La séparation des Églises et de l'État: Rapport fait au nom de la Commission de la Chambre des; Députés, suivi des pièces annexes
I
CULTE CATHOLIQUE
DE CLOVIS A MIRABEAU
L’adhésion de Constantin aux idées chrétiennes avait inauguré une ère nouvelle dans l’histoire du christianisme. Depuis le jour où Constantin présida le Concile de Nicée (325), depuis le moment où, après avoir été le souverain pontife de la religion païenne, il se proclama, devenu chrétien, «empereur et docteur, roi et prêtre», les tendances de la religion de Jésus se trouvèrent profondément modifiées. La parole du Galiléen: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» fut désormais sans application; une confusion s’établit entre le spirituel et le temporel; l’Eglise emprunta, pour s’organiser, les cadres administratifs de l’Empire, et elle fut amenée, par la succession des circonstances, à prendre en mains une part considérable de la puissance temporelle.
Lorsque les Barbares envahirent la Gaule, ils se trouvèrent en face d’une situation de fait: l’Empire tombé, l’évêque avait remplacé, presque partout, le fonctionnaire romain et il apparut aux envahisseurs comme le véritable chef de la cité, ayant sa part de l’autorité judiciaire, administrant les fonds du municipe, percevant les impôts, inspectant les édifices publics et dirigeant les travaux de construction et de voirie.
Le pouvoir de l’évêque était si bien établi dans la cité romaine qu’il devint un des éléments nécessaires à l’installation définitive des envahisseurs sur le vieux sol gaulois.
C’est la raison même de la conversion de Clovis. Le récit qu’en a fait Grégoire de Tours, avec les formes émouvantes de sa foi naïve nous dit quelle force avait alors la religion sur les volontés hésitantes des chefs barbares. Cet épisode de la conversion de Clovis a été vulgarisé, en une belle langue, par Augustin-Thierry; il est dans le souvenir de tous et nous le notons ici, car il constitue la première étape importante de l’histoire des rapports de l’Eglise et de la France.
En même temps que Clovis, 3.000 Francs se firent baptiser avec leur roi. Dès lors la victoire de Clovis sur les Burgondes et les Wisigoths fut préparée par les évêques orthodoxes qui, établis au milieu des populations égarées par l’hérésie arienne, se firent les agents du chef catholique. Et quels agents! Certes, de par leur fonction même, ils vivaient confinés dans chacun des royaumes barbares; mais, malgré les frontières, ils étaient en relations les uns avec les autres et leur puissance était décuplée du fait qu’un chef étranger, l’évêque de Rome, coordonnait leurs actions et unifiait leurs efforts. Participant dès cette époque de la puissance romaine, les évêques gallo-romains furent les plus sérieux adversaires des rois ariens et c’est grâce à eux que Clovis, baptisé, put préparer la domination de la dynastie mérovingienne.
Nous avons des renseignements précis sur les complicités intérieures qui, au sein des nations ariennes, préparèrent la conquête des Francs. Sous prétexte d’intelligence avec les Francs, les évêques Tolusianus et Vérus sont expulsés. Quintianus doit s’enfuir de son évêché de Rodez; enfin nous avons lu la lettre par laquelle l’évêque le plus considérable de la fin du Ve siècle, Avitus, métropolitain de Vienne, l’adversaire le plus passionné et le plus intelligent de l’hérésie arienne, félicite Clovis d’une conversion qu’il a d’ailleurs contribué à rendre inévitable.
Cette lettre est le premier texte précis, dans lequel se manifestent les intentions, les secrets désirs, les espérances de Rome. On y sent déjà quelle force attend l’Eglise romaine de sa collaboration intime avec la nation, que préparent les conquêtes de Clovis. Cette lettre fait prévoir la conception romaine d’un roi de France, fils aîné de l’Eglise et même la prétention qu’aura bientôt Rome, pour établir définitivement son pouvoir, de créer un monarque placé sous sa dépendance, et dont le pouvoir temporel s’étendit aussi loin qu’allait sa force spirituelle. La lettre du métropolitain de Vienne prévoit déjà l’empire chrétien de Charlemagne.
Grâce à l’appui des évêques catholiques, Clovis va pouvoir triompher des Burgondes et des Wisigoths; mais l’Eglise romaine ne perdra rien dans le marché conclu. Désormais, la royauté mérovingienne est liée à l’épiscopat, et nous assisterons bientôt à l’alliance des Carlovingiens avec Rome. Ce lent travail de la papauté qui, à deux reprises, à travers les siècles, fut sanctionné d’une manière éclatante par le concordat de Bologne, une première fois; puis, par la révocation de l’édit de Nantes, commence son action méthodique et persévérante. Il y a une diplomatie ecclésiastique qui, dans ces périodes troublées, fut d’autant plus féconde en résultats qu’elle émanait d’un point fixe, Rome, où convergeaient toutes les forces d’intelligence, toutes les forces d’argent de l’Europe civilisée.
La mainmise de la papauté dans les affaires intérieures de la royauté franque ne s’établit pas cependant sans d’assez grandes difficultés. En face des prétentions romaines, il y eut, dès l’origine, une tendance de la nation à vivre de ses propres ressources et de sa propre pensée, à l’abri de toute ingérence extérieure. Mais, à l’époque qui nous occupe, cette tendance est encore hésitante et imprécise. La loi qui règle les rapports de l’Eglise et de la royauté franque est la loi du chaos. Nous avons remarqué que, à l’arrivée des Barbares, les évêques gallo-romains avaient une puissance administrative et judiciaire. Ils l’ont conservée. Il existe une juridiction ecclésiastique dont nous aurons l’occasion de parler et qui subsiste jusqu’au XVIIe siècle. Cette situation de fait, accrue encore par le prestige que leur donne la foi superstitieuse des peuplades barbares, propice à l’accroissement de leurs biens temporels, les rend puissants et redoutables. Mais ils ne sont pas encore placés sous la domination directe et impérative de la papauté.
Théoriquement, les élections canoniques se faisaient alors par le peuple et par le clergé. Survivance de la primitive Eglise, le suffrage des croyants y maintenait encore dans les rangs du clergé le mouvement et la vie. Il est vrai que cette élection n’était qu’un des actes par lesquels était institué un évêque. Il fallait, par surcroît, la confirmation du roi et le consentement du métropolitain.
Telle était, du moins, la règle, mais en fait, on dut la rappeler fréquemment aux premiers rois, qui avaient inauguré un véritable droit de nomination directe. Saint-Rémi ayant consacré prêtre un certain Claudius, les évêques protestèrent, et saint Rémi répliqua qu’il avait agi ainsi par ordre du roi. L’évêque Quintinius meurt; le roi ne reconnaît pas le nouvel élu. Il en nomme un autre. Nous empruntons à l’Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud un troisième fait des plus significatifs: en 562, un synode de Saintes, présidé par un métropolitain, a destitué un évêque nommé par Clotaire et a mis à sa place Héraclius. Quand ce dernier vint chercher la confirmation auprès de Caribert, le roi le fit jeter sur un chariot rempli d’épines et conduire à l’exil; puis il envoya «des hommes religieux» qui rétablirent l’évêque destitué. Le métropolitain dut payer une forte amende et les autres évêques furent punis de même.
Les évêques eurent une revanche à l’occasion d’un synode, qui tenta de mettre quelque régularité dans la nomination aux grades ecclésiastiques. L’édit de 614 rétablit les élections canoniques pour le clergé et pour le peuple; il maintient l’institution royale, mais avec cette réserve que si «l’on nomme quelqu’un du palais, ce soit pour ses mérites personnels».
Cet édit avait pour objectif de réduire l’arbitraire royal. Il établit également par un texte le droit de l’église à des privilèges de juridiction ainsi que ses privilèges d’immunités. Il constitue une victoire de l’aristocratie ecclésiastique, qui tend, de plus en plus, à se former en un corps distinct, dans la nation.
Sous la dynastie mérovingienne, le roi conserve cependant un certain nombre de droits acquis. C’est lui qui préside les conciles et les synodes et l’on sait que, parfois, dans ce chaos où le spirituel et le temporel voisinent et même se confondent, le roi a souvent employé les conciles aux affaires publiques. Gontran convoqua tous les évêques de son royaume pour les faire décider de sa querelle avec Sigebert. Il prétendit faire juger Brunehaut par un concile; c’était une extension abusive de son droit. La coutume était qu’il jugeât les évêques, comme président d’un synode. Son droit à la présidence des conciles et des synodes est dès lors incontesté. Les conciles ne se réunissent qu’avec son autorisation, lorsqu’il l’ordonne; pour être applicables, les décisions des conciles doivent être confirmées par lui. On découvre déjà les forces qui limiteront la puissance de Rome et permettront au gallicanisme de naître.
