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La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld

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CHAPITRE VII

Les Onas (suite).—L'organisation de la famille.—Rites funéraires.—Les Yaghans.—La mission d'Ouchouaya.—Historique des missions de la côte Ouest de la Terre de Feu.

Sur les Onas, M. Nordenskjöld donne d'intéressants renseignements qu'il nous semble bon de traduire.

«Ces Fuégiens sont, dit-il, essentiellement nomades. Bien qu'appartenant à une même race et parlant des dialectes qui ne diffèrent pas sensiblement, ils forment cependant plusieurs tribus, qui deviennent parfois ennemies. Très rarement les membres d'une même tribu se réunissent; le plus souvent, ils vivent par groupes de quelques familles. Leur principale occupation est la recherche de la nourriture, notamment la chasse au guanaco. Pour s'emparer de ces animaux, les meilleurs archers s'embusquent sur le bord des pistes suivies par ces quadrupèdes, tandis que les autres cernent le gibier et le poussent vers les chasseurs. Rarement, les tireurs manquent l'animal; si un pareil accident arrive, les chiens se mettent à sa poursuite et ont bientôt fait de le rejoindre.

FUÉGIENNES A LA CHASSE AU TUCO-TUCO
ONAS A OUCHOUAYA

«Comme chez tous les primitifs, les femmes ont dans leur lot la plus grosse besogne. Naturellement, elles ont à soigner les enfants et à prendre soin du ménage; en outre, elles pêchent les coquillages et capturent le tuco-tuco. Avec un long bâton pointu, elles fouillent le sol pour découvrir la position des terriers. Une fois qu'elles les ont trouvés, elles déposent à l'entrée une pierre ou quelque autre signe distinctif; l'animal, effrayé par tout ce bruit, se réfugie au plus profond de sa retraite. Quelque temps après, elles reviennent en tapinois et, frappant violemment le sol à coups de talon, elles éboulent les galeries du clapier; pour s'emparer du gibier, elles n'ont plus qu'à le déterrer.

«Le soir, toute la famille se réunit autour du feu de bivouac, pour cuire les aliments et pour jacasser. Parfois alors, les femmes chantent des mélopées d'une mélancolie poignante. C'est aussi le moment où l'on raconte les légendes. Comme tous les peuples, les Fuégiens ont imaginé une histoire de l'origine de l'homme, c'est-à-dire de leur race. Jadis, racontent-ils, le pays était habité par des hommes barbus, ressemblant aux blancs. Alors le soleil et la lune, mariés ensemble, vivaient sur la terre. Les hommes étant devenus méchants et, ayant commencé à se faire la guerre, le ménage céleste se retira au ciel, d'où il expédia sur la terre une grande étoile rouge et brillante (Mars), qui, pour ce voyage, prit la forme d'un géant. L'envoyé arriva, muni d'un sac énorme, «beaucoup plus grand que celui dans lequel sont renfermés les biscuits, que distribuent les missionnaires.» Tous les hommes qui vivaient alors y furent enfermés et massacrés. Le messager façonna ensuite deux mottes d'argile, les plaça l'une à côté de l'autre; après trois lunaisons, il en sortit un homme et une femme, les ancêtres des Fuégiens.

«On n'a encore aucune notion sur le sentiment religieux de cette peuplade. Le soleil et surtout la lune sont, dans ses croyances, des puissances souveraines qui exercent une influence importante sur les actions des hommes, mais comment se manifeste cette influence, nous n'avons, à cet égard, aucun renseignement.

«Les Fuégiens sont d'excellents pères de famille, traitant le plus souvent avec douceur et affection leurs femmes et leurs enfants. La polygamie existe à la Terre de Feu; souvent un mari possède trois femmes, autant d'ouvrières laborieuses. A leurs yeux, la femme est surtout un serviteur que l'on charge des plus dures besognes. La réflexion d'un Indien est à ce sujet caractéristique. «Je ne puis pas comprendre, disait-il, quel plaisir les blancs trouvent à toujours travailler; pourquoi ne font-ils pas comme nous et ne prennent-ils pas plusieurs femmes qu'ils feraient peiner à leur place?»

Peu compliquée, la médecine de ces primitifs. Lorsqu'il y a un malade, tous ceux qui habitent la même hutte s'asseoient autour de lui et entonnent des incantations, en attendant l'arrivée du charlatan, le seul homme de la tribu qui ait sur les indigènes une certaine autorité. L'unique traitement qu'il connaisse est le massage; une fois cette opération pratiquée, l'homme de l'art saute pieds nus sur la poitrine du patient et la piétine vigoureusement ainsi que la tête. Dans leur naïveté, les Fuégiens croient que la maladie est déterminée par l'introduction d'un mauvais esprit dans le corps, par suite qu'il faut l'en expulser, comme on fait sortir le pus d'un bouton, en le pressant.

