 bouteilles d’eau de Seltz, 1 brûloir à café, 46 caleçons, 3,000 kilogrammes de bois, 20 kilogrammes de sucre, 12 1/2 kilogrammes de savon, un ouvrier fumiste pour réparations, 4 stères de bois, 10 kilogrammes de bougies. »
[47] Le roi de Prusse s’amusait fréquemment à pêcher dans les bassins du parc ; ce pain servait d’amorce.
Toutes ces marchandises étaient à portée de la main des sous-officiers et des soldats chargés de les enlever, mais comme la besogne était difficile, les Prussiens s’arrêtaient de temps à autre pour « siffler » un verre de schnaps que leur versaient des marchandes qui, en dépit des protestations du maire, avaient pu s’installer dans la cour et sur la terrasse.
Ces Hébés surannées, appartenant à la lie d’une ville de garnison, ne se faisaient aucun scrupule d’embaucher des filles de la pire espèce pour attirer et « allumer les clients ». Les soldats allemands riaient et buvaient avec elles.
Zerniki traversa le couloir. Arrivé dans la cour, il s’arrêta devant l’établi d’une des marchandes d’eau-de-vie, une horrible mégère, aux traits bouffis, flétris et défigurés par la débauche, au nez écrasé en patate, un duvet assez fourni au-dessus des lèvres. En mauvais français, Zerniki s’entretint avec la marchande d’eau-de-vie ; c’était l’ancienne pensionnaire de maison centrale que le policier Stieber avait embrigadée. Mais les renseignements qu’elle put fournir ne parurent pas satisfaire beaucoup l’alter ego du grand chef de la police, car c’est en grommelant et en haussant les épaules qu’il s’achemina vers l’entrée de la mairie.
Un des appariteurs portant le brassard tricolore l’interpella au moment où il allait franchir la grande porte vitrée s’ouvrant sur la galerie du rez-de-chaussée. Zerniki répondit en allemand à l’huissier qui ne parlait que français. Il était impossible de s’entendre. Heureusement un des secrétaires du maire, M. Hermann Dietz, Alsacien, connaissant parfaitement l’allemand, passait en ce moment. Il servit d’interprète. Zerniki dit d’une voix brève : « Je veux voir le maire. »
— Le maire est en séance, il préside le conseil municipal et ne peut se déranger, répondit M. Dietz.
— Cela m’est égal, répliqua le lieutenant de Stieber, je veux lui parler, quand même je devrais faire enfoncer les portes de la salle du conseil.
Voulant éviter un éclat, le jeune Alsacien fit entrer Zerniki dans l’hôtel de ville ; il le conduisit dans une salle où se tenaient toujours un adjoint et deux conseillers. Le policier prussien demanda qu’on lui livrât les registres des procès-verbaux pour savoir ce qui s’était passé dans la séance de la veille.
Il essuya un refus poli, mais formel, et comme il insistait, l’adjoint lui fit remarquer, au moyen de l’interprète, qu’il n’avait aucun ordre écrit pour exiger cette communication.
— Si je n’ai pas d’ordre écrit, s’écria Zerniki furieux, j’ai ceci ! Et il tira son sabre.
Justement la séance du conseil venait de finir. Les édiles, pour sortir de la salle des délibérations, avaient à traverser la pièce où était l’adjoint de service. Ils assistèrent à cette scène ; plusieurs d’entre eux étaient sur le point de faire un mauvais parti au lieutenant Zerniki. Celui-ci, se voyant entouré par les conseillers, prit peur, courut à la fenêtre qu’il brisa d’un coup de poing et cria plusieurs mots en allemand aux soldats qui buvaient dans la cour. En un clin d’œil, la pièce fut envahie, et sur l’ordre de Zerniki, les conseillers présents furent arrêtés et conduits au poste le plus voisin.
Le maire, informé de cet acte de violence, courut à la « Commandature ».
Les militaires n’étaient pas fâchés de montrer leur autorité à la police.
Le major de place, un « gommeux » berlinois, M. de Treskow, qui jouait la comédie de salon, et qui, même en campagne, se bichonnait comme s’il devait aller au bal, fit des excuses à M. Rameau :
— Que voulez-vous attendre de ces gens-là ? dit-il. Et en parlant du lieutenant des mouchards : « Ils n’ont ni élévation dans les idées, ni éducation. »
Et aussitôt l’ordre fut donné de relâcher les conseillers municipaux.
De quelque temps, la déplaisante figure du lieutenant Zerniki ne parut pas à la mairie.
Stieber avait toujours sur le cœur les reproches adressés par M. de Bismarck d’avoir été en défaut au sujet de l’Américain O’Sullivan ; il était très désireux de démontrer au chancelier que l’errare humanum est pouvait échoir en partage aux grands hommes d’État comme aux autres mortels.
« Je donnerais bien cent thalers, répétait-il, pour prendre à son tour le « chef » en défaut. »
Par une froide et brumeuse journée de la fin de novembre, Stieber était en train de parcourir les rapports de ses espions, quand il vit entrer dans son cabinet le vaudevilliste Salingré fredonnant un couplet.
