La police secrète prussienne
VIII
La police secrète prussienne à Paris pendant l’Exposition de 1867. — Stieber joue, pour le compte de ses patrons, le rôle d’agent provocateur. — Les conciliabules des réfugiés polonais aux Batignolles. — Comment fut complotée la tentative d’assassinat contre le Tsar. — Entretien secret de Stieber et de M. de Bismarck. — Conséquences politiques d’un attentat dirigé, en plein Paris, contre Alexandre II. — La journée du 6 juin à Longchamps. — Un agent de Stieber fait dévier l’arme de Berezowski. — Réalisation de ce qui avait été prévu par M. de Bismarck. — La Russie laisse faire la Prusse en 1870.
Quel contraste entre l’été de 1866 et celui de l’année suivante ! Au lieu des horribles tableaux de guerre, de meurtre et d’incendie auxquels le roi Guillaume assistait en Bohême, c’était le magique et splendide panorama de la grande exposition du Champ-de-Mars qui se déroulait devant les yeux du vainqueur de Sadowa.
Peu s’en était fallu qu’au lieu de venir en hôte pacifique, le roi de Prusse n’entrât trois ans plus tôt en conquérant dans ce beau pays de France, si fier des richesses, du luxe et de la pompe qu’étalait sa capitale. Mais à la veille même de l’ouverture de l’Exposition, le conflit menaçant du Luxembourg avait été apaisé en vertu de quelque mystérieux quos ego ; la grande tragédie avait été ajournée, il n’y eut de place que pour la féerie à grand orchestre avec accompagnement de flons-flons d’Offenbach et de détonations de bouchons de vin de Champagne.
La curiosité des Parisiens fut vivement surexcitée à l’annonce de l’arrivée de ce petit-fils de Frédéric le Grand qui avait poussé avec tant de vigueur l’œuvre commencée par son aïeul. Une légende s’était formée autour de ce roi-soldat qui escamotait avec une prestesse inconnue depuis Napoléon Ier les provinces et les royaumes.
Pour les Parisiens, alors tout férus d’idées de cosmopolitisme et d’humanisme, ce monarque casqué était un type d’un autre âge, le type du sabreur, qu’on était plutôt tenté de considérer par le côté grotesque que par le côté sérieux. Pour beaucoup, pour la masse privée de toute appréciation et de tout sain jugement des affaires d’Europe, le César germain n’était que le général Boum de la « grande-duchesse de Gérolstein ».
Justement cette perspective de voir en chair et en os un héros de théâtre-bouffe fit « faire recette », comme on dit en argot de théâtre, à l’arrivée du roi de Prusse à Paris. Non seulement les badauds et les oisifs affluèrent à la gare du Nord et s’échelonnèrent sur tout le parcours royal, mais on vit les députés du Corps législatif déserter en masse la salle des séances et aller faire haie sous les arcades de la rue de Rivoli pour apercevoir les traits de ces trois hommes, dont les trompettes de la renommée avaient proclamé la gloire avec tant de fracas : Guillaume, Bismarck et de Moltke.
Derrières les calèches, sortant des remises impériales et qui avaient été chercher au débarcadère les hôtes illustres de Napoléon III, venaient quelques coupés d’aspect plus modeste.
L’une de ces voitures était occupée par le conseiller intime Stieber. Depuis quelques jours, le chef de la police prussienne avait envoyé sur place les plus habiles de ses limiers. Mêlés à la foule, ceux-ci poussèrent, au passage du roi de Prusse et de sa suite, des « vivats » qui n’eurent aucun écho.
