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La police secrète prussienne

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VI

Entrevue secrète d’un journaliste prussien avec un homme d’État autrichien. — Mission confidentielle de M. Wollheim en Italie. — Son retour à Paris. — Ses relations avec M. de Girardin et l’Agence Havas. — Petit voyage à la recherche de subventions allemandes. — Entretien de M. de Bismarck avec M. Wollheim. — M. le chevalier retourne au service de la Prusse. — Son voyage de Berlin à Reims pendant la campagne de 1870. — Il se fait passer pour un Espagnol. — M. Wollheim, rédacteur en chef du Moniteur de Reims. — Instructions relatives à la presse française. — M. de Saufkirchen et la peste bovine. — Un duel ridicule. — Gracieuse hospitalité de la veuve Pomery. — Perte des traces du « reptile » Wollheim.

Bien que l’hôtel de Bristol ne ressemble guère à un hôtel, car ce mot n’est pas même inscrit au-dessus de ses deux portes sévèrement encadrées de noir qui donnent sur la place Vendôme et conduisent chacune dans une cour différente, il n’est pas de Parisien un peu au courant de Paris qui ne le connaisse et sache que c’est encore aujourd’hui un des hôtels les plus fashionables de la capitale. Son extérieur correct, ne se distinguant presque pas de celui des aristocratiques hôtels particuliers qui l’entourent, indique une clientèle sérieuse et choisie d’hommes d’État, de diplomates, d’ambassadeurs, de hauts dignitaires étrangers. Là, rien du va-et-vient étourdissant et banal de ces grands caravansérails modernes qui ressemblent à des Babels où se confondent toutes les langues et toutes les nationalités. Les escaliers et les couloirs sont discrets et silencieux. Pas de nuées de sommeliers qui s’abattent sur vous, pas de portier en uniforme et à casquette galonnée posté en sentinelle ; on se croirait dans une maison privée, on y est aussi tranquille et à l’aise que chez soi.

Déjà sous Louis-Philippe les grands seigneurs venant de Londres, de Vienne ou de Berlin, descendaient de préférence à l’hôtel de Bristol, dont ils savaient mieux que personne apprécier la nuance de tenue. Mme de Montijo et sa fille, qui habitaient place Vendôme, y faisaient de fréquentes apparitions. En 1848, le prince Napoléon y logea ; mais comme il ne put obtenir du propriétaire, orléaniste enragé, un appartement avec balcon sur la place, il transporta ses pénates ambitieuses à l’hôtel du Rhin, devant lequel se produisirent les manifestations populaires que l’on sait. C’est à l’hôtel du Rhin que fut arrangée sa candidature et que se tinrent les conciliabules impérialistes jusqu’à l’installation du prince à l’Élysée.

Au mois de mars 1856, par une de ces jolies et fines matinées parisiennes qui ont déjà le charme riant du printemps, un personnage à tournure germanique, les lunettes d’or à cheval sur un gros nez, des gants neufs mal boutonnés, la démarche pédante et solennelle, se présentait devant la loge du concierge de l’hôtel de Bristol. Avec un accent tudesque des plus prononcés et d’une voix emphatique, il demanda :

— S. Exc. M. le comte de Buol, ministre des affaires étrangères de S. M. Impériale d’Autriche, est-elle chez Elle ?

— Veuillez, s’il vous plaît, monsieur, me remettre votre carte ou me dire votre nom.

Le visiteur déboutonna son paletot marron, prit dans la poche de sa redingote un petit portefeuille en maroquin orné de ses initiales surmontées d’une couronne et en retira une carte qu’il tendit au concierge.

Quand celui-ci eut vu le nom de l’étranger, il s’inclina en souriant :

— Parfaitement, monsieur… Son Excellence est chez Elle.

Il sonna. Un domestique conduisit l’étranger au premier étage, à la porte de l’appartement occupé par S. Exc. le ministre des affaires étrangères d’Autriche, à ce moment à Paris pour prendre part aux séances du Congrès.

M. le comte de Buol était devant son bureau, en robe de chambre de soie richement brodée et en cravate blanche. Dès qu’il aperçut le matinal visiteur, ses petits yeux s’aiguisèrent de malice, et il répondit par un salut sec et froid de nobleman anglais à la profonde révérence de l’Allemand.

— Monsieur le chevalier, dit le ministre, je vous ai écrit de venir me rejoindre à Paris, où vous pourrez m’être très utile pendant le Congrès… Tous les matins, à la même heure, vous vous présenterez chez moi, et je vous dirai les points à traiter dans vos correspondances… Nous sommes très attaqués depuis quelque temps. Il s’agit de ne pas se laisser manger… La Russie nous en veut ; la Prusse cherche à circonvenir l’empereur Napoléon, et les Piémontais ameutent la presse contre nous en nous représentant comme des barbares… Le jeu du Piémont et de la Prusse est de s’attirer les sympathies de la France en affichant un libéralisme exagéré, opposé aux vieilles idées prétendues rétrogrades de l’Autriche… Les journaux français donnent dans le panneau… Sans qu’ils s’en doutent, ils reçoivent des inspirations de Turin et de Berlin… L’Autriche est conspuée… Il faut que nous accommodions ce Congrès à notre sauce, et comme vous êtes bon cuisinier, je vous ai fait venir… A demain, monsieur le chevalier, fit M. le comte de Buol en se levant pour prendre congé du visiteur.

— A propos, reprit le ministre, j’oubliais de vous recommander de fréquenter les cabinets de lecture, les cafés de Paris où se réunissent vos compatriotes, afin de me tenir au courant de leurs faits et gestes…

L’Allemand se plia en révérences répétées et se retira.

M. le chevalier Wollheim da Fonseca, docteur en droit, ancien privat docent à l’Université de Berlin, ex-directeur du théâtre de Hambourg, auteur de plusieurs traités de droit international et d’une infinité de brochures exécutées sur commande comme des pantalons ou des bottes à l’écuyère, avait mis depuis deux ans sa plume féconde au service de l’Autriche.

Détaché du « bureau de l’esprit public », qui fonctionnait alors sur les bords du Danube, il était venu rejoindre M. de Buol, son patron, à Paris.

