La séparation des Églises et de l'État: Rapport fait au nom de la Commission de la Chambre des; Députés, suivi des pièces annexes
DU CONCORDAT AU SYLLABUS
Comme l’organisation concordataire de l’épiscopat pressait, Napoléon fit des efforts pour que le pape usât sans tarder des prérogatives que lui conférait l’accord de 1801. En effet, il était temps que la nouvelle Eglise fût organisée sur les bases solides que l’on avait prévues. Mais rien n’était moins facile. Pour nommer des évêques, n’était-il pas nécessaire d’obtenir la démission des occupants? Or, Bonaparte avait à cœur de réserver l’honneur épiscopal aux anciens constitutionnels; tandis que Rome ne pouvait se décider à les faire rentrer dans la communion de l’Eglise, s’ils ne se soumettaient pas aux formalités humiliantes de l’abjuration publique de l’erreur gallicane. Sur ce point, Rome se montrait irréductible. Pour lui forcer la main, Napoléon tenait en réserve ses fameux articles organiques, dont il fit donner lecture au légat du pape, dès que celui-ci eut légitimé les nouvelles circonscriptions diocésaines et rendu possible le fonctionnement régulier de l’Eglise concordataire.
Quelle est donc l’économie générale de ces articles organiques, que Napoléon considérait comme le chef-d’œuvre de ses ressources astucieuses? Etaient-ils réellement de nature à mettre en échec l’autorité romaine?
Ce serait une grave erreur de le croire. Un siècle d’expérience a démontré la fragilité et l’insuffisance de ces précautions que le Saint-Siège n’a jamais voulu reconnaître.
En premier lieu, Napoléon céda aux instances du pape, qui se refusait à observer toutes les prescriptions du règlement. Ainsi l’article 17 ordonnait l’information pour les candidats à l’épiscopat par-devant l’ordinaire du lieu de leur résidence. Rome qui se considère comme «la source de l’épiscopat», ne souffre pas de rester en dehors de l’acte préparatoire à l’institution canonique, puisque cette institution est le lien avec lequel elle a toujours tenu en laisse le monde chrétien et les empires. La question était donc d’importance; le pouvoir du Saint-Siège en France en dépendait. Néanmoins, Napoléon se rangea à l’avis du pape.
Ensuite, quelles étaient les innovations de ces articles? L’enseignement des quatre propositions du clergé? Mais ce n’était point une invention de l’esprit révolutionnaire, puisqu’elles dataient de 1682; et, par la suite, d’ailleurs, certaines des dispositions, qui émanaient de cet esprit, tombèrent en désuétude.
Cependant, il est indéniable que, sur certains points, le nouveau règlement affirme la prépotence du pouvoir laïque. Mais, après les années que la France venait de vivre, et qui avaient consacré dans les mœurs un nouvel état de choses, les législateurs ne pouvaient pas suivre une marche opposée aux tendances de l’opinion publique.
Enfin, cette loi sur la police des cultes n’est pas le contre-pied du Concordat lui-même, ainsi qu’on aurait voulu le faire entendre. Le Concordat, au dire des intéressés, satisfait pleinement les besoins de la religion; au culte, il assure la liberté et la sûreté, il lui accorde des temples et des ministres. Les articles organiques ne démentent d’aucune manière ces dispositions. D’autre part, l’accord de 1801 est exempt de matière bénéficiale; le clergé peut, de lui-même, pourvoir au nécessaire, le superflu seul est interdit. Le règlement de 1802 reste aussi étranger à cette question.
En outre, ce soi-disant correctif de la convention avec Rome ne répare pas ce qu’avait d’antinational cet acte quand il stipule que le Gouvernement français doit nommer les évêques dans un délai donné, alors que le pape n’a point de terme pour instituer. C’était mettre la France en état d’infériorité vis-à-vis de Rome.
Avec le pape, Napoléon essaya de jouer au plus fin; mal lui en prit. Sa soi-disant Eglise, qu’il voulait docile à ses ordres, ne fut rien autre que romaine. Jamais, même au temps de la monarchie, elle ne se montra plus dépendante du Saint-Siège; dépouillée de ses biens temporels, comment aurait-elle pu vivre en dehors des volontés de Rome? Elle était une indigente à qui il n’était plus possible de se tracer librement un plan d’existence conforme à ses goûts, à son tempérament.
Napoléon a donc mis entre les mains du pape une arme dangereuse pour la France. Le salaire, loin de produire un lien d’attachement entre celui qui le donne et celui qui le reçoit, contribue plutôt à les éloigner l’un de l’autre. En 1801, cette vérité n’était point sensible. On a voulu assimiler le clergé aux autres serviteurs de l’Etat; le clergé a d’abord protesté, sa dignité lui faisant un devoir de refuser ce qu’il considérait comme une aumône; par la suite il a bien voulu consentir à recevoir le salaire, mais il se vengea en se dévouant tout entier à Rome contre la France.
Cependant Rome crut de bonne foi avoir été jouée, quand elle connut les articles organiques. Dans le consistoire de 1802, le pape formula véhémentement ses plaintes contre un règlement de police élaboré et édicté sans son consentement. Mais il n’eut garde de mécontenter le premier consul, le Concordat dépassant ses espérances.
Les démêlés de Napoléon Ier avec le pape n’entrent pas dans le cadre de ce rapide exposé historique. Quels sont les actes législatifs qui sanctionnent les relations de l’Etat avec Rome? Telle est la question que jusqu’ici nous avons eu en vue et qui, au début du nouvel état de choses créé par le premier consul, sacré empereur, revêt à nos yeux une importance spéciale, puisque nous entrons dans la période contemporaine de ces relations.
Le pape, en retour de la consécration religieuse du nouvel empereur, comptait bien recevoir Bologne, Ravenne et Ferrare; en outre, il espérait, à brève échéance, de la magnanimité de Napoléon, le rétablissement des ordres religieux et l’abolition des articles organiques. Sa déception fut cruelle, car il n’obtint rien et, dès ce jour sans doute, il n’aspira qu’au retour des Bourbons. La prise d’Ancône exaspéra encore davantage ses sentiments d’hostilité à l’égard de l’empire. Plus tard, l’occupation de Civita-Vecchia mit le comble à son indignation. Le mariage de raison entre l’Eglise et l’Etat avait eu pour effet, presque immédiat, de susciter querelles sur querelles. Napoléon, il est vrai, était un prince trop remuant; mais, de son côté, le pape apportait tout son mauvais vouloir à l’expédition des affaires religieuses de la France. Et ce n’est point tant parce qu’il en avait contre l’empereur, mais bien plutôt parce que traiter avec l’autorité laïque lui était insupportable. Lorsqu’il réclamait avec tant d’insistance la restitution de toutes les parties de son domaine temporel, c’était pour que l’intégrité de son autorité spirituelle sur son armée cléricale ne fût pas atteinte par une diminution de sa puissance matérielle et qu’il pût mieux écraser les Etats du poids de sa domination. Dès qu’il lui paraît que, sur les champs de bataille, Napoléon court à un échec, aussitôt il s’applique à entraver lui-même ses relations avec la France, à rendre son administration religieuse tracassière, lente, compliquée. Mais, de plus en plus, Napoléon fait sentir à la cour de Rome que c’est sa déchéance temporelle qu’il vise et qu’il obtiendra, si les relations ne s’améliorent pas; l’invasion de l’Etat pontifical par le général Miollis était un commencement d’exécution du projet impérial qui se réalisa définitivement, quelques jours plus tard, par une mainmise sur la puissance spirituelle du pape. Tout le sacré collège fut épuré des cardinaux qui entretenaient des intelligences avec les Bourbons, et, le 17 mai 1809, les Etats pontificaux étaient annexés à l’empire. La papauté temporelle n’était plus. Néanmoins, le pape conservait son autorité spirituelle.
Napoléon n’hésita pas à s’y attaquer; l’enlèvement de Pie VII n’a pas d’autre raison, et il est indiscutable que la destruction du Saint-Siège était dans la pensée de l’empereur.
La seule vengeance permise au pape ne pouvait être que le refus de l’institution canonique. Et, du reste, le concordat subsistait-il réellement? L’une des parties contractantes avait enfermé l’autre à Savone!
Napoléon ne trouvait pas l’expédient capable de mettre un terme à ces difficultés inextricables. Il s’en remit du soin de le chercher à une commission ecclésiastique; mais ce n’est pas une solution qu’il lui demandait. Il désirait être simplement instruit sur les véritables droits de l’Eglise.
Les travaux de la Commission traînèrent, puis furent brusquement interrompus par le vote d’une loi réglant les rapports du pape et de l’empereur. L’Etat pontifical formait deux départements français. Le pape ne disposerait désormais que de son autorité spirituelle; deux millions de revenus lui étaient assurés et l’empire aurait la charge des dépenses du sacré collège et de la propagande. En outre, les quatre propositions de 1682 étaient proclamées lois de l’empire.
Le gouvernement donnait ensuite l’ordre à tous les cardinaux romains d’évacuer les domaines pontificaux, et il faisait saisir les archives du Vatican.
Les menées, qui s’exercèrent autour de la captivité du pape, les complots royalistes, qui sourdement, se tramaient dans l’ombre, éveillèrent les soupçons de l’empereur. Il vit que le schisme conduisait à la restauration et se décida à convoquer une seconde commission ecclésiastique pour parer au danger.
Elle se proposa trois objets principaux: 1o prévenir les communications avec le pape; 2o faire adopter une mesure relative à l’institution canonique; 3o faire rendre la liberté au pape.
Quand la Commission eut terminé ses travaux, à la fin de mars 1811, quatre de ses membres allèrent en députation auprès du pape, lui annoncer que l’empereur consentait à revenir au Concordat de 1801 si les évêques nommés étaient institués; que, de plus, il pourrait se rendre à Rome, s’il prêtait le serment prescrit par le Concordat. S’il refuse, il résidera à Avignon, avec la liberté d’administrer à sa guise le spirituel, et un concile d’Occident sera convoqué.
