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La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld

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LA TERRE DE FEU

CHAPITRE I

De Buenos-Aires à la Terre de Feu.—El Paramo.—En route pour Punta-Arenas.—A la recherche de squelettes d'Indiens.

Après un séjour de trois mois à Buenos-Aires, le 21 novembre 1895, le Dr Otto Nordenskjöld quittait la capitale de l'Argentine, à bord d'une canonnière chargée de transporter la commission de délimitation dans la Patagonie méridionale. Le docteur partait, accompagné d'un ancien attaché à cette commission, nommé Backhausen, dont la connaissance du pays et de ses habitants devait lui être d'un grand secours.

POSTE DE POLICE DE SAN SÉBASTIAN
EL PÁRAMO
LE DOCTEUR NORDENSKJÖLD

De Buenos-Aires à la Terre de Feu, le voyage fut long, coupé par plusieurs escales, puis interrompu par une chasse à un bâtiment qui poursuivait des phoques à fourrure en contravention avec les règlements. On fit escale à Puerto-Madryn, près d'une florissante colonie agricole située à l'embouchure du Chubut, une des localités les plus sèches de la terre. La chute annuelle des pluies n'y dépasse guère vingt centimètres. Plus loin, on visita Puerto-Deseado, sur le bord d'une plaine infinie, recouverte d'une maigre végétation, le paysage typique de la Patagonie centrale. Le sol est constitué par une couche d'argile, parsemée de cailloux roulés, polis par le frottement des sables que chasse la brise. Durant le séjour de l'expédition dans cette localité éclata une tempête de sable. «Telle était la violence du vent, qu'il rendait impossible la marche en sens inverse de sa direction, et qu'il chassait des trombes de poussière et de sable, même des cailloux. Pendant un instant, raconte Nordenskjöld, le ciel fut complètement obscurci; les particules minérales nous aveuglaient, pénétraient dans les oreilles, dans le nez, à travers les vêtements et nous meurtrissaient le visage. Le phénomène fut très court. Sur cette plaine, on voit l'action du vent, laquelle donne naissance à d'énormes tourbillons, mais on ne l'entend point; cette immensité plate ne porte aucun arbre, aucune haute plante qui s'oppose aux mouvements de l'air.»

Finalement, après une lente traversée de quinze jours, le voyageur suédois débarquait sur la Terre de Feu, à El Páramo, à l'entrée de la baie San Sebastian.

Dans tout pays, l'organisation d'une caravane est laborieuse; ici en raison du manque de ressources et des habitudes indolentes des indigènes, elle fut singulièrement ardue. Seulement après de longues négociations, un guide, José Diaz, fut engagé, puis treize mules et cinq chevaux. Une nombreuse cavalerie était, en effet, nécessaire pour transporter les bagages, qui n'étaient pas précisément légers. Outre les tentes et les effets de campement, ne fallait-il pas emporter des approvisionnements relativement considérables pour alimenter la caravane dans ce désert?

Le 11 décembre, Nordenskjöld se mettait en route pour entamer l'exploration de la Terre de Feu. A Punta-Arenas, sur les bords du détroit de Magellan, se trouvaient ses deux collaborateurs, MM. Dusen et Ohlin, ainsi qu'un jeune Suédois du nom d'Åkerman, que les hasards d'une vie aventureuse avaient conduit dans l'Argentine et qui avait été engagé comme préparateur de zoologie. Pour rejoindre ses compagnons, le chef de l'expédition se dirigea vers Porvenir, sur la côte Ouest de l'île, d'où, une fois par semaine, un petit vapeur part pour la capitale des Terres magellaniques.

Afin de ne pas manquer ce paquebot, M. Nordenskjöld prit les devants, confiant à Backhausen la direction de la caravane, qui, pesamment chargée, ne pouvait marcher rapidement. D'El Páramo à Porvenir, on a le choix entre plusieurs itinéraires; en cette fin de décembre, c'est-à-dire au début de l'été austral, les plus directs sont peu praticables; aussi l'explorateur suédois résolut de suivre la route la plus longue, mais la plus facile, laquelle longe la côte.

La première étape se termina à l'embouchure de l'Alfa, un ruisseau qui se jette dans la mer, près de la pyramide la plus septentrionale de la ligne de démarcation entre le Chili et l'Argentine. Au Nord d'El Páramo, le terrain est accidenté de monticules abrupts; par contre, au pied des falaises, sur le sol très ferme d'une vaste plage argileuse, absolument unie, les chevaux peuvent galoper à fond de train. En trois ou quatre heures, à cette allure, on parcourut quarante-cinq kilomètres.

Plus loin, le paysage devient indifférent; une plaine herbue, parsemée de broussailles dans les endroits abrités. Puis, voici Springhill, une des plus importantes estancias de la Terre de Feu. Depuis quelques années, des settlers écossais se sont établis dans cette région perdue pour se livrer à l'élevage en grand du mouton. L'essai a parfaitement réussi. Le troupeau de Springhill ne compte pas moins de 25 000 têtes.

Le lendemain éclata une furieuse tempête. La pointe méridionale de l'Amérique est le pays par excellence des ouragans. La Patagonie, le cap Horn, les Pampas, la Terre de Feu, quelle que soit la diversité de leurs aspects, présentent tous le même régime atmosphérique. Les jours calmes y sont l'exception. Et avec quelle force souffle le vent dans ces parages! A peine peut-on se tenir à cheval; à chaque instant les rafales menacent de vous enlever de votre selle. Malgré l'ouragan, M. Nordenskjöld se mit en route, mais après cinq heures de marche, il dut s'arrêter dans une cabane au bord du rio del Oro. Au milieu de cette solitude venteuse habite un autre settler anglais, un ancien ingénieur des mines; poussé par cet esprit d'entreprise, si commun chez les Anglo-Saxons, il a tout abandonné pour venir s'installer dans ce désert atroce.