Pendant toute la durée du Congrès qui suivit la guerre de Crimée, il envoya à une dizaine de journaux allemands, danois et américains des lettres inspirées par le ministre des affaires étrangères d’Autriche, et il recueillit pour ce haut fonctionnaire divers renseignements qui ne se chuchotaient que dans les coulisses de la diplomatie interlope.


M. le chevalier Wollheim da Fonseca personnifie le type le plus accompli du reptilis vulgaris domesticus. On l’emploie à toutes les besognes, aux œuvres les plus basses, et il s’en glorifie avec une naïveté cynique. Dans une sorte d’autobiographie qu’il vient de publier[26], il fait étalage de ses accointances « mystérieuses », de ses besognes occultes, racontant avec une prolixité de policier tous ses tours de bâton, dévoilant ses intrigues, se vantant d’avoir touché, tel jour, à telle heure, telle somme sur la caisse des fonds secrets.

[26] Neue Indiscretionen von Wollheim da Fonseca, Berlin. Krempel éditeur, 1883. — Le volume doit avoir une suite.

En 1857, ce « reptile », encore à la solde de l’Autriche, se glissa en Italie jusqu’aux pieds de Cavour, qu’il avait connu à Paris pendant le Congrès, et que le cabinet de Vienne l’avait chargé de confesser. Mais Cavour était sur ses gardes. Il l’écouta avec une patience dénuée d’intérêt et finit par lui demander comment il se faisait qu’il portait un nom à moitié germanique et à moitié latin.

Le gouvernement de Vienne payait alors bien plus largement que celui de Berlin. A la suite de ce voyage, l’habile chevalier reçut les sommes nécessaires à la création d’une revue politique hebdomadaire : Die Controlle, destinée à défendre les intérêts de l’Autriche, qui commençaient à être sérieusement menacés par la Prusse. M. Wollheim fit paraître ce journal à Hambourg, sa ville natale.

En 1864, le Contrôle disparut, et M. le chevalier s’étant brouillé avec ses patrons, vola sous d’autres cieux à la recherche de la meilleure des subventions. Il revint sur les rives de la Seine, où fleurissait dans tout son éclat l’espionnage prussien. Manœuvrant avec l’habileté d’un vieux loup de mer, M. le chevalier Wollheim da Fonseca commença par se rapprocher lentement de M. Bamberg, consul de Prusse, agent attitré de M. de Bismarck, et grand dispensateur des récompenses secrètes. M. Bamberg ne manqua pas de présenter un aussi précieux personnage à M. Drouyn de l’Huys. Le ministre des affaires étrangères s’entretint longtemps avec l’ex-« reptile » au service de l’Autriche et lui demanda un Mémoire sur la question danoise, qu’il lui paya en belles paroles. M. le chevalier, qui préférait les espèces sonnantes et trébuchantes, se plaint avec amertume de ce manque d’égards et trouve les Français, en général, assez « serrés ». Dans ses Indiscrétions, il médit également beaucoup de M. Émile de Girardin, qui lui marchandait ses informations et ses articles comme une livre de beurre à la halle. Pour décider l’illustre maître de l’alinéa, M. Wollheim le menaçait de porter « la marchandise » à la concurrence du coin, — à M. Nefftzer, directeur du Temps.

Grâce à ses relations, M. Wollheim entra au Mémorial diplomatique, rédigé par un Autrichien, M. Delabrauz, et il fut en même temps engagé par l’Agence Havas en qualité de traducteur.

L’Agence Havas avait alors à sa tête, dit M. da Fonseca, les deux frères, Auguste et Chrétien, pour la partie administrative et commerciale, tandis que M. Ernaud, « un homme très instruit et très aimable », s’occupait de la partie littéraire. M. Auguste Havas était, au dire du chevalier, un homme habile mais brutal. M. Chrétien était plus sympathique. L’Agence subissait alors l’influence du gouvernement impérial, comme elle fut depuis sous la coupe des cinquante et quelques ministères qui se sont succédé en France. Quand une dépêche douteuse ou suspecte arrivait, M. Auguste sautait en voiture et allait demander des instructions particulières à M. Rouher.

Au cours de son travail quotidien, M. Wollheim remarqua combien le khédive Ismaïl était bien traité dans les fameuses « feuilles bleues » ; on ne négligeait aucune occasion de le mettre en relief, de le proclamer un grand prince ; on citait son administration comme un modèle de sagesse et d’économie.

M. Wollheim voulut aller au fond des choses. En furetant, il découvrit dans les papiers que le souverain égyptien avait souscrit une quantité inusitée d’abonnements à l’Agence Havas.

Grâce à cette subvention indirecte, le khédive se faisait porter aux nues. « Cela une fois constaté, raconte M. da Fonseca, il me vint une idée que je crus sainement patriotique ; j’avais remarqué que la rubrique Allemagne était généralement fort écourtée dans les feuilles Havas[27], et que les articles concernant ce pays n’étaient pas rédigés sur un ton des plus bienveillants. J’en conclus que la plupart, sinon tous les gouvernements allemands, avaient négligé de se faire inscrire sur la liste des abonnés de la correspondance. Cinquante francs (13 thalers 1/3) par mois pour quelques lignes de publicité, c’était évidemment trop cher, étant donné les principes d’économie de nos sages ministres des finances. Les journaux français eux-mêmes trouvaient le prix de la correspondance Havas trop élevé. Ne pouvant obtenir une réduction, ils firent leur pronunciamiento et organisèrent une contre-agence. Mais comme le gouvernement leur refusait toute communication, ils retombèrent sur le sol, les ailes brisées, et se virent forcés de dire leur pater Havas peccavi et de continuer à abouler leurs cinquante balles par mois. »

[27] Il s’agit ici des feuilles dites bleues, qui sont communiquées par l’agence aux journaux abonnés et qui contiennent des correspondances de toutes les capitales européennes. Les journaux font généralement précéder la publication de ces correspondances de la mention : « On nous écrit de… »

Cette dernière phrase, aussi élégante qu’expressive, se trouve en français dans le livre de M. Wollheim, qui tient à prouver que l’argot des brasseries parisiennes lui est familier.