Le pape, en réponse aux négociateurs, rédigea une note par laquelle il s’engageait à accorder l’institution canonique aux sujets nommés, mais il ne signa que le premier article des quatre propositions.
Il est compréhensible que devant toutes ces intrigues, l’opinion restât confondue. La convocation d’un concile œcuménique pour le 9 juin 1811 fut un nouvel événement qui attira l’attention du monde catholique.
Ce concile était formé de tout l’épiscopat de France, d’Italie et d’Allemagne; il se tint à l’archevêché de Paris. Son objet était de régulariser l’ordre de l’institution canonique. M. de Pradt fait remarquer que les Italiens paraissaient être plus gallicans que les Français et ceux-ci plus Italiens, plus Romains que gallicans; voilà qui indique que l’un des effets les plus remarquables du Concordat avait été de rapprocher l’Eglise de France de la Rome papale.
Dès l’ouverture du concile, lecture fut donnée d’un message impérial; c’était une violente critique de l’attitude du pape, depuis la signature du Concordat. L’intention formelle de Napoléon s’y trouvait formulée, d’instituer dorénavant les évêques selon les formes antérieures au Concordat, sans que jamais un siège pût vaquer au delà de trois mois. Cette volonté du maître, que l’on sentait planer menaçante déplut au concile; ses membres demandèrent que la liberté de discussion fût respectée par le gouvernement et, comme il n’en était rien, chacun s’employa à déranger l’ordre des travaux.
La commission des évêques proposa de déclarer le concile compétent pour statuer sur l’adoption du mode d’institution par le métropolitain, quand il y avait nécessité. Pareille proposition ne manqua pas d’être repoussée; le concile entendait que le pape, en matière d’institution, fût le seul maître de déclarer incompétent, c’était aller au-devant de la dissolution. Des discussions sans fin prirent naissance. Napoléon s’apercevait qu’un sentiment de vive hostilité contre sa personne se manifestait en toute occasion. Loin de devenir conciliant, il montra à tous que sa volonté était prédominante. Les ministres déclarèrent au corps législatif que le Concordat n’existait plus et que les évêques assemblés n’avaient pour objet que de pourvoir aux sièges vacants. Dès lors, toute idée de réconciliation paraissait bannie. De son côté, le concile n’eut plus à cacher son jeu; il affirma sa politique romaine.
Cependant, désireux de préparer un terrain d’entente, Napoléon essaya de faire prendre le change à la commission du concile en lui annonçant que le pape entrait dans ses vues. La supercherie était trop évidente. Le concile, un instant abusé, s’abrita de nouveau sous l’autorité suprême du pape.
Napoléon prit un décret de dissolution et envoya au donjon de Vincennes les chefs de l’opposition.
Le procédé ne fut pas sans produire quelque effet sur l’esprit des prélats; ils se montrèrent disposés à venir à résipiscence pour peu qu’on les y engageât. Napoléon aussi désirait transiger à tout prix. Le concile démembré fut de nouveau réuni; le projet impérial se trouva être au goût de tout le monde et son adoption se fit sans difficulté.
Il était donc admis que les sièges épiscopaux ne pourraient être vacants plus d’un an; l’empereur nommerait les candidats et, dans les six mois, le pape devrait donner l’institution canonique. En cas de refus, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique présiderait à l’institution.
Ce décret devait être soumis à l’approbation du pape.
Une seconde députation, composée de cinq cardinaux, fut envoyée à Savone. Le pape accéda à tout ce qui lui était proposé et sanctionna le décret du concile.
Le bref du pape paraissait être selon les désirs de Napoléon; néanmoins, celui-ci crut lire entre les lignes l’expression d’une indépendance invincible, de revendications temporelles, et il se demanda s’il n’était pas joué. Il en eut bientôt la certitude quand, après un long retard, les bulles d’institution canonique parurent; le pape parlait en maître comme si Rome était son domaine. Les bulles ne furent pas publiées.
A cette époque, les événements de Russie pressaient Napoléon; aussi voulait-il en finir avec la question du pape. Rien ne semblait plus difficile. Pie VII se refusait à renoncer à la souveraineté de Rome et Napoléon retardait la publication du bref parce que les prétentions papales y étaient trop visibles. D’autre part, l’absence de conseillers apostoliques auprès de lui interdisait au pape d’entamer de nouvelles négociations.
Napoléon avait hâte de brusquer les choses. Il fit connaître au pape que, si le bref n’était pas revisé, le droit d’instituer les évêques ne lui appartiendrait plus. Le pape répondit qu’il n’obéirait pas aux injonctions tant qu’il ne jouirait pas d’une pleine liberté. Nouvelle sommation, et, cette fois, plus autoritaire que jamais. Mais elle resta sans résultats. Il fut donc notifié au pape que les Concordats étaient abrogés et qu’il n’aurait plus à intervenir dans l’institution canonique.
Le clergé, s’étant, à maintes occasions, montré outré de la conduite de l’empereur à l’égard du pape, ne se contint plus et fulmina au grand jour contre le maître de la France. La réponse ne se fit pas attendre.
Un décret du 15 novembre 1811 porta un coup terrible à l’enseignement religieux, en exigeant que les élèves des institutions libres suivent les cours des établissements laïques et en inscrivant que toutes les écoles pour candidats à la prêtrise soient soumises à l’Université; que, du reste, il n’en sera toléré qu’une par département. En outre, les élèves des séminaires n’obtiendront aucune sorte de bourses et ils seront soumis au service militaire. Les arrestations de prêtres loyalistes se multiplient à ce moment, et les chapitres doivent obéissance aux évêques nommés par l’empereur. Enfin, le pape est transféré de Savone à Fontainebleau, ce qui paraît aggraver le caractère de sa captivité.
Mais, après le désastre de Russie, l’empereur revint plus conciliant. L’alliance avec l’Eglise lui parut une consolation à ses déboires; il fit tout pour aboutir à un rapprochement. Le 29 décembre 1812, l’empereur écrivit ses intentions à Pie VII. Peu de temps après, l’évêque de Nantes se présenta auprès du pape en négociateur. Mais cette première tentative resta vaine. Napoléon alla lui-même à Fontainebleau, le 18 janvier. Quelques jours suffirent pour amener une entente parfaite, et le 25 janvier, le Concordat de 1813 était signé.
Le pape devait exercer le pontificat en France et dans le royaume d’Italie de la même manière et avec les mêmes formes que ses prédécesseurs. C’était déjà une sérieuse concession à l’Eglise. Mais le but de ce concordat était d’établir une institution canonique régulière; il fallait que les vacances indéterminées de sièges devinssent impossibles. Sur ce point, il paraît que Napoléon a pu dicter ses propres instructions. Six mois étaient accordés à l’empereur pour nommer et six mois au pape pour instituer; les six mois expirés, le métropolitain, et à son défaut l’évêque le plus proche, aurait à procéder à l’institution.
Mais Pie VII avait bien tenu à signifier qu’il acceptait ces dispositions par «considération à l’état actuel de l’Eglise».
Napoléon, heureux d’être enfin parvenu à une solution acceptable, offrit au pape 300.000 francs. Pie VII les refusa. Il ne pouvait se résoudre à accepter la paix, et il attendit une occasion pour revenir sur ses engagements.
En effet, l’article sur l’institution des évêques était, à ses yeux, la négation même de sa souveraineté spirituelle, et toutes les concessions qu’avait pu lui faire Napoléon ne rachetaient pas ce douloureux sacrifice. Pourtant, l’empereur était allé jusqu’à l’extrême limite des concessions que pouvait permettre le souci de son prestige et de la sauvegarde de ses droits.
N’avait-il pas, avec l’abandon des articles de 1682, remis au pape les évêchés de ses états pontificaux?
Mais qu’était cela pour le pape? Ce qu’il réclamait, c’était l’intégrité de sa puissance et, ne reculant pas devant une nouvelle rupture, il refusa les bulles instituant les nouveaux évêques. Puis, par une lettre, datée du 24 mars, il reprit sa parole. Le lendemain même parut un décret rendant obligatoire le Concordat de 1813 à tous les archevêques, évêques et chapitres, et déférant aux cours impériales, et non plus au Conseil d’Etat, le recours comme d’abus.
Il n’était plus possible de conclure un accord. Napoléon s’y résigna. Il pourvut d’évêques les diocèses vacants et s’interdit toutes relations avec Pie VII. Dans la suite, il réfléchit que se réconcilier avec le pape serait d’un heureux effet sur l’esprit de ses ennemis, et il fit dire à son prisonnier que la souveraineté temporelle ne lui serait plus contestée s’il agréait l’amitié de l’empereur. Pie VII se refusa à ces nouvelles ouvertures, «la restitution de ses Etats, disait-il, étant un acte de justice».
Pareille situation eut été sans issue si les coalisés, en abattant l’Empire, n’avaient en même temps rendu au chef de l’Eglise sa pleine et entière liberté.
Ils la lui rendirent trop complète pour que les Bourbons pussent échapper à son entreprise théocratique. Ce furent eux qui, en livrant l’Etat aux chaînes de l’Eglise, permirent à celle-ci de reprendre un nouvel essor, une puissance qui pèsera sur tout un siècle et contre laquelle le pouvoir laïque n’essaya de lutter que par intermittence.
Après Coblentz, une nouvelle génération sacerdotale envahissait la France. L’Eglise devint double. Il y avait plusieurs évêques pour un seul siège, et le clergé resté en France n’était que toléré. Une refonte le ferait disparaître.
Telles étaient les dispositions d’esprit des hommes de la Restauration à l’égard de l’Eglise, de la Révolution et de l’Empire. Leur programme réformiste était dicté par la même haine des années vécues depuis 1789.
Les rapports entre l’Eglise et l’Etat redevenaient ce qu’ils étaient sous la monarchie. Par conséquent, l’Eglise reconquérait sa puissance temporelle. Les anciens diocèses étaient reconstitués et le clergé doté en biens-fonds ou en rentes perpétuelles. Les ordres religieux pouvaient accroître leurs biens indéfiniment. Les évêques réfractaires, connus sous le nom de petite église, émettaient encore d’autres prétentions.
