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La séparation des Églises et de l'État: Rapport fait au nom de la Commission de la Chambre des; Députés, suivi des pièces annexes

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De 1870 à 1905

On vient de voir comment la papauté, poursuivant son évolution naturelle, avait fait inscrire dans sa constitution l’infaillibilité du chef suprême de l’Eglise, infaillibilité qu’elle avait déjà revendiquée au cours des siècles et qu’elle imposait désormais à ses fidèles comme un article de foi.

Ce dessein persévérant d’atteindre à la domination universelle se manifesta en France au lendemain des événements de 1870, à l’heure où la nation venait de se donner la forme républicaine. A mesure que la démocratie se développera dans notre pays, à mesure que les esprits s’éveilleront plus nombreux aux vérités scientifiques, apparaîtra plus profond l’abîme qui sépare le catholicisme romain de la civilisation moderne. Des lois seront édictées pour dégager progressivement les intelligences enfantines de l’obscurité du dogme. De là des luttes, des crises, dont on n’a point perdu le souvenir. Avant qu’un Parlement ait pu envisager comme possible—et prochaine—la séparation complète des Eglises et de l’Etat, des mesures de transition ont dû être prises, qui toutes ont provoqué les protestations les plus vives de la cour de Rome. Nous les allons indiquer brièvement et l’on verra que depuis trente-cinq ans la société laïque a marché, d’un pas mesuré mais sûr, vers son émancipation définitive.

En 1873, l’Eglise romaine est toute-puissante. En pleine crise nationale et sociale, au moment où l’Assemblée nationale expédiait les affaires de la France, dans une pétition, les évêques n’avaient pas craint de réclamer le rétablissement du pouvoir temporel du pape. Habile aux expédients parlementaires, M. Thiers avait su faire enterrer la protestation, par le renvoi pur et simple au Ministère des Affaires étrangères, malgré l’intervention de l’évêque Dupanloup. Le 24 mai consacre le règne du clergé. Une délégation de la Chambre s’est retirée des obsèques civiles de M. le député Brousses. Dans un ouvrage d’une belle tenue littéraire, qui prend par instants l’allure du pamphlet, MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix font un exposé de la situation du clergé, que nous ne pouvons mieux faire que de citer:

«Mis en possession d’églises, d’édifices innombrables, dont la flèche domine toutes les villes, tous les hameaux, dont les cloches remplissent l’air, attestant qu’il est partout et que nul ne peut lui échapper, de séminaires où il élève ses recrues, le clergé prélève sur le budget de l’Etat une somme de 49 millions, qui chaque année augmente; le budget de l’instruction publique est de 36 millions.

«Ce n’est pas tout: du département et des communes, il touche une somme minimum de 31 millions; soit une part dans l’impôt général de 80 millions. A ces 80 millions, vous, nous tous, libres penseurs, contribuons.

«Ce n’est pas tout: ces hommes qui sont au Conseil supérieur de l’instruction publique, ce sont des évêques et des archevêques; ils sont encore dans le Conseil départemental de l’instruction publique; ils nomment et destituent l’instituteur. Voici le curé qui entre dans l’école, la loi de 1850 à la main, disant à l’instituteur:—Vous devez, avant tout autre, l’instruction religieuse.

«Le prêtre est partout; il a l’assistance publique, on le trouve dans les prisons, à l’armée, sur chaque vaisseau. L’armée lui prête ses canons et ses armes pour célébrer ses fêtes. Généraux, fonctionnaires, magistrats, professeurs suivent ses processions et courbent la tête sous la bénédiction de l’évêque.

«Quant à ses charges, il n’en a pas; il est exempt du service militaire, il en fait exempter ses acolytes...

«Et quand le prêtre a pris sa place partout, dans toute la société, quand il tient l’éducation d’une main, l’assistance de l’autre, il descend dans la Congrégation. Les articles 291 et 292 du Code pénal lui sont inconnus. La Congrégation se forme, se développe, enfonce ses racines dans le sol, en fait émerger de vastes casernes, d’immenses bâtiments, séquestre, enferme des multitudes, fouille de ses tentacules toutes les couches sociales pour en aspirer la vie et la richesse.»