La tempête apaisée, notre voyageur n'était pas pour cela hors d'embarras. Une autre difficulté s'opposait maintenant à sa marche rapide. Tout le terrain compris entre le rio del Oro et Porvenir, large d'environ 80 kilomètres, est miné de terriers de cururos, un petit rongeur de la taille d'un gros rat. Ces mammifères, qui vivent par milliers dans les pampas de la Terre de Feu, criblent partout le sol de galeries, sauf dans les parties les plus sèches des plateaux de graviers. Sur ce terrain impossible de galoper. Pour ne pas culbuter dans ces trous, les chevaux indigènes ont adopté un trot particulier, se laissant glisser tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre: une allure absolument dépourvue d'agrément; à tout moment, on a l'impression de tomber. Quoi qu'il en soit, M. Nordenskjöld parvint à Porvenir, sur les bords du détroit de Magellan. Cette localité se compose d'une estancia et d'une vingtaine de baraques, magasins, bureau de poste, habitations de fonctionnaires; grâce à son port, c'est la station la plus importante du Nord de la Terre de Feu. Le chenal d'accès ne laisse passer que des navires calant de 3 mètres à 3 m. 50; s'il était approfondi, travail qui serait assez facile, il rendrait de très grands services. Sur toute l'étendue de la côte plate de l'Amérique du Sud, il n'existe pas un meilleur abri.

Après avoir rallié MM. Dusen, Ohlin et Åkerman, la mission se trouvait au complet. De Porvenir, on revint dans le Nord. Sur les bords de la baie de Gente Grande, un menuisier allemand, en train de construire une maison, raconta aux voyageurs que, dans les environs, quatre mois auparavant, un Chilien avait tué un Indien. Aussitôt, les explorateurs suédois résolurent de se mettre en quête du cadavre; une telle pièce serait de la plus haute valeur dans leur collection anthropologique. Le menuisier affirmait connaître la position de la tombe, il pourrait y aller les yeux fermés. Sur cette assurance, on se mit en route, on galopa toute la journée, et, comme cela arrive neuf fois sur dix, le guide ne put trouver ni la tombe, ni son chemin. Passe encore si les explorateurs avaient seulement perdu leur temps, mais l'expédition faillit avoir un résultat tragique. La petite troupe revenait à Gente Grande, lorsque tout à coup la sous-ventrière du cheval d'Ohlin se rompit. Il n'y a plus que quelques pas à faire, le cavalier ne se préoccupe donc pas de l'accident, mais, un instant après, la monture fait un brusque écart. La selle tourne et l'explorateur culbute par terre, le pied engagé dans l'étrier; en même temps le cheval part à fond de train. Le malheureux va subir le supplice de Brunehaut. Le chef de caravane pique aussitôt des deux, rejoint le cheval emporté, et, d'un coup de couteau tranche l'étrivière, arrachant ainsi l'infortuné cavalier à la mort la plus cruelle. Heureusement, il n'y avait pas le moindre caillou à la surface du sol! Ohlin fut simplement contusionné.

Le lendemain, la caravane, continuant sa route, arriva à Springhill. De là, Nordenskjöld et Backhausen entreprirent une nouvelle excursion à la recherche de squelettes d'Indiens. Dans cette course, ils traversèrent le relief désigné sur la carte sous le nom de Serranias del Norte. Or, sur cet emplacement n'existent ni collines, ni monticules; simplement une plaine infinie, haute d'environ 200 mètres.

Très curieux le panorama que l'on embrasse vers le Nord du sommet de ce renflement. «A perte de vue, raconte M. Nordenskjöld, une plaine; tout au bout, de petits monticules, pareils à des dunes, entre lesquels bleuit le détroit de Magellan, tantôt large comme un grand fjord, tantôt réduit aux dimensions d'un fleuve. Et, à l'horizon de cette perspective infinie, les cônes des volcans patagons. Une impression de calme, de solitude, de terre lointaine, sous la radieuse clarté d'un été ensoleillé.

LAGUNE DANS LA STEPPE

«Le sol paraît absolument plat, uni comme un plancher; aussi, grand est l'étonnement lorsque, tout à coup, on arrive au bord d'un ravin dont aucun mouvement de terrain n'a décelé l'existence: il semble que la terre se soit fendue brusquement. Au fond de ces creux se tortille un petit ruisselet; parfois il y a une mare entourée de grandes herbes et d'une floraison blanche de Senecio

INTÉRIEUR DE LA TERRE DE FEU. A L'HORIZON LA CORDILLÈRE

Cette fois, la chasse aux crânes fut couronnée de succès. Dans un vallon, au milieu de bouquets de mata blanca, les explorateurs trouvèrent trois cadavres d'Indiens. Sans perdre un instant, les explorateurs se mirent à l'œuvre, et, transformant ce petit coin riant en un lugubre amphithéâtre d'anatomie, se mirent à dépecer les corps avec leurs couteaux. Une véritable scène d'anthropophagie au nom de la science! Si vous voulez vous procurer les sensations de l'assassin, transformez-vous en collectionneur de crânes.

Après cette expédition heureuse, Nordenskjöld et Backhausen rejoignirent leurs compagnons à Páramo.

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