Ces Indiens ont des rites funéraires très simples: ils enterrent l'homme enveloppé dans son manteau à l'endroit où il est mort et ensuite déplacent la hutte. Les survivants, tout au moins les veuves, témoignent de leur douleur en pratiquant sur leurs jambes un tatouage avec des pierres pointues, opération qui leur fait perdre une grande quantité de sang.

Certes, la vie des Fuégiens est rude et pénible, notamment l'hiver, alors que la famine les décime parfois; néanmoins, ces pauvres gens pourraient soutenir la lutte pour la vie sans l'hostilité des blancs. A l'époque du voyage de M. Nordenskjöld, l'état de guerre entre les colons et les naturels durait toujours, barbare et cruel.

Si les Onas sont menacés d'une prochaine disparition par la cruauté des civilisés, les Yaghans, eux, sont déjà presque entièrement exterminés. De cette tribu il n'existe plus aujourd'hui que quelques individus; tels ces rochers isolés au milieu des plaines qui demeurent les seuls témoins des puissantes assises enlevées pierre à pierre par les actions destructrices des éléments.

ENFANTS ONAS A OUCHOUAYA

Vers 1870, les Yaghans comptaient encore un effectif de 3 000 individus; quatorze ans plus tard ils n'étaient plus que 940 environ; en 1895 et 1896 leur nombre était réduit à 300 au maximum. Comme dans toutes les autres parties du monde, au contact des blancs, les indigènes ont contracté de terribles maladies contagieuses qui les ont décimés. En 1884, quelques semaines après que des communications eurent été établies entre Ouchouaya et le monde extérieur, une épidémie de rougeole enleva la moitié des habitants de cette localité. En peu de temps mouraient 70 individus tant adultes qu'enfants. Depuis, les affections les plus meurtrières, notamment la pneumonie, ont sévi sur les Yaghans et de jour en jour l'affreuse maladie étend ses ravages.

Les Yaghans ne sont plus les sauvages décrits par les anciens voyageurs; sous l'influence des missionnaires ils ont acquis un certain degré de civilisation. Aujourd'hui on ne trouve plus d'indigènes demeurés à l'état primitif que sur les bords du détroit de Darwin; autour de ce goulet, il existerait encore, dit-on, quelques familles restées fidèles aux anciens usages, quoiqu'elles aussi fréquentent les missions. Presque tous ces Indiens parlent un peu l'anglais. Si quelques-uns habitent encore des huttes, la plupart sont installés dans des maisonnettes en bois. Ils ont également abandonné les canots en écorce de leurs ancêtres, et les ont remplacés par des pirogues creusées à la hache dans un tronc d'arbre. Ces nouvelles embarcations, plus rapides que les anciennes, n'ont pas leur stabilité.

Un détail montrera l'état actuel de ces Indiens. Ils se sont épris du jeu de billard, et il n'est pas rare d'en voir à Ouchouaya passer l'après-midi à d'interminables parties. C'est leur grande distraction, qu'ils prennent, du reste, avec calme. Ces indigènes ne causent jamais de désordre et les colons n'élèvent contre eux aucune plainte. L'histoire de la mission d'Ouchouaya se confond avec celle de l'introduction de la civilisation: il nous paraît donc utile d'en présenter un résumé rapide, en suivant le récit de M. O. Nordenskjöld.

Lorsque Darwin et Fitz-Roy, au cours de leur célèbre voyage, visitèrent la Terre de Feu, les indigènes n'avaient point été modifiés par le contact avec les étrangers; ils ne possédaient aucun abri fixe et ne savaient même pas coudre les peaux de phoques et de loutres qu'ils tuaient. Aussi bien le célèbre naturaliste les juge-t-il la race la plus inférieure de la terre, et leur refuse même la capacité de s'élever. Ce fut justement cette situation lamentable qui détermina un homme de cœur, le capitaine de vaisseau anglais Allen Gardner, à consacrer ses efforts à l'amélioration du sort de ces malheureux. Après une première reconnaissance de la région, cet apôtre convaincu s'établissait, en 1850, à l'île Picton; quelques mois plus tard l'hostilité des indigènes l'obligeait à abandonner la place, et, avec ses six compagnons, il s'embarquait dans un canot pour aller attendre au large le passage d'un bâtiment. Cette faible embarcation n'ayant pu tenir sur cette mer tempêtueuse, force fut de revenir sur la côte. Alors commença pour ces malheureux une lutte terrible contre la faim et les privations. Les vivres vinrent bientôt à faire défaut et point de munitions pour s'en procurer de nouveaux! La provision de poudre avait été oubliée sur le navire qui avait amené Allen Gardner! Privés de viande fraîche, les vaillants pionniers furent attaqués par le scorbut, et les uns après les autres succombèrent dans le courant de septembre 1851. Le navire chargé de les ravitailler arriva un mois trop tard!