Mais nous n’avons pas dit assez les services réciproques de la papauté et des dynasties franques. Pendant que sous la dynastie mérovingienne une aristocratie ecclésiastique se forme, limitative de la domination abusive des rois, toute la politique de Rome consiste à mettre obstacle aux tendances des divers clergés à se former en églises nationales, indépendantes de la papauté. Telle est la situation réciproque des combattants à l’avènement de la maison carlovingienne.
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La diplomatie romaine remporta une première victoire décisive, pendant le principat de Charles Martel. Elle fit preuve ainsi d’un très grand mérite, car Charles Martel ne faisait pas précisément profession de favoriser les desseins de l’Eglise. Son autorité se manifesta d’abord contre les ecclésiastiques. Il dépose Rigobert, évêque de Reims (717); il fait saisir Euchère, évêque d’Orléans, qui est conduit sur son ordre à Cologne. Evêques et abbés sont déposés en foule; leurs biens—évêchés et abbayes—sont distribués aux proches de Charles Martel. Ces biens, malgré les protestations de Rome, ne furent jamais, dans la suite, restitués à l’Eglise; et c’est une preuve historique de la facilité avec laquelle les souverains de France disposèrent de ce qui appartenait au clergé. Mais si Rome dut se soumettre, elle fit payer d’une autre façon ce sacrifice au puissant maire du palais. C’est sous le principat de Charles Martel, et avec sa collaboration, que la papauté commence à imposer à l’Europe son hégémonie morale et matérielle.
Mais dans quelles circonstances? Le moine Winfrid (dont le nom ecclésiastique est Boniface) avait reçu du pape la mission d’évangéliser la Frise, puis la Germanie. Son apostolat consistait à prêcher l’unité religieuse sous l’égide du catholicisme romain. En même temps qu’une foi agissante, l’obéissance aux volontés du Saint-Siège apostolique était exigée des fidèles.
Au printemps de 723, Boniface obtint de Charles Martel une lettre qui plaçait sous le patronage du prince des Francs, l’évangélisateur de la Germanie.
Le prince des Francs avait agi en politique avisé. La force d’expansion de l’idée chrétienne permettait à l’influence des Francs de se répandre au dehors. La mission de Boniface fut couronnée de succès. L’église de Germanie fut créée. Le nom de Boniface acquit un prestige énorme. Il se préoccupa, dans la suite, de réformer l’Eglise d’Austrasie; une série de conciles furent tenus en Austrasie et en Neustrie; enfin, en 745, un concile général de tout le royaume des Francs permit de constater quelle force avait acquise l’activité du pontife romain. Quelques années après, en 748, Boniface, qui présidait un concile annuel, fit voter une formule de soumission au siège de Rome. L’Eglise de Gaule, qui avait contribué à asseoir la dynastie mérovingienne et qui était devenue assez puissante pour se soustraire à l’arbitraire des rois, se soumet, à son tour, à l’autorité extérieure de la Rome pontificale. Une nouvelle étape a été franchie. De plus en plus la politique romaine collabore à l’établissement de la puissance royale, qui rendra possible la fondation de l’empire chrétien de Charlemagne. Dans une circonstance critique, pour se défendre contre les Lombards, elle avait fait déjà appel à Charles Martel. Etienne II s’adresse à nouveau à Pépin. Il fait le voyage de Paris et conclut bientôt avec le prince des Francs une alliance décisive, qui ouvre définitivement l’ère de la puissance romaine, en même temps qu’elle contribue à établir en France la domination de la dynastie carlovingienne.
Cette domination fut surtout assurée par une cérémonie qui empruntait aux croyances religieuses du temps une portée immense. Pépin venait d’être élevé au trône de France. Suivant la coutume, il y avait eu élection. Mais, au moment où avec ses deux fils, il allait entreprendre une guerre contre les Lombards, le pape lui donna l’onction sainte, ainsi qu’à ses deux fils.
Dans l’Histoire générale, de Lavisse et Rambaud, l’importance essentielle de cette intervention papale est marquée en quelques phrases décisives: «Le sacre était une nouveauté chez les Francs. Aucun des Mérovingiens, pas même Clovis, ne l’avait reçu. Cette cérémonie mystique élevait le roi au-dessus du peuple, d’où il était sorti. Les Francs avaient élu Pépin, mais, le jour du sacre, le pape leur a interdit à jamais de se servir de leur droit d’élection; ni eux, ni leur descendance ne pourront prendre un roi dans une autre race, celui-ci ayant été élu par la divine Providence pour protéger le siège apostolique. Désormais les «reins» du roi et de ses fils sont sacrés. Dieu y a mis le pouvoir d’engendrer une race de prince que les hommes, jusqu’à la fin des temps, ne pourront renier sans être reniés par le Seigneur. Autrefois les guerriers portaient leur chef sur le bouclier au bruit des armes et des acclamations; à Saint-Denis, ce n’est pas un homme, c’est une dynastie qui a été élue au chant des cantiques. Le Seigneur a repris aux hommes le pouvoir de faire des rois. C’est Lui qui «les choisit dès le sein de leur mère». La raison de régner, la source de l’autorité royale sera désormais la grâce de Dieu.»
La force morale qu’en recueillit la royauté carlovingienne est incontestable; mais celle-ci ne fut pas en reste avec la papauté. Elle contracta envers celle-ci des obligations que Rome sut lui rappeler au moment voulu. Pour l’instant, elle obtint d’être débarrassée des Lombards, elle se fit donner un pouvoir temporel. En 756, le roi des Francs remet les clefs de vingt-deux villes entre les mains du pape; il est vrai que, quelque temps auparavant, Etienne II avait écrit aux Francs: «Selon la promesse qui nous a été faite par le Seigneur Dieu, notre rédempteur, je vous prends entre toutes les nations, vous, peuple des Francs, pour mon peuple spécial.»
Cette collaboration intime de la papauté et de la royauté capétienne aboutit, comme c’était le dessein secret de Rome, à la fondation de l’empire chrétien de Charlemagne; mais cette création, contraire aux tendances de l’Europe à se former en nationalités distinctes, est bientôt anéantie et Rome, qui a échoué du côté des Francs, renouvelle sa tentative de concert avec les princes germaniques.
Cette attitude de la papauté facilite le développement des tendances du clergé français à se créer une vie propre, indépendante de Rome.
La royauté carlovingienne continue à trouver son principal appui dans le clergé. Charlemagne a réorganisé l’Eglise. Il a conservé, et même accru, l’autorité administrative des évêques. Certes, cette puissance abandonnée au clergé n’est pas sans dangers. Grâce à ce pouvoir politique considérable, l’Eglise accrut encore ses biens. En 851, le concile de Soissons obtint que certains crimes, entre autres l’inceste, soit soumis à la juridiction ecclésiastique. Hugues Capet conserve avec les dignitaires de l’Eglise une union intime. La féodalité refuse à la royauté capétienne son appui. Celle-ci trouve dans la société ecclésiastique la base de son action et les ressources nécessaires à son établissement. Il s’agit de lutter contre les éléments anarchiques de la féodalité; les évêques et les abbés favorisent la tendance de la royauté nouvelle vers la centralisation et l’unité; ils sont les membres actifs des assemblées administratives et judiciaires; ils fournissent au roi des subsides et même des ressources pour la guerre.
Mais cette collaboration intime de la royauté et de l’Eglise ne favorise nullement les prétentions romaines. Malgré les tentatives que fera Rome pour se rapprocher de la France, après les déboires de sa politique germanique, il lui faudra patienter jusqu’au concordat de Bologne (1516) pour ressaisir son influence prépondérante dans les affaires intérieures de notre pays.
Elle s’est faite d’ailleurs de plus en plus arrogante avec Grégoire VII. Elle a accru ses prétentions à la domination universelle. Elle les a précisées dans des textes définitifs, dans des formules, sous des images. Seul, le pontife romain peut être appelé œcuménique. Son nom est unique dans le monde. Il ne peut être jugé par personne. L’Eglise romaine ne s’est jamais trompée et ne se trompera jamais. Le pontife romain a le droit de déposer les empereurs. Il y a ainsi vingt-sept propositions, qui affirment à la face du monde, la suprématie du pape sur l’Eglise et sur les princes.
Ces principes n’ont pas été inventés de toutes pièces par Grégoire VII. Ils sont en germe dans le droit canonique et dans les décisions antérieures des conciles; mais c’est ce pape, célèbre à juste titre dans l’histoire de l’Eglise, qui a coordonné ces éléments divers et a dressé le monument juridique de la théocratie romaine.
Armée de cette charte théorique de ses droits, la Papauté a voulu en appliquer les principes au gouvernement des sociétés. Elle a voulu établir son autorité indiscutée sur les évêques et les prélats de toutes les nations chrétiennes. Mais elle a trouvé en face d’elle les princes, qui, par un usage consacré, avaient conservé la nomination aux grades ecclésiastiques.
