La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld
CHAPITRE V
Encore les canaux.—Une traversée tourmentée.—Le canal du Beagle.—La «ville» la plus méridionale du monde.
De retour à Punta-Arenas, après cette visite à l'Ultima Esperanza, M. Nordenskjöld alla explorer la côte Ouest de la Terre de Feu, à bord du Condor, vapeur mis à sa disposition par le gouverneur chilien. Dans cette excursion, il était accompagné par Dusen et Åkerman, ses autres compagnons, Ohlin et Backhausen, ayant abandonné la partie.
Le 29 avril 1896, le Condor appareillait à destination d'Ouchouaya, la capitale de la partie argentine de la Terre de Feu.
«S'il nous arrive un accident, raconte Nordenskjöld, ce ne sera certes pas au manque d'officiers qu'il faudra l'attribuer. Le vapeur ne compte pas, en effet, moins de quatre capitaines: un commandant en chef, un pilote major, le seul officier qui connût ces parages, un capitaine de commerce, de nationalité espagnole, qui était en réalité le chef du bâtiment, enfin le lieutenant de vaisseau Fuentes. Ce dernier marin s'est acquis une réputation universelle, en attaquant avec un petit torpilleur le cuirassé Blanco Encalada et en coulant ce gros bâtiment. Mais, comme dit le proverbe suédois, plus il y a de cuisiniers, plus la soupe est mauvaise; une fois de plus l'événement vint prouver la justesse du dicton. Le premier jour, le temps est magnifique; après avoir suivi le détroit de Magellan, nous entrons le soir dans le canal Magdalena, célèbre par la magnificence de ses paysages. Lorsque le Condor embouque la passe, l'obscurité arrive déjà et je ne puis jouir complètement de la vue si fameuse du Sarmiento, le géant glacé de la Terre de Feu. Par un clair de lune merveilleux, le vapeur glisse sur des eaux calmes entre des murailles de rochers qui, sous cette clarté diaphane, prennent des proportions gigantesques.
«1er Mai. Toujours beau temps. Nous suivons le canal Cockburn, puis sortons dans le Pacifique. A peine un faible roulis. Le soleil est éblouissant, comme souvent à pareille date, dans le Nord, le jour de la fête du printemps; dans l'hémisphère austral, ce sont, au contraire, les derniers rayonnements de la nature avant l'engourdissement hivernal.
«Donc, le peloton des capitaines était de fort joyeuse humeur et plein de confiance. Ayant à bord un naturaliste, ils se piquèrent au jeu et voulurent, eux aussi, faire œuvre d'explorateur. Ils engagèrent en conséquence le vapeur dans l'archipel, pour rechercher un canal qui, disait-on, existait dans ces parages et qui n'était porté sur aucune carte. Dans cette reconnaissance, les heures passent rapides, sans que l'on s'aperçoive que le ciel noircit singulièrement. Et voici que déjà la brise s'élève! Devant cette apparence menaçante du temps, les capitaines deviennent aussitôt très inquiets et donnent immédiatement l'ordre de gagner le plus rapidement possible le canal du Beagle. Mais il est trop tard! L'ouragan éclate furieux et invincible. En toute hâte, il faut gagner le mouillage le plus voisin, le Stewart Harbour, sur la côte Ouest de l'île Stewart.
«Quelle est la valeur de cet abri et combien de temps pouvons-nous être condamnés à y rester? Pour nous renseigner, consultons les Instructions nautiques. «Le port Stewart est bien protégé contre les vents du Sud et d'Est, mais très insuffisamment contre ceux du Sud-Ouest.» La situation n'est donc pas des meilleures. Quant à la durée des tempêtes, en automne, dans ces parages voisins du Cap Horn, le document officiel s'exprime ainsi: «Elles persistent pendant plus de deux ou trois jours, souvent pendant douze, parfois même durant six semaines ou deux mois». L'avenir n'est donc pas précisément agréable.
«Toute la nuit et toute la journée du lendemain nous restons au mouillage. Le vent augmente de force et la mer grossit d'heure en heure. La nuit suivante la situation devient encore plus grave. Les lampes restent allumées dans le carré; tandis que nous nous reposons, étendus sur des canapés, les commandants veillent. Tout à coup un grand vacarme éclate sur le pont; en toute hâte un timonier dégringole l'escalier. La chaîne d'une ancre vient de se rompre! Le bâtiment ne repose plus que sur une seconde ancre très faible, incapable de résister. Et le navire ne possède point de rechange. D'une minute à l'autre, nous risquons d'être jetés à la côte! Que faire? Sur ce faible vapeur, par un pareil ouragan et au milieu de l'obscurité, ce serait folie de prendre la mer.