Mais écoutons la suite. « Ne serait-il pas possible, se demanda le chevalier, qu’un roi allemand fasse ce que fait un simple vice-roi d’Égypte ?

« N’écoutant que mon zèle patriotique, je dis un jour à M. Havas :

«  — J’ai une proposition à vous faire, monsieur Auguste. Que diriez-vous, si je vous procurais quelques abonnements parmi les différents gouvernements qui règnent sur les trente-deux États de la Confédération germanique ? Seriez-vous disposé, le cas échéant, à consacrer une plus grande attention dans votre feuille aux affaires d’outre-Rhin ? »

« Les traits bilieux et parcheminés du ministre des finances de la maison Havas s’éclairèrent tout à coup. Il devint aimable, ou à peu près :

«  — Voilà une proposition qui vaut la peine qu’on l’examine, me dit-il. Demain, après le courrier, attendez-moi au café Cardinal, au coin de la rue Richelieu et du boulevard des Italiens. »

Il paraît que cette idée de conquérir de nouveaux abonnés trottait tellement par la tête de M. Auguste, qu’il n’attendit pas le rendez-vous fixé par lui-même. Il alla trouver son collaborateur dans son bureau et le pria de laisser de côté pour ce jour-là les feuilles suédoises, danoises, grecques, etc., que M. Wollheim, polyglotte émérite, avait l’habitude de traduire.

«  — Partez pour Berlin et pour Vienne, fit M. Auguste : nous vous donnons six semaines de congé ; vos appointements courront et vous voyagerez aux frais de la maison ; tâchez d’obtenir six à huit abonnements à cent francs par mois, dont cinquante pour la maison et cinquante pour vous, — seulement, ajouta M. Auguste, en homme qui ne perd pas la carte, comme vos visites aux différents ministres vous laisseront du temps de reste, vous aurez l’obligeance d’aller voir tous les journaux qui se publient dans les capitales allemandes, pour vous entendre avec eux au sujet de nos annonces et pour leur demander quelle commission ils veulent nous accorder[28]. »

[28] Neue Indiscretionen.

M. da Fonseca, transformé en double commis-voyageur, « fit » dans la politique et dans les annonces. Suivons-le dans ce qu’il appelle lui-même son expédition des Argonautes à la recherche des fonds secrets, cette toison d’or gardée non par des dragons, mais par une infinité de ministres, de conseillers auliques, intimes et secrets.

M. Wollheim alla droit au but. Arrivé à Berlin au mois de février 1865, il demanda une audience à M. de Bismarck, ministre président du conseil de Prusse. Au moment où l’huissier introduisit le solliciteur dans le cabinet du ministre, celui-ci était assis derrière son bureau, à moitié caché par un amoncellement de brochures, de documents et de cartes géographiques.

« L’homme d’État prussien, raconte M. Wollheim, me toisa d’un seul regard, rapide comme un éclair ; il se leva, vint à ma rencontre d’un pas élastique, bien qu’il ne fût pas exempt, dans son maintien, de quelque raideur. Après m’avoir dévisagé, il me montra du geste un siège devant lequel était étendue la peau d’un ours, tué sans doute par l’officier-diplomate pendant son séjour en Russie…

«  — Je suis très heureux, dit-il, non sans une nuance d’ironie dans la voix, de faire la connaissance personnelle d’un de nos plus intimes ennemis. »

« Très surpris par cette apostrophe dite d’un ton enjoué et à laquelle j’étais loin de m’attendre, je répondis en souriant vaguement :

«  — Votre Excellence est trop bonne. »

Et M. Wollheim s’informa très candidement pour quel motif M. de Bismarck le considérait comme un ennemi de la Prusse.

Le premier ministre rappela à l’oublieux ex-reptile à la solde de l’Autriche qu’il avait écrit, par ordre du cabinet, différentes brochures dirigées contre la Prusse, qui ne devaient pas le faire noter d’une façon bien avantageuse à Berlin. M. le chevalier da Fonseca prit son air bête, ce qui sans doute ne lui coûtait guère d’effort, et fit comme s’il ne comprenait pas.

L’entretien dura longtemps, et le commis-voyageur de la maison Havas ne manqua point de donner libre cours à son babillage sur la question autrichienne, la question danoise, les affaires des duchés, etc. Quant à l’objet de sa visite, les abonnements à la correspondance Havas, il obtint la promesse que le gouvernement prussien en prendrait quelques-uns.

«  — Il faut vous adresser à M. le conseiller de légation Keudell, ajouta le futur chancelier ; c’est lui qui s’occupe de la presse. Au fond, tout ce que les journaux écrivent ou n’écrivent pas m’est indifférent. Mais je ne voudrais pas cependant que vous vous fussiez dérangé inutilement. »

A la fin de cette entrevue, M. de Bismarck ayant appris que son interlocuteur allait se rendre à Vienne :

«  — Connaissez-vous le ministre des affaires étrangères autrichien actuellement en fonctions ? demanda-t-il.

«  — Je n’ai pas cet honneur, répondit M. Wollheim, mais j’espère qu’il me recevra aussi favorablement que Votre Excellence.

«  — Vous connaissez plusieurs de ces messieurs des affaires étrangères à Vienne ?

«  — Oh ! oui. Il y en a même qui sont de mes bons amis.

«  — Eh bien ! rendez-moi le service, fit M. de Bismarck, d’un ton solennel et décidé, de dire ceci en mon nom à messieurs les Viennois : Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, mais moi je sais ce que je veux et je le leur prouverai… »

Le lendemain M. Wollheim se rendit chez l’alter ego de M. de Bismarck, le conseiller Keudell, dont le talent musical (il est excellent pianiste) produisait sur M. de Bismarck le même effet calmant que la lyre d’Orphée sur les bêtes fauves. M. de Keudell reçut très froidement le plénipotentiaire de « M. Auguste », mais il l’informa que le gouvernement prussien consentait à prendre quatre abonnements à la correspondance Havas, et que le grand dispensateur de la manne « reptilienne », M. Bamberg, était chargé d’en verser le montant contre reçu en bonne et due forme. Mais notre excellent chevalier ajoute qu’il eut beaucoup de peine à tirer de M. Bamberg la somme convenue. Ce ne fut que trois mois plus tard, en mai, que la caisse des fonds secrets de Prusse s’entr’ouvrit au profit de la célèbre Agence[29].