En même temps que S. M. Guillaume, le Tsar Alexandre s’était rendu à l’invitation de Napoléon III. On ne voyait alors dans cette visite simultanée des deux souverains du Nord qu’une coïncidence fortuite ; mais depuis, les lecteurs attentifs d’ouvrages historiques très sérieux (entre autres les Origines de la guerre de 1870, par Rothan) ont pu se convaincre que cette coïncidence avait été voulue et préparée par la diplomatie prussienne afin d’empêcher un rapprochement trop sensible entre le Tsar et Napoléon III, rapprochement qui se serait certainement produit, si Alexandre II s’était trouvé seul livré à l’influence de son hôte, qui n’avait pas encore perdu toutes ses qualités de « charmeur ».
Un incident dramatique devait d’ailleurs servir les intentions de la diplomatie prussienne.
Stieber, qui, malgré sa position officielle en Prusse, s’était bien gardé d’abandonner ses relations avec la police secrète russe, avait à veiller à la fois sur Alexandre et sur Guillaume. Sachant que des Polonais très nombreux vivaient en France, et que parmi eux se trouvaient des fanatiques ayant à venger des proches, fusillés, pendus ou déportés, il concentra tous ses efforts et toute son activité pleine de ruse à deviner et à prévenir les plans et les complots des réfugiés. Longtemps à l’avance une série d’espions s’étaient répandus aux Batignolles, où habitait une grande partie de l’émigration ; tout Polonais suspect était filé par un de ces agents. Grâce à de faux frères que les mouchards attitrés surent embaucher, Stieber fut tenu au courant des conciliabules qui avaient lieu une ou deux fois par semaine dans un petit pavillon situé avenue de Clichy, au fond d’un jardin, à une petite distance des fortifications.
Tout d’abord on se communiquait les nouvelles du pays, on lisait les journaux clandestins, on discutait parfois des conditions d’alliance avec la secte des Nihilistes russes, qui venait de s’affirmer par la tentative d’assassinat commise par Karakasoff sur le Tsar, au jardin d’hiver de Saint-Pétersbourg. Et il est fort probable que, comme cela arrive très souvent, ce fut un des agents provocateurs à la solde de Stieber qui mit en avant l’idée de profiter du passage d’Alexandre II à Paris pour l’assassiner. Quoi qu’il en soit, l’idée fut accueillie favorablement par la plupart des compères, tandis que d’autres, les vrais patriotes, protestèrent énergiquement contre une telle action, qui ne pourrait, en aucun cas, améliorer la situation de la Pologne, et qui compromettrait la bonne renommée de la France. Les dissidents s’abstinrent désormais de venir avenue de Clichy, et, comme ils représentaient les éléments les plus intelligents et les plus modérés, la réunion fut livrée tout entière à la direction et aux inspirations des agents provocateurs. Stieber était tenu journellement au courant de ces conciliabules, tandis que la police française, trop occupée ailleurs, ne s’apercevait de rien.
A la frontière, Stieber avait reçu dans le train royal une dépêche très pressante d’un de ses principaux agents, lui indiquant un rendez-vous pour le soir même, dans un petit cabaret borgne situé près des Halles. Il s’agissait, ajoutait la dépêche, d’une affaire très urgente. Aussi, à peine descendu à l’ambassade de la rue de Lille, où il logeait, ainsi que M. de Bismarck, tandis que le roi et le prince royal étaient installés aux Tuileries, Stieber, affublé d’une perruque et d’une barbe postiche, se rendit à l’endroit indiqué par son agent. Au moment où le chef de la police secrète franchit le seuil du restaurant, il fut pris à part par celui qui l’attendait : « Ils ont décidé, fit-il d’un ton bref, d’assassiner le Tsar. Le crime sera commis demain au retour de la grande revue donnée au bois de Boulogne en l’honneur du souverain. On a tiré au sort pour savoir celui qui devait frapper. Voici le nom sorti de l’urne. »
Et l’agent tendit à son chef un bulletin sur lequel on lisait : Boleslas Berezowski.
— C’est un garçon très résolu, dit l’agent, un fanatique, le hasard ne pouvait pas en désigner un meilleur, il ne reculera pas.
— Vous le connaissez ?