Louis XVIII n’était pas d’avis de les suivre jusqu’au bout de leurs prétentions. La charte proclame la liberté des cultes, mais elle dit que le catholicisme est la religion de l’Etat. Les prêtres constituaient son entourage et le circonvenaient. Après avoir détruit l’Université, le 17 février 1815, Louis XVIII proposa à Rome de rétablir le Concordat de François Ier; mais Pie VII répondit que le Concordat de 1801 avait été librement consenti par lui.
Le retour de Napoléon interrompit les négociations.
La seconde Restauration déchaîna les fureurs réactionnaires que l’on connaît. Elle voulut, plus encore que la première, l’Eglise toute-puissante. Non seulement le parti des prêtres réclamait la restitution des biens non vendus; mais même une inscription de rentes au grand livre de la dette publique. Ses revenus eussent été de 82 millions. La Chambre introuvable regimba contre de telles prétentions. Il y eut des royalistes assez avisés pour affirmer que l’Etat avait le droit de supprimer les corporations; que, par suite, la propriété de ces corporations appartenait légitimement à l’Etat. L’article concernant le retour à l’Eglise des domaines non vendus fut seul voté.
L’Eglise ne se tint pas pour battue. La souveraineté par l’argent lui échappant en partie, elle réclama le monopole de l’enseignement, afin d’imprimer une empreinte ineffaçable sur l’esprit des générations futures et d’assurer ainsi son règne moral.
Louis XVIII se vit déborder par les prêtres et leurs partisans; il inclina vers un léger libéralisme et fit reprendre les négociations avec Rome.
Le 25 août 1816, l’ambassadeur du roi auprès du souverain pontife put enfin expédier à son gouvernement un projet de concordat. Le concordat de 1516 serait rétabli, mais celui de 1801 n’était pas annulé. Seuls, les articles organiques devaient être établis. En outre, le pape exigeait la démission des évêques qui ne reconnaissaient point le concordat de 1801.
Ces propositions n’eurent pas le don de plaire à Paris. Le gouvernement monarchique n’était point opposé aux articles organiques.
Le Concordat de 1817.—De nouvelles négociations aboutirent. Le 11 juin 1817, le quatrième concordat avait pris forme.
Son apparition remua extrêmement l’opinion. Elle donna naissance à un nombre considérable d’écrits, la plupart contre cette convention.
On était, en effet, arrivé à une époque où tout acte religieux émanant de Rome inspirait une vive défiance. La plus violente critique porta sur ce point que le concordat est tout de matière bénéficiale, alors qu’il n’y a plus de bénéfices. Et ces bénéfices, il n’est pas dit quel en sera le nombre ni qui les payera.
L’opinion se révoltait contre l’abolition des articles organiques, parce que publiés, disait le concordat, sans l’aveu du Saint-Siège et, parce que contraires à la doctrine et aux lois de l’Eglise. Or, en quoi atteignaient-ils ces lois? On ne saurait le spécifier exactement; mais il est probable que le principal grief du pape consistait à reprocher à ces articles la liberté qu’ils accordaient aux ordinaires d’informer sur les évêques nommés.
Enfin, l’augmentation des sièges épiscopaux paraissait exorbitante; l’Etat oubliait trop que c’était le contribuable qui devait en faire les frais. «L’ordre religieux se maintenant par tributs publics, les établissements religieux ne peuvent être multipliés que par impôts.» Cette vérité, M. Frayssinous la méconnaissait trop, lorsqu’il disait qu’il est bon de multiplier les sièges pour qu’il y ait plus de prêtres et plus de vocations. A quoi M. de Pradt répliquait: «M. Frayssinous entend-il que la France devienne une tribu de Lévi uniquement occupée de produire des prêtres et de provoquer des vocations?» D’autre part, les évêques choisis étaient ceux qui s’étaient signalés par une longue opposition à la constitution civile, à la République et à l’Empire.
L’opinion publique n’était donc pas sans inquiétude. Pour la rassurer, le Gouvernement publia un projet de loi garantissant les libertés. Mais il n’atteignit que difficilement son but.
Le Concordat paraissait antinational au premier chef. Il était contraire au droit public, au gouvernement constitutionnel, aux droits du gallicanisme. La France s’était laissée imposer quatre-vingt-douze diocèses; elle avait toléré que le pape, pour pourvoir à l’entretien de l’Eglise, assignât lui-même une dotation en biens-fonds ou en rentes sur l’Etat.
Dans toutes ces dispositions, le Concordat et la bulle de circonscription avaient l’aspect d’une provocation à la société nouvelle.
On a dit qu’à cette époque la France devenait une «terre d’indemnités». Rien n’est plus vrai. Le budget de 1818, à la charge du Trésor, était de 29 millions, et encore faut-il ajouter à ce chiffre les dépenses locales, les suppléments de traitements, les entretiens de cathédrales, d’évêchés, etc., etc.
Mais le Gouvernement se ressaisissait. Il décida qu’un projet de loi serait présenté aux Chambres pour rendre la convention de 1818 plus acceptable; mais, peu après, il le retira, pour ne pas courir le risque d’aller à un échec. Il aima mieux se contenter d’envoyer à Rome un négociateur pour amender le Concordat; ce fut le comte Portalis. Un accord eut lieu entre Rome et la France, sans qu’il y eut abrogation du Concordat. Il constitue la France en pays d’obédience, c’est-à-dire que les évêques en fonction ont l’autorisation d’administrer les nouveaux diocèses. Cet accord, qui n’avait pour but que de pourvoir aux sièges vacants, fait dépendre du pape tout l’ordre religieux.
Le clergé se plaignait d’avoir été tenu à l’écart de cette dernière négociation avec Rome; on pouvait lui répondre qu’il avait pris soin de faire défendre ses intérêts par le pouvoir temporel. C’est cette observation qui faisait écrire à un homme d’Etat de l’époque: «Le clergé continue d’attacher son salut à la protection du temporel.»
Le temporel d’alors ne méritait pas le reproche de ne pas assez prendre soin du clergé.
Dans son rapport, le Ministre de l’Intérieur trace au roi le tableau ancien et nouveau de l’Eglise de France.
Avant 1815, le budget du clergé actif était de 11.500.000 francs.
En 1819, il est de 25.000.000. Les pensions ecclésiastiques se montent à 11 millions.
Et cette somme de 33 millions était doublée, chaque année, par les suppléments de traitements que votaient les Conseils généraux et les communes.
Le traitement des curés de 1re et de 2e classe augmentait en proportion de l’âge. Les vicaires généraux et chanoines étaient inscrits pour une somme de 5.000 francs. Les archevêques et évêques pour la somme de 10.000 à 50.000 francs. Les séminaires recevaient un supplément de pension de 300.000 francs. Les congrégations religieuses avaient à se partager la somme de 200.000 francs. Et, pour la réparation des églises, on prévoyait une somme de 650.000 francs.
Le clergé manifestait cependant le plus vif mécontentement. Dans leur lettre au pape, les évêques, sous prétexte de réclamer l’exécution du Concordat, se plaignent de la précarité de leur traitement. Le roi dut s’engager à faire jouir le clergé «d’une position stable et définitive» et à augmenter le nombre des sièges épiscopaux, selon sa promesse et selon les «formes constitutionnelles».
Mais, répondant au clergé, le pape annonce que le Concordat est suspendu, parce que la création des quarante-deux nouveaux sièges est cause d’embarras financiers et que le royaume ne cesse d’apporter des obstacles à l’exécution du Concordat.
Les évêques en fonctions conservaient l’administration des circonscriptions, conformément à la bulle de 1801, et le pape instituait les évêques nommés aux sièges vacants.
L’avortement du Concordat exaspéra le parti clérical. Jamais, a-t-on écrit, la cour de Rome n’a reçu «d’hommages aussi ardents». Et quand les royalistes et les ultramontains arrivèrent au pouvoir, après la chute du libéral Decazes, l’Eglise triompha pleinement.
Dix-huit nouveaux sièges furent créés. La France était soumise à Rome. Les contestations n’étaient plus possibles, puisque le Gouvernement avait aliéné ses droits de gouvernement libre. La question primordiale qui parut nécessiter le Concordat: la régularisation de l’institution canonique n’a plus sa raison d’être; les ultramontains agissent comme bon leur semble, suivant les intérêts de l’Eglise universelle.
La Révolution de 1830 ne fut pas irréligieuse, mais les hommes qui en bénéficièrent paraissaient résolus à repousser les entreprises théocratiques et à débarrasser le Gouvernement des doctrines ultramontaines. Ils ne purent y réussir, soit que leur énergie combative n’égalât pas celle du parti clérical, soit que la conscience des nécessités politiques modernes leur fît défaut.
Et cependant le programme d’action anticléricale était dicté, pour ainsi dire, par l’Eglise elle-même. Elle visait, pour l’instant, à l’anéantissement de l’Université; il était donc de toute nécessité de protéger et d’affermir celle-ci. Les congrégations, affluant de tous côtés, attendaient la chute de la rivale pour s’emparer de l’enseignement et arrêter l’essor des idées d’émancipation, il importait d’appliquer les lois contre certaines d’entre elles et de dissoudre les autres. Rien de tout cela ne fut fait.
Le clergé séculier, aux ordres de Rome, put, sans risques ni péril, mener la contre-révolution, de concert avec le clergé régulier. Ils firent tourner au cléricalisme le plus éhonté le Gouvernement de Juillet; ils dénaturèrent l’œuvre révolutionnaire de 1848; ils préparèrent le coup d’Etat de décembre et triomphèrent sous ce régime, qui abattit définitivement l’enseignement universitaire, favorisa les congrégations, protégea le concile de 1869 et accomplit, en moins de vingt ans, un tel effort de réaction, que la troisième République en est réduite à étayer l’édifice politique de la Révolution sapé, durant près d’un siècle, par ses pires ennemis.
Le labeur est immense, car les crimes commis contre la liberté sont innombrables; mais nous atteignons le moment où nous verrons la chaîne se renouer.