— Patron, avez-vous cent thalers sur vous ? demanda l’auteur dramatique.
— Pourquoi faire ?
— Eh ! pour que je les empoche, vous savez, je prends de l’argent français aussi, 375 pièces de vingt sols, tarif officiel. Et l’auteur dramatique se mit à déclamer d’après Gœthe :
Et il tendit la main en creux, prêt à recevoir la somme demandée.
— C’est une plaisanterie, fit Stieber légèrement impatienté.
— Pas du tout, patron, c’est très sérieux, vous me devez la somme !
— Allons donc ! Dieu merci, je n’ai jamais eu de dettes !
— Eh bien, il n’est jamais trop tard pour mal faire. Avez-vous oui ou non promis cent thalers si vous pouviez « pincer » M. de Bismarck ?
— Oui !
— Eh bien ! voyez et lisez.
Et le vaudevilliste tendit au « patron » un numéro du journal le Gaulois marqué au crayon rouge :
— Voici ma quittance… Tout à l’heure, je rencontre un journaliste de mes amis, un bon garçon appelé Hoff, mais un peu toqué ; il croit toujours que « c’est arrivé ». Du reste, patriote jusqu’au bout des ongles, en admiration devant le « chef ». Pour lui, le « chef », c’est le bon Dieu. Ce garçon était hors de lui, il se promenait tout seul dans le parc, se parlant à lui-même en faisant des gestes désordonnés. Je l’aborde et lui demande pourquoi il est si agité. Il me répond que c’en est fait de l’Allemagne, que les patriotes n’ont plus qu’à se jeter à l’eau ; bref, un tas de choses tout aussi sensées. Enfin il finit par m’expliquer qu’il a appris qu’un Espagnol, nommé Miranda, arrivé de Paris, a dîné hier chez le « chef », qu’il y a passé la soirée et que Bismarck qui, paraît-il, avait bu cinq ou six bouteilles de vieux Bourgogne, s’est complètement déboutonné. Eh bien, Hoff prétend que ce Miranda n’est qu’un espion de Gambetta, et comme preuve il m’a dit avoir un numéro du Gaulois contenant un article de ce même M. de Miranda, qui excite les Français à la guerre contre la Prusse et qui arrange M. de Bismarck de la belle façon ! J’ai accompagné Hoff à l’hôtel de la Tête noire — une sorte de bouge — et il m’a remis la feuille en question qui, franchement, vaut bien les cent thalers… Jugez-en vous-même…
Stieber parcourut le journal ; il contenait en effet une diatribe des plus violentes contre le gouvernement prussien.
Le chef de la police se frotta les mains, demanda sa voiture « réquisitionnée » et se fit conduire immédiatement à la Villa Jessé.
Le chancelier était en conférence avec le commandant militaire de la ville, M. le général-major von Voigts-Rhetz ; et, à en juger par les éclats de voix qui arrivaient jusque dans le vestibule, le diplomate et le militaire n’étaient pas d’accord.
C’était l’époque où M. de Bismarck avait très sérieusement maille à partir avec les généraux.
Il se plaignait amèrement qu’on ne lui communiquât pas aussitôt les nouvelles des avant-postes et les renseignements provenant de l’armée du prince Frédéric-Charles qui opérait sur la Loire. « Si le roi ne daignait pas m’envoyer une copie de ses dépêches, disait-il, je ne saurais rien, absolument rien ! »
L’huissier, annonçant Stieber, interrompit ces récriminations. « Qu’il entre tout de suite ! » fit le chancelier.
— Eh bien ! quoi de nouveau, mon cher conseiller ?
Sans mot dire, le chef de la police tendit au ministre le Gaulois, en indiquant la place marquée au crayon rouge. M. de Bismarck parcourut l’article ; en arrivant à la signature : « Ce n’est pas possible ! fit-il. Et cet individu a osé se présenter chez moi, il a dîné à ma table[48] ! J’aurais dû m’en méfier, cependant ; avec son uniforme rouge et ses deux plaques, il avait l’air d’un saltimbanque !… » Puis se tournant vers le général Voigts-Rhetz : « Il s’agit d’un señor Angel de Miranda, attaché à l’ambassade d’Espagne et vice-président de la commission des finances pour les créanciers français de l’Espagne. Ce sont les qualités énoncées sur son passeport. Il a passé toute la soirée ici, hier, et sans doute une fois hors de nos lignes, il ira à Tours… Mais qui donc vous a remis ce numéro du Gaulois, Stieber ?
[48] Voir une curieuse brochure publiée à Bruxelles en 1871 : Un dîner à Versailles chez M. de Bismarck.
— C’est un journaliste, M. Hoff.
— De quoi se mêle-t-il, celui-là ? fit à demi-voix le général Voigts-Rhetz… Il est le correspondant de la Gazette nationale, n’est-ce pas ?