— Parbleu ! fit l’agent, nous sommes du même village ; il est mon ami intime. Quelquefois nous nous disputons, quand je lui reproche de n’être pas assez chaud.
— Eh bien ! ne le perdez pas de vue, vous entendez ? Faites-le suivre pas à pas, je vous donnerai des instructions nouvelles. Revenez ici ce soir à minuit.
Stieber héla un fiacre et se fit rapidement conduire à la Préfecture de police. Il voulait mettre M. Piétri au courant de ce qu’il venait d’apprendre et l’engager à agir sans retard. Mais, par une de ces circonstances qui font le jeu de la fatalité, le préfet de police dînait au château de Saint-Cloud.
De l’hôtel de la préfecture, Stieber se rendit au palais de l’Élysée, où logeait le Tsar ; mais, là aussi, la maison était vide, le Tsar était dans un petit théâtre du boulevard où brillait une comédienne fort en vogue, et les aides de camp s’étaient éparpillés à travers la ville.
Au moment où Stieber se faisait descendre devant l’ambassade d’Allemagne, une élégante victoria, supérieurement attelée, franchit la porte cochère de l’hôtel. Dans cette voiture était M. de Bismarck, qui, après avoir copieusement dîné, se disposait à faire un tour de Bois.
Sur un signe de Stieber, le chancelier donna ordre à son cocher d’arrêter.
— J’ai une communication de la plus haute importance à faire à Votre Excellence, fit à voix très basse le conseiller intime.
— Sera-ce long ? demanda le chancelier d’un air enjoué.
— Cela dépend.
— Eh bien, je ne veux pas me priver de ma promenade. Qui sait quand j’aurai encore une heure à moi ?… Montez.
Le policier prit place sur les coussins de la victoria.
M. de Bismarck, habillé en bourgeois, était difficile sinon impossible à reconnaître pour ceux qui se le figuraient en uniforme de dragon, tel que le représentaient les nombreuses gravures et les innombrables photographies répandues dans Paris. Avec son ample redingote de coupe quelque peu démodée, avec son chapeau de haute forme enfoncé jusque sur les yeux, il pouvait passer pour un riche gentilhomme campagnard venu à Paris visiter l’exposition, en compagnie du notaire de son chef-lieu, dont Stieber réalisait assez bien le type. Le fait est que la victoria se perdit sans exciter la moindre attention au milieu de la cohue de voitures qui allaient et venaient dans cette large avenue des Champs-Élysées, si belle les soirs d’été.
— Voyons, de quoi s’agit-il ? demanda le comte au conseiller intime, lorsqu’ils furent installés l’un à côté de l’autre.
— On veut assassiner demain l’empereur de Russie !
— Encore quelque sornette… ou quelque conte imaginaire ! fit M. de Bismarck en haussant les épaules.
— Non pas… je connais l’assassin, il m’a été désigné par un des affiliés… J’ai couru à la préfecture de police pour le faire arrêter.
— Alors, il est sous clef, et il n’y a rien à craindre ?
— Non, la préfecture était vide, et si je ne joins pas M. Piétri cette nuit, un malheur peut arriver, car qui sait ?… demain, ce sera trop tard…
— Oui ! oui ! ce serait un grand malheur si un prince aussi noble, aussi bon que S. M. Alexandre II tombait sous le coup d’un vulgaire assassin… C’est un crime tellement odieux, qu’il faut le prévenir à tout prix… J’espère que vous ferez tout pour cela, Stieber ?
— Naturellement, j’ai donné ordre à un de mes hommes de suivre pas à pas l’assassin, de ne pas le quitter…
— A merveille… De cette façon, si par hasard la police française ne l’arrêtait pas à temps, il y aurait autour de lui, au moment même de l’attentat, des gens qui saisiraient son bras et feraient dévier le coup mortel.