La solution de MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix était celle que nous préconisons aujourd’hui: Répondre aux principes de persécution du clergé, par des principes de liberté. Rejeter les prêtres dans leurs églises, pour que soit affranchie la société laïque.

Depuis que ces lignes ont été écrites, la solution qu’elles préconisaient n’a pas été atteinte; mais des mesures de défense ont été prises par la société laïque pour lutter contre l’ingérence cléricale; elles sont présentes à tous les esprits. Les noms de Gambetta, de Jules Ferry surtout, de Paul Bert, de Goblet, de Waldeck-Rousseau et de Combes demeurent attachés au souvenir de ces mesures, de ces réformes essentielles.

C’est Jules Ferry qui, en 1879, a fait voter la loi réorganisant le Conseil supérieur de l’enseignement public, et les Conseils académiques. L’élément ecclésiastique qui s’y était glissé à la faveur de la loi Falloux en était éliminé. C’est Jules Ferry qui fit voter la loi restituant à l’Etat le monopole de la collation des grades universitaires, supprimant les jurys mixtes, obligeant les élèves des établissements libres d’enseignement supérieur à prendre leurs inscriptions dans les Facultés de l’Etat, et enlevant le droit d’enseigner ou de diriger un établissement d’instruction à tout membre d’une congrégation non autorisée.

Mais cette dernière disposition, adoptée par la Chambre, fut repoussée par le Sénat. C’est le fameux article 7. Jules Ferry suppléa à cette lacune de la loi, en prenant les décrets du 29 mars 1880, qui, au nom des lois existantes, prescrivaient la dissolution des congrégations non autorisées. Il était alors Ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Freycinet. Il les fit appliquer quelque temps après, comme Président du Conseil. Il est de nouveau ministre de l’Instruction publique en 1882, et il fit voter la loi prescrivant la gratuité, l’obligation et la laïcité de l’instruction primaire.

L’œuvre laïque de Jules Ferry se continue par la loi qui faisait participer les séminaristes aux obligations militaires. Enfin, le ministère Waldeck-Rousseau fit voter cette loi sur les associations qui, depuis que la République existe fut réclamée comme le prélude indispensable à la séparation, notamment par M. Goblet. On va voir comment, appliquée par M. Combes, avec une énergie à laquelle tous les républicains ont rendu hommage, elle devait logiquement avoir pour conséquence la séparation.

Mais il convient auparavant, par quelques faits empruntés à notre histoire depuis trente ans, de répondre à ceux qui prétendent que le Concordat a réalisé la pacification religieuse dans le pays.

En réalité, le Concordat ne fut jamais observé, dans sa lettre, par la Papauté. Il n’y eut accord entre celle-ci et la France qu’au moment où Rome espérait pouvoir reprendre, dans notre pays, sa suprématie perdue.

Trois occasions permirent surtout au clergé ultramontain de manifester ses secrètes tendances.

Rarement, la crise fut plus aiguë qu’en mai 1877. Elle fut le contre-coup d’une décision de la Chambre italienne. Celle-ci avait voté une loi sur les abus du clergé, qui avait soulevé l’indignation de la Papauté. Au cours d’une allocution, qu’il prononça à l’occasion d’un Consistoire, Pie IX dénonça comme des persécutions dirigées contre l’Eglise certaines mesures législatives, telles que la conversion de la mainmorte ecclésiastique, la sécularisation de l’enseignement public; et il invita les évêques à agir auprès de leurs Gouvernements en faveur du Saint-Siège opprimé.