— Je crois que oui, fit Stieber.
— Ah ! fit le général commandant de place, avec une intonation singulière.
Le jour même, M. Angel de Miranda était appréhendé au corps dans son logement et conduit à la prison Saint-Pierre, où il passa la nuit ; le lendemain il fut dirigé sur Mayence d’où il trouva moyen de s’évader peu de temps après.
Plus tard, revenu à Paris, M. Angel de Miranda ne parut plus aussi suspect à ses anciens geôliers ; il brûla ce qu’il avait adoré et devint un des plus chaleureux admirateurs de la politique bismarckienne.
Quelques semaines après l’envoi en Allemagne du diplomate espagnol, le journaliste Hoff, un garçon d’une trentaine d’années, de moyenne taille, replet, l’air un peu paysan, rougeaud de figure, était occupé à écrire dans une petite chambre de l’hôtel de la Tête noire.
Hoff était venu fort jeune à Paris et il avait envoyé pendant plusieurs années des correspondances à plusieurs journaux de son pays, notamment à la Gazette d’Augsbourg. Tout ce qu’il écrivait était marqué au coin du plus ardent pangermanisme. M. de Bismarck résumait pour lui Vichnou, Moloch, le grand Lama ; il n’avait pas d’autre dieu, et cette tendance à l’adoration de « l’homme de fer et de sang » ne perçait pas seulement dans ses écrits, elle se manifestait aussi d’une manière passionnée dans ses entretiens et dans les discussions fréquentes qu’il avait avec ses collègues allemands ou avec ses confrères français. Lorsque la guerre fut déclarée, Hoff, chassé de France par le décret d’expulsion, fut chargé par les journaux auxquels il collaborait, de suivre les opérations militaires. Là, parmi les soldats, au milieu des victoires, il exultait, et ses articles étaient de plus en plus pangermaniques, chauvins et bismarckiens.
Dans la petite chambre de son hôtel dont la fenêtre donnait sur un tas de fumier, il était justement, ce jour-là, en train de brûler une énorme dose d’encens aux pieds de son grand manitou, lorsqu’on frappa à la porte.
— Entrez, fit le journaliste.
C’était un gendarme.
— Vous êtes bien le journaliste Hoff ? demanda-t-il.
— Parfaitement.
— Alors, ceci est pour vous, et le gendarme remit au jeune homme un large pli portant le cachet de la « Commandature », et se retira.
Hoff brisa le cachet ; l’enveloppe contenait l’ordre péremptoire d’avoir à se rendre avant midi chez le commandant de place. Vaguement inquiet, le journaliste acheva sa toilette et se mit en route pour l’hôtel de France, sur la place d’Armes, où le général Voigts-Rhetz avait installé ses bureaux.
En passant devant les Halles, il entra dans le petit restaurant Gark pour voir s’il n’y rencontrerait pas quelques confrères qui avaient l’habitude de prendre leurs repas dans ce modeste établissement. Mais il ne trouva que les deux frères Gark, le nez largement marqué de la carte de Bourgogne, tous deux très affairés, la tignasse en l’air, discutant avec l’intendant d’un général campé à Maintenon, qui faisait charger sur un tilbury stationné devant la porte, quelques paniers de vieux Beaune et de Romanée.
Hoff continua sa route vers la « Commandature » ; à chaque pas, son inquiétude augmentait. Quelques jours auparavant, il avait été appelé chez le chef de la police, mais Stieber s’était borné à lui demander vaguement quelques renseignements et il l’avait congédié avec des paroles flatteuses, l’assurant qu’il était très heureux de faire la connaissance d’un écrivain aussi bon patriote.
Qu’est-ce que le général pouvait lui vouloir ? Il ne devait pas tarder à l’apprendre, lorsqu’il se trouva dans un des salons de l’hôtel, dont le général de Voigts-Rhetz avait fait son cabinet de travail.
— C’est vous, monsieur, lui dit le commandant de place, qui êtes l’auteur de cet article ?
Et il tira d’un dossier évidemment préparé à l’avance, un numéro du journal berlinois la Gazette nationale. Cet exemplaire contenait en effet un feuilleton daté de Versailles dans lequel l’auteur se plaignait avec amertume de la situation faite aux journalistes allemands chargés de suivre les opérations ; ils étaient, disait-il, mis en suspicion et tenus à l’écart, tandis que les reporters anglais étaient favorisés à tous les points de vue. L’article s’appesantissait sur ce parallèle et montrait les correspondants du Times, du Daily News, etc., logés sur réquisition, pourvus de chevaux et de fourrages par le soin de l’état-major, admis dans la société des généraux et des princes, tandis que les Allemands étaient entièrement livrés à leurs propres ressources et tenus en quarantaine. Enfin l’article désignait plus particulièrement certains officiers généraux comme mal disposés à l’égard des journalistes.
Hoff ne fit aucune difficulté de reconnaître que l’article était de lui ; il ajouta, assez timidement il est vrai, qu’il ne croyait pas avoir manqué à ses devoirs en le rédigeant.