[29] Tous ces renseignements, nous le répétons, sont empruntés à l’ouvrage déjà cité : Neue Indiscretionen, par M. Wollheim da Fonseca. C’est donc à cet auteur que remonte la responsabilité de ces révélations.

Les Autrichiens se montrèrent plus empressés ; leurs quatre abonnements furent payés rubis sur l’ongle.

M. de Beust, alors ministre de Saxe, à qui M. da Fonseca s’adressa également, ne prit pas d’abonnement.

Voyant décidément qu’il n’y avait plus rien à glaner du côté de l’Autriche, et comme d’autre part M. Drouyn de L’Huys continuait à apprécier très platoniquement les services de M. Wollheim, celui-ci résolut de se tourner ouvertement vers la Prusse et de saluer le soleil levant. Il eut l’idée de créer une grande agence télégraphique à la dévotion du gouvernement prussien, et dans sa proposition il insista sur l’utilité d’un tel projet au moment où la guerre de 1866 allait éclater. Mais la première offre fut assez dédaigneusement repoussée par M. de Bismarck ; quant à la seconde demande, qui devait être remise directement au roi par le lecteur ordinaire de Sa Majesté, un ancien comédien, M. Schneider, elle resta en souffrance à Berlin : Sa Majesté était déjà partie pour l’armée avec le grand état-major, quand arriva la missive de M. le chevalier Wollheim da Fonseca.

C’était pour combattre l’Autriche que M. da Fonseca proposait de créer le bureau en question. Mais son idée fut définitivement écartée. Comme fiche de consolation, on lui accorda une maigre subvention de cent thalers par mois, dans le but de faire reparaître à Hambourg, où il était retourné, son journal hebdomadaire : Die Controlle.

Cette feuille, autrichienne avant 1866, devint prussienne. La couleur politique changeait avec la couleur de l’argent.

Comme ce sont ceux qui payent le moins qui se montrent le plus exigeants, on ne fut pas satisfait, paraît-il, en haut lieu, des services rendus par le Contrôle, qui ne contrôlait pas grand’chose. On trouvait qu’il y avait trop de nouvelles théâtrales et pas assez de renseignements politiques ; on chicana bientôt M. de Wollheim sur ces misérables 375 francs qu’on lui attribuait par mois, et finalement on les lui supprima. C’était peu de temps avant la guerre de 1870. Pour la seconde et dernière fois la Controlle mourut de sa triste mort.

M. le chevalier Wollheim da Fonseca, redevenu disponible, était entré en pourparlers avec un grand journal anglais pour l’envoi de correspondances de Berlin, lorsqu’il reçut, au mois de septembre 1870, une dépêche du prince Charles de Hohenlohe, ainsi conçue :

Reims. Si vous êtes disposé à accepter un poste de journaliste auprès du gouvernement militaire de cette ville, je vous prie de venir immédiatement ici.

Ayant le choix entre la position indépendante de correspondant d’une grande feuille britannique et celle de Presshusar[30] à la solde d’un gouvernement, le fier chevalier n’hésita pas une minute.

[30] Hussard ou cosaque de la presse.

Dès le lendemain, un train express l’emportait vers la France envahie.

Comme tant d’autres, après y avoir joui de l’hospitalité la plus entière et vécu pendant un an de l’argent des contribuables français (il avait rempli en 1867 les fonctions d’interprète en chef au bureau de poste établi dans l’enceinte du Champ de Mars), ce preux Hambourgeois revenait en France en vainqueur ; il accourait à l’heure de la curée.

Le voyage ne s’effectua pas sans encombre, sans quelques petites mésaventures. Jusqu’à la frontière, cela alla bien ; mais à partir de Forbach, toute exploitation réglementaire ayant cessé, pour continuer sa route il fallait s’en remettre à la grâce de Dieu.

Bien que muni d’un billet de première classe, M. le chevalier voyage de Forbach à Pont-à-Mousson dans un wagon à bestiaux, avec des prisonniers français qui le prennent d’abord pour un « mouton » chargé de les espionner, mais qui s’apprivoisent lorsque M. le chevalier se met à raconter en argot militaire ses campagnes de 1832 en Portugal, où il a servi dans un bataillon de tirailleurs français auxiliaire ; et lorsqu’il offrit des cigares et du vin, M. de Wollheim raconte que les « les pauvres diables lui serrèrent la main » ; il prétend même qu’il fut acclamé, mais la Prusse aussi a ses gascons.

A Commercy, notre « reptile » essaye de s’introduire dans un wagon de seconde classe. Trois officiers qui s’y trouvent repoussent brutalement leur compatriote. M. le chevalier nous dit qu’il serait resté en panne sur le quai de la gare, si de simples soldats, plus humains et plus hospitaliers que leurs chefs, n’avaient consenti à le recueillir dans un compartiment des troisièmes, où il passa la nuit à jeun, mais rêvant qu’il faisait un excellent souper chez Hiller, le Brébant de Berlin.

Le lendemain soir, on arrive à Châlons. Nouvelle halte de nuit à cause des francs-tireurs et des détachements d’infanterie qui battent l’estrade et coupent fréquemment la voie. Tourmenté par la faim et surtout par la soif, M. de Wollheim se met en quête d’un restaurant, d’un marchand de vin, d’une auberge ou de tout autre établissement de ce genre. Il s’adresse à quelques officiers qui se promenaient dans la rue et dans les « vignes du Seigneur ». L’un de ces guerriers lui désigne une maison d’assez belle apparence, dont les fenêtres sont illuminées. Aiguillonné par le désir de faire un bon repas, le noble chevalier se dirige rapidement vers l’endroit désigné, mais il est tout étonné de trouver, au lieu d’un maître d’hôtel, de garçons et de femmes de chambre, des soldats de la landwehr répandus dans le vestibule et couchés sur les escaliers. Il avise un brigadier et lui demande par où l’on va dans la salle à manger.

— Quelle salle à manger ? répond le brigadier. Où vous croyez-vous donc ici ?