— Sans doute…
— Le crime serait évité, mais la tentative subsisterait… Avez-vous réfléchi aux conséquences politiques d’un pareil événement, M. Stieber ? fit M. de Bismarck après un moment de réflexion… Le Tsar Alexandre, voyant que la police impériale n’a pas su le protéger, quitterait la France… Et sous quelle impression !… Je le connais… Bien des projets politiques tomberaient à l’eau, et le « charmeur » risquerait d’en être pour ses frais d’amabilité et ses projets d’alliance… Oui… Et si l’auteur de la tentative échappait au dernier châtiment, si un jury de bons bourgeois, pleurant comme des veaux, quand l’avocat les apitoiera sur le sort de la malheureuse Pologne, ne condamnait pas l’assassin à mort, il y aurait bien de l’irritation à Saint-Pétersbourg et la nappe serait déchirée[36] pour bien longtemps entre la France et la Russie… et j’aurais, moi, un grand souci de moins en tête… Cette tentative serait pour nous autres Allemands quelque chose de providentiel ; tandis qu’en faisant arrêter l’assassin, la police française aura pour elle l’honneur de la découverte du complot, elle recevra des félicitations et des remerciements pour son activité et sa sollicitude. Alexandre se considérera comme l’obligé de Napoléon, et nous, nous serons forcés de nous garder à pique à Saint-Pétersbourg, et à carreau à Paris…
[36] Das Tischtuch wäre zerrissen, locution familière pour exprimer une brouille.
La voiture avait dépassé l’Arc de Triomphe ; des centaines de petits points bleus, rouges, verts, brillant dans l’air transparent et tiède de la nuit, se croisaient et voltigeaient de tous côtés comme des feux follets : c’étaient les lanternes d’une foule d’autres voitures, dont l’interminable file s’allongeait jusqu’au bout de la route du Bois. Beaucoup de Parisiens et de nombreux étrangers étaient venus là pour respirer les fraîcheurs de la campagne, les senteurs embaumées qui se dégageaient des massifs. Assez longtemps, le comte de Bismarck se tut ; puis il se mit à énumérer différents incidents survenus pendant le voyage, et fit quelques observations assez piquantes sur des personnages de la cour impériale.
Sur un ordre du chancelier, le cocher tourna tout à coup bride ; on revint à l’hôtel de la rue de Lille.
— Qu’est-ce donc que votre assassin ? demanda négligemment M. de Bismarck.
— Il paraît qu’il est tout jeune, vingt à vingt-deux ans.
— Un enfant… et Polonais, jamais un jury parisien ne le condamnera à mort ; ce serait contraire à toutes les sympathies bourgeoises de M. Prudhomme… Décidément, c’est bien dommage que ce garçon ne puisse pas lâcher son coup de pistolet.
La voiture franchit la porte cochère de l’ambassade. Le portier s’avança casquette basse.
— Monsieur le conseiller intime, fit-il en s’adressant à Stieber, il y a là, dans ma loge, un homme qui vous attend depuis une demi-heure.
Et il désigna du doigt un individu assez peu proprement vêtu et muni d’une grosse canne. Le quidam remit un pli à Stieber. Après l’avoir ouvert, celui-ci passa le billet au chancelier, qui lut ceci :
« M. le préfet de police regrette beaucoup d’avoir manqué la visite de M. le Conseiller Stieber, et dans le cas où il s’agirait d’une affaire de service, M. le préfet de police sera heureux de recevoir à n’importe quelle heure de la nuit M. le Conseiller. »
Les deux Allemands échangèrent deux regards rapides.
— Dites à M. le préfet, fit Stieber, que je le remercie, mais que l’affaire dont je voulais l’entretenir ne presse nullement.
L’envoyé de la rue de Jérusalem se retira.