Loin de refroidir l'ardeur des missionnaires cette catastrophe ne fit qu'enflammer leur zèle et un nouveau départ de ces héroïques apôtres fut bientôt décidé. Cette fois on s'y prit autrement.

Plusieurs pasteurs allèrent s'établir sur l'île Keppel, une terre inhospitalière de l'archipel Falkland; après deux ans de travail, ils réussirent à installer un établissement assez important et à attirer plusieurs familles fuégiennes. Au nombre de ces Indiens se trouvait Jemmy Bulten, un des indigènes qui avaient suivi Fitz-Roy jusqu'en Angleterre. Accompagné de ce Jemmy Bulten et de quelques autres naturels, un des missionnaires entreprit, en 1859, un voyage à la Terre de Feu, sur un petit voilier monté par huit hommes. Pendant la traversée plusieurs disputes s'élevèrent entre les Indiens et l'équipage; néanmoins elles ne parurent entraîner aucune suite.

Le drame cependant se préparait.

Un dimanche, les membres de l'expédition qui se trouvaient à terre furent attaqués à l'improviste par les Fuégiens et tous massacrés. Seul le cuisinier échappa à la mort par une fuite rapide dans les bois; mais, pressé par la faim, le malheureux dut bientôt sortir de sa retraite et aller implorer la pitié des sauvages. Leur instinct de meurtre avait été apaisé; ils se contentèrent donc de le dépouiller de tous ses vêtements; après quoi, ils l'admirent dans la tribu. Notre homme s'adapta parfaitement à la vie fuégienne, à la graisse de baleine comme à l'habitude de ne porter qu'une peau de phoque pour toute protection contre les intempéries de ce rude climat. Fort heureusement pour le nouveau Robinson l'épreuve ne fut pas longue; quelques mois plus tard un navire, envoyé par les autres missionnaires à la recherche de leur confrère, arrivait et embarquait l'unique survivant de l'expédition.

Après ces deux tentatives terminées si tragiquement, l'évangélisation des Fuégiens subit un temps d'arrêt. Cette période d'inaction fut cependant loin d'être inutile. Pendant ce temps, un jeune membre de la colonie de l'île Keppel, M. Thomas Bridge, apprit la langue indigène des quelques naturels qui étaient demeurés à la mission. Dès lors, des Fuégiens, sachant qu'ils seraient désormais compris des étrangers, vinrent s'établir à l'île Keppel. Grâce à M. Bridge, les missionnaires purent instruire les nouveaux arrivés, leur enseigner différents métiers, bref les élever peu à peu au-dessus de la condition de chasseurs et de pêcheurs.

En 1869 seulement, une nouvelle tentative d'établissement à la Terre de Feu fut entreprise sous la direction de M. Stirling, aujourd'hui évêque des Falkland. Sur une langue de terre verdoyante de la côte de la baie d'Ouchouaya, le vaillant missionnaire s'établit dans une misérable hutte au milieu des indigènes. La situation n'était pas facile; pour en sortir à son honneur, M. Stirling déploya les plus grandes qualités de tact.

Chaque jour des vols étaient commis à son préjudice; afin d'en imposer à la population et de maintenir son prestige, M. Stirling devait punir les coupables et en même temps pas trop durement pour garder la sympathie de cette race inconsciente. Ce nouvel essai d'apostolat eut un plein succès; l'année suivante, M. Bridge prit la direction de la station évangélique, qu'il a gardée jusqu'à ces derniers temps, travaillant sans cesse avec une ardeur infatigable au succès de cette entreprise civilisatrice.

Depuis, la paix a presque toujours régné entre les missionnaires et les Fuégiens. De temps à autre il y a bien eu quelques incidents isolés; somme toute, aujourd'hui les prêtres européens font tout ce qu'ils veulent des indigènes, les employant à la culture, à l'ouverture des chemins ou à des travaux de bûcheron. Pour tout salaire les travailleurs reçoivent la nourriture et l'habillement; lorsqu'ils ont durement peiné pendant quelques semaines, ils touchent une gratification supplémentaire consistant en une chemise ou un gilet. Il y a quelques années, ceux qui avaient consenti au baptême recevaient en plus, tous les six mois, quelques vêtements et quelques menus cadeaux. Grand était l'attrait exercé par cette libéralité; il est donc permis de penser qu'elle détermina un certain nombre de conversions. Actuellement tous les Indiens sont baptisés, mais il en est peu, peut-être même pas un seul, qui ait une conception nette du christianisme. D'après M. Nordenskjöld, absolument probantes sont les preuves du peu d'influence que l'enseignement religieux a eu sur ces simples; toutefois, suivant notre auteur, il serait injuste de nier les remarquables résultats obtenus en général par les missionnaires dans leur œuvre civilisatrice.

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