Un certain nombre de députés et de sénateurs français, appartenant à la droite du Parlement, firent à ce propos, une démarche auprès de M. Decazes, alors ministre des Affaires étrangères, lequel répondit évasivement. Obéissant aux injonctions papales, des évêques faisaient parvenir au Gouvernement des mandements. L’évêque de Nîmes annonçait que «le pouvoir temporel des Papes revivrait après quelques secousses profondes où s’engloutiraient peut-être bien des armées et bien des couronnes.» Dans une lettre au maréchal de Mac Mahon, l’évêque de Nevers le suppliait de «renouer la chaîne des anciennes traditions de notre France, et de reprendre sa place de fils aîné de l’Eglise». L’évêque de Nevers avait pris également soin de faire parvenir copie de cette lettre à tous les maires de son diocèse, en réclamant leur concours officiel à la propagande des évêques.

Pour répondre à cette agitation anticoncordataire, M. Jules Simon, alors Président du Conseil, interdit le colportage de la pétition «dont les termes sont offensants pour les pouvoirs publics d’un pays voisin et ami». Certaines tolérances, dont on usait à l’égard du clergé catholique, furent restreintes. A la Chambre des Députés, une interpellation, signée des présidents des trois Gauches, permit à M. Jules Simon de faire connaître «les mesures qu’il avait prises et se proposait de prendre pour réprimer les menées ultramontaines dont la recrudescence inquiétait le pays».

M. Jules Simon constate, dans son discours, que «le clergé et la religion catholique ont en France autant et peut-être plus de liberté qu’ils n’en ont jamais eue. Ainsi, les évêques se rassemblent en synodes sans autorisation; ils se rendent sans autorisation à la cour de Rome; ils possèdent... Enfin, on publie des bulles et des brefs pontificaux, et je dois dire que si c’est sans autorisation qu’on les publie, c’est aussi sans légalité; jamais de telles infractions n’auraient été tolérées par les régimes précédents.»

M. Jules Simon promet, en terminant, de faire appliquer la loi; mais c’est Gambetta qui exprima le sentiment de la gauche.

«Il faut savoir, dit-il, que depuis 1870, depuis qu’on a proclamé le dogme qui a fait du pape le docteur infaillible des vérités de l’Eglise, le clergé et l’épiscopat français ne comptent plus d’opposants, ne comptent plus de résistants, et quand Rome a parlé, tous sans exception, les prêtres, les curés, les évêques, tout le monde obéit.

«L’esprit clérical, avec l’habileté et la souplesse qui le caractérisent, a commencé, au début, par être fort modeste en ses prétentions. Il s’est contenté de demander une humble place au soleil; puis, quand cette place a été obtenue, il n’a cessé de ridiculiser, de couvrir de ses sarcasmes la Déclaration de 1682, c’est-à-dire les anciens principes de l’Eglise de France.»

En terminant, l’orateur déclare qu’il ne veut défendre le Concordat que tout autant que le contrat sera interprété comme un contrat bilatéral qui oblige l’Eglise et la tient, comme il oblige l’Etat et le tient. «Il faut que, malgré le mépris que peuvent inspirer au robuste bon sens de la France ces menées coupables, le Gouvernement déclare qu’il entend délivrer la France des étreintes de la politique ultramontaine.»

L’ordre du jour suivant, accepté par le cabinet, fut voté comme conclusion à ce débat:

«La Chambre, considérant que les manifestations ultramontaines, dont la recrudescence pourrait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du pays, constituent une violation flagrante des droits de l’Etat, invite le Gouvernement, pour réprimer cette agitation antipatriotique, à user des moyens légaux dont il dispose, et passe à l’ordre du jour.»

Une nouvelle levée de crosses se produisit, en 1891, au moment où des pèlerins français se permirent, à Rome, d’acclamer le «pape-roi». M. Gouthe-Soulard trouva cette manifestation de son goût et le déclara hautement. Sa réponse à une circulaire demandant aux évêques de suspendre leurs pèlerinages, le fit traduire devant la Cour d’appel de Paris. «On nous offre l’apaisement, disait-il, avec un Gouvernement qui a déclaré que le cléricalisme est l’ennemi, qui a brisé le Concordat en supprimant les traitements ecclésiastiques, qui a dispersé les congrégations vouées à l’enseignement, à la prédication, au soulagement des pauvres et des malades, qui a frappé d’une taxe les congrégations autorisées, qui a édicté l’obligation du service militaire pour le clergé, qui a chassé la religieuse des salles d’asile et de l’hôpital! Nous ne voulons pas de cet apaisement; ce serait de l’avilissement.»