Une heure plus tard, Stieber, qui avait remis sa barbe postiche et sa perruque, sortait de l’hôtel de l’ambassade et allait rejoindre son agent à l’endroit convenu. Celui-ci lui confirma tous les renseignements antérieurs et ajouta que le jeune Polonais, qui avait été « filé » toute la journée, avait fait emplette d’un revolver et d’un paquet de cartouches chez un armurier du boulevard Sébastopol. Il avait dîné très frugalement dans un établissement de bouillon du quartier ; l’agent s’était installé à une table voisine. Le soir, le jeune Polonais était rentré dans sa chambre d’hôtel garni ; et il était certain qu’il n’en ressortirait que le lendemain matin.
L’agent reçut pour instruction de ne pas quitter, le lendemain, Berezowski d’une semelle et de s’adjoindre deux autres agents. Il fallait surtout se trouver auprès du Polonais au moment où il tenterait d’exécuter son projet, de façon à en empêcher l’accomplissement.
Le conseiller intime reçut de son séide l’assurance que tout se passerait selon ses instructions.
Le 6 juin 1867, plus de 300,000 curieux étaient massés autour de la grande enceinte de Longchamps et dans toutes les parties du Bois. Les tribunes établies sur le champ de courses craquaient sous le poids des spectateurs et des spectatrices ; celles-ci rivalisaient entre elles de richesse, de luxe et de goût. Toute la « crème » de la société parisienne et la fleur des étrangers que l’Exposition avait attirés étaient là, le regard attaché sur l’imposante armée de 40,000 hommes massés dans l’enceinte des courses, armée d’élite composée des plus beaux régiments, splendidement vêtus. Les cuirasses d’argent et d’acier, les larges plastrons, les plaques des bonnets à poils, les piques des lances, les milliers de baïonnettes étincelaient au soleil, car le ciel aussi était de la fête.
A midi, un immense mouvement se produisit dans cette foule, mouvement de joie, d’enthousiasme chez plusieurs, chez tous, mouvement de profonde curiosité.
Des hourras éclatent, on agite des mouchoirs et des chapeaux, des acclamations saluent l’arrivée des calèches de la cour attelées à la Daumont, qui viennent de déboucher de la Cascade, amenant l’empereur Napoléon III, ses hôtes et la cour. Tandis que l’impératrice, rayonnante de beauté et d’orgueil satisfait, prend place avec ses dames dans la grande tribune du milieu, les trois souverains montent de magnifiques chevaux que des piqueurs en livrée verte tiennent en main à la grille d’entrée du champ de courses. L’empereur Napoléon au milieu, Alexandre II à sa droite, Guillaume de Prusse à sa gauche, les trois monarques s’avancent sur le front de bandière, suivis à quelque distance d’un fouillis brillant de 200 officiers de toutes nations, empanachés, casqués, bottés, couverts d’or, de broderies, de rubans, de décorations.
Les troupes présentent un admirable coup d’œil.
Napoléon III est radieux ; la figure fatiguée d’Alexandre II s’épanouit et sourit doucement à la vue de ce beau spectacle militaire ; le roi de Prusse, sérieux, presque renfrogné, semble tout examiner, tout étudier, jusqu’au moindre détail des buffleteries ou des cartouchières.
Après avoir salué galamment l’impératrice dans sa loge, les souverains se portent devant la tribune, au centre d’un vaste demi-cercle formé par le brillant état-major qui les suit. Alors défilent devant eux les grenadiers graves et silencieux, les zouaves aux pittoresques costumes, les chasseurs de Vincennes alertes et vifs, les voltigeurs à la démarche gaie et pimpante, le plumet fixé à leur shako ; puis viennent les cent-gardes, ces centaures dont l’armure est à peu près aussi complète que celle des chevaliers du moyen âge ; les guides au costume chatoyant et théâtral, les élégants dragons de l’impératrice, régiment de sportsmen ; les cuirassiers, les cavaliers noirs ; et, pour finir, plus de cent pièces de canon magnifiquement attelés roulent avec fracas sur le gazon, suivies de cinq ou six mystérieux engins recouverts d’une housse de toile et traînés par deux chevaux.