La guerre qui s’en suivit entre la Papauté et la royauté germanique est demeurée célèbre sous le nom de Querelle des investitures. Sans doute, Rome fut finalement vaincue; mais à la suite de quelles luttes!...
Au début de cette querelle, Grégoire VII avait déposé Henri IV, en des termes que l’Histoire a conservés et qu’il n’est pas inutile de citer ici: «... Pour l’honneur et la défense de ton Eglise, disait-il, au nom du Dieu tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, par ton pouvoir et ton autorité, je nie au roi Henri, qui s’est insurgé avec un orgueil inouï contre ton Eglise, le gouvernement de l’Allemagne et de l’Italie; je délie tous les chrétiens du serment de fidélité qu’ils lui ont prêté ou qu’ils lui prêteront; je défends que personne ne le serve comme on sert un roi.» Quelque temps après, Henri IV faisait pénitence; il allait à Canossa, accordant à la papauté la plus belle victoire qu’elle ait jamais remportée sur une puissance temporelle.
En France, Philippe Ier ne laissa point Grégoire VII s’immiscer dans sa politique intérieure. Avant lui, Hugues Capet avait défendu contre la Cour de Rome l’indépendance de ses églises. Au Concile de Saint-Bast avaient été proclamées les libertés gallicanes. Mais cette attitude s’expliquait par le fait que la papauté n’était alors qu’un instrument entre les mains des empereurs germaniques et qu’il eût été dangereux de favoriser l’intervention d’influences étrangères.
Avec Philippe Ier, la situation a changé. Les papes ont rompu avec l’Empire germanique et ils ont entrepris la réforme morale du clergé, abandonné à tous les abus, à toutes les déchéances, à tous les vices. Cependant Philippe Ier résiste. Quelques années après, Louis le Gros se montre moins énergique dans la lutte contre Rome. Malgré tout, il maintient résolument son droit d’intervention dans les élections ecclésiastiques. Philippe-Auguste (1180-1223), tout éclatant du prestige de ses victoires, accentue encore cette tendance. Il contraint les évêques à se présenter devant sa cour de justice. Il leur enjoint de participer aux frais de la guerre; soucieux de mettre obstacle aux ingérences pontificales il ne craint pas d’engager pour cela la lutte avec Innocent III; en un mot, il prépare la naissance d’un esprit laïque et national, en opposition avec les prétentions de la théocratie romaine. Saint-Louis continue son œuvre et ce monarque très chrétien fut un des plus fervents défenseurs de la société laïque.
Loin de plier devant la papauté, il obtient d’elle des concessions. Sous son règne, les ecclésiastiques sont astreints à payer les décimes, douzièmes et centimes. C’est le moment héroïque des Croisades. Le clergé est appelé à prendre sa part des charges qu’elles occasionnent. Saint-Louis obtint aussi que les clercs mariés ou commerçants soient enlevés à la juridiction ecclésiastique.
C’est sous le règne de saint Louis que vécut Guillaume II, cet évêque de Paris qui aurait plutôt sacrifié les intérêts de Rome que ceux de la politique royale.
Les tendances antiromaines de saint Louis étaient tellement connues qu’on lui a attribué la paternité d’un document, considéré aujourd’hui comme apocryphe, et connu sous le nom de pragmatique sanction de saint Louis ou Edit sur les élections ecclésiastiques et les libertés gallicanes.
Que ce document ait été rédigé sous l’inspiration du roi très chrétien ou qu’il ait été composé plus tard de toutes pièces au moment où il s’agissait de préparer et de rendre possible la pragmatique sanction de Bourges, il est une chose certaine c’est que Saint Louis n’en aurait contesté ni l’esprit ni les expressions.
Ce document si intéressant pour l’histoire des origines du gallicanisme débute ainsi: Ludovicus, Deo Gratia rex Francorum, et le commentateur qui croit à l’authenticité de la pragmatique, fait remarquer, en une note, que «les princes de la troisième race se dirent rois par la grâce de Dieu, non seulement par piété, mais encore pour marquer leur autorité souveraine et leur indépendance des papes, qui s’étaient, vers ce temps-là, arrogé, sans apparence de raisons, le prétendu droit d’excommunier les souverains, et de disposer de leurs royaumes».
Il n’est pas sans intérêt historique de marquer ici l’importance essentielle de ce simple petit détail.
Quelle était, à l’époque de Clovis, la conception que se faisait la papauté de ses rapports avec les princes temporels? On connaît la comparaison, chère à la papauté, entre le soleil et la lune, entre l’Eglise romaine qui éclaire le monde et la royauté qui en reçoit les rayons. Une autre figure illustre les théories romaines de la subordination des rois à l’égard de la papauté: «Il y a deux glaives: le glaive spirituel et le glaive temporel; tous les deux appartiennent à l’Eglise; l’un est tenu par elle, par la main du pape; l’autre est tenu pour elle par la main des rois, tant que le pape le veut ou le souffre. En outre, l’un des glaives doit être subordonné à l’autre, le temporel au spirituel.»
Ces théories se sont manifestées dans la plupart des conciles de l’époque. A aucun moment la papauté n’a admis qu’il y eut égalité de droits entre les deux pouvoirs.
C’est donc une nouveauté, qui caractérise bien la conception des rois de la dynastie capétienne que cette prétention de recevoir directement de Dieu la grâce qui les consacrait rois. Bossuet en tirera plus tard de beaux effets. Nous les notons ici comme une première étape décisive vers la fondation en France d’une Eglise gallicane, indépendante du pouvoir romain.
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Les différends célèbres entre Philippe le Bel et Boniface VIII vont nous permettre de déterminer encore la marche ascendante des idées gallicanes. Elles vont prendre corps, s’organiser en système, grâce au patriotisme des légistes.
Philippe le Bel déclarait net, dès 1297, qu’il ne tenait sa royauté que de Dieu seul. Il affirmait ainsi, de façon catégorique, l’indépendance du pouvoir temporel. Il montra bientôt comment il prétendait se libérer de la domination envahissante des pontifes romains.
Le pape venait de lancer la bulle dite clericis laïcos, par laquelle il interdisait à tout ecclésiastique de rien payer à un laïc sans y avoir été autorisé par le Saint-Siège, et cela sous peine d’excommunication. Prétention plus étonnante encore: Rome frappait d’interdit les villes qui imposeraient le clergé.
Philippe le Bel prit une décision capable de faire réfléchir la papauté. Il interdit toute exportation d’or et d’argent hors du royaume. C’était réduire à néant les ressources que Rome recevait de son Eglise de France.
Le pape protesta, puis céda. Il est vrai que vingt-trois évêques français le suppliaient de revenir sur sa précédente bulle. Il autorisa la perception, par les laïcs des droits féodaux, qu’autorisaient les coutumes du royaume. Les dons d’argent et les prêts, consentis à des laïcs, par les prélats, furent punis. Le roi de France put lever, dans certains cas, des subsides sur le clergé. Le pape alla même jusqu’à remettre à Philippe une partie de la collecte de Terre sainte et une année des revenus des bénéfices vacants, et le garantit de la censure ecclésiastique. Quelques années après, de nouvelles difficultés se présentent. Elles atteignent un état aigu. Philippe est amené à faire ouvrir, devant la cour de Senlis, une procédure contre le pape, pour «lèse-majesté, rébellion, hérésie, blasphème, simonie». Mais le pape accuse Philippe de «tyrannie, mauvais gouvernement, fausse monnaie». Dans une grande assemblée, à Notre-Dame, le roi affirme la doctrine de l’indépendance absolue du pouvoir royal; Boniface VIII répond que «toute créature humaine est soumise au pontife romain». Des lettres frappant Philippe d’excommunication sont envoyées en France. On saisit le porteur des lettres à Troyes; on le jette en prison après l’avoir dépouillé. Le pape prétend, par une bulle, détacher sept princes ecclésiastiques de la France et les dégager de toute fidélité au roi capétien. Un complot contre Boniface VIII est organisé par de Nogaret. Le palais pontifical d’Anagni, où se trouvait le pape (été 1303), est envahi. Boniface déclare qu’il «aime mieux renoncer à la vie qu’à la tiare». Il mourut quelques jours plus tard, à Rome.
Les années qui suivirent consacrèrent le triomphe définitif de la royauté capétienne. Le vœu intime de Philippe le Bel avait toujours été de supprimer l’ordre militaire des Templiers. Il y parvient. Les Templiers étaient riches à l’excès. Ils avaient ouvert des crédits, pratiqué l’usure, leurs caisses regorgeaient d’argent, on les poursuivit comme hérétiques, les Dominicains les interrogèrent à la mode inquisitoriale. Leurs biens furent mis sous séquestre; 137 frères passèrent par le fer et par le feu.