Déjà, par la libération de l’Université, par la loi sur les congrégations, un vaste terrain est reconquis. Nous voici au jour où la séparation de l’Eglise et de l’Etat mettra fin à ce mariage insensé, contre nature, de deux parties qui ne parlent pas le même langage et qui sont d’espèces différentes.
En 1830, il est incontestable cependant qu’une victoire fut remportée. On supprima de la Charte l’article proclamant que le catholicisme est la religion de l’Etat. Un pareil acte contenait comme l’engagement implicite de rompre tous les liens concordataires avec l’Eglise. Lamennais, d’ailleurs, ne s’y trompera point quand, un peu plus tard, il écrira que la séparation est inscrite dans la Charte du 7 août.
Cependant, en l’absence de toute nouvelle réglementation, les principes du Concordat de 1801 et des articles organiques constituèrent la base des rapports entre le Vatican et le Gouvernement français. Mais le pouvoir laïque restait incapable de faire respecter ce Concordat, qui n’avait pour raison d’être que de l’asservir à l’Eglise; tandis que les obligations de l’Etat vis-à-vis du clergé étaient énormes, celui-ci demeurait en dehors de tout engagement. Il y a plus: le clergé combattait l’esprit dont s’était inspiré le Concordat en travaillant à ruiner l’autorité civile et à se substituer à elle.
Campagne séparatiste.—Certains ecclésiastiques répugnèrent à jouer ce rôle, non par pure moralité, mais pour assurer le repos à leur conscience et pour pouvoir combattre avec plus d’indépendance; ils s’élevèrent contre le Concordat et en demandèrent la suppression. Un grand mouvement d’opinion prit ainsi naissance; Lamennais, Montalembert, Lacordaire, tous ultramontains déterminés, en étaient les promoteurs. Leur conception n’était pas sans grandeur. Partisans de la prédominance du spirituel sur le temporel, ils revendiquaient pour l’Eglise une indépendance absolue. Libre, elle saurait conquérir la suprématie à laquelle elle est appelée par la loi divine, s’emparer de ce qui est de sa compétence et que l’Etat s’est approprié. L’Eglise seule a pour mission de régénérer l’humanité.
Lamennais et ses sectateurs ne pouvaient désavouer les conquêtes de la Révolution, puisque, dans leur pensée, l’Eglise se substitue à l’Etat pour réaliser le bonheur des peuples. Dès lors, l’Eglise doit être elle-même et non plus compromettre sa cause, en servant des dynasties et des oligarchies; et, en se séparant de l’Etat, en refusant fidélité aux factions politiques, en n’étant qu’universelle et apostolique, il ne sera plus possible de l’abîmer d’accusations affreuses: complaisances envers le gouvernement, convoitises temporelles, atteintes aux droits de l’homme.
Pour vivre de sa vie propre, il ne fallait à l’Eglise que la liberté et l’égalité. Et, à la monarchie de Juillet se réclamant de la Révolution de 1789, ce sont toutes les libertés que Lamennais demandait pour elle: liberté des cultes, de l’enseignement, de la presse, de réunion. Afin de mieux défendre, avec sa belle ardeur, ses théories, Lamennais fonda, en octobre 1830, un journal politique, l’Avenir, qui, dès son premier numéro, indiquait sa tendance:
«Tous les amis de la Religion doivent comprendre qu’elle n’a besoin que d’une seule chose, la liberté. Sa force est dans la conscience des peuples, non dans l’appui des gouvernements. Elle ne redoute de la part de ceux-ci que leur dangereuse protection, car le bras, qui s’étend pour la défendre, s’efforce presque toujours de l’asservir...»
La campagne de l’Avenir dura un an. Elle fut ardente, impétueuse, mais remarquable par sa logique et sa bonne foi. Maints articles fourmillent d’arguments en faveur de la séparation, qui, si elle doit affranchir l’Eglise d’une tutelle qui lui fait horreur, n’en sera pas moins féconde en avantages pour l’Etat.
Et l’on ne saurait dire que l’opinion de Lamennais demeurait sans écho. Innombrables sont les lettres que le directeur de l’Avenir recevait des membres du clergé et qu’il publiait à la bonne place. Plusieurs prêtres d’un diocèse du Nord lui écrivent que le clergé «ne sera hostile à aucun gouvernement qui lui laissera toutes les libertés et tous les droits spirituels qu’il tient de la divine institution. Plus de nominations aux évêchés et aux cures par les hommes du pouvoir, plus de budget ecclésiastique. Nous voulons une liberté large sauf la soumission aux lois et au droit commun.»
Un autre groupe de curés signe cette autre déclaration: «Nous ne demandons au Gouvernement ni protection ni privilèges. Nous préférons notre indépendance et la liberté à de prétendus bienfaits. Entre le Dieu et le Trésor, il faut choisir. La liberté de notre conscience, de notre culte, de notre hiérarchie, voilà notre premier besoin.»
Les appréciations de la presse parisienne sur la campagne de l’Avenir furent très diverses. Le Globe dit que l’Etat continuera à payer le clergé, parce qu’il ne pourra se passer d’un Salvum fac. Le Courrier français souscrit à l’opinion de Lamennais. Liberté pour tous; par ce moyen, on déchargerait le budget national de 36 millions. La Gazette de France craint que la suppression du budget des cultes n’entraîne la chute de la plus grande partie des établissements ecclésiastiques. Le Journal des Débats fait des réserves; il s’étonnerait qu’on accordât à une classe d’hommes une liberté sans surveillance, que nul ne possède dans l’Etat. A cette objection, l’Avenir répond: «L’Etat connaît le citoyen; il ignore le prêtre; le prêtre n’est atteint par l’Etat que quand il viole une obligation de citoyen.»
Cependant, le Courrier français, favorable à la séparation, se demandait si «ce projet plairait aux archevêques, évêques et aux prêtres catholiques. L’archevêque de Paris consentira-t-il jamais à renoncer à son palais épiscopal, à ses 100.000 francs de traitement et à Conflans?» Et le Courrier raille M. de Frayssinous possesseur de «canapés soyeux», d’un «billard», entouré de «toutes les jouissances de la vie».
Ces encouragements permettent à Lamennais de triompher. Il proclame que «la religion ne peut être sauvée que par la liberté, et que la condition de cette liberté est la séparation totale de l’Eglise et de l’Etat.» Et, à tous ceux qui veulent des atermoiements, il demande «si les rapports qui unissaient l’Eglise à l’Etat, lorsque celui-ci était catholique, peuvent subsister lorsqu’il a cessé de l’être».
Alors, prenant une plus exacte conscience de la justice de la cause qu’il défend, à ses arguments secs, rudes, impitoyables il mêle des invectives, un esprit sarcastique, dont ses adversaires se montrent confondus:
«Si Néron ressuscitait, écrit-il, et qu’il envoyât un prétorien vous demander un Te Deum, on vous condamnerait à le chanter. S’il réclamait votre bénédiction avant de frapper le ventre de sa mère et que vous eussiez l’audace de la lui refuser, tous les préfets de l’Empire vous adresseraient une proclamation, au nom de l’honneur et de la patrie, pour vous rappeler que vous vivez des bienfaits de l’Etat. Car, entendez-le: ils exigent de vous des prières dont votre conscience ne reste pas juge et ils l’exigent en n’invoquant qu’une raison: c’est que vous êtes payés; ils n’ont pas besoin d’être justes: vous êtes payés.
«Ils n’ont point de compte à vous rendre: vous êtes payés... Catholiques! voilà ce que vous coûtent les millions de l’Etat: la liberté de conscience.»
Ainsi, par respect pour la dignité de l’Eglise, la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’imposerait.
Elle s’imposerait, parce que, nous dit Lamennais, «l’Eglise veut accomplir ses destinées». De quel droit l’Etat peut-il l’en empêcher? Si ces destinées sont périlleuses pour lui, il saura intervenir, pensent aujourd’hui les partisans de la séparation.
On connaît la fin de Lamennais et de ses théories. Celles-ci, il n’en faut pas douter, furent partagées par l’ensemble du clergé, par les humbles curés qui aspiraient à «n’avoir que Dieu pour patrimoine». Mais elles furent désavouées par l’idole même de Lamennais, par le pape. Quant aux évêques, ils refusaient de devenir pareils aux «prolétaires». Le 15 novembre 1831, l’Avenir dut cesser de paraître.
Mais les opinions qui y furent si ardemment défendues ayant produit un certain ébranlement dans l’Eglise, le pape, par son encyclique du 15 août 1832, fulminait contre les principes de 1789, que le Concordat approuvait; et, fait étrange, la séparation y était condamnée, comme attentatoire à la puissance spirituelle.
Les amis de Lamennais poursuivirent la lutte dans un sens qui ne pouvait que plaire à Rome. Ils ne parlèrent plus de séparation, mais réclamèrent la liberté d’enseignement et la liberté d’association.
La monarchie de Louis-Philippe s’inféodant de jour en jour au clergé, on ne voit pas ce qui pouvait empêcher le Gouvernement de céder aux instances de l’Eglise. Le budget des cultes atteignait la somme de 34.491.000 francs en 1840; et il augmentait, chaque année, selon une proportion constante. Grâce à un nombre considérable de sociétés religieuses militantes, les associations s’emparaient de tout le territoire français. Les couvents et fabriques ouvraient leurs caisses aux dons et aux legs; la «mainmorte», devenait formidable. Les congrégations non autorisées violaient la loi, sûres de l’impunité et essaimaient leurs établissements en tous les départements, en toutes les régions. On disait que les jésuites sortaient «de dessous terre»; et, dès qu’ils apparaissaient en quelque endroit, c’étaient des acclamations enthousiastes. Les doctrines des disciples d’Ignace de Loyola formaient la substance de l’enseignement donné dans les écoles religieuses. Une «Association catholique», composée d’éléments divers, se posait comme l’état-major de cette guerre à outrance contre la société civile; elle encourageait les combattants et leur indiquait les tactiques pour démolir les institutions laïques et faire triompher Rome.
La mission des soldats du Christ était aisée, le Gouvernement lui-même ouvrant les portes aux ennemis de l’Etat.