Une interpellation du sénateur Dide permit à M. de Freycinet de s’expliquer, au nom du Gouvernement. Le Président du Conseil fit allusion, en commençant, aux manifestations épistolaires des évêques qui avaient suivi la condamnation de M. Gouthe-Soulard.

«Il résulte de la lecture de ces documents, dit-il, qu’une partie des membres du clergé affichent la prétention d’être au-dessus des lois... Ils sont allés jusqu’à soutenir cette thèse que le ministre de la Justice, appliquant la loi à l’un d’eux, le tribunal devant lequel il comparaissait n’avait pas qualité pour le juger. Cette doctrine ne s’est jamais manifestée d’une manière aussi claire.

«Si les moyens que la loi met au service du Gouvernement ne suffisent pas pour faire respecter les droits de l’Etat, nous n’hésiterons pas à proposer aux Chambres les moyens complémentaires qui pourraient nous faire défaut.

«Je sais bien que, de ce côté-ci (la droite), on ne reconnaît pas la valeur des articles de lois auxquels je fais allusion. On affecte de séparer les lois organiques du Concordat. Je sais que cette prétention a été élevée et l’honorable M. Buffet me fait un signe d’assentiment qui semble indiquer que, sans doute, il partage cette opinion.

«M. Buffet.—Complètement!

«M. le Président du Conseil.—Eh bien! je déclare, quant à moi, que je la trouve renversante.

«... Les évêques sont, j’imagine, des citoyens français. Est-ce que les lois organiques ne sont pas des lois applicables comme les autres lois? Si ces lois répugnent à leur conscience, qu’ils ne sollicitent pas un siège épiscopal. Personne ne les y a contraints.

«Nous voulons vivre en paix; mais nous ne voulons pas être dupes.

«Le cabinet qui siège sur ces bancs ne croit pas avoir reçu le mandat, ni des Chambres ni du pays, d’accomplir la séparation des Eglises et de l’Etat, ni de la préparer, mais nous avons reçu le mandat de faire respecter l’Etat, et si la séparation devait s’accomplir à la suite de l’agitation à laquelle je viens de faire allusion, la responsabilité en tomberait sur ses auteurs et non sur nous

Après le discours du Président du Conseil, on adopta l’ordre du jour suivant:

«Le Sénat, considérant que les manifestations récentes d’une partie du clergé pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation flagrante des droits de l’Etat,

«Confiant dans les déclarations du Gouvernement,

«Compte qu’il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu’il croira nécessaire de demander au Parlement, afin d’imposer à tous le respect de la République et la soumission à ses lois, et passe à l’ordre du jour.»

Cet ordre du jour porte, entre autres signatures, celle de M. Ranc. Au cours de la séance, M. René Goblet avait affirmé ses préférences pour la séparation des Eglises et de l’Etat. Cette thèse fut également défendue, quelques jours plus tard, à la Chambre des députés, par M. Pichon, à l’occasion d’une interpellation de M. Hubbard.

L’orateur constate que, depuis le Syllabus, le clergé ultramontain n’a jamais cessé d’intervenir dans nos affaires intérieures. Le pape intervient directement par des brefs. Dans leurs mandements, les évêques invitent à voter pour les candidats catholiques. Dans un moment critique pour lui, le clergé conseille au maréchal de Mac-Mahon, dans le cas où il ne serait pas soutenu par le Sénat, «de pourvoir au salut de la France d’une autre manière. Il faut faire un appel à la nation, après vous être assuré de l’armée». C’est la théorie du coup d’Etat. Ce qui importe à l’Eglise, ce n’est pas la tranquillité des Etats, mais le succès de sa doctrine, qui est celle du Syllabus.