Un moment il y eut du flottement. La papauté était récalcitrante. Alors, Philippe ressuscita son idée de poursuivre Boniface VIII. Il était mort. On fit le procès de sa mémoire... Finalement, tout s’arrangea. Boniface VIII ne fut pas considéré comme hérétique, mais les Templiers furent sacrifiés. On prononça la suppression de l’Ordre en concile de Vienne (1311-1312). Philippe s’empara du numéraire et convertit en caisse royale la caisse du Temple.
Au cours de cette époque troublée, parallèlement aux actes, se développent les idées qui les expliquent, les principes d’un droit national opposé aux prérogatives de Rome. C’est pendant les luttes dont nous venons de donner une très brève impression, entre Philippe le Bel et Boniface VIII, que, pour la première fois, le roi de France en appelle des décisions du pape à un concile général. La supériorité des conciles nationaux, par rapport au Saint-Siège, deviendra une des thèses les plus chères du clergé gallican.
Nous ne sommes pas encore au moment de la déclaration gallicane de 1682: nous ne sommes même pas encore à la pragmatique sanction de Bourges; mais nous constatons l’élaboration doctrinale de ces deux actes essentiels dans l’existence de l’église libre de France. Les légistes de l’an 1300, les Guillaume de Nogaret, les Pierre Flotte, les Enguerrand de Marigny préparent, dans leurs écrits et par leurs actes, les événements importants qui vont suivre. Tandis que Philippe le Bel posait, sur le terrain des faits, le grave problème de la séparation de l’Eglise romaine et de l’Etat, ses conseillers légistes le posaient sur le terrain des idées.
Nous passerons sur les événements qui suivirent. Ils sont importants cependant pour l’histoire de la papauté. C’est le grand schisme d’Occident, d’abord bicéphale, puis tricéphale. Ce sont les conciles qui, peu à peu, s’établissent en limitateurs de la puissance romaine. C’est le concile de Constance qui, en 1418, malgré la fuite du pape, se déclare œcuménique et proclame que «tout chrétien, y compris le pape, lui doit obéissance pour ce qui concerne la foi, l’extinction du schisme et la réforme générale de l’Eglise, dans son chef et dans ses membres.» C’est le concile de Bâle (1431), qui abolit l’impôt des annates, principal revenu des papes.
Eugène IV, alors pape, adresse une encyclique aux princes de l’Europe, disant qu’un concile a émis la prétention de porter atteinte à ses prérogatives et de diriger l’Eglise, en ses lieu et place. Il transfère le concile à Ferrare. Celui de Bâle se maintient et nomme un antipape.
Quelle est, dans le conflit, l’attitude du roi de France? Elle est d’un homme prudent, d’un politique avisé. Charles VII se déclare pour Eugène IV; mais, au même moment, il travaille à recueillir, dans les décrets de Constance et de Bâle ce qui peut être favorable aux théories gallicanes, et avec ces éléments il crée le statut nouveau de l’Eglise de France, la pragmatique sanction de 1438.
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La pragmatique sanction.—Charles VII avait déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de faire montre de sentiment nationaux dans la question des rapports entre l’Eglise de France et la papauté. Un des commentateurs de la pragmatique constate que, tout jeune encore, il n’était encore que dauphin, Charles VII ayant été chargé du gouvernement publia, en mars 1418, sous le nom de son père, des lettres qui rétablissaient l’ancien droit des Eglises de France et du Dauphiné, relativement aux élections et collations des bénéfices, «sans aucun égard aux réserves expectatives et aux autres prétendus droits de la Cour romaine, dont il ordonnait de faire cesser les exactions».
Plus tard, Charles VII avait aussi publié d’autres lettres relatives à la collation des bénéfices, «non par rapport à l’ordre des nominations mais par rapport aux personnes qui pouvaient être nommées». De tout temps, constate le commentateur, les rois de France avaient défendu qu’aucun étranger ne fût reçu à aucun bénéfice du royaume (lettre du 10 mars 1431). Mais leur défense avait été mal observée. Charles VI l’avait renouvelée dans des lettres adressées au Concile de Constance. Charles VII en fit, dans la suite, comme nous le disons, signifier de semblables. Le pape favorisait le parti anglais «donnant les bénéfices dans les Etats de Charles à ceux qui tenaient ce même parti. Depuis qu’Eugène IV avait succédé à Martin V, Charles l’avait fait prier de conférer les bénéfices considérables et de dignité «aux personnes nobles et de grand mérite, de la loyauté, prud’hommie, prudence et littérature desquels il était dûment informé». Mais Eugène continuait de donner les bénéfices à des étrangers et, même parfois, à des ennemis du roi, «ce qui était préjudiciable à l’Etat, et même dangereux, car, par là, non seulement les finances passaient en mains ennemies, mais des forteresses importantes, dépendantes de grands bénéfices, se trouvaient confiées à des personnes qui pouvaient en abuser».
Les tendances nationales de Charles VII se précisèrent encore à mesure qu’il prit l’habitude du pouvoir.
De graves problèmes avaient été posés au Concile de Bâle. Charles VII convoqua son clergé pour en étudier les éléments. On vit à cette assemblée extraordinaire cinq archevêques, vingt-cinq évêques et un grand nombre de prélats. L’assemblée s’ouvrit le 1er mai 1438, mais elle ne fut complète que le 5 juin. Des envoyés avaient été dépêchés de Bâle et de Ferrare, porteurs de requêtes. On leur donna, aux uns et aux autres, de bonnes paroles, et on fit un examen minutieux des décrets du Concile de Bâle, afin de juger s’ils étaient bien conformes aux exigences de l’Eglise gallicane. Tous les membres de l’assemblée étaient d’accord pour considérer les libertés de l’Eglise gallicane, non comme des privilèges, mais comme des droits acquis, mais comme des droits primordiaux, essentiels, nécessaires à l’Eglise de France et à toute Eglise qui veut demeurer à l’abri des atteintes que les papes s’efforcent trop souvent de lui porter.
Le travail fut terminé le 7 juillet, et c’est le même jour que Charles VII publia l’édit célèbre intitulé: Pragmatique sanction sur l’autorité des conciles généraux, la collation des bénéfices, élections expectatives, appellations, annates, etc.
Le préambule de ce document important constitue un violent et amer réquisitoire contre les abus du Saint-Siège. Les églises de France sont les victimes de cupidités insatiables. Des «usurpations très graves» sont commises et d’ «intolérables entreprises» accomplies. L’argent du royaume est entraîné «en des régions étrangères». D’autre part, le culte du Christ s’atténue; c’est la faveur qui règle l’avancement des clercs. Il convient donc de recourir, pour guérir les maux de l’Eglise, aux remèdes indiqués par le concile de Bâle.
Les deux premiers articles de la Pragmatique déclarent que les conciles sont supérieurs à tout autre autorité en matière de foi et de discipline. Un concile œcuménique devra être convoqué tous les dix ans.
D’autres articles interdisent la Fête des Fous et les spectacles donnés dans les églises, limitent la pratique de l’excommunication et répriment l’incontinence des clercs. Mais les articles qui intéressent surtout le clergé gallican sont ceux qui diminuent, dans de notables proportions, les droits du Saint-Siège en matière de bénéfices ecclésiastiques et de procès. Evêques et abbés devront être élus par les chapitres et les couvents. Le pape n’aura plus le droit de consacrer le nouvel élu, sauf le cas où celui-ci se trouverait à Rome au moment de l’élection. La Pragmatique déclare supprimer les annates et le pape ne pourra juger les procès en appel qu’une fois que les plaideurs auront épuisé toutes les autres juridictions.
Faut-il ajouter maintenant que cette charte du clergé gallican ne fut pas toujours appliquée? Charles VII y fit lui-même des entailles, chaque fois qu’il eut intérêt à se faire bien venir du Saint-Siège.
C’est l’histoire continuelle des rapports entre la royauté française et la papauté. Aux exigences de la foi et des principes se mêlent des raisons d’ordre politique ou d’intérêt privé qui les dénaturent. C’est ainsi que la Pragmatique fut bientôt violée de par la volonté même des rois de France. Elle donnait aux chapitres le droit d’élection des évêques et des abbés. Les rois jugèrent bientôt que l’autorité des chapitres en serait trop considérablement accrue et qu’elle limiterait la leur et ils s’entendirent avec Rome pour défaire ce qu’ils avaient fait.
En 1463, Louis XI déclare la Pragmatique abolie. Elle n’avait d’ailleurs jamais été reconnue par le Saint-Siège.
Cette abolition fut complétée par la convention de 1470. Il est vrai que le roi obtenait du pape l’engagement de ne nommer que des Français et de tenir compte de la recommandation du roi. Nous entrons dans une période où la papauté reprend progressivement son influence. C’est le moment où Machiavel, alors ambassadeur en France (1501), écrivait au cardinal d’Amboise: «Les Français n’entendent rien à la politique; autrement, ils ne laisseraient pas l’Eglise devenir si grande.»