— Vos devoirs, monsieur, fit le général très en colère, vos devoirs ! non seulement vous y avez manqué de la façon la plus scandaleuse, mais encore vous avez commis un acte de trahison !
Ce mot de trahison parut produire sur le pauvre Hoff l’effet d’un coup de trique. Il pâlit subitement, porta la main à son front et chancela.
— Un traître, moi ! un traître ! fit-il d’une voix étouffée.
— Si nous traitons bien les journalistes anglais, repartit le général, ce n’est pas parce que ce sont des personnalités, nous nous moquons de vous tous, de quelque nationalité que vous soyez ; si nous accueillons les Anglais avec plus de faveur, c’est parce que nous avons besoin d’eux. La presse est bien plus que Sa Majesté Victoria, la véritable reine de la Grande-Bretagne ; elle n’est pas une Cendrillon comme dans notre Allemagne ; ses représentants sont de véritables ambassadeurs ; nous les traitons comme tels, mais cela ne nous plaît pas plus qu’il ne faut… Il y a en Angleterre un parti puissant qui tient pour la France, qui ne demande que plaies et bosses contre nous ; s’il est habilement combattu dans la presse, nous n’avons pas à le redouter. Il y a donc pour la patrie allemande un intérêt puissant à se concilier la presse de Londres qui dicte ses décisions au Parlement et au ministère ; c’est pourquoi nous choyons les Anglais qui sont ici, et celui qui nous attaque à cause de cela est un mauvais patriote, un mauvais Allemand, je dirai plus, c’est un particulariste qui ne veut pas que l’Allemagne soit une grande nation, qui voudrait voir sa patrie morcelée et anéantie.
Ce nom de « particulariste » sembla donner le coup de grâce au malheureux Hoff. Lui, un particulariste, lui qui rêvait depuis dix ans l’unification de la patrie germanique et la centralisation par la Prusse ! On ne pouvait pas jeter de plus sanglante injure à sa face. C’est avec une impassibilité sourde qu’il entendit vaguement la suite de la tirade du général.
— Oui, monsieur, c’est un acte de trahison que vous avez commis ! et vous serez puni comme un traître le mérite. Voici les dispositions qui ont été prises à votre égard, Demain, à huit heures du matin, vous vous trouverez sur la place d’Armes, à l’entrée de la grille de cette caserne.
Le général montra par la fenêtre la caserne qui était en face, et il continua :
— Vous quitterez la ville avec un convoi de prisonniers français ; nous ne faisons aucune différence entre les ennemis qui nous combattent par la plume et ceux qui se battent avec le chassepot ; vous irez à pied jusqu’à Lagny en compagnie des Français, que vous devez aimer… De Lagny, la gendarmerie de campagne vous reconduira de brigade en brigade jusqu’à la frontière allemande et là… vous pourrez aller vous faire pendre où vous voudrez. Je ne vous retiens plus, monsieur, allez et soyez exact demain, sinon mes gendarmes vous rappelleront l’heure qu’il est !…
Machinalement Hoff sortit de l’hôtel de la Commandature. Machinalement il traversa l’avenue de Paris ; il continua son chemin jusqu’à ce que la sentinelle postée sous le viaduc de Viroflay, lui ayant demandé son permis de circulation, qu’il n’avait pas sur lui, le força à rebrousser chemin. Il reprit l’avenue. Un vent glacial soufflait à travers les arbres, quelques flocons de neige commençaient à tomber. Le journaliste ne s’en aperçut pas. Il ne reprit possession de lui-même qu’en se trouvant devant l’hôtel des Réservoirs dont on commençait à allumer les réverbères. Pendant trois heures, ces paroles terribles du général Voigts-Rhetz avaient roulé dans son cerveau : « Il était un traître ! un particulariste, un allié des Français ! » C’étaient comme des coups de couteau qui lui entraient au cœur.
A force de se répéter les reproches du général, le journaliste se persuada qu’il les méritait ; et que le châtiment qu’on lui infligeait était parfaitement juste. Eh quoi ! le devoir d’un patriote allemand n’était-il pas de tout souffrir, de tout endurer ? Lui, journaliste allemand, il s’était plaint du manque de politesse, d’absence d’égards… Les soldats des avant-postes, exposés au froid et aux éclats des « pains de sucre » des forts, est-ce qu’ils se plaignaient, eux ? Décidément le général avait eu raison. Il n’était pas un patriote. Puis, en réfléchissant, il se rappelait comment il avait été induit à écrire ce fatal article. C’était dans une salle du café de Neptune, en face du Château ; les correspondants s’y réunissaient à l’heure de l’absinthe, comme dans les cafés du boulevard.
