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La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld

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CHAPITRE IV

La côte Ouest de la Patagonie.

L'extrémité méridionale de l'Amérique présente deux aspects complètement différents. Vers l'Est, derrière une côte uniforme et inhospitalière, s'étalent d'immenses plaines, les fameuses Pampas, tandis que, à l'Ouest, le puissant relief de la Cordillère des Andes se dresse, rongé et déchiqueté par la mer en un inextricable réseau de fjords et d'archipels. Du côté de l'Argentine, c'est un morne désert, toujours pareil. Passez le détroit de Magellan: de l'autre côté, vous trouvez un second désert, mais celui-ci dominé par une variété d'horizons montagneux, souvent absolument extraordinaires.

De retour à Punta-Arenas, M. Nordenskjöld partit visiter une des régions les plus curieuses des Andes de Patagonie. Cette puissante chaîne se compose de deux crêtes longitudinales, séparées par de profondes dépressions ouvertes également dans la direction du méridien, et morcelées par des vallées de fracture orientées perpendiculairement à l'axe du relief. Occupées dans le Nord par des vallées, ces dépressions sont, à l'extrémité du continent, remplies par le Pacifique. Entre d'admirables crêtes, l'Océan s'insinue par d'étroits goulets au milieu des terres et vient remplir les cavités taillées au milieu des montagnes. Tel le fameux fjord de l'Ultima Esperanza; ce bras de mer coupe, dans toute son épaisseur, la Cordillère des Andes et vient se terminer au bord occidental de la pampa patagone. L'Ultima Esperanza est uni à l'Océan par un canal extrêmement étroit, le Kerke Narrows, qui d'un bord à l'autre ne mesure pas plus de cent mètres de large. Comme dans les fjords norvégiens, les remous de la marée déterminent dans ce passage un courant de foudre contre lequel les vapeurs les plus puissants ne peuvent lutter.

HUTTE ET PIROGUE D'INDIENS DES CANAUX

Sur les bords de cette baie, Nordenskjöld fit une récolte très intéressante. Quelque temps avant son arrivée, à quelques kilomètres du rivage, des membres Argentins de la Commission de délimitation avaient découvert une grotte et y avaient trouvé des fragments d'une peau d'animal très épaisse ainsi qu'un squelette humain. Dans cette caverne, longue d'environ 200 mètres, haute de 30 et large de 50, des fouilles livrèrent au voyageur suédois plusieurs morceaux de peau et une touffe de poils. Rapportés en Suède, ces échantillons furent reconnus par des naturalistes, comme appartenant à un tardigrade gigantesque, aujourd'hui éteint, le Neomylodon Listai, qui aurait été contemporain de l'homme. Depuis, des recherches paléontologiques, entreprises dans cette localité, ont étendu les découvertes d'Otto Nordenskjöld. Le cousin de notre voyageur, M. Erland Nordenskiöld, le fils du célèbre explorateur mort récemment, visita, en 1899, les bords de l'Ultima Esperanza et y fit d'importantes trouvailles. Outre la caverne d'Eberhardt où furent mis à jour les vestiges du soi-disant Neomylodon existent, sur les bords de ce goulet, plusieurs grottes, notamment celle du Glossotherium et celle des Indiens. D'après le jeune savant suédois, les fragments de peau, découverts à l'Ultima Esperanza, appartiennent au Glossotherium Darwinii, lequel ne serait autre que le Neomylodon Listai d'Ameghino[2].

[2] E. Nordenskiöld, Iaktaggelser och fynd i grottor vid Ultima Esperanza i Sydveska Patagonien, in K. Svenska Vetenskaps Akademiens Handlingar. XXXIII, no 3. Stockholm 1900.