Le Concordat de Bologne.—En 1515, François Ier se rencontre à Bologne avec le pape Léon X. Un accord s’établit entre eux pour le gouvernement de l’Eglise de France. L’année suivante, le Concordat de Bologne est signé. Il consent l’abolition de la Pragmatique sanction de Bourges. Le roi et le pape se donnent réciproquement des attributions, qu’ils n’avaient pas eues jusque-là. Le roi se réserve la nomination des évêques et des abbés; le pape institue les prélats et reçoit l’annate des biens ecclésiastiques.
Par l’article 40 du traité de 1516, les prélats ont l’obligation, dès qu’ils sont institués, de payer au pape une somme équivalente au montant des revenus annuels de l’église ou de l’abbaye.
C’est cette contribution flétrie et supprimée par la Pragmatique qui a reçu le nom d’annate.
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Le résultat de cet accord de la royauté française avec Rome fut d’établir en France un pouvoir étranger, favorable, certes, dans certains cas, aux intérêts personnels du roi, mais nuisible au pays. Des abus furent dénoncés, sous Henri II, dans les perceptions romaines. De multiples compétitions se produisirent, lorsqu’un bénéficiaire, élu d’après les canons des conciles, se trouvait en rivalité avec celui qu’avait nommé le roi. On portait alors l’affaire devant le Grand Conseil. Et quel abus n’entraîne point parfois la nomination royale! Les évêques, abandonnant le soin de leurs diocèses, laissèrent leurs vicaires les administrer et ils allèrent à la Cour se confondre dans la mêlée des courtisans. Le roi tira de ce clergé domestique d’excellents fonctionnaires. Napoléon recherchera plus tard dans un Concordat calqué sur celui de Bologne les avantages qu’y avait trouvés François Ier.
Les grands corps de l’Etat—parlement, université—avaient vu le danger et s’étaient opposés à l’enregistrement du Concordat, puis à son exécution. Nous empruntons à la Bibliothèque historique le texte des protestations du Parlement:
«La Cour, toutes chambres assemblées, voyant et considérant les grandes menaces dont on usait à son égard, ayant tout lieu d’appréhender sa propre dissolution, qui entraînerait celle du royaume, craignant que si aucunes étaient suscitées à l’occasion du délai de la publication du Concordat, on ne lui impute des malheurs qui pourraient arriver; craignant encore que les alliances, faites ou à faire avec les autres princes chrétiens ne fussent rompues ou empêchées par le refus d’enregistrement, et après que la Cour a fait tout ce qui lui était humainement possible pour obvier à cette publication et enregistrement, par devant et en présence sir Michel Blondel, évêque et duc de Langres, pair de France, comme authentique personne, elle a protesté et proteste, tant en général qu’en particulier, conjointement et divisement, qu’ils n’étaient et ne sont en leur liberté et franchise, et si la publication a lieu, ce n’était ni de l’ordonnance ou du consentement de la Cour, mais par le commandement du roi, force et impressions ci-dessus déclarés, que ce n’était point leur intention de juger les procès conformément au Concordat, mais de garder, observer comme auparavant les saints décrets de la pragmatique sanction, dont le procureur du roi aurait appelé, tant pour et au nom de la Cour, que de tous les sujets du royaume; la Cour adhérant à ce premier appel et y persistant, appelle de nouveau au pape mieux informé, au premier concile général et à celui et à ceux auxquels il appartiendra.»
Si le Concordat, contre lequel le pouvoir laïque et national protesta dans les termes que nous venons d’indiquer, favorisa l’existence d’un épiscopat de courtisans, il y eut cependant dans le clergé français une majorité d’évêques et de prélats attachés aux libertés gallicanes, qui unirent leur protestation à celle de l’Université et du Parlement. Il suffit de lire les Mémoires du Clergé pour en être convaincu. On y voit que «l’Eglise de France n’a jamais approuvé le Concordat de 1516, et ne le reconnaît pas comme règle de discipline».
Mais un nouveau fait va contribuer à atténuer, pour un temps assez long, les protestations du clergé gallican. Les abus de la Cour de Rome, les vices et les dépravations du clergé de la Renaissance italienne, la domination envahissante de la papauté avaient permis aux tendances des chrétiens évangéliques de se traduire dans une doctrine nouvelle, qui va avoir ses savants, ses héros et ses martyrs. Le protestantisme profite du besoin général qu’on avait au XIVe siècle d’une vie religieuse plus réelle et plus profonde que celle du catholicisme romain, immobilisée dans le dogme et dans la pratique minutieuse de cérémonies dont le sens échappait à la plupart de ceux qui s’y soumettaient par contrainte. La religion avait été transformée par les papes en un simple moyen de gouvernement; Luther affranchit la conscience. En vingt années, la moitié de la chrétienté rompt avec le chef et les dogmes du catholicisme.
Il y eut un protestantisme français. Il naquit parmi les humanistes, impressionnés par la lecture de l’Evangile, retrouvé parmi les textes de l’antiquité grecque et latine. «Ils étaient habitués à un culte qui attribuait une importance capitale aux observances, aux rites, aux pratiques, qui réclamait leurs dévotions pour la vierge, les saints et les saintes; ils lisent le texte même du Nouveau Testament et tout disparaît: il ne reste que Jésus-Christ: lui, toujours lui!»
Le clergé gallican se sentit anéanti par le développement de l’idée évangélique et le résultat fut qu’il resserra ses liens avec Rome. On le verra bientôt lorsqu’il s’agira de «recevoir» en France les décrets du concile de Trente.
Ce concile avait été réuni, sur l’initiative de la papauté, pour tenter de rétablir l’unité brisée de l’Eglise catholique (1545-1563). On s’attacha, d’une part, à maintenir la pureté du dogme, et, d’autre part, à rétablir la discipline au sein du clergé et à en réformer les mœurs. Pour donner aux décrets de ce concile une force incontestée, on décida que les décrets concernant le dogme exigeraient la foi et que seraient déclarés hérétiques ceux qui se refuseraient à y souscrire. Outre ces graves décisions, le concile avait également décidé que le jugement des évêques serait réservé au pape, que les juridictions ecclésiastiques conserveraient la faculté de prononcer des peines temporelles—amende ou emprisonnement—et que leurs privilèges seraient maintenus aux ordres religieux.
La «réception» du Concile des Trente en France occasionna de multiples péripéties. On examina la question en conseil du roi. Les décrets furent vivement critiqués par le chancelier de l’Hopital qui les accusait de «trahir les libertés de l’Eglise gallicane». Catherine de Médicis, alors régente, qui voulait ménager les Huguenots, promit «de faire exécuter le Concile en particulier, sans le publier en général». Cette réponse politique marque le début des guerres de religion.
Elles avaient eu déjà leurs prodromes tragiques. A Paris, les premiers bûchers furent montés de 1525 à 1528, bien avant, par conséquent, le Concile des Trente. François Ier, qui venait d’unir son action à celle de la papauté, était hésitant. Le 24 juin 1539, on publie l’édit général contre les luthériens. Etienne Dolet, condamné comme athée à l’occasion d’un dialogue de Platon, monte au bûcher le 3 avril 1546; la chambre ardente, instituée sous Henri II pour expédier les procès d’hérésie, émet quatre cent trente-neuf sentences, dont soixante condamnations capitales. Et les édits se succèdent. «Le chef-d’œuvre classique, le monument de cette législation est l’édit de Châteaubriant (27 juin 1551), véritable code de la persécution. Tout est réglé dans ces quarante-six articles avec une précision juridique, depuis la surveillance minutieuse de l’imprimerie jusqu’à la dénonciation de ceux qui lisent la Bible. Interdiction de tout emploi public, même d’une place de régent, à quiconque ne produirait pas un certificat de bon catholique; ordre aux procureurs généraux de se livrer à une enquête sur les magistrats et officiers de justice de tout rang, pour sévir contre ceux qui seraient suspects de négligence dans la punition des luthériens; défense aux simples particuliers, que la pitié pourrait égarer, d’adresser aucune supplique ou demande de grâce en faveur d’un hérétique; interdiction, sous les peines les plus graves, de favoriser l’émigration à Genève; «et, pour ce que plusieurs sans aucun savoir, en prenant leurs repas ou bien en allant par les champs, parlent, devisent et disputent des choses concernant la foy et les cérémonies de l’Eglise et font des questions curieuses et sans fruit; défense à toutes personnes non lettrées, de quelque estat qu’ils soient, de ne faire plus d’ores en avant telles propositions, questions et disputes; commandement très exprès à tous d’aller assidûment à la messe avec due révérence et démonstration». Enfin, comme sanction, outre les pénalités habituelles, une disposition nouvelle: le dénonciateur recevra le tiers des biens confisqués au dénoncé»[2]. Il y a plus: un autre édit, celui de Compiègne (1557), unifie la peine: ce sera la mort.