— Dans une auberge ; un officier à qui je me suis adressé m’a désigné cette maison comme telle.

Le peloton entier partit d’un bruyant éclat. Ce jour-là on rit dans l’armée prussienne comme dans la gendarmerie française.

— Comment, comment, s’esclaffait le brigadier, comment ? Ils vous ont dit que c’était une auberge ! Eh bien, ils se sont joliment f… de vous. Savez-vous où vous êtes ? Dans la prison de la ville, tout bonnement. Suivez la rue jusqu’au coin, tournez à gauche, puis à droite, et vous aurez un hôtel devant vous.

Le lendemain, nouvelle étape qui s’arrête à Épernay. Là, le chevalier Wollheim da Fonseca se fait passer pour Espagnol ; il trouve, grâce à ce changement de nationalité, un bon bourgeois de Reims qui s’engage, moyennant la somme de dix francs, à le prendre dans son véhicule pour le transporter en ville.

On file rapidement. En route, le père Valmot — c’est le nom du Rémois — s’arrête dans un cabaret, pour laisser souffler ses chevaux et vider un flacon.

La salle basse de l’auberge est remplie de buveurs, de paysans armés de fusils à tabatière, de pistolets et de sabres. M. de Wollheim boit sec et, selon son habitude, il bavarde. Il adresse même une harangue en trois points à ses auditeurs, qui écoutent bouche béante cette rhétorique de privat docent, quand tout à coup des cris du dehors se font entendre : « Voici les uhlans, voici les uhlans ! » Aussitôt les paysans détalent et se cachent dans une cave dont la trappe se referme sur eux. Vite le père Valmot grimpe sur son siège ; son voyageur monte à côté de lui et la voiture roule à fond de train. Mais les uhlans la rattrapent, et le digne bourgeois de Reims voit avec stupeur son Espagnol exhiber un passeport signé du commandant de place d’Épernay, et sa surprise augmente quand il l’entend causer en patois allemand avec les porte-lance.

En arrivant à Reims, le père Valmot, qui n’avait plus desserré les dents, dit d’un ton de reproche au voyageur : « Vous êtes un petit Prussien, monsieur l’Espagnol. »

Mais M. de Wollheim était arrivé à destination ; c’était pour lui l’essentiel.

C’est de la bouche même du grand-duc régnant de Mecklembourg, gouverneur général militaire de la Champagne, que M. Wollheim apprend quel genre de service on attend de lui et pour quel motif on l’a fait venir. Il s’agissait de créer un journal officiel, destiné à servir de truchement aux autorités allemandes auprès des populations françaises qu’elles étaient appelées à régir.

— Avant tout, dit le grand-duc, et avant que je me prononce sur l’esprit et la tendance qui doivent présider à la rédaction de ce Moniteur, il faut que nous trouvions une imprimerie. Je vous autorise à vous en procurer une, et je vous laisse le soin de recourir à tous les moyens pourvu que nous en ayons une le plus tôt possible. Le prince Charles de Hohenlohe vous prêtera tout son concours officiel, en qualité de commissaire civil. Comme je sais que vous avez une plume très acérée, je vous prie de bien vouloir, autant que possible, en atténuer les écarts. Votre polémique doit avoir un caractère défensif et non offensif. Je vous prie de ne pas faire étalage d’animosité envers la France et les Français ; au contraire, je désirerais vivement que l’amour-propre national des Français fût ménagé. Voulez-vous me promettre de vous tenir dans ces limites ?

C’étaient là, à coup sûr, de généreuses paroles, qui décelaient un adversaire chevaleresque. Mais M. de Wollheim n’entendait pas de cette oreille. Il s’engagea, il est vrai, à « respecter » l’ordre de Son Altesse ; mais il fit remarquer qu’étant donné l’excitation des esprits en France et l’irritation produite par les événements, il serait bien difficile de laisser passer sans réponse les nombreuses et violentes attaques des journaux français, et que son patriotisme pourrait parfois répliquer avec vigueur à des agressions injustes.

Le grand-duc répondit qu’il tenait beaucoup à ne pas envenimer l’esprit d’hostilité des habitants du territoire occupé, et que le prince de Hohenlohe avait reçu des instructions détaillées relativement à la presse. — Mais, continua l’Altesse, vous êtes déjà depuis hier à Reims, pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir immédiatement ?

— Ah ! répliqua le journaliste, ma toilette était tellement défectueuse, que jamais je n’aurais osé me présenter ainsi devant Votre Altesse.

— Bah, fit le grand-duc, vous auriez pu vous présenter même avec des pantalons en loques, vous étiez tout excusé… Mais ce sont là des détails, l’important est d’avoir une imprimerie.

M. Wollheim se mit aussitôt en campagne. Après avoir essuyé différents refus, il s’adressa enfin à M. Lagarde, un des principaux imprimeurs rémois. Celui-ci ne paraissait pas tenir énormément à prêter ses presses à l’impression du Moniteur de l’invasion.

Voici, ou à peu près, la conversation qui s’engagea entre l’industriel français et le journaliste allemand :

— Monsieur, bien votre serviteur, dit ce dernier ; j’ai besoin d’une imprimerie pour un journal dont j’ai l’honneur d’être le directeur et le rédacteur en chef. Je viens m’entendre pour les conditions.

— C’est que… j’ai beaucoup d’ouvrage… plus que je n’en puis livrer, et puis la plupart de mes ouvriers sont partis… enfin je regrette infiniment… vous feriez peut-être bien de vous adresser à F…, mon collègue.

— J’en viens de chez F…, de chez R…, de chez V… également ; partout on répond à mes offres par des défaites. Cependant il faut que le journal paraisse. Aussi, je vais jouer cartes sur table. Si vous consentez de bon gré à imprimer notre feuille, vous ferez une excellente affaire, on sera très coulant sur les prix. Si vous refusez, le journal paraîtra quand même, et chez vous, seulement votre imprimerie sera mise en réquisition, séquestrée s’il le faut. Si vos compositeurs désertent, eh bien, nous ne sommes pas embarrassés : dans nos bataillons il ne manque pas de « typos » qui ont travaillé en France, et une équipe sera bien vite trouvée. Ainsi choisissez : d’un côté, la fermeture de votre maison, une grosse perte, peut-être la ruine ; de l’autre côté, une bonne opération avec des bénéfices certains.

