La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld
CHAPITRE IX
Exploration dans le Sud de la Patagonie.—Chabunco.—La vallée du Gallegos Chico.—Dans la région des Andes.
A la fin de 1896, M. Nordenskjöld entreprit une exploration dans le Sud de la Patagonie. Dans le bassin du rio Gallegos un syndicat belge ayant acquis une concession de 10 000 kilomètres carrés, chargea le jeune et savant explorateur suédois de le renseigner sur la valeur de cet immense territoire. Celui-ci avait immédiatement accepté l'offre qui lui était adressée, voyant dans cette nouvelle mission l'occasion d'étendre et de continuer ses études.
«Arrivé à Punta-Arenas dans les premiers jours de novembre, raconte M. Nordenskjöld, je rencontrai Don Lorenza de Bray, le représentant de la Compagnie belge, établi depuis longtemps dans cette ville et par suite en relations avec tous les gens du pays. Il avait reçu l'ordre de m'accompagner et de me prêter la plus large assistance. Un appui important dans la tâche toujours si difficile d'organiser une caravane. En premier lieu, il s'agissait d'engager un bon guide, un vaqueano expérimenté; il est certes aisé de se diriger dans la région que nous allions aborder, mais nous aurions souvent à traverser de grosses rivières qui ne présentent que de rares gués; pour trouver ces passages, l'assistance d'un homme connaissant bien le pays était absolument nécessaire. Moyennant un salaire mensuel de cent pesos chiliens (186 fr.), nous nous assurâmes le concours du meilleur vaqueano de la région, un nommé Angel Brunel, le vrai type du gaucho de la Pampa, un centaure, capable de monter et de dompter les animaux les plus rebelles. Avec cela, jamais embarrassé pour trouver sa route au milieu de ces plaines unies comme l'Océan, où l'œil exercé du géologue ne découvrirait pas le moindre accident de terrain sur des espaces infinis.
«Nous engageâmes en outre deux Chiliens; trois volontaires se joignirent à nous: le fils d'un négociant de Punta-Arenas et deux vieux chasseurs que la société de notre vaqueano attirait et qui pensaient trouver du gibier en abondance dans la région que nous allions aborder. Notre caravane comprenait en tout huit personnes, cinquante-cinq chevaux et une vieille mule, à laquelle échut l'honneur de porter la caisse des instruments.
«Le 16 novembre 1896, nous quittons Punta-Arenas pour aller coucher à Chabunco, une petite auberge tenue par un Français, à quelques heures au Nord de la ville, sur les bords d'un ruisseau. L'emplacement de cet établissement avait été judicieusement choisi, près d'un pont, devant l'unique route du pays, par suite sur le passage de tous les gens qui apportaient leurs marchandises au grand marché de la région.
«Le lendemain, nous avançons rapidement. Plus l'on s'éloigne de Punta-Arenas, plus mauvaise devient la route; finalement elle se perd dans un marais, où la caravane s'embourbe. Un mois plus tard la traversée de ce marécage aurait été impossible.
..... 17 novembre. «Un vrai temps de Patagonie: une tempête d'Ouest accompagnée de grains de grêle et d'averses de neige. Telle est la violence du vent qu'il est impossible de rester en selle et que les bêtes refusent d'avancer. Nous mettons donc pied à terre; enveloppés dans nos manteaux, couchés à l'abri de nos chevaux, nous attendons que l'ouragan mollisse.
..... «Le temps s'éclaircit. Aux approches de la Cabeza del Mar, le chemin est meilleur. A francs étriers nous galopons pour atteindre, sur les rives de cette curieuse baie, un hôtel, le plus grand et le meilleur de la Patagonie. Un hôtel dans ce désert! C'est qu'ici le trafic est assez important, sur la grande route de Punta-Arenas au Gallegos.
«Après un repos de quelques heures, en selle de nouveau. Nous quittons les grands chemins pour nous engager dans une région coupée de fondrières. A chaque instant, nous tombons dans des marécages absolument impraticables; pour éviter cette bourbe, de longs détours deviennent nécessaires. Le pataugis est effroyable et épuise les chevaux de bât. Très tard seulement la caravane arrive au gîte, à Pozo de la Reina, une misérable petite auberge, le dernier avant-poste de la civilisation. Au-delà commence la contrée presque déserte qui s'étend autour du Gallegos.»