«Rapidement les commandants se concertent. Ils décident de tenter la sortie. Il est environ quatre heures. L'ancre est relevée et en avant! Lorsque le navire double les hautes falaises noires de l'entrée, le coup d'œil est impressionnant. Contre les rochers la mer, brisant avec une force terrible, jaillit en panaches à une hauteur extraordinaire, et sur l'Océan roulent des vagues monstrueuses, beaucoup plus hautes que notre mâture. Si, au moment du virage, une de ces lames atteint le vapeur, c'en est fait de nous tous. Les vieux marins du bord affirment n'avoir jamais vu un tel déchaînement. Avec cela la machine ne nous inspire qu'une confiance très médiocre; la moindre avarie, et nous irons tous au fond de l'eau.
«Heureusement, jusqu'à l'entrée du canal de l'Aventure, le trajet est court. Mais avant de l'embouquer, encore une fois nous devons opérer un virage, et, encore une fois, pendant tout le temps de cette manœuvre, nous sentons passer sur nous le vent de la mort. Dans le canal, la mer est plate, nous sommes désormais à l'abri, nous sommes sauvés!»
Quelques heures après cet épisode dramatique, le vapeur entrait dans le canal de Darwin, puis dans celui du Beagle. Ces canaux sont d'étroites et longues passes, ouvertes entre le continent et des îles; quelques-uns sont longs de plus de cent milles marins, et sur toute cette distance un épais rempart de hautes terres les protège de la pleine mer. De loin en loin il y a bien quelques solutions de continuité et par ces ouvertures encombrées d'îlots se découvre le grand horizon de l'Océan. Le plus célèbre de ces canaux est celui du Beagle. Large tout au plus de cinq kilomètres, il s'étend, entre la Terre de Feu et les îles Navarin et Host, sur une longueur de plus de 200 kilomètres, rectiligne comme s'il avait été taillé par la main des hommes. On ne saurait mieux le comparer qu'aux fameux canaux visibles sur la planète Mars. Sur ses deux rives, des montagnes, toutes chargées de neiges éblouissantes, s'élèvent à pic à 1 000 mètres environ, au milieu d'une ceinture de forêts vierges à travers lesquelles ruissellent de magnifiques glaciers. Ces terres sont le pays par excellence des contrastes et du paradoxe dans la nature. Éternellement vertes, ces forêts laissent, même en hiver, une impression d'été, tandis qu'en été la présence des glaces flottantes détachées des glaciers donne une sensation d'hiver.
Le 4 mai, Nordenskjöld arriva enfin à Ouchouaya. Cette localité est située au milieu d'un magnifique paysage, entre une baie profonde et le pied du mont Martial (1 100 m.). Au fond du cadre apparaît le mont Olivaya, une cime pointue, inaccessible; vers le Sud-Ouest le cadre est fermé par le profil dentelé de l'île Host et par la masse moins tourmentée de l'île Navarin.
Ouchouaya est la ville la plus méridionale du monde, comme Hammerfest en Norvège est la ville la plus septentrionale. Plus loin, vers le Sud, on trouve bien encore quelques lieux habités, mais ce sont de simples établissements de colons isolés. La localité la plus méridionale occupée par des blancs est la mission de Lapataya, à cinquante kilomètres au Nord du cap Horn.
La capitale de l'extrême Sud n'est qu'un amas irrégulier de baraques. Les plus belles sont la maison du Gouvernement, une grande case peinte en rouge, flanquée de longues ailes, et l'habitation du gouverneur, une cassine blanche, n'ayant qu'un rez-de-chaussée, d'assez piètre apparence, mais dont l'aménagement offre un confort et un luxe absolument extraordinaires à une telle latitude. Toutes les autres maisons sont des baraques en bois, recouvertes de feuilles de zinc, quelques-unes précédées de jardinets soigneusement enclos. Une maisonnette toute basse est l'école. Pour le moment elle est vide; un instituteur a bien été nommé à ce poste depuis quelques années; mais, n'estimant pas la population scolaire assez nombreuse pour ses talents, il préfère demeurer à Buenos-Aires. Actuellement cet établissement d'instruction publique est transformé en hôtel. Un jeune architecte anglais, chargé de l'édification des bâtiments gouvernementaux, y avait déjà élu domicile, et l'expédition suédoise y reçut l'hospitalité. Mais ce n'était qu'un toit sur la tête, car la baraque était absolument dépourvue de tout meuble. Nordenskjöld et ses compagnons se transformèrent alors en ébénistes et fabriquèrent tant bien que mal un mobilier primitif: un petit poële trouvé après bien des recherches compléta l'installation. La nécessité d'un bon feu commençait à se faire sentir. La température s'abaissait parfois à cinq ou six degrés sous zéro.