Au cours de cette discussion, le principe de la séparation avait été nettement posé. Il l’avait été déjà d’ailleurs par M. de Freycinet, dans sa déclaration, après les élections de 1885. «L’intervention du clergé dans nos luttes politiques, et récemment encore dans les élections, disait-il, est pour les esprits sages le sujet de sérieuses préoccupations. Chacun a compris qu’une telle situation ne saurait se perpétuer et que le grave problème de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ne tarderait pas à s’imposer irrésistiblement». Et, en 1881, M. Ferry, disait déjà: «Si nous voyons, aux élections prochaines, ce que nous avons vu à une époque toute récente, s’il se fait une collusion entre les préfets de la France et les ennemis de la République, alors nous demanderons la séparation; nous qui ne la voulons pas, nous vous dirons alors: l’heure est venue.»

Chaque fois que le problème se posait ainsi avec précision, la nécessité d’une loi préalable sur les associations apparaissait à l’esprit. C’est à Waldeck-Rousseau qu’il appartint de la faire voter.

C’est dans son discours de Toulouse, le 28 octobre 1900, que M. Waldeck-Rousseau exposa, pour la première fois, le problème avec une pleine lucidité.

Après avoir prévu que la loi nouvelle qu’il allait proposer aux Chambres aurait pour résultat de ne soumettre qu’au droit commun les associations, il ajoutait:

«Il s’agit ensuite, par la même loi, de faire face au péril qui naît du développement continu, dans une société démocratique, d’un organisme qui, suivant une définition célèbre dont le mérite revient à nos anciens Parlements, «tend à introduire dans l’Etat, sous le voile spécieux d’un institut religieux, un corps politique dont le but est de parvenir d’abord à une indépendance absolue, et, successivement, à l’usurpation de toute autorité...»

«Je parle en homme qui n’est animé d’aucun esprit sectaire, mais simplement de l’esprit qui a dominé non seulement la politique de la Révolution, mais toute la politique historique de la France.»

Dans ce même discours, M. Waldeck-Rousseau avait fait allusion aux agitations politiques des moines. En janvier avait eu lieu, en effet, le procès des Assomptionnistes qui avait permis de constater l’intervention de cette congrégation militante dans les élections de 1898.

La congrégation fut dissoute comme illicite; et le lendemain du jour où elle était condamnée, le cardinal de Paris, M. Richard, allait rendre visite aux pères assomptionnistes.

Le Gouvernement lui demanda des explications et le blâma. Il supprima en même temps, les traitements de l’archevêque d’Aix, des évêques de Montpellier, Versailles, qui avaient écrit aux pères assomptionnistes des lettres de félicitations ou d’encouragement.

Comme on le voit, le clergé ultramontain n’avait pas abdiqué.

Le 31 janvier 1901, fut voté le premier article de la loi; elle devait être bientôt adoptée définitivement par les deux Chambres.

Le 3 octobre, expirait le délai imparti aux congrégations religieuses pour se conformer aux prescriptions de la nouvelle loi.

Sur 753 congrégations non autorisées (147 d’hommes et 606 de femmes), 53 congrégations d’hommes avaient sollicité leur autorisation, et 482 congrégations de femmes. Les jésuites s’étaient dispersés.

Quelque temps après, en juin 1902, M. Waldeck-Rousseau ayant abandonné le pouvoir, M. Combes recueillit la lourde responsabilité de faire respecter la loi nouvelle. Il le fit avec une énergie à laquelle il convient de rendre hommage, 321 voix l’approuvèrent à la Chambre lorsqu’il affirma que les ministres de son cabinet étaient «bien décidés à assurer la suprématie de la société laïque sur l’obédience monacale». Cette majorité lui fut fidèle et le bloc ne se déjugea point lorsqu’il s’agit de tirer de la loi de 1901 toutes les conséquences que nécessitait son application intégrale.