Dès lors, grassement renté, officiellement protégé, libre de s’enrichir, le clergé eût été bien stupide s’il ne s’était plaint que la monarchie ne lui accordait pas les faveurs, les avantages auxquels il déclarait avoir droit. Selon ses dires, l’autorité laïque n’avait pas à lui mesurer ses libéralités ou, plutôt, la restitution des pouvoirs spirituel et temporel dont la Révolution l’avait frustré.
Louis-Philippe pensait sans doute comme le clergé. Et quand l’archevêque de Paris vint lui dire que l’Eglise réclamait la liberté de l’enseignement, s’il n’avait tenu qu’à lui de la décréter, il n’aurait pas su refuser à l’Eglise un régime sous lequel elle comptait écraser les dernières libertés.
Mais elle ne doutait pas du succès. Guizot, en 1836, lui avait donné des preuves certaines de son dévouement en autorisant la création d’établissements libres. En 1843, ses dispositions d’esprit ne paraissaient pas moins favorables; il se devait d’élaborer une loi enfin efficace, démolissant les derniers remparts du monopole universitaire.
En effet, le principe de la liberté de l’enseignement fut consacré par la loi; mais le ministre Villemain, peu favorable aux jésuites, l’ayant présentée, le parti clérical ne voulut pas considérer la force qu’il en retirait. La surveillance et l’inspection de l’Etat étaient à ses yeux des survivances d’une époque impie, et l’article qui obligeait les directeurs à déclarer qu’ils n’appartenaient à aucune congrégation non autorisée était condamnable au premier chef par les lois de l’Eglise. Il disait que la liberté d’ouvrir des institutions, presque sous conditions, n’avait rien de loyal. Et Villemain se voyait voué aux gémonies, alors qu’il s’était efforcé de plaire à Montalembert et de mécontenter les Troplong, les Dupin, qui proclamaient les droits de l’Etat sur l’éducation publique.
De nouveau, l’Eglise fit entendre un branle-bas de combat. Elle réédita ses accusations contre l’Etat, qui, dans ses écoles, encourageait le parricide, l’homicide, l’inceste, l’adultère, l’infanticide, etc... Le Gouvernement subissait les pires affronts, souffrait les menaces. Il n’était plus possible de faire face au débordement des passions cléricales. C’est alors que l’on remarqua au Palais-Bourbon, parmi les partis de gauche, un courant d’opinion en faveur d’une rupture entière avec l’Eglise. Déjà, en 1843, Lamartine, à la tribune, avait avoué qu’il ne connaissait qu’un moyen à l’Etat pour résister aux assauts des factions cléricales: la séparation. Quand, un an après, la loi de Villemain fut mise en discussion, cette opinion, bien que prévalant chez les républicains, n’osa s’affirmer avec force et conviction.
Le 24 mai 1854, à la suite de débats passionnés, la loi sur l’enseignement secondaire, amendée dans un sens nettement clérical, fut adoptée par la Chambre des Pairs. La surveillance et l’inspection n’appartenaient plus à l’Etat, mais à un Conseil de l’enseignement. C’était dire que l’Université n’avait plus la confiance du pays.
Cependant, la Chambre des Députés ne paraissait nullement disposée à voter la loi. Thiers, rapporteur du projet, énumérait toutes les garanties auxquelles l’Etat ne pouvait renoncer. Son rapport bannissait les complaisances que l’on serait tenté d’accorder aux partis de l’Eglise. Et, timidement encore, il laissait entrevoir la nécessité pour le Gouvernement d’enchaîner le cléricalisme par une loi sur les congrégations.
Jamais les jésuites n’avaient été aussi redoutables. Incroyable était leur pouvoir sur les croyants; et l’Eglise toute entière se trouvait entre leurs mains. Poussé par eux, l’archevêque de Lyon ne venait-il pas de condamner les articles organiques?
Il y avait une opinion favorable à la répression. Thiers ouvrit les hostilités; il démontra que les lois sur les congrégations n’avaient pas cessé d’être en vigueur et que les évêques français inféodés à l’ordre des jésuites constituaient un «péril national».
Son ordre du jour était explicite, mais le Gouvernement ne cacha point qu’il aimait mieux s’entendre avec Rome. Il en fut ainsi décidé.
Les Jésuites s’organisèrent pour la résistance. Et, quand Rome répondit au Gouvernement que les jésuites n’existeraient plus en France, ils étaient prêts à interpréter à leur façon la volonté du pape. Ce fut une duperie.
Du reste ce qui suivit montre amplement que Thiers et les autres libéraux avaient été joués.
Le comte de Salvandy, succédant à Villemain, élabora, à son tour, un nouveau projet de loi sur l’enseignement, de concert avec des conseillers à sa dévotion. L’Université n’était pas consultée. Le ministère l’avait achevée.
Aussi l’Eglise, reprenant confiance, assura le succès des élections de 1846. Ses candidats annonçaient que «la lutte pour la liberté religieuse n’aurait ni fin ni trêve». Ils devinrent, au Parlement, une majorité importante. Et, pour le gouvernement, les élections prenant le caractère d’une indication formelle, la tolérance vis-à-vis de l’Eglise devint sa politique.
Sous le couvert même de l’Etat, qui cessait de jour en jour d’être laïque, les congrégations prirent une nouvelle vigueur, tandis que les professeurs, les fonctionnaires civils se voyaient dénoncés, persécutés, poursuivis. La délation des hommes et des doctrines était à l’ordre du jour.
Et le clergé, inassouvi, continuait à se plaindre. Son porte-parole auprès du pape fut l’archevêque de Paris lui-même. Le projet de loi Salvandy était déjà devenu insuffisant. D’ailleurs, à quoi bon cacher son jeu? L’Eglise disait bien haut qu’elle voulait l’anéantissement de l’Etat.
Ainsi, durant tout le règne de Louis-Philippe, la lutte de l’Eglise contre l’Etat fut surtout dirigée contre l’Université. C’était elle qu’il fallait abattre pour que l’écroulement de tout l’édifice laïque s’ensuivît.
On sait que la Révolution de 1848 fit surgir un état d’esprit à la fois socialiste, républicain et catholique. Sans doute, les idées de Lamennais avaient germé.
Dans ce retour aux doctrines de la primitive Eglise et à l’Evangile, où la bourgeoisie libérale reconnaissait, sans difficulté, les rudiments d’un bon gouvernement démocratique, le haut clergé ne se berçait pas d’illusions. Ses visées n’avaient pas cessé d’être la conquête intégrale du pouvoir spirituel par l’enseignement et la soumission absolue de la France à l’ultramontanisme.
Nul doute qu’à cette époque le clergé plébéien n’ait éprouvé une sincère sympathie envers les sentiments fraternitaires, mais chez les catholiques de haute volée, l’attachement aux opinions démocratiques n’était que calcul; les faits qui suivirent ne le prouvèrent que trop.
Lamennais et certains de ses amis restèrent fidèles à leurs idées. Ils s’imaginèrent que la séparation de l’Eglise et de l’Etat était une mesure qui ne pouvait trouver que bon accueil au sein d’une Assemblée libérale. Erreur; la Constituante, après avoir affirmé qu’il est des devoirs et des droits antérieurs aux lois positives, accorde la liberté à tous les cultes, sans renoncer à salarier le clergé.
Il est vrai que le Concordat, avec ses articles organiques, apparaissait comme un monument législatif quelque peu démodé, depuis qu’une Constitution, animée d’un souffle nouveau, régissait les Français. De bons esprits pensèrent que les rapports entre l’autorité et le pouvoir spirituel réclamaient une consciencieuse revision. Le Comité des cultes eut à examiner des propositions; mais aucune n’aboutit, les ecclésiastiques du Comité ayant fait ressortir que les législateurs français, sans le consentement et les lumières du pape, ne pouvaient s’autoriser à refondre les lois concordataires.
En revanche, le comité consacra de longues séances à discuter des propositions de réforme qui toutes s’inspiraient du souci de républicaniser le sacerdoce. Mais de nouveau on rencontra l’opposition des évêques. L’idée de 1789, d’appeler le peuple à l’élection des évêques, sans être théoriquement combattue, fut repoussée comme impraticable. De même, il ne fut pas possible de faire admettre que les desservants, ne jouissant pas de l’inamovibilité curiale fussent en droit d’être assimilés aux curés après cinq ans d’exercice. Mais les évêques avaient trop grand soin de défendre l’intégrité de leur autorité despotique pour qu’on pût leur arracher leur adhésion à de telles formules.
Voilà qui montre suffisamment que l’Eglise, loin d’abandonner les privilèges qu’elle tenait du Concordat, manifestait, à chaque occasion, sa ténacité à défendre pied à pied le statu quo de 1801. Ce qui suivra fera jaillir les idées cachées et montrera que ses ambitions, sans limites, encore non avouées, aspiraient jusqu’à détrôner l’Etat.
Pour atteindre à ses fins, elle avait sa politique. Rien ne lui aurait servi de découvrir son jeu; avant de ruiner le prestige de l’Etat et de le démanteler, elle avait à l’utiliser.
L’autorité temporelle du pape étant mise en danger par les révolutions, qui allaient changer la face de l’Europe et constituer de nouvelles nationalités, le clergé n’eut de cesse avant d’avoir convaincu le Gouvernement que les traditions françaises lui commandaient de courir au secours de Rome. Mais pour qu’un pareil acte pût s’accomplir, elle aperçut fort bien qu’une toute autre politique gouvernementale devait être inaugurée. N’est-ce pas elle qui a contribué de toute son influence au succès du coup d’Etat qui confia les destinées de la France au plus dangereux des princes? En tant que Président de la République, Louis-Napoléon lui avait donné les plus sérieux gages de son dévouement; grâce à lui, le pape rentrait en possession de ses Etats et, par suite, de sa puissance temporelle et l’enseignement prenait d’emblée un caractère nettement anticlérical. La main mise sur l’éducation, l’Eglise ne pensait réaliser que plus tard cet article de son programme; d’un coup, sa prédominance s’établissait au centre même du pouvoir national. C’était une seconde campagne de Rome, selon le mot de Montalembert, une «campagne de Rome à l’intérieur». Le comte de Falloux, ministre de l’Instruction publique, la mena à bien.