Dans cette localité, arrêt de trois jours pour organiser la caravane. Après cela commence un haut plateau superbe, presque désert, un paysage lugubre; dans cette monotonie triste, on sent doublement la fatigue.
23 novembre. Nous passons la frontière entre le Chili et l'Argentine. Au delà s'ouvre la vallée relativement verdoyante du Gallegos Chico. Au milieu de cette fraîcheur apparaît une petite maisonnette. Un colon est venu s'établir dans cette solitude pour tenter la fortune. Quelle différence avec les grandes estancias de la Terre de Feu! C'est que dans ce dernier pays la colonisation est entreprise par de riches et puissantes compagnies, tandis qu'ici elle est l'œuvre d'individualités. Ces pionniers ont, par suite, des débuts modestes, et doivent partager une hutte avec leurs ouvriers jusqu'au jour où les bénéfices leur permettront d'élever une habitation. Le lendemain, encore un ouragan, et d'une telle violence que le départ doit être différé. Les chevaux ne pourraient soutenir l'effort du vent sur le plateau dénudé. Pour passer le temps nous nous rendons chez un colon chilien, un original connu dans toute la contrée. Brillant officier de cavalerie, il avait été banni à Punta-Arenas pour avoir pris part à la révolution de 1890. Pareille aventure est fréquente dans l'Amérique du Sud, mais, généralement, une fois les passions politiques apaisées, une amnistie ou une remise de peine est accordée aux conjurés. Notre homme ne voulut profiter d'aucune grâce: dans son exil, il s'était épris de la vie libre à travers les steppes et s'était établi chez une tribu patagone, qu'il suivait dans ses chasses comme dans ses pillages. Finalement il avait épousé une indigène. Nous trouvâmes ce nouveau Robinson installé dans une hutte en pierres sèches et en tourbe très primitive. Aujourd'hui, les événements politiques laissent froid l'ancien révolutionnaire; en vrai Patagon qu'il est devenu, seuls les chevaux l'intéressent, et avec fierté il nous montre son troupeau de bêtes superbes réuni dans le corral.
25 novembre. La tempête, après s'être apaisée dans la nuit, reprend le matin. Nous ne pouvons éternellement demeurer bloqués; il faut tenter une sortie. Tandis que la caravane s'acheminera vers l'embouchure du Zurdo où elle campera, je gagnerai directement le Gallegos pour rejoindre ensuite mes camarades en remontant cette rivière.
..... Des lignes de hauteurs séparées par d'étroits et profonds ravins. Les bords de ces dépressions sont parfois des murs de basalte; il a dû évidemment se produire ici une érosion puissante, à une époque antérieure; actuellement ces ravins sont pour la plupart à sec. Quelques heures de chevauchée nous amènent sur une protubérance de terrain; au pied s'ouvre une profonde vallée, large de cinq kilomètres environ, dans laquelle coule le Gallegos, un des plus puissants fleuves de la Patagonie. De tous côtés des horizons de plateaux nus; au milieu de cette uniformité terrestre, pareille à celle de l'Océan, émergent, comme des îles, quelques mamelons, vestiges, semble-t-il, d'anciens cratères aujourd'hui détruits.
..... Nous suivons le lit du Gallegos. Ici le paysage est aussi monotone que sur le plateau; point de découverte de pays, point de formes variées dans les mouvements du terrain. Nous cheminons au fond d'un fossé.
..... Après plusieurs heures de marche, voici l'embouchure d'un affluent. Est-ce le Zurdo où nous avons donné rendez-vous à la caravane? Ce n'est pas mon avis, et nous poussons en avant. Des rafales, toujours terribles, soulèvent des tourbillons de poussière et nous lancent à la figure une mitraille meurtrissante de graviers. Toujours nous galopons et toujours rien ne paraît à l'horizon. Les chevaux fourbus n'avancent plus que lentement. Évidemment nous allons être obligés de nous arrêter et de bivouaquer sans tente et sans vivres. J'essaie d'allumer un feu, dans la pensée de signaler notre présence à nos camarades, mais le gazon mouillé éteint les allumettes. Nous remontons en selle; enfin, dans un vallon verdoyant, des blancheurs annoncent le campement.