M. Lagarde comprenait fort bien quelles désastreuses conséquences aurait pour lui la mesure dont on le menaçait.

— Mais songez donc, fit-il, que si la population apprend que j’imprime le Moniteur prussien, on brisera tout chez moi. Après la guerre, le gouvernement me poursuivra pour intelligence avec l’ennemi.

— Pour ce qui est d’une émeute, nous sommes de force à la comprimer et à vous protéger, et ceux qui voudraient se livrer à des violences envers vous seraient cruellement punis ; quant au second point, je vous garantis, moi Wollheim, doctor juris et auteur d’une foule de brochures, d’articles et de volumes sur le droit des gens, que vous ne pouvez pas être inquiété. Tous les traités de paix portent que les parties belligérantes s’interdisent de rechercher leurs nationaux pour les faits de connivence avec l’ennemi, qui auraient pu se produire au cours des opérations.

Nous ne savons pas de quelle façon l’entretien fut continué, mais il aboutit à la réquisition suivante, qui fut envoyée à M. Lagarde le jour même où il signait son contrat pour l’impression du Moniteur :

Le gouvernement général de Reims a décidé de faire paraître un journal officiel. En vertu de cette résolution et vu votre refus d’accorder de bon gré le concours de votre imprimerie, je vous fais parvenir l’ordre de publier sans retard et dès que vous aurez reçu le manuscrit : Le Moniteur officiel du gouvernement général de Reims.

Pour le cas où vous refuseriez encore à mettre votre imprimerie à ma disposition, l’autorité militaire sera invitée à l’occuper. Pour le cas où vos compositeurs refuseraient le travail, je les avertis que je prendrai les dispositions nécessaires pour les y contraindre.

Le commissaire civil du gouverneur général,

Signé : Charles, prince de Hohenlohe.

Le premier numéro de ce « Moniteur », qui paraissait à intervalles inégaux, selon les événements et l’importance du service, fut publié le 8 octobre ; il ne cessa son apparition qu’à la conclusion de la paix. Chaque exemplaire était signé par M. Wollheim da Fonseca comme rédacteur, et par l’imprimeur, dont le nom était précédé de la mention : Imprimerie mise en réquisition.

Un des premiers et des plus curieux documents communiqués par l’autorité supérieure au nouveau rédacteur en chef de son « Moniteur » contenait les instructions relatives à la presse française dans les départements occupés. Le gouverneur y exprimait le désir « qu’en principe » les journaux français continuassent leur publication ; mais comme il vaut mieux prévenir que réprimer, ils étaient assujettis à un « contrôle préventif », — bel euphémisme pour désigner la censure.

D’après ces instructions, les censeurs avaient à envisager les articles qu’ils étaient appelés à « contrôler », sous deux aspects différents : les articles contenant le simple récit des faits et les articles d’appréciation.

Pour les premiers, le devoir du censeur était de veiller à ce que les récits de faits ne fussent pas de nature à entretenir parmi les populations françaises des espérances et des illusions pouvant provoquer des soulèvements contre les autorités militaires allemandes. « Seulement, disait le document, il convient d’examiner si les nouvelles de ce genre doivent être simplement supprimées ou s’il ne vaut pas mieux les laisser publier en les faisant précéder ou suivre d’une rectification officielle. De cette façon, ajoute l’instruction donnée par le commissaire civil, on parviendrait à ruiner de fond en comble le crédit des journaux français auprès de leurs lecteurs. Quant aux articles de raisonnement ou articles de fond, le censeur devra biffer tout appel à la désobéissance ou à la résistance envers les autorités allemandes, mais il pourra permettre la discussion calme et modérée des affaires intérieures de la France ; surtout lorsqu’il s’agira d’articles tendant à faire prévaloir chez le lecteur la reconnaissance du fait accompli. »

Enfin le rédacteur de ce curieux document, fidèle au principe de certains dentistes : « guérissez, mais n’arrachez pas », recommande de « modifier autant que possible les articles hostiles », et « non de les supprimer », et prescrit de ne tolérer la mention des actes du gouvernement de Paris, que sous la rubrique : Nouvelles d’origine française. Les actes du gouvernement allemand seuls peuvent être désignés comme « documents officiels ».

Le même jour où cette circulaire était adressée aux préfets (prussiens) de Châlons, Rethel, Laon, Meaux, Versailles et Reims, M. Wollheim recevait ses instructions particulières relatives à la publication du Moniteur. Le chevalier avait décidé de confectionner le journal à lui tout seul, il avait repoussé avec indignation l’offre de faire venir un ou deux collaborateurs d’Allemagne.

Il s’était borné à demander que les appointements destinés à ces aides lui fussent attribués. Le grand-duc de Mecklembourg lui avait gracieusement accordé ce supplément de solde : « Allez, ne vous gênez pas, vous auriez pu demander davantage, fit le prince en riant ; en temps de guerre, tout sort de la grande caisse. »

La « grande caisse » était celle des contribuables français, dont l’argent devait, en vertu d’un autre ordre de l’autorité prussienne, être versé entre les mains du receveur principal allemand, M. Pochhammer, conseiller de n’importe quoi, et dont le nom tudesque fut changé par les Rémois en celui de Poche-amère.

Si M. Wollheim da Fonseca avait réussi à éviter le concours importun de collaborateurs, il n’avait pu échapper au joug d’un surveillant officiel, qui lui fut octroyé dans la personne d’un diplomate bavarois, M. le comte de Taufkirchen, commissaire civil adjoint, que ses propres compatriotes ne se gênaient pas d’appeler comte de Saufkirchen[31], à cause de sa virtuosité dans l’art de sécher les moos de bière de son pays.

[31] Saufen veut dire, en allemand, boire un peu plus qu’un Polonais, presque comme un Bavarois.