Il présidait lui-même la Commission à qui était confié le soin d’élaborer la nouvelle loi. Thiers faisait fonctions de vice-président obéissant aux ordres de Dupanloup, de Montalembert, de Riancey. Les débats furent vivement menés; mise en discussion en janvier 1850, la loi fut votée le 15 mars de la même année.
En voici les dispositions essentielles:
Un Conseil supérieur de l’Université groupait huit membres de l’Université, trois archevêques, un évêque, un ministre protestant, un ministre de la Confession d’Augsbourg, trois conseillers d’Etat et trois membres de l’Institut; chacun d’eux était élu par ses pairs; le Gouvernement ne désignait que trois représentants de l’enseignement libre.
Les attributions de ce conseil étaient suffisamment vastes pour priver l’Université d’une direction directe et effective de l’enseignement: règlements d’examens, de concours, programmes, surveillance des écoles libres, autorisations de livres, créations de facultés, de lycées, etc., etc.
D’autre part, les conseils académiques dirigeaient sans contrôle enseignement primaire et enseignement secondaire qui étaient, l’un et l’autre, accessibles aux religieux. Le titre de ministre du culte suffisait pour professer dans les écoles primaires et aucune autorisation administrative n’était requise pour ouvrir une école libre, secondaire ou primaire.
De tous côtés, la loi ouvrait des voies d’accès à l’envahissement du clergé.
L’Eglise triompha, et dès lors ne se crut plus tenue à cacher l’audace de ses entreprises. Après l’enseignement, l’assistance publique devint l’objet de ses convoitises. Le Gouvernement n’eut garde de la mécontenter; dans toutes les lois sur la bienfaisance, l’influence cléricale fut favorisée et devint prépondérante.
Le Concordat lui-même n’était plus observé. Les évêques quittaient leurs diocèses; ils allaient à Rome recevoir des bulles pontificales. Bien plus, ils se plaçaient en dehors du droit commun sans être inquiétés; les conciles, les synodes se multipliaient, alors que pour les autres citoyens la liberté de réunion avait disparu.
Il est tout naturel que les conséquences financières de cette renaissance cléricale aient été importantes. En 1848, le budget des cultes était de 42 millions; en 1852, de 44 millions; en 1859, il dépassait 46 millions.
En outre, l’Etat subventionnait de nombreuses communautés. Et les couvents, par des dons et legs autorisés et par des fidéicommis, atteignaient un chiffre de fortune considérable. En 1859, les congrégations étaient propriétaires de 14.660 hectares de terre; la valeur des immeubles leur appartenant s’élevait à 105 millions de francs; leurs valeurs en portefeuille restaient ignorées.
Quant aux congrégations non autorisées, rien ne s’opposait au développement de leur influence et de leurs richesses.
Les prescriptions de l’autorité laïque étaient impunément violées.
La loi Falloux portait ses fruits. Les écoles primaires n’avaient qu’à de rares exceptions des instituteurs laïques. Et, dans l’enseignement secondaire, le nombre des lycées et des collèges diminuait, tandis que les établissements libres se multipliaient et prospéraient. En 1850, 914 écoles, dirigées par des évêques, des prêtres séculiers ou des congrégations, étaient signalées; en 1854, elles étaient au nombre de 1.081. D’autre part, des séminaires pour enfants possédaient au bas mot 25.000 élèves.
Enfin, les ordres hospitaliers prenaient une influence toujours plus grande. Les hôpitaux s’ouvraient aux sœurs de la Charité; les Petites sœurs des pauvres, en moins de quatre ans, acquéraient pour plus de 25 millions de francs de biens-fonds déclarés. Des sociétés de propagande, sous le couvert de la charité, agitaient l’opinion et rendaient l’Eglise plus militante, plus active qu’elle n’avait jamais été.
Napoléon III laissait donc l’Eglise prendre soin de ses intérêts en lui accordant toutefois la plus large protection. Il n’avait que le souci de marcher sur les brisées de son oncle et il rêvait d’être sacré pareillement par le Saint-Siège. Mais celui-ci entrevoyait l’affaire sous l’aspect d’un marché; il imposait ses conditions: abolition des articles organiques et de la loi sur le mariage civil. Napoléon résista et les négociations avortèrent.
Le résultat fut un changement dans la politique de l’Empire. La loi Falloux fut amendée dans un sens plus libéral: le nombre des académies passa de 86 à 16 et les recteurs jouirent d’une plus grande indépendance vis-à-vis de l’épiscopat.
Mais l’empereur allait avoir d’autres occasions de lutter contre l’ultramontanisme vainqueur.
Pie IX, mis en goût par la puissance temporelle et spirituelle que, depuis longtemps Rome n’avait pas possédée à un tel degré, formait le projet d’en finir avec les principes de la Révolution. L’Eglise, il se l’était promis, devait dépasser en omnipotence, en absolutisme, en intransigeance, tout ce que les papes-rois du moyen âge avaient pu rêver.
En premier lieu, l’Eglise avait à s’affirmer infaillible. Pie IX n’avait pour cela qu’à agir en souverain absolu, au mépris de tout concile œcuménique. Il proclama donc, de sa propre autorité, le dogme de l’Immaculée conception de la Vierge, le 8 décembre 1854.
L’épiscopat, que Rome n’avait pas consulté, ne se rebiffa point, tant il s’était donné, corps et biens, à l’ultramontanisme. Mais Napoléon témoigna quelque humeur contre Pie IX, qui décelait trop ouvertement sa fiévreuse ambition. Ensuite, l’empereur se rapprochait de Victor-Emmanuel; et ce ne pouvait être qu’au préjudice du pape, car un des premiers articles du programme piémontais était le démembrement de l’Etat pontifical. Dès que l’empereur le sut, il mit au service de la cause italienne l’armée et l’argent de la France; mais, dès que son entourage lui représenta qu’il s’aliénait l’Eglise s’il persistait dans sa politique internationale, il signa avec l’Autriche les préliminaires de Villafranca.
Cependant, le peuple italien, qui voulait, à tout prix, réaliser l’unité nationale, ne comprit pas que l’on arrêtât la Révolution. Le traité de Villafranca disait, en effet, que la Confédération italienne aurait le pape comme président honoraire, à la condition qu’il introduisît dans son royaume les réformes indispensables. Mais de telles stipulations ne pouvaient être prises au sérieux; le pape se refusait à les admettre, tandis que les initiateurs du mouvement populaire entendaient que le mouvement unitaire ne reçût aucune entrave.
Cette agitation détruisit la bonne entente qui jusque-là avait régné entre l’Empire et l’Eglise. Napoléon, attaqué par le haut clergé, encourageait ceux-là qui prêchaient au pape l’abandon de sa souveraineté temporelle. Et lui-même écrivit à Pie IX de renoncer à ses légations qui naturellement, par la force des choses, se détachaient de lui.
La réponse du souverain pontife fut une encyclique, déclarant qu’en vouloir à son autorité spirituelle équivalait à haïr son pouvoir spirituel, et que les Etats du Saint-Siège étaient la légitime propriété, non de la papauté, mais du monde catholique.
Ces véhémentes protestations n’empêchèrent pas l’annexion des légations pontificales au Piémont. Pie IX en fut réduit à excommunier ses spoliateurs.
Alors, le catholicisme, sans distinction de nuances, déclare la guerre à l’Empire, «fauteur de désordres», choryphée de l’anarchie. L’on vit se répandre des brochures cléricales, où les théories les plus séditieuses se donnaient carrière. D’un autre côté, les partis démocratiques reprochaient à l’empereur d’avoir manqué à ses engagements par le traité de Villafranca.
Le gouvernement impérial se maintenait en protestant du dévouement de l’empereur au Saint-Siège et en donnant des ordres pour que les troupes françaises quittassent Rome.
Cette duplicité ne pouvait qu’aggraver l’état de choses. L’empereur crut trouver un modus vivendi; il fit connaître au pape qu’il était prêt à lui garantir l’intégrité des possessions qui ne lui avaient pas été confisquées, et que les puissances catholiques ne lui refuseraient pas un subside et un corps de troupe. L’orgueil du pape était trop irréductible pour qu’il acceptât; c’est à l’aristocratie catholique qu’il se résolut à jeter un appel désespéré. On sait que ce ne fut pas en vain.
Un nouveau Coblentz sembla renaître à Rome, et l’irritation de Napoléon s’accrut d’autant.
L’audace du pape précipita le dénouement. Son armée, défaite à Castelfidardo, mit fin aux hésitations. Cavour ouvrit à Turin le premier Parlement italien.
L’Eglise, blessée au cœur, gémit et se révolta. Les mandements épiscopaux prirent la couleur d’appels à la guerre civile; ils suscitèrent parmi les croyants la plus vive émotion. Et bientôt toute la bourgeoisie conservatrice, et même libérale, manifesta à l’égard de l’empereur une indignation telle, que celui-ci, en manière de réponse, tempéra son absolutisme gouvernemental. Le Sénat et le Corps législatif furent autorisés à juger la politique impériale, et le prince Napoléon eut toute liberté pour combattre à la tribune la puissance temporelle de la papauté. On vit alors les partisans cléricaux de Napoléon passer dans le camp de l’opposition, exhaler leurs lamentations en face de leurs espoirs ruinés.
Napoléon, aigri par cette agitation, n’aurait pas répugné à se rapprocher de Rome; mais Pie IX repoussait toutes les ouvertures de transactions comme injurieuses pour sa dignité. D’ailleurs, il n’était pas sans agir; deux cent quatre-vingts ecclésiastiques venaient, par son ordre, d’affirmer l’inviolabilité des domaines pontificaux et de jurer fidélité à une théocratie absolue, négation radicale de tous les principes du droit moderne.