A travers les vitres, on avait vu un reporter du Daily News, revenant d’une promenade à Saint-Germain, escorté de deux dragons et paraissant causer très familièrement et en riant de son gros rire de cockney, avec le prince de *** ; tous les correspondants avaient alors éclaté en récriminations contre l’état-major qui favorisait les Anglais, et contre les Anglais qui se faisaient aussi encombrants et arrogants que possible. De tous les côtés, on lui avait dit : « Hoff, faites donc un article là-dessus. Arrangez-leur un feuilleton bien pimenté ! — La Gazette nationale l’insérera tout de suite, » avait ajouté un camarade qui passait pour très bien connaître les coulisses de la presse allemande.
Et, séance tenante, il avait écrit l’article, de bonne foi, avec passion, tel qu’il le sentait sous l’influence des récriminations de ses camarades.
Mais, il le reconnaissait, ce feuilleton était vif ; il attaquait de sages dispositions prises par le grand « chef » et par les généraux qui s’étaient couronnés de lauriers à Wœrth, à Saint-Privat et à Sedan… Comment, lui, qui n’était rien, pas même soldat, avait-il osé les critiquer ?… La faute était grande, mais aussi quel châtiment ! Rentrer en Allemagne stigmatisé comme traître, chassé du quartier général ! Quel accueil lui ferait-on dans la patrie ? Tout le monde, ruminait le pauvre Hoff, creusant de plus en plus cette idée dans son cerveau de métaphysicien mal équilibré, tout le monde se détournera de moi ; je serai mis à la porte de tous les journaux qui se sont servis de ma plume ; non seulement je serai déshonoré, mais encore je me trouverai sans pain ! Et sous l’influence de cette lourde brume d’automne qui cause tant d’oppression aux gens nerveux, dans cette obscurité humide et pénétrante d’une soirée de novembre, plus lugubre que la nuit, Hoff se vit seul, honni, méprisé, errant dans les rues de Berlin, les habits râpés, les souliers éculés, repoussé, chassé de toutes les rédactions de journaux où il recevait partout cette humiliante réponse : « Sortez, nous ne voulons pas de traître parmi nous ! »
Ses tempes battaient violemment, son crâne était comme serré dans un étau, il ne voyait plus.
Tout à coup il se heurta à un gros homme qui montait la rue des Réservoirs.
— Eh bien, monsieur Hoff, qu’avez-vous donc ? Vous êtes pâle et tout défait… on dirait que vous avez envie d’aller vous jeter à l’eau ?
Le journaliste leva la tête et vit devant lui le gros commissaire de police Kaltenbach que nous avons déjà présenté au lecteur. Tous deux étaient du pays badois ; ils avaient étudié ensemble. En quelques phrases saccadées, Hoff confia sa mésaventure au commissaire…
— Hum ! fit celui-ci, mauvaise affaire. Messieurs les militaires entendent exercer eux-mêmes leur police, et ma foi, vous êtes entre l’enclume et le marteau, car nous ne pouvons rien ; si nous intercédions, on nous accuserait de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas… Mais il me vient une idée ; votre père, député à la Diète de Carlsruhe, connaît notre grand-duc, il a souvent dîné à la Cour ; adressez-vous à son Altesse badoise, qui est à Versailles depuis hier. Vous trouverez certainement le grand-duc à dîner aux Réservoirs. Faites parvenir votre carte au chambellan von Bell, expliquez-lui l’affaire, qu’il en parle tout de suite à son Altesse, et cela pourra s’arranger.
— Oui, fit le journaliste, se raccrochant à cette planche de salut, oui, vous avez raison, nous allons trouver le grand-duc…
— Pardon, pardon, m’est avis qu’il vaut mieux que vous alliez seul ; ma présence causerait de l’ombrage et ne pourrait que vous nuire. Allons, courage et bonne chance ! Et après avoir serré la main de son compatriote, le commissaire se dirigea vers le boulevard du Roi, tandis que le journaliste s’engageait sous la grande voûte de l’hôtel des Réservoirs.
Les deux petits salons servant de vestibule et la grande salle carrée peinte en blanc avec de larges filets d’or, étaient pleins d’habitués. C’était sous les feux des grands lustres de cristal garnis de centaines de bougies un fourmillement d’uniformes de toutes les couleurs, étincelants de dorures, couverts de plaques, de décorations, de rubans ; un chatoiement de casques d’argent à cimier d’or, de ulankas, de bonnets fourrés à plume de héron pendus aux patères.
Dans cette réunion de dîneurs groupés par six et par douze autour des tables de différente grandeur, les princes se comptaient par douzaines et les comtes par vingtaines.
Quant aux officiers simplement titrés, ils étaient relégués dans les coins ; et les vulgaires roturiers auraient été jetés à la porte comme des chiens, s’ils avaient osé se montrer. Un cicerone, connaissant par cœur l’Almanach de Gotha, aurait pu en réciter des colonnes entières en mettant les noms à la plupart de ces figures.