..... Passé le Zurdo, le décor change. A la place de hauts plateaux déserts couverts de graviers, ce sont maintenant des terres basses; elles s'étendent jusqu'au célèbre fjord de l'Ultima Esperanza, cette ramification du Pacifique qui coupe la Cordillère et qui vient se terminer à la lisière des plaines patagones. Voici enfin des arbres, les premiers depuis Punta-Arenas; ils sont rabougris et cantonnés dans les ravins; mais à mesure que l'on avance vers l'Ouest, ils deviennent plus nombreux, plus grands, et, finalement, avant le bord de la mer, forment des bois si compacts que l'on ne peut les traverser que la coupette en main.
Cette terre basse, qui comprend le bassin supérieur du Gallegos, est limitée, au Nord, par des collines isolées. Entre ces accidents de terrain s'ouvrent d'étroites vallées, lesquelles conduisent dans une autre dépression. Cette dernière cuvette, traversée dans sa partie centrale par le rio Viscachas, renferme deux vastes nappes, les lacs Maravilla et Sarmiento, dont les extrémités occidentales sont logées dans la Cordillère des Andes. Tout le versant oriental de ce puissant massif est jalonné de vastes dépressions lacustres semblables qui, par l'effet de l'érosion régressive, ont été capturées au profit du versant Pacifique; leurs émissaires traversent les montagnes, alors que leur drainage devrait s'effectuer vers l'Est, vers les plaines patagones.
Le sol des bassins visités par Nordenskjöld est constitué, soit par de l'argile, soit par des sables argileux renfermant, en plus ou moins grande abondance, des blocs à angles saillants. Cette formation, parfois nettement stratifiée, présente le plus souvent un faciès très bizarre, ressemblant aux dépôts morainiques par la présence de blocs striés, et en même temps offrant une certaine régularité dans l'agencement des matériaux. Ces terrains sont, sans aucun doute, d'origine glaciaire. Toutes ces régions basses étaient recouvertes d'eau, et, dans la partie occidentale de ces nappes trempait le front des glaciers. Il se produisait là une sédimentation régulière, tandis que, dans les eaux peu profondes, les glaces flottantes apportaient une masse considérable de matériaux, et donnaient naissance à ces dépôts d'aspect morainique. Une partie de ce terrain doit même dériver de la moraine de fond déposée par le glacier dans ces bassins. Suivant toute vraisemblance, les eaux qui occupaient ces dépressions étaient douces[3].
[3] Svenska expeditionen till Magellanslanderna, I. 2—Otto Nordenskjöld, Uber die posttertiæren Ablagerungen der Magellanslænder nebst einer kurzen Uebersichtihrer tertiæren Gebilde. Stockholm, 1898.
Après cette digression géologique, revenons au récit du voyage. La caravane a maintenant à franchir le Gallegos, un large torrent tout bouillonnant. Quelques chevaux sont poussés à l'eau; ils perdent pied presque aussitôt, et, quoique nageant vigoureusement, sont repoussés par le tourbillon vers la rive.
A vouloir s'entêter dans l'entreprise, on perdrait toute la cavalerie. En présence de cette situation, le seul parti consiste à tourner l'obstacle en opérant un long circuit autour du bassin du fleuve.
Le 2 décembre seulement, M. Nordenskjöld atteignait les sources de la branche Nord du Gallegos, situées à quelques heures seulement des rives de l'Ultima Esperanza. C'est qu'ici le Pacifique a coupé la Cordillère des Andes dans toute son épaisseur et pénètre par ce fjord jusque sur le versant Est de ce relief. C'est de cette situation et de phénomènes de «capture» très fréquents au Sud du 46e degré de latitude méridionale qu'est né le grave conflit qui divise actuellement l'Argentine et le Chili. Un traité signé en 1881 par ces deux républiques stipule que leur frontière suivra la ligne des plus hauts sommets de la Cordillère des Andes qui partagent les eaux. Or, ce puissant relief est découpé transversalement dans toute son épaisseur par des vallées qui apportent au Pacifique les eaux de vastes bassins hydrographiques situés à l'Est de la Cordillère des Andes, et qui s'étendent souvent jusque dans la zone de la pampa, et à l'Est de ces rivières la ligne de partage des eaux du continent n'est le plus souvent marquée que par des moraines et des marais.