Toutes ces démonstrations accusaient plus profondément le divorce moral entre l’Etat laïque et l’Eglise. Napoléon le sentit tellement qu’il engagea la Russie et la Prusse à reconnaître le nouveau royaume d’Italie. Mais, cédant aux instances de certains conseillers, craignant que sa majorité d’autrefois ne tournât à la légitimité ou à l’orléanisme, Napoléon imprima à sa politique une direction nouvelle. A l’Italie, qui réclamait Rome pour capitale, il ne répondit pas; au parti clérical, qui, depuis des mois, l’outrageait et le vilipendait, il fit des avances pour la constitution d’un ministère conservateur. Le maintien du pouvoir temporel du pape devint, aux élections de 1864, l’article primordial du programme des candidatures.
Néanmoins, Pie IX ne sut aucun gré à l’empereur de ce revirement. Il ne craignit pas de lui créer des embarras, dès qu’il en eut l’occasion. De vive force, il imposa la liturgie romaine au diocèse de Lyon. Et il s’obstina dans ses errements gouvernementaux, si opposés, si contraires aux principes de 1789.
Il est vrai que la France blessait les convictions du souverain pontife. Après l’opposition gouvernementale, de bons catholiques battaient en brèche sa politique théocratique. Au Congrès de Malines, Montalembert fit le procès de l’Inquisition et réclama toutes les libertés, jusques et y compris celle de «l’erreur».
De telles «hérésies» décidèrent enfin Pie IX à rompre les liens qui créaient quelque solidarité entre lui et les Etats laïques, à condamner radicalement les sociétés issues de la Révolution.
La convention du 15 septembre 1864, par laquelle la France et l’Italie s’engagèrent à respecter Rome, si l’ordre n’y était pas troublé, parut au pape une menace dissimulée, d’autant plus que les deux gouvernements lui avaient laissé ignorer les négociations.
Le Syllabus.—Pie IX n’y tint plus et se sépara avec éclat d’une société qu’il abominait. Le 8 décembre 1864, l’encyclique Quanta cura apprit au monde la rupture complète du droit laïque et des principes théocratiques, la déclaration de guerre ouverte, sans trêve ni merci, que le pape adressait aux gouvernements qui refusent de se soumettre à sa puissance temporelle et spirituelle. Et pour qu’il n’y eût pas d’équivoque, Pie IX spécifiait dans le Syllabus les quatre-vingts propositions qualifiées: Erreurs principales de notre temps, que Rome désormais tiendrait pour hérétiques.
La prépotence du pouvoir civil, la libre recherche de la vérité, les droits de la conscience, la neutralité scolaire, le droit civil, le suffrage universel, la police des cultes, la civilisation moderne, l’indépendance de la morale et de la philosophie vis-à-vis du catholicisme, la science, la liberté de la presse et de la parole, tels sont les objets principaux que le souverain pontife vise et réprouve. Enfin la séparation de l’Eglise et de l’Etat est la cinquante-cinquième proposition, que l’on ne saurait formuler comme un vœu sans encourir les foudres de la Rome papale.
Les catholiques se voyaient donc dans la nécessité de prendre parti pour l’Etat ou pour l’Eglise; de proclamer celle-ci supérieure à celui-là ou d’abjurer leur foi.
Beaucoup d’entre eux—le plus grand nombre—avaient, depuis longtemps, promis obéissance à Rome; quant aux intolérants, ils résistèrent dans leur conscience aux injonctions de la papauté. Les évêques lancèrent des mandements, destinés à faire connaître aux fidèles l’esprit de l’encyclique et du Syllabus; dans leur chaire, ils commentèrent abondamment les deux documents romains. Un seul gallican osa les critiquer. Le Gouvernement impérial, qui vainement s’opposa à la propagation des paroles papales, mis moralement en demeure de se prononcer, répondit selon la coutume, d’une façon détournée, en projetant de faire décréter la gratuité et l’obligation de l’enseignement primaire. Duruy fut chargé du rapport. Mais Napoléon, circonvenu par Thiers et par un certain nombre de conservateurs, qui réagissaient contre l’opposition républicaine, désavoua le rapport Duruy.
Puis, quelque temps après, Pie IX ayant réprimandé les ecclésiastiques fidèles à l’empereur, Napoléon, las de cette ingérence continue de Rome dans ses affaires, se rapprocha de l’Italie unifiée, en ordonnant le rappel du corps d’occupation.
Cependant, comme il apparaissait de bonne politique de ménager les ultramontains, il déclara respecter la souveraineté temporelle du Saint-Siège.
Mais il n’est nulles transactions qui puissent tempérer l’ardeur du clergé militant; l’œuvre laïque de Duruy était maintenant le point de mire des attaques de l’Eglise. Que prétendait-il inaugurer? La soumission des congrégations enseignantes au droit commun. Rome encourageait ses fidèles de France de ses prédications théocratiques. Pie IX, au mois de juin 1867, exaltait le Syllabus devant quatre cent cinquante évêques et projetait, ce même jour, la réunion d’un concile œcuménique pour décider que la politique nouvelle du Saint-Siège sera enseignée comme un dogme et que l’infaillibilité pontificale deviendra un acte de foi. Il rêvait d’une monarchie papale et tenait à s’assurer le concours des évêques dans les luttes futures; ceux-ci, après la destruction de l’Eglise monarchique, n’avaient plus que le pape comme objet de sincère attachement. Contre les révolutions politiques et sociales, qui pouvaient de nouveau survenir, ils estimaient que l’Eglise trouverait la force de résister aux assauts de ses adversaires dans la fusion intime des pouvoirs ecclésiastiques, dans l’absolutisme de ses doctrines et de ses commandements. Ce coup d’Etat religieux jugé nécessaire, un concile œcuménique fut convoqué pour le 8 décembre 1869.
Dans sa bulle d’induction de 1868, le pape indiquait que le but du concile était de fortifier la discipline ecclésiastique; d’examiner et de déterminer ce qu’il convient de faire «en ces temps si calamiteux» pour proscrire les «sectes impies» et «redresser les erreurs qui bouleversent la société civile.»
De nouveau, le gouvernement impérial allait être anathémisé par le prochain concile; ce n’était point douteux. Et pourtant, il avait sacrifié à cette Rome intolérante la précieuse amitié de la jeune Italie, vaincue à Mentana par l’armée même de Napoléon. Contre ce pouvoir exorbitant du Saint-Siège, qu’il avait à la fois louangé et blâmé, critiqué et protégé, il ne lui était plus possible de conclure une alliance pour la suprême sauvegarde du droit moderne.
Les intentions de l’Eglise ne pouvaient cependant faire allusion aux gouvernements des puissances dites catholiques. Pour lutter contre «l’esprit du siècle», contre le «mal», il n’était à ses yeux qu’un procédé: ériger en lois positives, en dogmes, le contenu et de l’Encyclique et du Syllabus, affirmer les droits inébranlables du Siège apostolique.
Du reste, la bulle de convocation, le 29 juin 1868, fut commentée dans la basilique de Saint-Pierre en des termes tels que les fidèles et les dirigeants des nations purent avoir un avant-goût de ce que seraient les prochains débats du concile. Le concile, disait le doyen des pronotaires apostoliques, devra «réprimer tout vice et repousser toute erreur, afin que notre auguste religion et sa doctrine salutaire reprennent partout une vigueur nouvelle, qu’elles se propagent de jour en jour, qu’elles reconquièrent leur légitime empire».
Les convocations furent faites aux cardinaux, aux archevêques, aux évêques, aux abbés, selon les traditions des précédents conciles. Seulement, pour la première fois, les «princes laïques» ne reçurent aucune invitation. N’étaient-ce pas eux cependant qui, autrefois, convoquaient les conciles, les imposaient aux papes? Benoît XIV remarquait même que la présence des princes ou celle de leurs ambassadeurs relevait l’éclat des conciles.
La bulle de Pie IX ne faisait que s’adresser indirectement à ces «princes laïques» en un langage quelque peu dédaigneux: «Nous voulons croire, disait-elle, que les souverains et les chefs des peuples, particulièrement les princes laïques, reconnaissent de plus en plus avec quelle abondance tous les biens découlent de l’Eglise sur la société humaine...»
Mais n’était-ce pas consacrer, par une situation de fait, la rupture politique entre les Etats modernes et l’Eglise, que de ne point inviter les princes laïques à assister aux travaux du concile? Par la publication de l’Encyclique et du Syllabus, Pie IX s’était inscrit en faux contre l’esprit même du Concordat de 1801: la reconnaissance par la papauté de la Révolution de 1789 et de toutes les réformes juridiques, politiques et sociales qui en découlaient, sécularisation de l’Etat, expropriation des biens du clergé, abolition des corporations religieuses, etc. Ne point consulter le pouvoir civil, c’était donc confirmer ouvertement la dénonciation du Concordat par Rome elle-même.
Et il paraît indiscutable que la séparation de l’Eglise d’avec l’Etat laïque était une volonté expresse du Saint-Siège; mais c’était une séparation morale, en quelque sorte, la dénonciation d’un Concordat fondé sur des théories impies, mais aussi la conservation de ce même Concordat en tant qu’il assure à l’Eglise des avantages pécuniaires. La casuistique seule peut expliquer cette subtilité.
La bulle d’induction présentait aussi une nouvelle doctrine: celle de l’infaillibilité pontificale. Une telle innovation suffisait à infirmer la valeur légale du Concordat, l’Eglise revêtant un caractère spirituel et temporel qu’elle n’avait pas au temps des négociations de 1801. Il eût été opportun pour nos hommes politiques et nos jurisconsultes de l’époque d’envisager la situation nouvelle créée par l’Eglise et de s’éloigner du pape, puisqu’il prétend être roi du monde spirituel et temporel, tout-puissant, infaillible, avec qui, par conséquent, ne saurait être conclu ni contrat ni concordat. Des avantages, des privilèges, comment les lui concéder, les lui reconnaître, puisqu’il n’est aucun prince du temporel au-dessus de lui?