Là-bas, le prince Ernest de Saxe-Cobourg-Gotha, le protecteur des sociétés de chant, de tir et de gymnastique, le Mécène qui a conféré des lettres de noblesse aux principaux romanciers de l’Allemagne, à M. Gustave Freytag et à M. Rodolphe Gottschall, préside majestueusement une table de douze couverts. Fidèle à ses habitudes de frondeur, le prince a installé au premier étage des « Réservoirs » une sorte de club aristocratique, le « Casino », où l’on conspire contre M. de Bismarck, et où Stieber n’a pu encore, malgré toute son ingéniosité, faire pénétrer un de ses agents. Justement le duc traite aujourd’hui son coprince, le duc de Saxe-Meiningen, le souverain-impresario, et plusieurs courtisans. Un seul habit noir détonne et surprend au milieu de tous ces uniformes chamarrés : le simple mortel qui en est revêtu est un peintre célèbre que le duc Ernest a fait venir pour lui commander son portrait, le représentant à cheval au milieu de la mêlée de Wœrth, chargeant à la tête de ses troupes un carré de zouaves. Les méchantes langues affirment que Son Altesse Sérénissime n’a passé par Wœrth que huit jours après la bataille et qu’il en sera de ce tableau comme d’un autre qui montre le même prince à Eckernfœrde, dans le Schleswig, en 1849, désignant d’un geste dramatique aux artilleurs allemands les bateaux danois, qu’ils doivent couler bas. Le bon duc Ernest n’a été à Eckernfœrde, comme à Wœrth, qu’en peinture.
Un peu plus loin, quelques jeunes gens se livrent avec expansion à des libations tapageuses ; ce sont des cavaliers vêtus de tuniques écarlates ou bleu clair, peignés, frisés et pommadés comme des mannequins de coiffeurs, et étalant avec complaisance des bagues en diamant sur des doigts effilés, d’une blancheur féminine. Ces beaux gentilshommes sont des aides de camp du prince Frédéric-Charles, qui ont été envoyés à Versailles pour y porter des drapeaux pris à Metz. Leurs camarades les régalent.
Voici le grand-duc de Saxe-Weimar, figure macabre, uniforme de couleur et de coupe sévères ; puis le prince de Lippe et le souverain de Waldeck-Lilliput, sans parler de l’ex-duc de Nassau et du prétendant Frédéric d’Augustenbourg que les Prussiens dégommèrent si lestement.
Tandis que toute la salle présentait un aspect animé et que les voix, les exclamations, les rires se mêlaient aux détonations des bouchons de champagne, un silence solennel régnait autour d’une table placée au milieu de la grande pièce. L’illustre taciturne, M. de Moltke, y prenait son repas avec quelques généraux à l’air de professeurs, simplement vêtus, comme lui, d’un uniforme sombre, et faisant la cour à leur chef en imitant son mutisme.
Chaque soir le même tableau et les mêmes scènes se renouvelaient, et il en fut ainsi jusqu’au départ de l’armée allemande.
Chaque soir on mettait la table pour deux à trois cents convives de haute lignée, de grand appétit et de grande soif.
Hoff avait appris que le grand-duc de Bade ne dînait pas dans la salle commune. L’Altesse, désirant s’entretenir avec quelques autres princes et leurs ministres, de la grande affaire du couronnement impérial, un des petits salons-cabinets donnant sur la grille, du côté de la rue des Réservoirs, avait été retenu par lui dans la journée.
Un maître d’hôtel porta la carte du journaliste au chambellan von Bell, mais il revint au bout de quelques instants avec une réponse décourageante ; le courtisan, très occupé à déguster un salmis de perdreaux, refusait absolument de se déranger. En s’acquittant de cette commission, le maître d’hôtel invita le journaliste qui payait peu de mine, et dont le pantalon avait quelque peu souffert pendant cette longue course dans l’avenue boueuse, à se retirer, de crainte d’observations de la part de leurs Excellences, qui n’aimaient pas à être ennuyées par des bourgeois. Hoff s’en alla, reconduit jusqu’à la porte par les explications du valet qui paraissait avoir hâte de le voir sortir. Il était dit que ce jour-là on le chasserait de partout !
Maintenant, une pluie glaciale tombait. Les larges dalles luisantes du trottoir de la rue qui s’allongeait dans une obscurité funèbre, ressemblaient à des flaques d’eau ; les grandes maisons avec leurs hautes fenêtres du siècle passé étaient muettes et sombres, sans bruit et sans lumière. Machinalement le journaliste descendit droit devant lui ; la pluie le pénétrait jusqu’aux os, ses dents claquaient, il avait des frissons, un commencement de fièvre. Tout à coup une vive lumière, moitié rouge, moitié bleue surgit au tournant d’une rue, éclairant comme des silhouettes fantastiques un arbre décharné, un banc de bois et un tas de cailloux. Hoff reconnut la boutique d’un pharmacien. Obéissant à une pensée subite, le journaliste saisit la poignée de la porte et entra dans l’officine. L’apothicaire, tout en cachetant de petites fioles, causait avec un homme de moyenne taille, aux cheveux roux, et dont la figure n’annonçait rien moins que de la bienveillance et de la douceur.
Les deux Français interrompirent la conversation commencée.
