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La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld

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CHAPITRE II

Dans l'intérieur de la Terre de Feu.

A Páramo la caravane se partagea en deux escouades, afin de permettre à chacun des naturalistes de poursuivre ses recherches sur le terrain le plus favorable à leur succès. Ohlin demeura à Páramo pour entreprendre en mer des excursions zoologiques, tandis que Nordenskjöld et Dusen se dirigeaient vers la mission située à l'embouchure du rio Grande, où ce dernier se proposait de recueillir des collections botaniques.

Le 9 janvier 1896, la petite troupe rejoignait la baie de San Sebastian et immédiatement s'acheminait droit au Sud, à travers la plaine délimitée par cette nappe d'eau et la Bahia Inutil. C'est la seule région basse, un peu étendue, de la Terre de Feu. Couverte dans sa plus grande partie d'une herbe drue, elle pourrait, elle aussi, nourrir des milliers de moutons. Dans l'Est, elle est d'une désolante aridité, formée d'une nappe d'argile grise, absolument nue; ça et là seulement apparaissent de petits monticules couverts de plantes salicoles et de coquilles, notamment de Voluta magellanica, la plus grande coquille des mers australes. Au milieu de cette immensité d'une uniformité désespérante, la seule note gaie est donnée par des lagunes; à moitié desséchées pendant l'été, elles s'emplissent au printemps, et forment une immense nappe à l'aspect de bras de mer.

Dans l'extrême Sud, de même que dans le haut Nord, le ciel ne fond pas toujours en froid et pénétrant crachin; de temps à autre, le ciel sourit et le soleil flambe dans une douce tiédeur. Le 9 janvier fut une de ces belles journées qui laissent une trace lumineuse dans le souvenir du voyageur. Dès le matin, le thermomètre s'élevait à 20°, une des plus hautes températures que l'expédition suédoise ait observées et, dans toutes les directions, l'air surchauffé produisait les visions trompeuses du mirage et de la fata morgana. Devant la caravane la réfraction faisait miroiter des lacs et des bras de mer enveloppés d'une végétation exubérante. Des heures on galope et jamais on n'atteint les rives de cet océan produit par une illusion d'optique. Tout à coup, au milieu de cette apparition décevante, se découvre un grand objet tout blanc; autour, d'autres taches blanches plus petites. Est-ce une cabane ou une grosse pierre entourée de moutons? On approche et l'on se trouve en présence d'un ossement de baleine environné de coquilles.

PLAINE VOISINE DE LA BAIE SAN SEBASTIAN

Mais bientôt le ciel noircit; subitement, quelques éclairs déchirent les nuages et un orage terrible se déchaîne, accompagné d'une trombe de grêle. Cinglés, les chevaux prennent peur et refusent d'avancer: ils ne sont habitués ni à ces éclairs aveuglants, ni aux éclats fulgurants de la foudre. Dans cette région, les orages sont extrêmement rares et ne se produisent qu'à des intervalles de plusieurs années. La tourmente fut heureusement courte, le soleil reparut et, grâce à la brise constante qui souffle sur la plaine, vêtements et bagages furent bientôt secs.

De l'autre côté de la dépression qui s'étend de la baie de San Sebastian à la Bahia Inutil, le terrain forme un massif accidenté dont l'altitude ne dépasse pas toutefois trois cents mètres. Afin d'éviter ces collines, la caravane suivit la plage au pied de la falaise. Une coupe géologique aussi nette que celles qui sont figurées dans un manuel, le barranca de San Sebastian! Il montre à nu toutes ses assises, laissant voir, en maints endroits, des gisements de fossiles. Ici, comme dans l'extrême Nord, il s'est produit, à une époque géologique relativement récente, une variation de climat très importante. Pendant les temps tertiaires, cette région, aujourd'hui absolument nue, était couverte de forêts de hêtres; à cette période chaude a succédé une phase froide pendant laquelle les glaciers des Andes se sont étendus jusqu'à l'Océan Atlantique.

BARRANCA DE SAN SEBASTIAN

Il y a quatorze ou quinze ans, cette contrée a été le centre de laveries d'or très actives. Dans aucune autre partie de la Terre de Feu, la recherche du précieux métal n'a donné des résultats aussi abondants. L'or se trouve ici sur la plage même où il est rejeté par les tempêtes et dans le lit des petits ruisseaux qui découlent de la falaise; sans se donner le moindre mal, en passant, on recueille des pépites.