M. de Tauf ou de Saufkirchen fut donc chargé de revoir, avant leur insertion, les élucubrations de M. Wollheim, qui, du reste, fit tous ses efforts pour échapper à cette tutelle. Il y réussit assez bien, le diplomate bavarois n’était pas un mentor bien sévère ; il fuyait d’ailleurs avec empressement les longues dissertations remontant au déluge et les digressions pédantes dont le rédacteur du Moniteur ne manquait jamais de le régaler, quand le comte se permettait une observation ou faisait une réserve au sujet d’un article.

Si M. Taufkirchen laissait la bride sur le cou à l’ex-privat docent pour la partie politique du journal, il s’occupait en revanche, personnellement et avec une louable persistance, d’extirper la peste bovine qui, au début de la guerre, ravageait la Champagne.

Chaque numéro du journal officiel contenait une ou plusieurs circulaires, ordonnances, etc., concernant cette épidémie ; les colonnes du journal en étaient si encombrées, que les Rémois appelèrent la feuille de M. Wollheim le Moniteur bovin. Les efforts de M. Taufkirchen ne furent du reste point stériles, la maladie ne s’étendit pas aux Prussiens, elle disparut au début de l’hiver ; et jugeant sans doute sa tâche terminée, M. de Taufkirchen s’en retourna en Allemagne.

M. Wollheim, se sentant complètement libre de toute entrave, poussa un grand ouf ! il se mit alors à entasser dans le Moniteur une montagne d’articles lourds et indigestes, bourrés de citations, pour démontrer que l’Allemagne était la première nation du monde et que les Français n’avaient plus qu’à se prosterner devant les souverains, les généraux, les privat docent venus d’outre-Rhin.

Dans un article inséré en tête d’un des premiers numéros du Moniteur, M. Wollheim avait mis la main sur son cœur et protesté de son amour pour la France, « où, disait-il, il avait étudié, qu’il avait habitée, et où il comptait des relations de famille. »

Il promettait de prendre pour devise de son journal : La vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Cette profession de foi était signée : « Dr Wollheim, chevalier da Fonseca, ancien docent à l’université de Berlin », etc., etc. Il va sans dire que, revêtu de cette qualité, M. da Fonseca se prenait pour un grand personnage ; mais il ne cessait de faire résonner son importance, tout comme les lieutenants de uhlans faisaient résonner les fourreaux de leurs sabres sur le pavé de la ville. Le trait suivant montre jusqu’où ce reptile pouvait pousser l’outrecuidance :

Averti que, sous prétexte d’effectuer des achats pour des maisons de Reims, des agents de la Prusse, dont tous malheureusement n’étaient pas des Allemands, s’introduisaient dans le département du Nord et recueillaient des renseignements de nature à servir l’ennemi, le préfet (français) de Lille avait interdit par un arrêté tout rapport avec les territoires occupés, et prohibé l’entrée en Champagne des denrées alimentaires, combustibles et tissus, que Reims et Châlons ont de tout temps tirés des environs de Lille et dont le commerce avait été toléré jusque-là. Cette prohibition, nécessaire au point de vue militaire, pouvait entraîner pour Reims les plus désastreuses conséquences au point de vue économique. Le conseil municipal décida donc l’envoi d’une adresse au préfet du Nord pour lui exposer que son ordonnance affamerait et livrerait aux rigueurs d’un hiver extraordinairement dur une cité française de 60 à 70,000 âmes, qui avait déjà le malheur de subir l’invasion étrangère.

Quelques jours après le vote de cette adresse, les édiles rémois étaient réunis à l’hôtel de ville, dans la salle ordinaire de leurs séances ; le maire, M. Dauphinot, présidait. Soudain la porte s’ouvre et livre passage à un quidam qui s’avance vers le maire et lui dit : « Je suis le chevalier Wollheim, rédacteur en chef du Moniteur de Reims. »

Avant que les pères de la cité se fussent remis de leur étonnement, l’intrus, prenant une posture oratoire, leur débita avec force gestes le petit speech suivant :

« Monsieur le maire et vous tous, messieurs, je viens de mon plein gré vous présenter mes compliments au sujet des mesures que vous avez prises pour opposer une digue à la misère, qui malheureusement sévit dans de fortes proportions. Messieurs, j’ai étudié à Paris, j’ai passé de longues années en France. Vous voudrez bien croire à la sincérité de ce que je dis en exprimant le vœu que toutes les villes de ce beau pays soient administrées par une municipalité semblable à celle de cette magnifique cité. Alors, — croyez que mon immense amour de l’humanité seul me porte à vous adresser ces quelques paroles, — alors nous jouirions bientôt de cette paix, que la Bible promet aux hommes de bonne volonté ».

A la suite de cette allocution ou plutôt de cette homélie prononcée le sourire sur les lèvres, M. le chevalier Wollheim s’attendait à recevoir des remerciements et des compliments ; mais il apprit à ses dépens qu’en dépit de la réputation faite aux Français par quelques romanciers et quelques chroniqueurs, il ne suffit pas toujours, du moins, de jouer au cabotin pour en imposer aux gens et pour récolter des applaudissements. Un silence glacial accueillit ces paroles ; il ne resta plus au rédacteur du Moniteur qu’à battre en retraite avec le sentiment peu agréable d’avoir manqué son effet.


Ce modèle du parfait « reptile » avait su s’arranger une vie des plus confortables. Une jeune dame fort avenante, — honni soit qui mal y pense ! — faisait les honneurs de son intérieur. Et aujourd’hui encore l’estomac reconnaissant de M. Wollheim lui inspire des accents presque lyriques pour célébrer les merveilles de la cuisine rémoise, soit au « Lion d’Or, » soit au restaurant Pêcheur, mais surtout à la table de Mme veuve Pomery, l’heureuse propriétaire de la fameuse fabrique de vin de Champagne.

L’hôtel de Mme Pomery est un des plus luxueux de Reims ; aussi M. le prince de Hohenlohe, commissaire civil pour la Champagne, le trouva-t-il à son gré et y établit-t-il son quartier général pendant toute la durée de l’occupation. Presque tous les soirs, M. le commissaire civil recevait les fonctionnaires ainsi que les officiers supérieurs de passage, et le champagne de la veuve coulait à flots. Dans les cas extraordinaires, c’est-à-dire quand les visiteurs étaient gens de marque, on organisait une partie fine à grand menu dans l’un des premiers restaurants, et l’on mangeait, on buvait toute la nuit, « on s’en fourrait jusque-là, » comme le baron de Gondermark dans la Vie parisienne. Des voitures vides attendaient ceux qui étaient pleins pour les reconduire chez eux. Le digne chevalier était invité à tous ces gueuletons, et lorsqu’il avait plusieurs verres de surcharge, on s’amusait à le « monter », il servait de bouffon à la noble société.