La population d'Ouchouaya comprend des employés du gouvernement et des commerçants. A la tête des premiers se trouve le gouverneur, un aimable et intelligent officier, chargé de l'administration et de la surveillance de tout le territoire argentin de la Terre de Feu. Cette localité perdue, étant un lieu de déportation, avait une assez nombreuse police; cependant, l'ordre n'y régnait pas toujours. Les commerçants étaient beaucoup moins nombreux que les employés. Plusieurs avaient fait de fort bonnes affaires, il y a quelques années, lors de la fièvre de l'or, en échangeant des denrées contre des pépites. Aujourd'hui la plupart de ces négociants s'occupent de la vente des spiritueux et possèdent un café avec un billard où chaque soir s'assemble toute la population. Ces réunions sont les seules distractions des habitants. Mais le grand événement dans la vie des indigènes d'Ouchouaya est l'arrivée du paquebot. Tous les mois il apporte de Buenos-Aires des nouvelles du monde extérieur et des approvisionnements. Sans ce ravitaillement on serait exposé à mourir de faim.
Dans ces pays perdus, les divertissements constituent pour les habitants un véritable besoin; aussi la fête nationale, l'anniversaire de la Déclaration de l'Indépendance, fut-elle célébrée avec cet entrain caractéristique des gens qui n'ont pas souvent l'occasion de s'amuser. Toute la ville était pavoisée; chaque maison, même la plus humble, était un arc-en-ciel de drapeaux. Dans la matinée, les gymnastes du pays grimpèrent à un mât de cocagne; après quoi eurent lieu des régates à la voile et à l'aviron auxquelles prit part toute la population. Des Indiens de la tribu des Yaghans étaient venus en assez grand nombre assister à la fête; eux aussi se mêlèrent aux joûtes et plus d'un en sortit vainqueur, rapportant un bibelot qui, à ses yeux, avait la valeur d'un trésor. Dans l'après-midi, un feu d'artifice fut tiré, puis, une fois la dernière fusée lancée, toute la «société» d'Ouchouaya se rendit à un dîner de gala chez le gouverneur. Le soir, une troupe d'Indiens donna le spectacle d'une danse guerrière. Pour la circonstance, les indigènes avaient revêtu le costume que portaient leurs ancêtres dans les combats: une peau de guanaco sur le corps, sur la tête une couronne de plumes blanches, sur le visage, sur la poitrine et sur les bras, un tatouage rouge, noir et blanc. Aux accents d'un chant monotone, les guerriers avancent en une longue file serrée, tour à tour bondissant en avant, puis s'accroupissant brusquement. Soudain, après divers mouvements, tous se laissent tomber en même temps en se touchant, dessinant sur le sol comme un immense serpent hérissé de poils. Peu à peu, les danseurs s'animèrent et les chants devinrent plus bruyants, les hommes se mirent à pousser des cris stridents, à sauter les uns sur les autres, à se frapper pour imiter la lutte sur le champ de bataille. La danse ne prit fin que lorsque les Indiens tombèrent épuisés.
Nordenskjöld employa son séjour à Ouchouaya à explorer les environs de cette station et à en dresser la carte. Il visita ainsi la vallée de Lapataya, mais l'épaisse nappe de neige qui recouvrait le sol l'empêcha de pénétrer au loin dans l'intérieur des terres. Une autre fois, notre voyageur entreprit de gagner le lac Fagnano à travers les montagnes. Les habitants manifestant la plus vive répugnance pour les ascensions, il dut se mettre en route seul. Toujours la forêt vierge. Sur les premières pentes, elle est pénétrable, surtout à cette époque-ci de l'année—en hiver—mais, plus haut, des buissons de Berberis s'élèvent à quatre ou cinq mètres, formant une épaisse muraille, et non sans dommage le voyageur parvient à se frayer une route. Après avoir cheminé péniblement pendant plusieurs heures, Nordenskjöld atteint enfin un mamelon d'où la vue s'étend par-dessus la forêt. Hélas, tout l'effort qu'il a fait est en partie inutile; pour atteindre la cime qu'il a choisie comme objectif, il doit redescendre dans la vallée du rio Grande ouverte à ses pieds. Malgré son nom ambitieux, ce rio n'est qu'un torrent, mais il est large, rapide et roule des glaçons. Le passage à gué est un bain de pieds un peu frais.
