La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld
CHAPITRE X
Les ressources des Terres Magellaniques.—L'élevage du mouton.—L'or.—L'agriculture.
L'expédition passa la semaine de Noël, si chère aux Scandinaves, chez des colons écossais installés dans ce désert pour pratiquer l'élevage en grand du mouton. Pas très confortable leur installation: une baraque en bois exposée à tous les vents, renfermant seulement deux pièces: une salle à manger, servant en même temps de magasin et de dortoir pour la domesticité, et une chambre pour les propriétaires. Mais ces pionniers sont des gens solidement trempés; habitués à tout le confort de la vie civilisée, ils n'ont pas hésité à venir s'installer en pleine solitude et à mener la rude vie du pionnier au milieu de la nature vierge; ils resteront ici quelques années, le temps de faire une jolie fortune, puis retourneront en Écosse pour jouir du fruit de leur âpre travail. Mieux vaut peiner rudement pendant quelque temps que de passer toute sa vie dans l'étroitesse mesquine d'une condition médiocre. Ces trois colons ont obtenu une concession de quarante-cinq mille hectares; cette année ils ont eu dix mille moutons, l'an prochain ils en auront quinze mille. Pas gaie, la vie dans cette solitude. Seulement, une fois par mois la poste arrive; encore doit-on aller la chercher soi-même à cent kilomètres de là; pour gagner Punta-Arenas, il ne faut pas moins de quatre jours d'une chevauchée rapide; en hiver le voyage devient même impossible en raison de la hauteur des cours d'eau.
Pour monter une de ces fermes d'élevage un capital de 40 à 55 000 francs est nécessaire, d'après M. O. Nordenskjöld. Le kilomètre carré de bonne terre se paie 420 francs, et il est inutile de tenter une exploitation sans un domaine d'une centaine de kilomètres carrés.
L'élevage du mouton en Patagonie donne des résultats beaucoup plus sûrs qu'une mine d'or ou d'argent. Les premiers qui se lancèrent dans cette industrie sont aujourd'hui archi-millionnaires; tel qui possède actuellement cinquante ou cent mille moutons a commencé par l'état de simple pâtre. Mais, pour arriver à ce résultat, il ne faut pas craindre les tristesses de la vie dans le désert. Les éleveurs établis dans la région forestière ne sont pas encore trop à plaindre; ils se trouvent au milieu d'une nature riante et ont à discrétion du bois pour se chauffer: avantage qui n'est pas à dédaigner dans un pays où, l'hiver, la température tombe à dix-sept ou dix-huit degrés sous zéro. Combien plus morne est l'existence des settlers installés dans la région des plaines! Le paysage est lugubre et sa monotonie pesante doit à la longue agir sur l'esprit de l'habitant. Pas un arbre, pas même un arbuste; rien qu'une immense platitude boursoufflée par de rares renflements de terrain. A l'abri de ces vagues sont blotties quelques petites cassines, toutes basses pour donner moins de prise au vent, habitation de quelque éleveur. A force de travail, les colons sur les bords du détroit de Magellan ont, cependant, réussi à vaincre la nature, et après quelques années de séjour ils parviennent à transformer leur abri en grands établissements entourés d'une végétation relativement développée.
Après l'élevage, la principale richesse des terres Magellaniques est l'or. La présence du précieux minerai a été constatée, dès 1870, sur le bord de la côte et dans le lit des rivières, et pour la première fois près de Punta-Arenas. Naturellement, cette découverte a amené immédiatement dans le pays un grand nombre d'émigrants. De riches trouvailles ont été faites, mais elles ne sont pas fréquentes. En 1894, une pépite pesant 194 grammes fut mise à jour; on la montrait comme une véritable rareté. De l'avis de Nordenskjöld, il n'est guère probable que la Terre de Feu devienne jamais un Klondyke. Les plus riches placers se rencontrent dans les cours d'eau voisins de Porvenir, notamment dans le rio del Oro et à l'île Lennox. Dans cette dernière localité, le plus beau profit fut réalisé par de pauvres naufragés: en 1890 et 1891, de douze à quinze cents kilogrammes d'or furent extraits de cette île. Comme il arrive toujours en pareil cas, des milliers d'orpailleurs s'abattirent sur ce gisement, mais leurs efforts ne furent guère couronnés de succès.
Parmi les autres produits du pays, citons ceux de l'exploitation des forêts, particulièrement active dans la partie de la Terre de Feu qui appartient à l'Argentine. Dans cette région ont été installées plusieurs scieries. Leurs produits sont exportés à destination des provinces déboisées de la république. La pêche pourrait peut-être devenir une industrie importante, car tous les fjords grouillent de poisson, mais jusqu'ici aucune tentative n'a été faite. On n'a point encore songé non plus à chasser les baleines qui fréquentent les canaux. Il ne saurait être question de se livrer ici à l'agriculture en grand. Dans les parties abritées de la zone forestière, l'avoine et le blé peuvent arriver à maturité au prix de grands soins; mais ce sont là des cas exceptionnels. L'été est trop froid pour permettre une culture étendue des céréales. Aucune autre région aussi éloignée d'un pôle que la Terre de Feu ne se trouve dans une pareille situation. La pointe extrême de l'Amérique du Sud n'est donc pas précisément un Eldorado, seuls des gens énergiques pourront y faire fortune.