Vers le mois de décembre, un grand dîner fut offert au prince de Ratibor, parent de M. de Hohenlohe.

Le richissime prince allait rejoindre un régiment de hussards rouges, dont il portait l’uniforme.

Un des dadas du chevalier Wollheim était de prétendre que les dragons, dans lesquels il avait servi autrefois, étaient les premiers cavaliers du monde, tous les autres ne leur allaient pas à l’étrier. Un des convives du festin mit, pour égayer la société, la conversation sur ce chapitre.

M. Wollheim da Fonseca, qui avait déjà son plumet, ne manqua pas de proclamer la supériorité de ses anciens frères d’armes.

— Prince, dit-il en s’adressant au héros de la petite réunion, vous êtes très aimable, très spirituel, mais vous le seriez cent fois davantage si, au lieu de servir dans les hussards, vous serviez dans les dragons.

Le prince, qu’on avait averti, feignit de se fâcher et répondit par quelques paroles dédaigneuses pour les dragons.

Alors le rédacteur du Moniteur, oubliant toute mesure et même le respect inné à tout Allemand pour une Altesse sérénissime, riposta :

— Eh bien, moi, j’affirme qu’un dragon, même avec une canne, est capable de se défendre contre le sabre d’un hussard !

Décidément la comédie devenait intéressante.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, répondit le prince, sortons, nous allons bien voir !

— Oui, sortons ! rugit le chevalier en enfonçant son gibus sur l’occiput.

Les bons Rémois qui à cette heure déjà avancée gagnaient hâtivement leur logis, virent alors, en passant devant le restaurant Pêcheur, une scène fort comique, malgré la rigueur et la tristesse des temps.

Armé de son grand sabre, un hussard rouge s’escrimait contre la canne d’un monsieur en habit noir, pouvant à peine se tenir et paraissant furieux. Une dizaine d’officiers de toutes armes assistaient à cette scène héroï-comique en s’esclaffant de rire. Après plusieurs passes, le sabre du prince de Ratibor s’abattit sur le couvre-chef de Wollheim, qui roula dans le ruisseau. Le chevalier sentant alors combien il était ridicule fut comme dégrisé.

Il ramassa d’un air penaud et mélancolique le chapeau tout neuf qu’il avait immolé à la gloire des dragons, et s’esquiva.


Dans ses Indiscrétions d’ancien « reptile » et d’employé aux besognes publiques et clandestines du gouvernement prussien, M. le chevalier Wollheim da Fonseca consacre de nombreux chapitres à son séjour à Reims. La science culinaire du chef de Mme Pomery ayant également été célébrée par le directeur de la police secrète, Stieber, dans ses Mémoires, M. Wollheim tourne en ridicule l’ébahissement de ce Berlinois, qui, nourri de vulgaires pommes de terre et de radis noirs, ne semblait pas se douter, là-bas dans le nord, de ce qu’étaient les beaux fruits et les bons vins en France.

Ah ! ces dîners de Mme Pomery, avec quels transports en parlent ceux qui purent s’en régaler !

« Mme Pomery, écrit Stieber à sa femme, a mis toute sa maison à ma disposition plutôt que d’avoir à loger de simples soldats. J’ai autant de Champagne, marque Pomery, à ma disposition que je puis en désirer. Cette dame est seule avec sa fille, qui tremble de peur ; car lors de l’entrée de l’armée, nos troupes, par erreur, ont tiré sur elle. Nos dîners sont splendides ; quatre domestiques nous servent à table. Après tant de privations, quel changement à vue !… Je voudrais seulement pouvoir vous envoyer les pêches et les raisins du dessert ! »

Quelle bonne maison ! Et comme le chef s’ingéniait ! Ses plats étaient de vrais chefs-d’œuvre. On ne regardait pas à la dépense, on servait les primeurs les plus délicates, les vins les plus exquis. Et le champagne, c’était une averse continuelle, on en était imprégné jusqu’aux os !

La veuve Pomery présidait à ces goinfrades.

M. Wollheim a enregistré soigneusement les reparties spirituelles qui s’échangeaient entre elle et lui. Un jour, la maîtresse du logis lui ayant offert de la salade :

— Merci, dit en français M. le chevalier, — je ne broute pas.

Une autre fois, on parlait d’une nouvelle favorable donnée par un journal français :

— Mais j’ai démenti cela dans le Moniteur, fit M. Wollheim.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit Mme Pomery, mais je ne lis jamais le Moniteur (prussien).

— Voyons, madame, fit alors le rédacteur de cette feuille, vous n’allez pas me la faire à l’oseille !

Ces deux « traits d’esprit », qui donnent la mesure de la hauteur du « plafond » de M. le chevalier, sont en français dans le livre qu’il a publié.

Malheureusement le volume d’indiscrétions de M. Wollheim s’arrête au mois de décembre 1870, sur le récit d’une pantagruélique ripaille en l’honneur de la fête de Noël. Nous ignorons donc ce que M. le chevalier da Fonseca a fait dans la suite pour la plus grande gloire de M. de Bismarck. Tout ce que nous pouvons dire en terminant ce long chapitre, destiné à faire connaître d’après ses propres aveux un des plus beaux échantillons de « reptiles de presse » et d’agent politique secret, c’est que M. le chevalier Wollheim da Fonseca adressa de Reims un mémoire très détaillé à M. de Bismarck pour la création, à Paris, d’un grand journal en langue française, destiné à défendre après la guerre les intérêts de la Prusse.

Ce beau projet n’a pas été, que nous sachions, mis à exécution. M. de Bismarck n’avait pas besoin d’un organe particulier, dont on aurait bientôt vu le bout de l’oreille. On pouvait, par d’autres moyens et sans éveiller l’attention, arriver aux mêmes fins.

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