En 1555, l’Eglise réformée de Paris s’était fondée. En mai 1558 elle réunit 5.000 à 6.000 personnes au Pré-aux-Clercs et, dans cette assemblée, on distingua deux neveux du connétable de Montmorency, d’Andelot et l’amiral de Coligny. En 1559, eut lieu le synode des Eglises réformées de France.
Parallèlement à ce mouvement ascendant de l’idée protestante, se produit, au sein du Parlement, un mouvement d’idées qu’il est nécessaire de signaler, car il révèle une nouvelle conception du droit et il prépare les vues juridiques, d’après lesquelles nous envisageons aujourd’hui le problème des rapports de l’Eglise et de l’Etat, du spirituel et du temporel. Le Tiers apparaît, avec ses formes de pensées, ses notions juridiques, sa conception particulière de la vie. C’est Pierre Séguier et de Harlay, à la Chambre de la Tournelle, se refusant à prononcer la peine de mort pour choses de religion. Audacieuse prétention! C’est Anne du Bourg, qui en une séance solennelle des Chambres réunies—le roi est présent—revendique la liberté de la pensée: «Ce n’est pas chose de petite importance de condamner ceux qui, au milieu des flammes, invoquent le nom de Jésus-Christ!». Anne du Bourg est envoyé au bûcher.
Après la mort de Henri II, une trêve se produit. Les Etats généraux sont convoqués, le Tiers formule ses prétentions: les causes de la détresse publique sont les richesses et le luxe du clergé. Les nobles et les communs sont d’accord pour émettre l’avis que l’on rembourse les dettes publiques, en vendant les biens d’église estimés à 120 millions de livres. Le connétable et le duc de Guise demandent à l’Eglise 15 millions de livres. Elle offre 9 millions 1/2, qui seront payés en six ans et elle remboursera les dettes de l’Hôtel de Ville de Paris. En général, le tiers est favorable aux protestants. Entre les extrêmes, se place le parti des Politiques, qui prépare notre droit moderne. A une époque où catholiques et protestants, d’accord en cela avec l’opinion publique, jugeaient impossible l’existence simultanée dans un pays de deux religions, dès 1504, les Politiques émirent cette idée que le rôle de l’Etat était de garder la neutralité, d’accorder aux deux cultes l’existence légale, et de faire respecter les droits de chacun. Suprême ironie à l’instant où l’on assiste aux massacres de la Saint-Barthélemy que célèbre le pape par des actions de grâce, où le dominicain Jacques Clément poignarde le roi Henri III, coupable de faiblesse à l’égard des hérétiques, où Henri IV doit abjurer afin de régner.
Le premier acte politique de Henri IV fut de se réconcilier avec le Saint-Siège, en promettant de «faire observer les décrets du concile de Trente, excepté aux choses qui ne se pourront exécuter sans troubler la tranquillité». Le deuxième acte fut l’édit de Nantes (13 avril 1598).
Cet édit célèbre, après avoir constaté que le culte catholique était rétabli là où il avait été supprimé et après avoir reconnu au clergé la totalité de ses biens et droits antérieurs, assurait à la religion réformée la légalité. Il ne garantissait cependant l’exercice du culte que là où il existait déjà. Il fut donc, comme auparavant, défendu de pratiquer le culte réformé à Paris, ainsi que dans un certain nombre de villes d’où les protestants avaient été exclus par de récentes capitulations. Ils y purent cependant demeurer à la condition d’avoir leurs prêches dans les faubourgs. Dans ces dispositions accessoires, les droits civils étaient reconnus aux protestants, ainsi que l’accès des emplois publics, universités, collèges et hôpitaux. Amnistie générale était proclamée en faveur de quiconque avait été condamné pour sa foi.
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Le constant effort de la papauté va tendre maintenant à rendre éphémère cette victoire de l’esprit laïque. L’édit autorise le clergé à reprendre, moyennant indemnité, tous ceux de ses biens qui, depuis quarante ans, avaient été aliénés. Ce travail de reconstitution territoriale occupa d’abord les ressources d’ingéniosité de la diplomatie catholique. Elle sait quelle influence décisive a l’argent, que c’est le nerf non seulement de la guerre, mais de toutes les luttes, politiques ou idéales, et qu’avec de l’argent, à propos employé, on peut agir efficacement sur les rois eux-mêmes.
Si l’on envisage, d’une façon superficielle, le résultat obtenu par la diplomatie ecclésiastique, le grand événement de la Révocation de l’édit de Nantes apparaît dans un énorme relief, et d’autant plus important et décisif que les ruines, morales et matérielles, qu’il a causées, ont été plus grandes.
Mais cette révocation de l’édit de Nantes, si l’on étudie les événements qui l’ont précédée, accompagnée et suivie, ne peut pas être considérée comme une victoire de la papauté. Elle fut l’acte nécessaire, inévitable, de celui qui, pour asseoir davantage sa domination absolue, voulut réaliser l’unité de l’église de France, croyant, comme il était encore commun au XVIIe siècle, que l’on peut, par la persécution, extirper la foi des consciences, et éteindre la pensée dans les cerveaux.
Le Concordat de Bologne, fruit d’un accord entre la royauté française et la Cour de Rome, avait enlevé la nomination des évêques et des prélats au clergé pour la confier au roi. En échange de cet abandon de privautés, qu’elle avait, elle aussi, revendiquées, la papauté avait reçu des compensations pécuniaires.
Ce nouveau privilège de la royauté permit aux souverains français, et aux ministres qui conseillaient leur politique, d’élever aux dignités importantes de l’épiscopat des hommes dont le dévouement et la fidélité pouvaient paraître sûrs. L’épiscopat n’y gagna point en dignité. Un clergé domestiqué permit à Louis XIV de triompher plus facilement dans ses conflits avec Rome. Il prétendait devenir le chef incontesté de l’Eglise de France. Sa politique fut anti-romaine, car il voulait annihiler toute autre autorité que la sienne. Elle devait être aussi anti-protestante, pour que son Eglise fût plus forte, en étant unifiée, et que sa puissance temporelle s’accrût de la force agissante d’une foi incontestée.
Cette réalisation totale du gallicanisme, qui se produisit sous le règne de Louis XIV, fut préparée par l’action des pouvoirs qui se succédèrent en France depuis la mort d’Henri IV.
Ce fut en premier lieu, sous la régence de Marie de Médicis, l’action des Etats généraux de 1614, où le tiers état, au premier article de son cahier, posait comme foi fondamentale «qu’il n’y a personne en terre, quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur le royaume, le roi ne tenant sa couronne que de Dieu seul.» Ce fut ensuite Richelieu qui, dès son arrivée aux affaires, se trouva en opposition avec le pape et inaugura une politique essentiellement laïque. Sous son inspiration, ou du moins sans qu’il y eut opposition de sa part, des livres sont imprimés où l’on se plaint de «l’oppression que le pouvoir des papes fait subir à la France». Il interdit aux prédicateurs toute allusion désagréable au gouvernement et, au besoin même, il lui fait une obligation d’en faire l’éloge. Une assemblée de prélats se réunit en 1641. Il l’épure, lorsqu’elle lui paraît dangereuse. Deux archevêques et quatre évêques, opposés à ses projets, doivent quitter la ville; les lettres royales qui leur enjoignent de partir se terminent ainsi: «Je prie Dieu, Monsieur l’archevêque, qu’il vous donne une meilleure conduite.»
Le jour où, devenu majeur, Louis XIV prit en mains les rênes du Gouvernement, l’archevêque de Rouen, Harlay de Champvallon, fut reçu par le roi: «Sire, lui dit-il, j’ai l’honneur de présider à l’assemblée du clergé de votre royaume. Votre Majesté m’avait ordonné de m’adresser à M. le cardinal Mazarin pour toutes les affaires; le voilà mort; à qui Sa Majesté veut-elle que je m’adresse à l’avenir?» «—A moi, monsieur l’archevêque, je vous expédierai bientôt.»
Ce fut lui, en effet, qui expédia toutes les affaires de son royaume. On connaît la formule: «l’Etat, c’est moi!» Il l’étendit aux choses de l’Eglise et Bossuet légitima ses prétentions dans des écrits où aboutissent, pour se transformer en un système cohérent, toutes les tendances qui s’étaient fait jour dans les assemblées de la bourgeoisie et qui affirmaient la royauté de droit divin, la supériorité des conciles sur les papes et l’indépendance du clergé français vis-à-vis de la Cour de Rome.
Il devint impossible à un évêque d’établir une correspondance avec la Cour de Rome, sans avoir obtenu, au préalable, une autorisation régulière émanant du roi. L’usage des relations directes entre Rome et les évêques de France se perdit bientôt. Le clergé devient un corps de fonctionnaires, sur lequel Louis XIV conserve une autorité sans limites, ce qui fait écrire à Fénelon que «le roi est beaucoup plus chef de l’Eglise que le pape... L’Eglise de France, privée de la liberté d’élire des pasteurs, est un peu au-dessous de la liberté dont jouissent les catholiques sous l’empire du Grand-Turc.