Le rio Grande franchi, recommence l'exercice en forêt. Après cela, voici une grande vallée, plate, marécageuse, parsemée de flaques d'eau stagnantes. Sur ce terrain la marche n'est guère agréable; la bourbe n'est gelée qu'à la surface; sous la moindre pression, la couche solide s'effondre et vous enfoncez dans la boue. Après tout on avance encore plus vite qu'au milieu de la forêt vierge, et six heures de marche amènent le voyageur au pied de la montagne qu'il se propose de gravir.
«Sur ces entrefaites, rapporte notre auteur, le ciel se couvre; autour des cimes s'accrochent des nuages épais. Quoique le mauvais temps menace, il serait absurde de battre en retraite; une saute de vent peut mettre en déroute toutes ces nuées. Donc je poursuis l'ascension; dans le bas, toujours la forêt vierge et ses enchevêtrements inextricables. A mesure que je m'élève, elle s'éclaircit... Enfin, me voici à la limite supérieure des bois; sur le sol gelé et parsemé de plaques de neige, il n'y a plus que des touffes de hêtre antarctique, si serrées et si épaisses que l'on peut marcher dessus sans y enfoncer. A leur tour, elles disparaissent également, découvrant une roche nue, enduite d'une nappe de verglas dissimulée sous une neige perfide. Sur cette surface lisse et glissante, impossible de se tenir debout; pour avancer, je dois ramper. Et il ne fait pas précisément chaud, la température baisse rapidement et la tempête acquiert une force de plus en plus grande. J'arrive sur l'arête, à l'altitude de 1 100 mètres.
«Sur l'autre versant, la crête tombe à pic, mais jusqu'à quelle profondeur, impossible de le discerner à travers la nappe montante des nuages.
«... Le vent fait rage et menace de me culbuter. J'attends une éclaircie, abrité au milieu d'un monceau de neige, derrière un rocher. Soudain, une trouée se fait dans la nuée, découvrant, pendant quelques instants, un panorama superbe, comme une apparition fantastique; après quoi, la grisaille remonte plus dense et plus obscure. Le gouffre qui s'ouvre à mes pieds est formé par la vallée de l'Olivaya, toute brune de tourbes; au milieu, la large rivière se tortille en méandres capricieux, qui reviennent les uns sur les autres et semblent s'entremêler. Dans toutes les directions scintillent des bouts de rivières; une vallée absolument extraordinaire, elle renferme plus d'eau que de terre. De tous côtés, j'aperçois des crêtes chargées de neiges et de glaciers.
«La crête que j'ai atteinte se rattache au massif central et, par cette voie, il serait possible d'arriver très aisément en vue du lac Fagnano. Mais allez donc vous engager, seul, dans ces montagnes inconnues, au milieu d'une brume épaisse! La retraite était donc nécessaire. En toute hâte, je dégringolai jusqu'à la lisière supérieure de la forêt, et là, pendant quinze heures, je demeurai dans une position qui n'avait rien d'agréable. Il faisait froid, de temps à autre s'abattaient des bourrasques de neige, et je n'avais même pas la ressource de pouvoir allumer un brasier. Des prisonniers Indiens, qui s'étaient échappés d'Ouchouaya quelques jours auparavant, erraient dans les bois. S'ils apercevaient un brasier, bien certainement ils se dirigeraient de ce côté et me feraient peut-être un mauvais parti. Enfin, après de longues heures autour d'un feu fumeux, le jour parut hâve et livide, un ciel brumeux d'hiver. Le brouillard enveloppait toujours les montagnes. Dans ces conditions, je n'avais plus qu'à redescendre vers la capitale de la Terre de Feu. Je demeurai encore quelque temps à Ouchouaya, et ne revins à Punta-Arenas qu'au milieu de juin.»