Le public, dont la vieille fibre chauvine avait tressailli à la vue de ce bel attirail de guerre, saluait chaque nouveau régiment par de nouveaux hourras et des battements de mains prolongés. Et se parlant bas, tout bas à l’oreille, on se désignait du doigt ces engins mystérieux enveloppés d’une housse d’étoffe. C’était là cette terrible invention dont on parlait depuis quelque temps, l’instrument certain et irrésistible des futures victoires de la France, — la mitrailleuse.
Les calèches de la cour venaient de reprendre la route de la capitale ou tout au moins elles essayaient d’y parvenir, car de tous côtés affluaient les équipages et les voitures, chacun ayant hâte de gagner la grande avenue centrale pour effectuer le retour en évitant la cohue. Mais comme chacun avait eu la même idée, l’encombrement se produisait inextricable et enchevêtré, à tel point que les gendarmes et les plantons avaient dû bientôt renoncer à y mettre un peu d’ordre. Les équipages impériaux se trouvaient bloqués. Napoléon, assis dans la première calèche, avec le Tsar et le prince Wladimir, dit à l’écuyer de service qui galopait à la portière de se frayer de force un passage, afin de gagner une allée latérale, peut-être moins encombrée. M. Raimbeaux, l’écuyer de service, fit ranger les véhicules les plus proches, et la calèche impériale prit la direction d’une contre-allée. La foule était très compacte en cet endroit, une foule endimanchée et de belle humeur, riant, jacassant, s’amusant franchement. M. Raimbeaux, regardant de tous côtés pour savoir quelle direction il convenait de prendre, aperçut un jeune homme qui, se détachant d’un petit groupe, s’élançait au-devant de la voiture. Instinctivement et sans se rendre compte du motif qui le faisait agir, l’écuyer donna de l’éperon à son cheval, la bête se cabra… et tout à coup s’abattit sur le sol. Une balle de pistolet tirée par l’homme venait de la frapper au front. Une seconde détonation retentit, mais la balle se perdit dans les arbres. L’agent de Stieber, qui n’avait pas quitté Berezowski, et qui l’observait avec des yeux de lynx, avait vu le jeune Polonais diriger son arme sur le Tsar. Prompt comme l’éclair, il avait donné un coup de poing au bras du meurtrier, et le projectile destiné à l’empereur de toutes les Russies avait passé par-dessus la tête de l’autocrate.
La foule s’était emparée de l’auteur de l’attentat. Elle le roua de coups avant de le remettre aux sergents de ville. Les deux souverains s’étaient embrassés et avaient adressé de chaleureuses félicitations à l’écuyer. Déjà la nouvelle de l’attentat s’était répandue avec la plus vertigineuse rapidité, et de toutes parts on accourait pour tâcher d’apercevoir l’assassin, qui, tout jeune, très convenable d’aspect et fort modeste de maintien, n’avait nullement l’air d’un criminel féroce.
Le reste est suffisamment connu. Interrogé par M. Rouher et le comte Schouwaloff, chef de la police russe, Berezowski déclara qu’il avait voulu venger la Pologne, sa patrie. Il refusa d’ailleurs de nommer des complices et assuma toute la responsabilité de l’acte qu’il avait commis.
Le jury de la Seine, comme l’avait prévu M. de Bismarck dans son entretien avec Stieber, se laissa émouvoir par la jeunesse et les bons antécédents de l’accusé ; d’ailleurs, les sympathies pour la Pologne étaient très vives dans la bourgeoisie parisienne. On accorda à Berezowski des circonstances atténuantes, et Alexandre II se montra très froissé du verdict.
Trois ans plus tard, à la veille de la guerre entre l’Allemagne et la France, et pendant toute la durée de la campagne de 1870-1871, le Tsar ne prouva que trop qu’il n’avait pas oublié cet affront.
Ainsi se réalisaient toutes les prévisions de M. de Bismarck.