L’action cléricale se manifesta, à cette occasion, sous différentes formes. L’agitation gagna la rue. La Bretagne fut en proie aux excitations cléricales les plus violentes. Des officiers en service commandé refusèrent de procéder aux expulsions. Enfin, le 15 octobre, se produisit la manifestation traditionnelle de l’épiscopat ultramontain. Une pétition fut adressée par soixante-douze archevêques et évêques aux membres du Parlement pour les prier de se montrer favorables aux demandes d’autorisation formulées par certaines congrégations religieuses. C’était une nouvelle et flagrante violation du Concordat. Le Conseil des Ministres déféra comme d’abus au Conseil d’Etat cette pétition des membres de l’épiscopat. Puis le traitement de M. Perraud fut supprimé. L’année suivante, en avril et mai 1903, des moines furent accueillis dans les églises concordataires. Il y eut, à ce propos, des bagarres, notamment dans les églises d’Aubervilliers et de Belleville.

Le 19 mai, M. Combes dut répondre à une interpellation sur «la légalité des circulaires par lesquelles était interdite la prédication dans les églises aux moines sécularisés.» Dans sa réponse à M. Gayraud, le Président du Conseil se demande si «le Concordat et les articles organiques, qui en sont le développement prévu et voulu, ne créent les obligations qu’à l’Etat, ou si leurs prescriptions s’imposent également au pouvoir ecclésiastique.»

«Tout le monde sait, ajoutait M. Combes, que l’Etat n’a à sa disposition que des armes insuffisantes pour garantir ses droits et les faire triompher.

«L’appel comme d’abus fait sourire, et, lorsqu’il est réclamé par le Ministre des Cultes pour l’honneur des principes, il lui attire le plus souvent, de la part de l’ecclésiastique incriminé, une belle protestation publique, à laquelle nombre de ses collègues s’empressent de s’associer.

«La suppression du traitement est d’un mode moins solennel et d’un usage plus efficace, comme tous les coups qui frappent à la bourse. La généralité du bas clergé la redoute. Pour le haut clergé, c’est un jeu de la braver, quand ce n’est pas un calcul prémédité, en raison des avantages pécuniaires qu’il en retire, sous forme de souscriptions et d’offrandes. Reste la prison sur la paille très peu humide... On peut se demander seulement s’il serait sage d’y recourir systématiquement.

«... Quant à nous, déclarait M. Combes, puisqu’on nous demande notre sentiment, nous estimons préférable de faire l’opinion publique juge de la conduite de l’épiscopat. Notre raison est que les rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique sont entrés, depuis quelque temps, dans une phase nouvelle.»

Le Président du Conseil montre comment la procédure de l’entente préalable, imposée par le pape Pie IX et le cardinal Antonelli à la faiblesse des Ministres de la République, a permis au pouvoir ecclésiastique d’installer à la tête de la plupart des diocèses de France les candidats de ses préférences par le refus d’agrément dont il a frappé les candidats du pouvoir civil. Alors de constantes violations du Concordat se sont produites, si bien que l’opinion publique se demande ce qu’elle doit augurer d’un tel spectacle.

«Pour peu que le spectacle se prolonge, elle sera amenée à rejeter sur le Concordat la responsabilité d’un ordre de chose, où les écarts de conduite et les intempérances du clergé s’enhardissent par l’insuffisance même des moyens de répression. Puis, la logique aidant, l’opinion publique inclinera forcément à conclure que le Concordat de 1801 a fait son temps, et que le seul remède au désordre moral dont il s’agit ne peut se trouver que dans l’une ou l’autre de ces solutions: ou bien la séparation de l’Eglise et de l’Etat suivant une formule qui fera l’Eglise libre sous la souveraineté de l’Etat, ou bien une revision sérieuse et efficace des règlements de police jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité publique par l’auteur même du Concordat.»

A la suite de ce discours, on se demanda vers quelle solution penchait alors M. Combes. Dans les discours qu’il prononça ensuite aux banquets démocratiques de Marseille, de Tréguier et de Clermont-Ferrand, il parle de légiférer sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat, mais sans autre précision. Sans doute, il souhaitait une transformation prochaine des liens concordataires entre le Vatican et la France; mais se fera-t-elle dans le sens de la liberté pour les Eglises ou dans le sens d’une aggravation des articles organiques?