— Vous désirez, monsieur ? demanda le pharmacien.
— Je voudrais quelques grammes de cyanure de potassium, répondit le malheureux Hoff en balbutiant…
— Monsieur, la loi nous défend d’en vendre et je m’en tiens à la loi, — dites cela à ceux qui vous envoient.
— Comment ? vous supposez ?…
— Eh bien, pourquoi la police prussienne ne chercherait-elle pas à nous « pincer » ? La police française le faisait bien. Seulement, ces messieurs ne sont pas assez malins.
— Je vous jure que vous vous trompez. — Je ne suis envoyé par personne.
— Eh bien alors, c’est pour vous, pour quoi faire ? pour vous empoisonner ?… Merci, si vous tenez à vous tuer, je n’ai pas besoin de vous aider. Bonsoir, monsieur.
A peine Hoff eut-il fait quelques pas dans la rue, qu’il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule. Il reconnut l’individu aux cheveux roux, qui causait avec le pharmacien et qui, pendant le court colloque, avait attaché sur l’Allemand un regard de haine et de colère indicible. Maintenant l’homme roux ricanait :
— Dites-donc, monsieur l’Allemand. Vous tenez beaucoup à votre cyanure ? Eh bien, je puis vous rendre le seul service qu’un Prussien peut réclamer de moi. Il est défendu aux pharmaciens de vendre une once de cette drogue, la loi le prohibe sévèrement, mais moi je suis photographe, j’en ai un quart de livre à votre service…
— Où donc ? demanda le journaliste en proie à la folie du suicide.
— Voici mon atelier, attendez-moi, je reviens avec votre affaire.
Hoff attendit, immobile sous la pluie qui tombait toujours ; un instant il eut envie de s’en aller, mais l’idée du lendemain, le départ avec les prisonniers français, la flétrissure, l’acte de trahison qu’il se reprochait lui-même d’avoir commis, assaillirent de nouveau sa pensée ; il attendit le retour de l’inconnu et prit le paquet que celui-ci lui donna.
— Combien vous dois-je ? demanda le journaliste en tirant sa bourse.
— Me devoir quelque chose ! Allons donc, monsieur l’Allemand… trop heureux de vous rendre un pareil service !… Distribuez-en à tous vos amis…
Du seuil de sa maison, le photographe regarda l’Allemand s’éloigner ; puis, se frottant les mains : « Hé, hé, fit-il, toujours un de moins ! »
L’hôtel de la Tête noire touche à la gare de la rive droite ; c’est une maison d’apparence triste, une maison propice aux mystères et aux tragédies.
Hoff serrant nerveusement dans sa main le paquet de poison, monte l’étroit escalier, le garçon de salle le précède et place la bougie sur la table. Il se retire. Le journaliste ne l’a pas même aperçu… Seul, dans cette chambre d’auberge, il ressent une nostalgie profonde, son cœur se serre davantage, il voudrait maintenant rentrer au pays de Bade… mais le recevra-t-on, ne le chassera-t-on pas, lui, le traître, lui qui a déplu, il le croit du moins, à M. de Bismarck ?
Alors, lentement, d’une main sûre, le regard égaré, il verse la poudre dans le verre placé à côté du pot à eau… Et prenant la plume, il écrit rapidement un dernier adieu à son ami le plus intime, journaliste comme lui, et qu’il charge d’apprendre la nouvelle de sa mort à sa famille.
On frappe à la porte.
— Hoff, êtes-vous là ? C’est moi !
Celui qui s’est voué à la mort a reconnu la voix de son ami, justement celui à qui il écrit, mais il ne répond pas, il laisse la porte fermée, il interrompt même sa lettre, de crainte d’être trahi par le bruit de la plume frôlant le papier. Il attend que l’ami, persuadé que la chambre est vide, se soit éloigné ; et alors, d’un seul trait, il vide jusqu’à la dernière goutte le breuvage empoisonné.
Hoff ne mourut pas tout de suite, son agonie fut lente. Enfin, après quelques heures de souffrances héroïquement supportées, il expira en se tordant dans les convulsions.
Au restaurant Gack, situé derrière un des lourds pavillons de la halle versaillaise, la société était moins nombreuse et moins brillante, cela va sans dire, que dans les grands salons des Réservoirs. En temps ordinaire, c’était un petit marchand de vin, fréquenté par les maraîchers et les bouchers, avec salle à boire et comptoir d’étain au rez-de-chaussée et deux petites pièces au-dessus, auxquelles on arrive par un escalier en colimaçon. Mais si la maison est petite et de mince apparence, les deux frères Gack, en véritables dévots des crus bourguignons, avaient collectionné dans leur cave une série de Chablis, de Beaune et de Romanée, digne de remplacer le nectar dans les amphores de l’Olympe. En outre, nul dans Versailles ne s’entendait à confectionner les omelettes aux confitures et les poulets au blanc comme la « bourgeoise » du restaurant Gark. Aussi les gourmets et les amateurs de la dive bouteille dont la position et la fortune ne permettaient pas des visites aux « Réservoirs », se rabattaient volontiers sur les « halles » et y faisaient de longues stations. Les employés de l’intendance, les fonctionnaires de la police et toute une kyrielle de journalistes y avaient leur Stammtisch, c’est-à-dire leur table réservée. Là, trônait un être répugnant au possible, aux manières cauteleuses ou insolentes, à la langue de vipère, au regard louche et fourbe, le sieur Joung.