Louis XIV pensait que le roi, représentant l’Etat, était le seul propriétaire de la fortune publique. Il en résultait pour lui le droit de disposer librement des biens ecclésiastiques. C’est lui, d’ailleurs, qui répartissait les bénéfices. Chaque fois qu’il devait communier, le lendemain il se mettait d’accord avec son confesseur pour donner des titulaires aux postes vacants. On remplissait la «feuille des bénéfices», qui était soumise au pape, par simple formalité.
Le souverain absolu intervint aussi dans les affaires de l’Eglise pour régler, ou plutôt pour achever d’anéantir son droit séculaire de juridiction. Le droit à une juridiction temporelle ecclésiastique datait de l’empereur Constantin. Au XIIe siècle, en France, cette juridiction appartient non seulement aux évêques, mais à d’autres ecclésiastiques: archidiacres, archiprêtres, chapitres, abbés des monastères. Elle s’exerçait au moyen des cours de chrétienté, qu’on appela dans la suite des officialités.
La compétence de ces cours était très étendue. Il suffisait d’être tonsuré pour en être justiciable et les historiens constatent que, vers 1288, il y eut jusqu’à 20.000 marchands qui «se faisaient donner par les barbiers couronne de clercs, pour profiter d’une procédure qui, à cette époque, était plus raisonnable que celle de la justice féodale. Outre les clercs, les veuves, les orphelins, les croisés, les écoliers des universités étaient, dans certains cas, soumis à leur compétence.
Les matières que la juridiction ecclésiastique avait à connaître étaient relatives à la foi, à la discipline ecclésiastique. Dans le domaine temporel, elle jugeait tous les procès qui avaient trait au mariage, aux propriétés du clergé, aux testaments, aux conventions confirmées par serment. Elle jugeait encore les crimes contre la religion, tels que le sacrilège, le blasphème, la sorcellerie et tous les crimes commis dans les lieux saints. Elle édictait des peines, qui consistaient en pénitences, emprisonnement et amendes, lesquelles étaient attribuées à des œuvres de piété. Elle excommuniait fréquemment aussi. Mais, sous prétextes que Ecclesia abhorret a sanguine, elle transmettait aux cours séculières les coupables qui méritaient la peine de mort ou les mutilations douloureuses.
Cette juridiction fut d’abord combattue par les barons féodaux; de Philippe le Bel à François Ier, sa compétence fut réduite. Des édits avaient transmis aux juges séculiers la connaissance des questions immobilières, des procès relatifs aux successions. Toutes ces restrictions se trouvent réunies dans l’édit que prit Louis XIV, en 1695, et qui traite, en même temps, de l’érection des cures, des fabriques, de l’entretien des églises et des cimetières, de la surveillance des maîtres et maîtresses d’école par le clergé, des prières publiques.
L’Eglise fut définitivement soumise à la justice civile, car, d’autre part, au moyen de l’appel comme d’abus, les juges séculiers pouvaient s’immiscer dans les affaires spirituelles elles-mêmes. Cette théorie de l’appel comme d’abus avait été élaborée par les légistes. Tout acte qui semblait contraire aux libertés de l’Eglise gallicane put être supprimé par le Parlement comme abusif. L’auteur de cet acte pouvait même être condamné à l’amende et à la saisie de son bénéfice. Et Fénelon de s’écrier: «Ce n’est plus de Rome que viennent les empiètements et les usurpations; le roi est en réalité plus maître de l’Eglise gallicane que le pape; l’autorité du roi sur l’Eglise a passé aux mains des juges séculiers; les laïques dominent les évêques.»
Louis XIV avait atteint son but. Il avait un clergé impuissant à réagir contre son empreinte. On constata bien à quel point il était indépendant de Rome, au moment du conflit avec la papauté, à propos du droit de régale.
En vertu de ce droit séculaire, le roi de France percevait à la place des évêques décédés ou démissionnaires, les revenus de leurs diocèses, tout le temps de leur vacance, et il nommait aux bénéfices dont l’évêque avait, comme tel, la collation.
Il est juste d’ajouter qu’à plusieurs reprises, le Saint-Siège avait protesté contre la deuxième de ces prérogatives. D’autre part, certains diocèses s’étaient rachetés à prix d’argent et il y en avait un certain nombre qui n’avaient jamais été soumis au droit de régale.
Louis XIV voulut réaliser à son profit cette extension, et, par un édit du 10 février 1673, il en émit ouvertement la prétention, donnant compétence exclusive à la grande chambre du Parlement de Paris relativement aux procès concernant le droit de régale.
Cet édit amena les protestations de deux évêques atteints. Les autres ne protestèrent point. Innocent XI se rangea à côté des plaignants; mais à la suite de diverses péripéties, une assemblée du clergé, réunie à Paris, au couvent des Grands-Augustins, confirma la régale universelle (1681).
La déclaration de 1682.—Le pape refuse de s’incliner; il annule les actes de l’assemblée générale du clergé de France et demande aux évêques de se rétracter; mais avant que sa lettre soit parvenue à destination, le clergé de France a signé une déclaration, divisée en quatre articles et rédigée de la main même de Bossuet. En voici le texte. Il est important, car cette déclaration constitue la charte essentielle du clergé de France.
Plusieurs personnes s’efforcent en ce temps-ci de ruiner les décrets de l’Eglise gallicane et ses libertés, que nos ancêtres ont soutenues avec tant de zèle, et de renverser leurs fondements appuyés sur les saints canons et la tradition des pères. D’autres, sous prétexte de les défendre, ne craignent pas de donner atteinte à la primauté de Saint-Pierre et des pontifes romains, ses successeurs, instituée par Jésus-Christ, et à l’obéissance que tous les chrétiens leur doivent, et de diminuer la majesté du Saint-Siège apostolique, respectable à toutes les nations où la vraie foi est enseignée et où l’unité de l’Eglise se conserve. D’un autre côté, les hérétiques, mettent tout en œuvre pour faire paraître cette autorité, qui maintient la paix de l’Eglise, odieuse et insupportable aux rois et aux peuples, et pour éloigner par ces artifices les âmes simples de la communion de l’Eglise leur mère, et par là de celle de Jésus-Christ. Afin de remédier à ces inconvénients, nous, archevêques et évêques assemblés à Paris par ordre du roi, représentant l’Eglise gallicane avec les autres ecclésiastiques députés, avons jugé, après mûre délibération, qu’il est nécessaire de faire les règlements et la déclaration qui suivent:
I
Que Saint-Pierre et ses successeurs, vicaires de Jésus-Christ, et que toute l’Eglise même, n’ont reçu d’autorité de Dieu que sur les choses spirituelles et qui concernent le salut, et non point sur les choses temporelles et civiles; Jésus-Christ nous apprenant lui-même que son royaume n’est pas de ce monde, et, en un autre endroit, qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Qu’il faut s’en tenir à ce précepte de Saint-Paul: que toute personne soit soumise aux puissances supérieures, car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c’est lui qui ordonne celles qui sont sur la terre: c’est pourquoi celui qui s’oppose aux puissances résiste à l’ordre de Dieu.
En conséquence, nous déclarons que les rois ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique par l’ordre de Dieu, dans les choses qui concernent le temporel; qu’ils ne peuvent être déposés directement ou indirectement par l’autorité des chefs de l’Eglise; que leurs sujets ne peuvent être exemptés de la soumission et de l’obéissance qu’ils leur doivent, ou dispensés du serment de fidélité; que cette doctrine, nécessaire pour la paix publique, et autant avantageuse à l’Eglise qu’à l’Etat, doit être tenue comme conforme à l’Ecriture sainte et à la tradition des Pères de l’Eglise et aux exemples des saints.
II
Que la plénitude de puissance que le Saint-Siège apostolique et les successeurs de saint Pierre, vicaires de Jésus-Christ, ont sur les choses spirituelles est telle néanmoins que les décrets du saint concile œcuménique de Constance, contenus dans les sessions 4 et 5, approuvés par le Saint-Siège apostolique et confirmés par la pratique de toute l’Eglise et des pontifes romains, et observés de tout temps religieusement par l’Eglise gallicane, demeurent dans leur force et vertu, et que l’Eglise de France n’approuve pas l’opinion de ceux qui donnent atteinte à ces décrets ou les affaiblissent, en disant que leur autorité n’est pas bien établie, qu’ils ne sont point approuvés ou que leur disposition ne regarde que le temps du schisme.
III
Qu’il faut régler l’usage de l’autorité apostolique par les canons faits par l’esprit de Dieu et consacrés par le respect général de tout le monde; que les règles, les mœurs et les constitutions reçues dans le royaume et dans l’Eglise gallicane doivent avoir leur force et leur vertu, et que les usages de nos pères doivent demeurer inébranlables; qu’il est même de la grandeur du Saint-Siège apostolique que les lois et les coutumes établies du consentement de ce siège et des Eglises aient l’autorité qu’elles doivent avoir.