Les indigènes disséminés sur l'archipel qui précède à l'Ouest le détroit de Magellan sont toujours à l'affût du passage des grands paquebots. Dès qu'ils aperçoivent un transatlantique, immédiatement hommes, femmes et enfants se précipitent dans leurs canots et font force de rames pour couper la route au vapeur. Afin de donner pendant quelques instants à leurs passagers le spectacle de ces primitifs, les capitaines ont l'habitude de stopper. Aussitôt toute la bande grimpe à bord, et, pour prix de sa venue, reçoit du tabac, des allumettes et des défroques de toute espèce. Le petit vapeur sur lequel Nordenskjöld avait pris passage n'avait guère l'allure rapide des longs courriers. Aussi bien, à chaque détour du fjord des escadrilles de canots guettaient son passage.

HÊTRE ANTARCTIQUE

Une scène inoubliable. Le temps est absolument calme, l'air d'une limpidité absolue. Le repos de la nuit descend lentement sur la nappe déjà enveloppée d'une pénombre transparente; tout là-haut, les géants de pierre profilent leurs masses mauves dans la pâleur bleuâtre d'un ciel d'acier. Soudain dans le grand silence éclate un brouhaha de cris et de hululements... Un canot chargé d'indigènes approche; hommes, femmes et enfants braillent à qui mieux mieux, tandis que les chiens joignent leurs aboiements à ces clameurs. L'embarcation accoste; toute la bande se précipite à bord comme à l'abordage; chacun veut arriver bon premier, afin de pouvoir échanger au meilleur prix possible les marchandises de troc, de superbes peaux, que ces primitifs donnent pour quelques feuilles de tabac.

Ces indigènes passent presque toute leur vie à la mer, et tirent pour ainsi dire exclusivement leur alimentation des produits de la pêche. En différents endroits, sur les rives des canaux, ils ont des huttes couvertes de gazon et de peaux de phoques, et, suivant les nécessités de leur industrie, s'installent tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre. Ils sont, du reste, contraints à la vie maritime par la nature même du pays. A quelques mètres de la rive commence une impénétrable forêt vierge, absolument fermée à l'homme. Cette forêt est un des principaux éléments de la beauté des paysages patagons. Avec juste raison tous les voyageurs se sont à l'envi extasiés sur l'extraordinaire contraste que présente cette verdure folle à côté des glaciers et des neiges éternelles. Les essences les plus communes sont le Fagus betuloïdes, un hêtre de petite taille dont le sommet s'étale en une superbe couronne, une espèce de cyprès, et un magnolia, Drimys Winteri, dont la présence à une latitude aussi froide semble absolument extraordinaire. Et, entre les troncs pousse un fouillis inextricable de broussailles et de sous-bois: ce sont différentes espèces de Berberis, puis le Pernettya mucronata aux feuilles armées d'épines, chargé de baies comestibles, un Fuchsia de grande taille, constellé au printemps de magnifiques fleurs rouges, le Philesia baxifolia resplendissant de cloches de pourpre, enfin une fougère (Lomarya Boryana), dont la tige basse mesure parfois une épaisseur de 0 m. 30 et dont les feuilles peuvent atteindre une longueur de 0 m. 70.

FOUGÈRES DANS LES FORÊTS DE PATAGONIE

Et par dessous cette végétation folle s'étend un tapis impénétrable de mousse. Sous ce revêtement tout demeure enfoui, les souches mortes, les pierres, le sol même. Nulle part sur cette couche molle le pied ne trouve un point d'appui solide; aussi jugez quelle difficulté présente la marche à travers la forêt! A chaque instant on est arrêté par un enchevêtrement de branches: essaie-t-on de passer par dessous, on culbute dans un trou plein d'eau dissimulé sous les mousses, ou l'on enfonce dans un bourbier de débris végétaux. Au milieu de cette forêt aucun bruit, la masse des arbres arrête la tempête la plus violente; à quelques pas de la lisière des bois même le plus terrible ouragan demeure sans effet. Aucun animal, aucun oiseau; on a l'impression d'une prison de verdure.

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