En présence de ces faits, des divergences se sont élevées entre les fonctionnaires chiliens et argentins chargés des opérations d'abornement; les premiers réclamant comme limite la ligne de partage des eaux du continent, alors même qu'elle se trouve en plaine; les seconds la crête principale de la Cordillère des Andes, laquelle est découpée par les vallées de fracture signalées plus haut. Un protocole de 1893 stipule expressément que la ligne des sommets les plus élevés de la Cordillère des Andes qui séparent les eaux constitue la frontière entre les deux républiques. «En conséquence, toutes les terres et toutes les eaux qui se trouvent à l'Orient de la ligne des sommets les plus élevés de la Cordillère des Andes qui séparent les eaux feront partie à perpétuité du territoire de la république Argentine, et toutes les terres et toutes les eaux qui se trouvent à l'Ouest des sommets les plus élevés de la Cordillère des Andes qui séparent les eaux seront considérées comme faisant partie intégrante du territoire chilien.» Sur ce texte, pourtant très clair, les deux parties n'ont pu se mettre d'accord, les Argentins tenant pour la ligne des plus hauts sommets des Andes, les Chiliens pour la ligne de partage des eaux du continent. Finalement, les deux républiques ont décidé de soumettre le règlement de leur différend à l'arbitrage de la Grande-Bretagne. Néanmoins des incidents tout récents ont failli mettre aux prises les adversaires.
Le bassin du Gallegos est séparé, dans le Nord, de la cuvette renfermant les lacs Sarmiento et Maravilla, par un haut plateau qui, à la Punta Alta, s'élève à 1 000 mètres. De ce haut belvédère se découvre naturellement un panorama grandiose. Dans l'Ouest l'horizon montre la dentelle neigeuse de la Cordillère des Andes, précédée de plateaux et de pyramides également chargés de glaciers. De l'autre côté du plateau, vers le Nord, s'ouvre une vallée, entourée de montagnes de 5 à 600 mètres, couvertes de gazon jusqu'aux sommets et de forêts sur leurs versants. Après trois jours de marche dans ce couloir, la caravane débouche dans le large bassin drainé par le Serrano. Au milieu de cette plaine, ce rio, aussi considérable que le Gallegos, serpente en méandres innombrables, incertain de la direction qu'il doit suivre. Vers le Nord, cette cuvette est limitée par le massif de Baguales, hérissé de pics et d'aiguilles. Ce relief était originairement un morne plateau; plus tard les érosions ont sculpté des saillies pittoresques dans son épaisseur. Et, au milieu de ce cadre de cimes blanches, un grand lac sombre avive par sa tonalité l'éblouissement des neiges. Ce vaste bassin, d'une très grande fertilité, abondamment arrosé, est encore presque désert. Trois colons seulement y sont établis depuis quelques années; ils possèdent en tout 15 000 moutons. La compagnie belge, pour le compte de laquelle cette expédition avait été entreprise, se proposant de créer des établissements dans cette contrée, Nordenskjöld y séjourna un mois, afin d'en reconnaître consciencieusement les ressources. La première question à étudier était celle des communications avec la mer. Une première voie est tracée par le rio Serrano, l'émissaire du lac Maravilla, qui vient déboucher dans l'Ultima Esperanza. Une seconde route semble ouverte par une dépression de la crête des Andes, laquelle paraît correspondre au canal de Peel sur le versant Pacifique. Pour élucider ce problème topographique, Nordenskjöld entreprit une très intéressante expédition.
Au début, l'entreprise paraît facile... On avance au milieu d'un passage superbe. Voici un nouveau lac, le Sarmiento, situé au Nord du Maravilla. Dans l'Ouest de cette nappe le puissant massif de Payne, chargé de glaciers, forme un grand relief blanc, tandis que de tous côtés le sol se lève en hautes et belles montagnes. Mais, à mesure que l'on avance, le terrain devient singulièrement difficile, hérissé de monticules couverts de blocs, puis déchiré par une étroite vallée marécageuse où les chevaux réussissent avec peine à se dépêtrer de la bourbe. Au milieu de la forêt, la marche est encore plus pénible. A chaque pas le passage se trouve barré, tantôt par des amoncellements inextricables de bois, tantôt par des crevasses du sol.