IV
Que, quoique le pape ait la principale part dans les questions de foi, et que ses décrets regardent toutes les Eglises, et chaque Eglise en particulier, son jugement n’est pas irréformable, si le consentement de l’Eglise n’intervient.
Ce sont les maximes que nous avons reçues de nos pères et que nous avons arrêté d’envoyer à toutes les Eglises gallicanes et aux évêques que le Saint-Esprit y a établis pour les gouverner, afin que nous disions tous la même chose, que nous soyons tous dans les mêmes sentiments et que nous tenions tous la même doctrine.
Le Parlement de Paris enregistra le lendemain un édit par lequel il était défendu d’enseigner ou d’écrire rien qui fût «contraire à la doctrine contenue dans la déclaration». Désormais les quatre articles devront être enseignés dans les séminaires.
Innocent XI, en réponse à la déclaration, refusa l’institution canonique aux évêques qui, étant prêtres, auraient assisté, comme délégués à l’Assemblée de 1682 et signé la déclaration. Or, comme Louis XIV se gardait bien d’en nommer d’autres il arriva qu’en janvier 1688, trente-cinq églises-cathédrales se trouvaient sans pasteurs.
Innocent XI meurt en 1689. Son successeur, Alexandre III, déclare nulle la déclaration de 1682. Le conflit devient de plus en plus aigu; mais il meurt à son tour et, avec Innocent XII l’entente a lieu. Louis XIV donnera des ordres pour que l’édit ne soit pas observé et le pape s’inclinera devant les volontés du roi, en ce qui concerne le droit de régale.
Cependant, les parlements n’abdiquèrent pas. Ils ne cessèrent d’appliquer, dans leur jurisprudence, les quatre articles de la déclaration. Au XVIIIe siècle, ils reparaîtront dans les édits royaux. On les verra aussi rappelés dans les articles organiques du concordat de 1801.
Trois ans après la déclaration du clergé gallican, le 17 octobre 1685, Louis XIV signait l’édit de révocation de celui de Nantes, corollaire de la déclaration et qui devait, dans l’esprit du roi, réaliser l’unité du culte en France. Les réformés furent autorisés à demeurer en France. Autorisation précaire, puisque tout culte public leur était interdit et que leurs enfants devaient être élevés dans le catholicisme. Il avait été ordonné précédemment que les notaires et huissiers protestants abandonneraient leurs charges à des catholiques (1682); que les officiers protestants de la maison du roi devraient abandonner leur place ou se convertir au catholicisme (1683); que les épiciers fermeraient leurs boutiques, sous peine de 3.000 francs d’amende. Une déclaration royale avait interdit aux sages-femmes protestantes «de se mêler d’accoucher».
Par le fait de ces décisions, 10.000 familles protestantes s’étaient expatriées avant la révocation. Vauban estime à 100.000 le nombre de protestants qui désertèrent la France à la suite de l’édit, avec 60 millions de francs. Cette exode causa la ruine du commerce; les flottes ennemies furent grossies de 9.000 matelots, les meilleurs du royaume; leurs armées de 600 officiers et de 12.000 soldats plus aguerris que les leurs.
Cette révocation avait été préparée par une action patiente et minutieuse du clergé français. Louis XIV n’était encore qu’un enfant qu’il entendait Choiseul, l’évêque de Commingues, lui dire: «Nous ne demandons pas à Votre Majesté de bannir encore de votre royaume cette malheureuse liberté de conscience qui détruit la liberté des enfants de Dieu, mais, s’il n’est en votre pouvoir d’étouffer l’hérésie d’un seul coup, de la faire du moins périr peu à peu.
Le clergé réclama d’abord que l’on observât strictement l’édit de Nantes, sans tenir compte des événements survenus depuis sa promulgation. Louis XIV fit envoyer les commissaires dans les provinces. Des temples furent démolis sous le prétexte qu’ils se trouvaient sur des lieux où le culte public n’avait pas été fait en l’année 1593 et 1597 ainsi que l’indiquait l’édit de Nantes. Le 17 juin 1681, une déclaration paraît «portant que les enfants de la R. P. R. pourront se convertir à l’âge de sept ans et défend à ceux de la R. P. R. de se faire élever dans les païs étrangers». On n’a jamais pu noter pareille atteinte à l’autorité du père de famille. Faut-il parler des dragonnades qui suivirent? Les protestants avaient huit jours pour devenir catholiques; ensuite ils étaient chargés par des troupes, que conduisaient des évêques.
Louis XIV avait voulu réaliser l’unité du culte français. Il avait également pris part à la lutte contre les jansénistes—Port-Royal avait été rasé—et aussi contre les inoffensifs quiétistes. La conséquence inévitable de cette politique se produira bientôt; aucun pouvoir humain n’empêchera de naître la philosophie du XVIIIe siècle.
«La politique inepte du Gouvernement eut deux conséquences également funestes pour la Royauté et pour l’Eglise, écrit M. Debidour, dans l’introduction de son important et consciencieux travail sur le sujet qui nous occupe[3]; la première, fut d’enhardir la magistrature au point que, dès le milieu du XVIIIe siècle, elle pût ébranler le vieil édifice de l’absolutisme monarchique et que, par le seul exemple de ses résistances, elle rendit la Révolution inévitable; la seconde, fut de rendre ridicules et odieuses les querelles théologiques, les persécutions, d’affaiblir singulièrement la foi dans les classes supérieures et moyennes de la nation, de faire enfin le jeu des philosophes qui s’emparèrent dès lors de l’opinion et familiarisèrent bientôt beaucoup d’esprits avec l’idée de rejeter non seulement l’infaillibilité du pape, mais toute autorité sacerdotale, toute religion révélée. Ce n’est plus dans l’Augustinus ou dans les Réflexions morales de l’ancien testament que l’on va chercher des arguments: c’est dans l’Encyclopédie et dans le Dictionnaire philosophique. Le mot d’ordre n’est plus de faire son salut, mais de fonder la liberté.»
Les dernières années du règne de Louis XIV illustrent cette vérité démontrée par l’histoire, qu’un pouvoir temporel ne peut être que l’ennemi de Rome ou son jouet. Louis XIV, on vient de le voir, s’était rapproché de Rome, en deux circonstances; Rome empiéta, les jansénistes avaient contesté l’infaillibilité du pape; la compagnie de Jésus, émanation agissante de la Papauté, convainquit le souverain absolu de la nécessité d’une publication urgente de la célèbre bulle Unigenitus (1713). Or, cette bulle ne conseille rien moins que l’obéissance aveugle aux ordres du Saint-Siège que Louis XIV avait mis tant d’acharnement à combattre. Quelques temps après, les jansénistes en ayant appelé à des décisions du Saint-Siège au concile, celui-ci ne put avoir lieu. Le pape reprenait la prééminence perdue.
Le Parlement repoussa la bulle et, lorsque sous le règne de Louis XV, par ordre de l’archevêque de Paris, plusieurs curés exigèrent des mourants la déclaration qu’ils adhéraient à la bulle Unigenitus ou un billet de confession provenant d’un prêtre non janséniste, le Parlement invita l’archevêque à retirer son mandement. Le roi casse l’arrêt du Parlement. Mais celui-ci ne se tient pas pour battu, et le conflit se poursuit et s’aggrave. Louis XIV en arrive à exiler les membres du Parlement (1713); mais aucune juridiction ne veut s’incliner devant les décisions du roi. Finalement Louis XIV cède au Parlement. Billets de confession, refus des sacrements sont interdits, et Benoît XIV déclare que les ordonnances de l’archevêque ne seront applicables qu’à ceux qui seraient «publiquement et notoirement réfractaires à la bulle Unigenitus» (1756). Le Parlement a triomphé.
Le triomphe s’accompagne d’une réaction contre les jésuites. Gallicans, philosophes, encyclopédistes, sociétés secrètes se liguent contre eux. La faillite du P. Lavallette, ruiné à la Martinique, faillite dont les jésuites se refusent à solder le déficit, permet au procureur général du Parlement de Paris d’examiner les statuts de l’influente compagnie. En 1764, elle est supprimée par un édit royal. En 1776, une Commission, dite des Réguliers, est nommée par le roi pour réformer «le clergé régulier». Un édit du 24 mars 1778 prépare la disparition d’un grand nombre de monastères. Les protestants profitent de la détente générale; l’édit de novembre 1787 leur rend l’état civil. Ce sont des signes avant-coureurs de la prochaine liquidation. Cependant le clergé romain est toujours le premier ordre de la nation. Il est le plus riche, il est encore le plus puissant, au moment où va s’ouvrir la période de la Révolution française.