LE RIO CARMEN SYLVA A SON EMBOUCHURE
MISSION SALÉSIENNE DE RIO-GRANDE
INDIGÈNES FUÉGIENS DEMI-CIVILISÉS DE LA MISSION DE RIO GRANDE

Après une nuit de bivouac au cap San Sebastian, la caravane poursuivit sa route au Sud. La traversée du rio Carmen Sylva, large, à son embouchure, d'environ trente mètres, un des plus importants cours d'eau de la Terre de Feu, fut le seul fait digne de mention avant d'arriver à la mission du rio Grande. Au milieu du désert, les Salésiens ont fondé ici un établissement où ils recueillent les jeunes Indiens des deux sexes. Les filles sont soignées par des sœurs dans un bâtiment spécial; durant tout leur séjour à la mission les explorateurs suédois ne purent apercevoir une seule de ces enfants. Les Salésiens ont commencé leur apostolat en 1888, par la fondation d'une école à Port-Harris, dans l'île Dawson (détroit de Magellan), qui appartient au Chili. En 1894, ils étendirent leur action sur le territoire argentin et établirent la mission de Rio-Grande. Les enfants apprennent l'espagnol et reçoivent l'instruction primaire; aux filles on enseigne des travaux manuels, aux adultes différents métiers, tels que ceux de briquetier, de scieur ou de menuisier.

Laissant M. Dusen à Rio-Grande pour poursuivre ses études botaniques, le 18 janvier, M. O. Nordenskjöld s'achemina vers l'intérieur de la Terre de Feu. La caravane, composée de cinq hommes, était armée de carabines et de revolvers, pour parer à une attaque des Indiens, quelque improbable que fût, du reste, pareil événement. Dans le même but on emmenait deux chiens pour la chasse au guanaco, qui, la nuit, devaient remplir le rôle de sentinelles. Des mules et chevaux étaient chargés de vingt jours de vivres; au delà de Rio-Grande, c'était le désert et l'inconnu.

«La carte indique des montagnes, des lacs, des rivières, raconte notre voyageur, mais tous ces détails topographiques ne sont que le produit de l'imagination des cartographes. Ainsi à la place d'un grand lac, près de Rio-Grande, je découvris une colline boisée, la plus haute de ces parages; du sommet d'un hêtre, situé au point culminant et d'où la vue s'étendait sur toute la région, je ne pus même découvrir aucune nappe.

«Au Sud de Rio-Grande commence la forêt; à travers sa masse épaisse nous allons maintenant nous frayer un passage vers la Cordillère, vers le lac Fagnano, un grand bassin découvert récemment et qu'aucun naturaliste n'a encore visité. La route est tracée par une vallée tributaire du rio Grande, celle du rio Santa Candelaria, ainsi que je l'ai appelée en l'honneur de la sainte à laquelle est consacrée la mission.

«Cette rivière est remarquable par la multiplicité de ses méandres, comme, du reste, la plupart des cours d'eau des terres magellaniques: elle se replie sur elle-même en sinuosités absolument inextricables, si bien qu'en coupant la vallée, on doit franchir le cours d'eau trois, quatre et même cinq fois. Plus haut, le rio se divise en un grand nombre d'embranchements qui s'enfoncent dans la Cordillère. Tous ces cours d'eau coulent à travers des vallées très encaissées, dans des lits remarquablement étroits, littéralement enfouis dans des canyons en miniature. Les escarpements de ces ravins sont formés de matériaux meubles; aussi, malgré leur étroitesse, constituent-ils de véritables obstacles. Souvent, pendant des heures, on doit chercher un passage et, lorsque finalement on l'a découvert, à peine une mule a-t-elle mis le pied sur la berge qu'elle s'effondre sous son poids et que la malheureuse bête s'en va rouler dans la fondrière.

LE RIO GRANDE PRÈS DE SON EMBOUCHURE

«....... Sur ces dernières terres australes s'épanouit une végétation absolument luxuriante, d'une fraîcheur merveilleuse. Quel contraste avec la monotonie de la région située plus au Nord! De tous côtés d'immenses pelouses veloutées, sillonnées de ruisselets, parsemées de futaies de hêtres antarctiques. Cette essence, le Fagus pumilio, qui ne dépasse guère la taille de cinq à huit mètres, pousse des branches de ses racines mêmes et prend ainsi l'aspect d'une demi-sphère de verdure. Autour de ce parc anglais, des collines, également couvertes de futaies de hêtres, forment un encadrement, et dans le lointain bleuissent deux hautes chaînes de montagnes, la première boisée, l'autre, beaucoup plus haute, mouchetée de taches de neige.

«Souvent au milieu de la forêt s'ouvre une clairière noire, tranchée par l'incendie. Sur le sol roussi se tortillent, dans des attitudes grimaçantes de squelettes, des troncs carbonisés, éclatés, dont la vue laisse une impression de souffrance et de mort. Ces incendies sont allumés par les Indiens. Si Magellan avait visité ces parages, on comprendrait le motif qui l'a déterminé à donner à cette île le nom de Terre de Feu..

«De temps à autre un guanaco poussé par la curiosité s'approche; aussitôt les chiens partent comme des flèches et derrière eux un ou deux arrieros. Il ne faut pas laisser échapper pareille occasion; c'est le souper de la caravane.