Après trois jours de cet exercice, la caravane arrive dans la vallée qu'elle se propose d'explorer. Dans sa partie inférieure cette dépression est occupée par un lac large d'environ cinq kilomètres, enfermé dans une enceinte de murailles à pic. De cette nappe sort un torrent trop gros pour être guéé. «Je prends alors, raconte Nordenskjöld, le parti de suivre la rive septentrionale. Alors commence une chevauchée absolument folle. Sur le bord de l'eau, pas la moindre berge; nous escaladons des rochers à pic couverts d'enchevêtrements inextricables de taillis et de souches mortes, et, sous les pieds des chevaux, s'ouvrent des ravins comme des fissures dans le sol; un pas de plus et tout le monde roulerait dans un précipice. Pour contourner ces crevasses, de longs détours sont nécessaires. Enfin nous parvenons à l'extrémité supérieure du lac.
«Le lendemain, nous continuons à remonter la vallée. Le terrain est un peu meilleur. Par endroits s'étendent des nappes de graviers sur lesquelles il devient possible de galoper. Mais cela dure peu. Bientôt se montrent de nouveau des marais diaboliques; à chaque instant les chevaux s'enlizent, et pour les retirer de ces bourbiers, ce n'est pas un petit travail. Et toujours la forêt, et toujours la hache en main.
«C'est dans ces circonstances que se révéla le sens topographique véritablement merveilleux de notre vaqueano. La caravane se trouvait empêtrée dans une brousse inextricable, au milieu d'un marécage. Les chevaux ne pouvaient plus faire un pas. Aussitôt le guide partit en avant. Pendant des heures j'erre avec lui au milieu des bois, sans pouvoir distinguer quoi que ce soit; comment, après cela, pourrons-nous retrouver les chevaux? Nous battons en retraite; nous faisons autant de détours qu'à l'aller pour franchir les fourrés impénétrables. Comment diable le vaqueano peut-il reconnaître sa route au milieu de cette forêt partout pareille? Tout à coup quel n'est pas mon étonnement de me trouver face à face avec la caravane!
«..... Dans la soirée, nous arrivons enfin sur un monticule qui émerge au-dessus de l'océan de verdure; pour la première fois je puis avoir une vue d'ensemble sur le pays.
«Le lendemain, dès le point du jour, je m'achemine vers la montagne. La vallée que je suis montre des stries et des polis, traces évidentes d'une ancienne glaciation. Ses parois sont escarpées, souvent même à pic, et comme elle est occupée dans toute sa largeur par le torrent, la seule voie qui m'est ouverte est un sentier de guanacos, absolument aérien. Le moindre faux pas, je ferais une chute de plusieurs centaines de mètres dans la rivière. Plus loin, voici de nouveau la forêt et des collines couvertes de végétation, puis finalement le glacier. Le panorama est grandiose. Devant moi se déroule un immense plateau couvert de glace; au milieu surgit un nunatak[4], une haute dent rocheuse toute noire, que mes compagnons proposent d'appeler le Cerro del Cisne (Mont du Cygne). De cette nappe descend un superbe glacier dont une partie s'étend dans un beau lac et auquel je donne le nom du baron Dickson, le Mécène de notre expédition. Il est situé entre deux et trois cents mètres d'altitude. Dans cette nappe, le glacier se termine par une muraille haute d'une douzaine de mètres qui, en se délitant, donne naissance à de petits icebergs.
[4] Vocable grœnlandais introduit dans la terminologie géographique pour désigner les pics rocheux isolés au milieu des nappes de glace.
«... Les ombres du soir descendent lentement, peu à peu la nature s'enveloppe d'une douce pénombre et dans cette fin de jour la sensation du paysage devient aiguë. C'est l'heure émouvante.
«... Avant la nuit je dégringole en hâte pour passer les fourrés les plus épais. Aux dernières clartés, arrivé sur le bord d'une petite nappe d'eau, j'installe mon bivouac, je fais un grand feu, et après avoir avalé un verre d'eau comme souper, je m'étends sous un abri de branchages. Le lendemain dès l'aube je me remets en route pour rallier le campement, juste au moment où le soleil commençait à dorer les neiges des Andes.»