Ce drôle avait été architecte à Paris et chargé de différents travaux dans une usine de Saint-Denis. Il s’était rendu au quartier général prussien où il avait fait valoir les renseignements qu’il avait eu occasion de recueillir pendant son séjour dans la capitale.
Ce fut lui qui proposa à M. de Bismarck, puis au grand état-major, de détourner le cours de la Seine au-dessus de Saint-Denis.
On l’employait à toutes sortes de besognes douteuses. Nous n’avons pas besoin de préciser lesquelles.
Dans les deux petites salles du premier, les consommateurs étaient serrés comme des sardines en boîte. Civils et militaires s’entretenaient des différents faits du jour ; la conversation était surtout vive et animée autour de la table réservée, où une demi-douzaine de correspondants de journaux échangeaient leurs impressions, se communiquaient leurs articles et médisaient du prochain.
Au milieu de tout ce monde circulaient, graves comme des bedeaux et gras comme des chanoines, les frères Gack, débouchant les bouteilles, découpant les rosbifs et les poulets, veillant à tout.
Ce jour-là, au coup de midi, un grand diable d’officier de l’intendance entra dans la salle ; sa tête, tant sa taille était élevée, touchait au plafond. Il alluma son cigare au bec de gaz sans effort.
— Hé ! monsieur Gack ; cria-t-il, une omelette d’une douzaine d’œufs… aux confitures… avec beaucoup de confitures comme d’habitude… et vite, car j’ai faim…
— Ma foi, dit l’un des frères Gack, tandis que l’autre avait prestement disparu, pour ce qui est de l’omelette, je puis vous la servir… mais quant aux confitures — non.
— Et pourquoi ? demanda le géant en se redressant, pourquoi pas de confitures ?
— Parce que l’épicier d’à côté ne veut pas accepter votre monnaie prussienne et que je n’en ai pas d’autre.
— Vraiment ! fit l’intendant… eh bien ! demain, vous me donnerez une liste de tout ce dont vous avez besoin… j’irai moi-même chez votre voisin l’épicier et c’est moi qui le payerai… avec les plus sales pièces de deux gros que je pourrai trouver… et je le forcerai de porter le paquet jusque chez vous… Ah ! ce monsieur me prive de confitures, parce qu’il dédaigne notre bonne monnaie prussienne… ah !… nous allons voir… — Servez-moi deux bouteilles de Beaune et une livre de jambon… Tiens, monsieur Joung, quoi de nouveau ?
— Il paraît que nous avons gagné une bataille dans le Nord, répondit l’architecte ; deux mille prisonniers, sans compter une centaine de turcos.
— Oh ceux-là, fit le géant, en dévorant à belles dents son jambon et en se versant rasade sur rasade, ceux-là, j’espère qu’on les fusillera, ce ne sont pas des hommes ça, ce sont des bêtes féroces, oh ! ces turcos… si j’en tenais un… Et le gigantesque riz-pain-sel se mit à déblatérer comme il avait l’habitude de le faire contre les enfants du désert.
Tout à coup, au milieu de sa tirade, il se leva en manifestant des signes de terreur… « Un turco !… En voici un… Voyez, un turco ! »
Et du doigt il désignait la porte dans l’encadrement de laquelle se dressait un grand gaillard enveloppé d’un burnous blanc et coiffé d’un turban. En grinçant des dents, le noir aiguisait l’un contre l’autre deux énormes couteaux de cuisine.
Les consommateurs se regardaient d’un air effrayé, quelques officiers avaient déjà tiré leur sabre et attendaient. M. Joung s’était caché sous la table. Mais soudain cette grande peur fit place à une hilarité générale. On avait reconnu la trogne illuminée d’un des frères Gark qui, agacé d’entendre toujours l’intendant déblatérer sur le compte des auxiliaires africains de l’armée française, s’était déguisé en Arabe pour communiquer une salutaire terreur à cet ennemi juré des « turcos ».
On rit beaucoup de cette mascarade, notamment les journalistes qui poursuivirent le malheureux intendant de leurs railleries.
Les rires ébranlaient encore le plafond de la petite salle, lorsqu’un officier de police entra pour remettre à M. Lévyson, assis à la table des correspondants, la lettre à lui adressée par le malheureux Hoff dont on venait de relever le cadavre.
Quand on informa M. de Bismarck de cette mort, il dit :
— C’est vraiment dommage… mais Hoff était fou !… Que ne s’est-il adressé à moi ? Je lui aurais épargné la peine de se tuer.