Ce n’est qu’au banquet d’Auxerre que M. Emile Combes se prononça ouvertement en faveur de la séparation des Eglises et de l’Etat. Une commission parlementaire s’était constituée à la Chambre et un projet de loi était résulté de ses travaux. De plus en plus, au sein du Parlement, une opinion se formait, nettement favorable au principe de la séparation. M. Combes vit une indication assez nette et il collabora même, on le verra, par le dépôt d’un projet de loi, à l’œuvre qui s’élaborait dans le sein de votre Commission.

Divers incidents nouveaux, et des plus graves, s’étaient d’ailleurs produits, qui mettaient à l’ordre du jour, d’une manière particulièrement pressante, la question des rapports de l’Eglise et de l’Etat. A l’occasion de la loi qu’avait déposée M. Combes dans le but de supprimer l’enseignement congréganiste, une véritable rébellion des cardinaux s’était produite. Leur protestation prit la forme d’une lettre au Président de la République. Elle était nouvelle, elle était imprévue. Sans doute, elle était en contradiction avec l’esprit même du Concordat, mais nul article ne lui était applicable. La chose finit ainsi qu’il devait arriver: au Conseil d’Etat.

Un fait plus grave, qui acquit une extrême importance par les événements qui s’ensuivirent, fut la protestation que le pape, récemment élu, Pie X, adressa aux chancelleries à l’occasion de la visite que le Président de la République venait de faire au roi d’Italie. En France, on fut presque unanime à trouver intolérable cette prétention du Saint-Siège à porter un jugement, sur notre politique extérieure. D’ailleurs, une phrase contenue dans les exemplaires reçus par les puissances catholiques, et dont le texte fut révélé par le journal l’Humanité, ne se trouvait pas dans la note qui avait été adressée au quai d’Orsay. Cette phrase laissait entendre que la même attitude de la part des autres puissances catholiques provoquerait le rappel immédiat du nonce. Ce document a sa place ici, car il aura exercé sur les événements une influence décisive.

Des Chambres du Vatican,

28 avril 1904.

La venue à Rome en forme officielle de M. Loubet, Président de la République française, pour rendre visite à Victor-Emmanuel III, a été un événement de si exceptionnelle gravité que le Saint-Siège ne peut le laisser passer sans appeler sur lui la plus sérieuse attention du Gouvernement que Votre Excellence représente.

Il est à peine nécessaire de rappeler que les chefs d’Etats catholiques, liés comme tels par des liens spéciaux au Pasteur Suprême de l’Eglise, ont le devoir d’user vis-à-vis de Lui, des plus grands égards, comparativement aux Souverains des Etats non catholiques, en ce qui concerne sa dignité, son indépendance et ses droits imprescriptibles. Ce devoir, reconnu jusqu’ici et observé par tous, nonobstant les plus graves raisons de politique, d’alliance ou de parenté, incombait d’autant plus au premier Magistrat de la République française, qui, sans avoir aucun de ces motifs spéciaux, préside en revanche une nation qui est unie par les rapports traditionnels les plus étroits, avec le Pontificat Romain, jouit, en vertu d’un pacte bilatéral avec le Saint-Siège, de privilèges signalés, a une large représentation dans le Sacré-Collège des Cardinaux, et par suite dans le Gouvernement de l’Eglise universelle, et possède par singulière faveur le protectorat des intérêts catholiques en Orient. Par suite, si quelque Chef de nation catholique infligeait une grave offense au Souverain Pontife en venant prêter hommage à Rome, c’est-à-dire au lieu même du Siège pontifical et dans le même palais apostolique, à celui qui contre tout droit détient sa souveraineté civile et en entrave la liberté nécessaire et l’indépendance, cette offense a été d’autant plus grande de la part de Monsieur Loubet; et si, malgré cela, le Nonce Pontifical est resté à Paris, cela est dû uniquement à de très graves motifs d’ordre et de nature en tout point spéciaux. La déclaration faite par M. Delcassé au Parlement français ne peut en changer le caractère ni la portée,—déclaration suivant laquelle le fait de rendre visite n’impliquait aucune intention hostile au Saint-Siège; car l’offense est intrinsèque à l’acte d’autant plus que le Saint-Siège n’avait pas manqué d’en prévenir ce même Gouvernement.