«La traversée des brûlés, la chasse au guanaco sont les seuls incidents du voyage. Des jours et des jours nous marchons: partout le même paysage et toujours la même vie uniforme. De bonne heure on est debout, puis, après un léger déjeuner, commence le paquetage, la plus ennuyeuse besogne de la journée. Sous toutes les latitudes, c'est le même travail énervant qui vous fait perdre les meilleures heures et excède les hommes, avant même qu'ils aient fait un pas. Pour charger les mules, au moyen de branchages, on improvise un corral; une fois les animaux dans cette enceinte, on leur enveloppe la tête dans une serviette, afin de les faire demeurer tranquilles. Après quoi on place sur leur dos les bâts garnis d'épaisses peaux de moutons, puis les charges, qu'il est, bien entendu, nécessaire d'amarrer solidement. Cette opération est la plus délicate. Souvent au moment de fixer la dernière sangle ou de faire le dernier nœud, la bête bondit et prend le galop, semant d'un côté la tente, de l'autre la batterie de cuisine. Après ces détails le lecteur comprendra que les étapes ne puissent dépasser sept à huit heures par jour.

VÉGÉTATION DE LA PARTIE ORIENTALE DE LA TERRE DE FEU

«A l'approche des montagnes, la marche devient plus difficile. Maintenant les belles pelouses rencontrées pendant les premiers jours du voyage sont remplacées par des marais et par des fondrières; à chaque pas les bêtes s'affaissent dans la vase; on n'a pas le temps de courir au secours de l'une qu'une autre s'enlize. Ailleurs le sol est tout parsemé de trous, dissimulés sous la végétation, produits par le suintement des sources; leur existence n'est révélée que par la teinte verte plus claire des plantes qui les recouvrent.»

ZONE DE TRANSITION ENTRE LA FORÊT ET LA PAMPA

Un extrait du journal de route de M. O. Nordenskjöld montre les difficultés du voyage.

FOUGÈRES DE LA TERRE DE FEU

«24 janvier.—Le matin, épais brouillard, qui se dissipe dans la journée. Paquetage laborieux. Backhausen, parti en reconnaissance, revient en annonçant la découverte d'une piste de guanacos, excellente, dit-il; la caravane pourra la suivre aisément. Sur cette assurance on se met en route... Le chemin découvert par notre éclaireur conduit à un bourbier où l'une après l'autre les bêtes s'enlizent. Pour les dégager, plusieurs mules doivent être complètement déchargées. Impossible de passer de ce côté. Il faut faire un pénible détour et remonter jusqu'à la lisière de la forêt, au prix de difficultés inouïes. Après cela seulement, le terrain devient meilleur. Nous traversons un superbe bois, un véritable parc. Au bout, un nouveau marais, puis au delà de ce bourbier, un monticule boisé dont l'escalade épuise les animaux. Plus loin, le fourré est tellement épais que l'on ne peut avancer qu'en frayant un sentier à la hache. Finalement, voici encore un marais. Les mules ne peuvent plus mettre un pied devant l'autre; dans ces conditions ordre est donné de camper. Du bivouac la vue est magnifique sur les montagnes, mais l'installation sur ce sol détrempé laisse fort à désirer.

«... Il serait fou d'emmener plus loin le convoi; l'une après l'autre les bêtes de somme tomberaient pour ne plus se relever. Je prends donc le parti de laisser le convoi sous la garde des arrieros et d'escalader la colline qui se trouve devant nous.

«Sur les premières pentes la forêt est extrêmement épaisse, formée d'énormes arbres mesurant plusieurs mètres de tour; entre leurs troncs un taillis constitue un enchevêtrement inextricable. Au prix de difficultés énormes je réussis à me frayer un passage et à atteindre le sommet.

«Un panorama immense s'offre à mes yeux. Vers le Nord, le regard s'étend jusqu'au cap Sunday, embrassant une mer houleuse de forêts, striée par les rubans scintillants des cours d'eau. Vers le Sud, un paysage tout différent: une large vallée bordée de très hautes montagnes dont quelques-unes portent un étincelant manteau de neige. Dans cette dépression coule une rivière qui va se perdre dans un lac.

«La nappe que nous apercevons, le lac Solier, est enveloppée de hautes montagnes, une des chaînes de la Cordillère des Andes. Au milieu de cette épaisse muraille s'ouvre un profond défilé par lequel coule vers l'Ouest l'émissaire du lac; cette rivière va rejoindre un second bassin dont nous n'apercevons que des lambeaux, évidemment le lac Fagnano. Les terres basses situées au Nord paraissent, au contraire, très pauvrement arrosées; au Nord-Ouest, on découvre seulement, au pied des monts, quelques petites lagunes auxquelles je donne le nom de Lagunas suecas, lagunes suédoises, en souvenir de notre expédition.

«Nous avons ainsi découvert une route directe de Rio-Grande au lac Fagnano, déterminé la position du lac Solier et exploré à tous les points de vue l'itinéraire suivi. Il n'eût servi de rien de poursuivre notre marche vers l'Ouest, et rapidement nous rebroussâmes chemin vers la côte Est. Le 31 janvier, nous arrivions à Rio-Grande et le 8 février, à Páramo.»

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