Le Concile s’ouvrit le 8 décembre 1869 à la basilique de Bramante et de Michel-Ange. Dès le début, il apparut que l’Eglise aurait recours à la pire intransigeance pour combattre les principes laïques. L’archevêque de Paris, plus libéral que ses coreligionnaires, en informe l’empereur et n’hésite pas à faire appel à son intervention. Il avoue d’abord que la liberté de discussion n’est pas respectée; puis:
«Je me demande, dit-il, si l’intérêt général, l’intérêt de la société religieuse et civile n’exige pas qu’on nous vienne en aide. Le gouvernement de l’Empereur ne pourrait-il pas faire connaître au gouvernement pontifical les appréhensions que les débuts du concile causent même à des esprits sérieux et non prévenus, et lui laisser entrevoir les conséquences possibles des tendances et des agissements signalés...? Ne faudrait-il pas dire au public... que l’on veille à ce que les intérêts dont l’Etat est le défenseur soient suffisamment sauvegardés et à ce que la bonne entente, établie entre les deux autorités par le Concordat, ne soit pas compromise comme elle le serait certainement, si les résolutions du concile étaient trop peu en rapport avec les institutions, les lois et les habitudes de la France?»
Mais le gouvernement impérial se montrait résolu à se désintéresser, comme incompétent, des objets que le concile discutait.
Cependant, le 21 janvier, les Pères du Concile reçurent un schéma sur la Constitution de l’Eglise, le schéma nommé de Ecclesia. Il est divisé en quinze chapitres; vingt et un canons le complètent.
Les chapitres affirment que l’Eglise est un «corps mystique», qu’elle est une société parfaite, spirituelle et surnaturelle, que son unité est indivisible, que la communion avec elle assure le salut, qu’elle est indéfectible, infaillible dans l’enseignement, qu’elle possède une puissance de juridiction, que le pape jouit d’une primauté de juridiction et de garanties temporelles. L’un des chapitres envisage les rapports de l’Eglise et du pouvoir laïque; et, cette fois, le Concile émet l’opinion que la séparation de l’Eglise et de l’Etat ne saurait s’imposer. Bien plus, la loi divine la condamne, car l’Etat a pour devoir primordial de protéger la seule vraie religion; et le Concile ajoute qu’il ne sera plus question de séparation le jour où les maîtres du pouvoir temporel reconnaîtront que l’Eglise est plus précieuse que leurs Etats.
Mais l’Eglise n’attend pas ce jour, sans doute encore lointain, pour prétendre qu’elle a le droit de veiller à l’enseignement, de fonder en toute liberté les ordres religieux qu’il lui plaira d’acquérir, de posséder sans tolérer l’ingérence du pouvoir civil.
Les canons qui suivent donnent à ces différents postulats l’armature dogmatique:
«Si quelqu’un dit que l’infaillibilité de l’Eglise est restreinte aux choses contenues dans la révélation divine et qu’elle ne s’étend pas aussi à toutes les vérités nécessaires à la conservation intégrale du dépôt de la révélation; qu’il soit anathème.
«Si quelqu’un dit que les lois de l’Eglise n’ont pas la force d’obliger tant qu’elles n’ont pas été confirmées par la sanction du pouvoir civil, ou qu’il appartient audit pouvoir de décréter en matière de religion, en vertu de son autorité suprême; qu’il soit anathème.»
Les canons concernant les rapports de l’Eglise et de l’autorité laïque ne revêtent pas une bien grande importance; ils sont conformes à cette idée que la société civile et la société religieuse sont l’une et l’autre deux sociétés indépendantes. La première procède de Dieu immédiatement; la seconde, médiatement. Il paraissait donc que l’Eglise se fît tolérante, puisqu’il n’était plus admis que la société laïque était soumise à la puissance ecclésiastique.
Mais dès qu’il eut connaissance de ces canons, le gouvernement impérial s’émut. Le comte Daru, ministre des Affaires étrangères, trouva exorbitant que le Concile tranchât, de sa propre autorité, des questions politiques et envahît ainsi un domaine où il ne lui appartenait pas de pénétrer. Le pouvoir d’agir, de légiférer, de commander en dehors de l’autorité laïque, l’Eglise ne saurait avoir le droit de se l’arroger et il importait de le lui contester. Ainsi pensait M. Daru; mais il n’était pas libre de parler au nom du ministère, car celui-ci s’opposait à ce que la politique de l’Empire vis-à-vis du Saint-Siège devînt agressive. Rome pouvait donc empiéter sur les droits de la société civile, sans crainte de nous voir intervenir.
Le 6 mars 1870, Pie IX estima qu’il était temps de faire proclamer le dogme de l’infaillibilité. Il fit donc distribuer le schéma, concernant la question qui lui tenait le plus au cœur. Mais ses dispositions d’esprit furent mieux indiquées dans un bref, qu’il adressait au bénédictin Gueranger, auteur de la Monarchie Pontificale:
«Les adversaires de l’infaillibilité sont des hommes qui, tout en se faisant gloire du nom de catholiques, se montrent complètement imbus de principes corrompus, ressassent des chicanes, des calomnies, des sophismes pour abaisser l’autorité du chef suprême que le Christ a préposé à l’Eglise et dont ils redoutent les prérogatives. Ils ne croient pas, comme les autres catholiques, que le Concile est gouverné par le Saint-Esprit.»
Le comte Daru s’était autorisé à rappeler le concile au droit public français. Le 19 mars, le cardinal Antonelli lui répondit qu’il s’étonnait que le projet de constitution de l’Eglise pût faire naître des alarmes, les thèses et les principes du concile ayant été de tous temps ceux de l’Eglise; un bon catholique ne peut nier que la mission de l’Eglise soit de conduire les hommes à une foi surnaturelle. Et puis, insinue avec impertinence le cardinal Antonelli, l’Etat français n’a-t-il pas le Concordat pour le protéger? «Les rapports de l’Eglise et de l’Etat sur des objets de compétence mixte ayant été réglés par ce pacte, les décisions que le concile du Vatican viendrait à prendre en semblable matière n’altéreraient pas les stipulations spéciales conclues par le Saint-Siège tant avec la France qu’avec d’autres gouvernements, toutes les fois que ceux-ci de leur côté ne mettent point d’obstacle à l’entière observation des choses convenues.»
Il est certain qu’ainsi que le faisait obligeamment entendre le cardinal Antonelli, le Concordat pouvait être invoqué contre un excès d’audace de l’Eglise. Mais d’autre part, et c’est un cercle vicieux, si les enseignements du schéma de Ecclesia avaient sur les esprits l’influence prévue par l’Eglise, le Concordat, violé par les catholiques, deviendrait inexistant. M. Emile Ollivier, lui-même en convient, et il va jusqu’à prévoir l’apparition d’un nouveau Concordat tout pénétré de l’esprit théocratique.
Cependant le schéma de Ecclesia et ses canons n’étaient pas les actes du concile qui donnaient surtout lieu aux inquiétudes des défenseurs de l’ordre laïque. Le schéma sur l’infaillibilité, seul, assombrissait l’avenir. Cette infaillibilité absolue, personnelle, dictatoriale, apparaissait comme un élément de subversion pour les Etats et pour l’Eglise, car elle avait trop de points de contact avec les conditions politiques des sociétés.
Il fut convenu, en Conseil des Ministres, qu’un memorandum serait adressé au pape, protestant contre les maximes qui subordonnent la société civile à la société religieuse; mais le Ministère spécifie que son intention n’est que morale. Quel effet dès lors pouvait-elle produire sur Rome?
Les débats suivirent donc leur cours. Et le 24 avril, la constitution de fide était adoptée. C’était toute une série de propositions dogmatiques sur la création, la révélation, le rapport de la raison avec la foi.
La discussion de l’infaillibilité était impatiemment attendue de tout le monde catholique. Et il n’était pas une puissance étrangère qui se désintéressât des résolutions du concile à ce sujet. Les croyants approuvaient et blâmaient; en Angleterre, en Allemagne, on tendait vers la protestation. La France était profondément divisée.
Le 13 mai, la discussion s’ouvrit. Les discours furent et nombreux et passionnés. Une des raisons justifiant l’infaillibilité fut qu’il faut «garantir la divine certitude avec laquelle la révélation chrétienne s’est transmise jusqu’à nous». La minorité contre l’infaillibilité ne combattait pas la doctrine, mais la définition dans le moment présent, son opportunité.
La constitution relative à l’infaillibilité fut enfin adoptée, le 18 juillet.
Elle est divisée en chapitres. Le premier a trait à l’institution de la papauté apostolique; les suivants dissertent sur la perpétuité et la nature de cette primauté, enfin sur le «magistère infaillible» du souverain pontife.
Il y est dit que l’infaillibilité est destinée à affermir les bases de l’église. Le Concile en donne la définition:
«Le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu’une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être crue par l’Eglise universelle, jouit pleinement, par l’assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin rédempteur a voulu que son Eglise fût pourvue en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs; et par conséquent de telles définitions sont irréformables d’elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Eglise.»
Tel est le dogme. Anathème contre celui qui y contredirait.
On en voit toutes les conséquences. Le pape désormais ne consultera plus l’épiscopat avant de formuler ses définitions, qui sont définitives, irréformables, obligatoires, grâce uniquement à «l’assistance divine»; le pape demeure le seul maître.
Contre lui, les «princes laïques» ne sauraient opposer leurs théories, leurs politiques; vainement, ils prétendraient l’influencer, le circonvenir, l’amener à composition; l’ère des pactes est définitivement close. D’autre part, le pouvoir pontifical s’isole de l’épiscopat pour ne point s’exposer à des menées personnelles, dont les suites fatales seraient l’affaiblissement de sa toute-puissance.
Les évêques, qui constituèrent au Concile la minorité opposante, firent leur soumission. Et le Gouvernement français lui-même ne mit aucun obstacle à la publication de la Constitution. Il est vrai que des événements plus graves occupaient alors son attention.
L’Italie seule répondit au concile. En septembre 1870, elle anéantissait la puissance temporelle du pape; c’était obéir à la logique de son histoire. Il n’en est pas moins vrai que ce coup cruel porté à la soi-disant invulnérabilité du pontificat déchaîna la réaction ultra-catholique qui, se réclamant du Syllabus, rompit en visière avec la troisième République et l’eût mise en péril si les partis démocratiques n’avaient sonné le ralliement en face de l’ennemi commun.