Et l’opinion publique, tant en France qu’en Italie, n’a pas manqué d’apercevoir le caractère offensif de cette visite, recherchée intentionnellement par le Gouvernement italien dans le but d’obtenir par là l’affaiblissement des droits du Saint-Siège et l’offense faite à sa dignité, droits et dignité que celui-ci tient pour son devoir principal de protéger et de défendre dans l’intérêt même des catholiques du monde entier.

Afin qu’un fait aussi douloureux ne puisse constituer un précédent quelconque, le Saint-Siège s’est vu obligé d’émettre contre lui les protestations les plus formelles et les plus explicites, et le soussigné Cardinal, secrétaire d’Etat, par ordre de Sa Sainteté, en informe par la présente, Votre Excellence, en vous priant de vouloir porter le contenu de la présente Note à la connaissance du Gouvernement, de...

Il saisit en même temps cette occasion de confirmer à Votre Excellence les assurances... etc...

Cardinal MERRY DEL VAL.

Le résultat de cette protestation incorrecte fut le rappel de notre ambassadeur du Vatican.

Vers le même moment, des plaintes qui avaient autrefois été portées contre deux évêques concordataires, MM. Le Nordez et Geay,—le premier du diocèse de Dijon, le second de celui de Laval,—eurent des suites. Les deux prélats furent sommés de comparaître devant le Saint-Office. Ils opposèrent quelque résistance et finalement, ayant reçu une lettre du secrétaire d’Etat Merry del Val leur enjoignant, sous menaces des plus graves sanctions canoniques, d’être à Rome dans la quinzaine, ils la remirent à leur chef hiérarchique, M. Dumay, directeur des cultes.

Il y avait là, de la part du Saint-Siège, une nouvelle violation du Concordat, une atteinte des plus graves au droit de l’Etat. Le Ministre des Cultes refusa aux deux évêques l’autorisation de comparaître devant un pouvoir étranger. Ceux-ci tentèrent d’abord de résister à Rome, puis sentant finalement leur position intenable dans leurs diocèses, ils les quittèrent un jour et allèrent se soumettre à l’autorité du Saint-Siège, en implorant sa pitié. Le Gouvernement ne put que supprimer leurs traitements.

Mais il continua à les considérer comme évêques, bien qu’ils eussent été destitués canoniquement par le pape.

La situation ne s’aggrava point en ce qui concerne M. Geay; il n’en fut pas de même dans la circonscription de M. Le Nordez. Le pouvoir y était, en réalité, exercé par deux vicaires généraux, considérés comme les représentants de l’évêque. Le Ministre des Cultes adressait sa correspondance à M. l’évêque de Dijon et les vicaires généraux répondaient, en empruntant la signature épiscopale. La fiction subsistait.

Mais les deux vicaires s’avisèrent de prendre des mesures contraires à l’esprit qui avait dicté auparavant les actes de M. Le Nordez. Celui-ci, se souvenant alors qu’il était encore évêque, et faisant acte du pouvoir administratif, les révoqua.

M. Combes ne pouvait qu’approuver cette résolution.

Quelques jours après, M. Bienvenu Martin devenait Ministre des Cultes. C’est lui que M. Morlot interpella sur cette situation bizarre.

Le nouveau Ministre des Cultes fit des déclarations très nettes en faveur de la séparation et la majorité républicaine de la Chambre s’y associa[5]. Depuis, l’évêque de Dijon a désigné au Gouvernement deux vicaires généraux de son choix. Ils eurent l’agrément du Ministre des Cultes, et Rome, soudain conciliante, voulut bien les agréer aussi, accordant pour un instant à M. Le Nordez des pouvoirs qu’elle lui avait contestés.

Les rapports de la République avec Rome en sont là, au moment même où va s’ouvrir devant vous la discussion sur la séparation des Eglises et de l’Etat.


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