La Terre de Feu d'après le Dr Otto Nordenskjöld
CHAPITRE VIII
Punta-Arenas et la région du détroit de Magellan.
Un wharf tout blanc qui s'avance loin en mer, en avant d'un damier de maisons, tel apparaît Punta-Arenas, vu du large.
Aux approches du port le paysage s'anime d'un pittoresque mouvement maritime. Le long de la jetée est mouillée toute une escadrille de canots et de petits vapeurs affectés aux services locaux; en avant, dominant cette foule d'embarcations naines, de longs courriers en relâche projettent leurs masses imposantes. Mais pénétrons en ville.
Au milieu, comme dans toutes les villes de l'Amérique du Sud, le damier des maisons est troué par un espace vide, destiné à servir de plaza, c'est-à-dire de promenade et de lieu de réunion lors des grandes fêtes. D'après Nordenskjöld, la municipalité ne s'est pas mise en grands frais pour décorer cette place, centre de la vie urbaine; aucune plantation ne l'ombrage, pas de bancs ni de monuments, pour tout ornement une simple balustrade. Autour, de grandes bâtisses élèvent des façades qui ne sont pas sans prétentions. D'un côté, le nouveau palais du Gouvernement, un vaste édifice en briques, percé d'un nombre considérable de fenêtres, et qui a l'air d'une construction à jour. Tout près apparaissent les fondations d'une église énorme élevée par les Salésiens. Une autre face de la plaza est formée par les palais des deux Nababs de Punta-Arenas: Menendez et Noguera. Ces deux Espagnols arrivés, il y a quelque trente ans, sans sou ni maille, possèdent aujourd'hui chacun plusieurs millions de pesos. Après avoir fait fortune dans le commerce de détail et en allant approvisionner les petits ports voisins avec leurs propres navires transformés en boutiques flottantes, ils ont agrandi le champ de leurs opérations et ont réalisé des gains énormes, en s'occupant de la recherche de l'or, de culture et surtout de l'élevage du mouton. Noguera est mort aujourd'hui; sa veuve, désireuse de soutenir l'éclat de sa maison, a fait construire, dans le style moderne, une grande bâtisse à trois étages, dont les plans ont été dressés par un architecte célèbre. Devant un pareil étalage, Menendez ne s'est pas tenu pour battu, et a fait édifier sur sa villa une haute tour à coupole dorée dominant toute la ville et dont les miroitements attirent au loin le regard.
Près de la plaza se trouve le cuartel, la station de police, la plus vieille maison de la ville. De cette baraque en ruines, les détenus pourraient s'évader facilement en enfonçant les murs d'un coup de poing. Somme toute, Punta-Arenas n'a point l'air d'une bourgade perdue au bout d'un hémisphère; si la plupart des maisons sont en bois et couvertes d'un toit en tôle, nombre de constructions ont fort bon air et la rue principale n'a point trop mauvaise apparence; sous ce rapport la ville pourrait soutenir la comparaison avec n'importe quel gros bourg. En revanche, la viabilité laisse singulièrement à désirer. Dans aucune autre ville du monde il n'est aussi dangereux de circuler la nuit; à chaque pas, pour ainsi dire, on court le risque de se rompre le cou. «La traversée des crêtes les plus sauvages des Andes, des forêts vierges des Tropiques ou de la Terre de Feu, entraîne de grosses difficultés, raconte Nordenskjöld, mais pareille entreprise est certes plus aisée que le passage de certaines rues de Punta-Arenas après une forte pluie, une fois le soleil couché. Voici, par exemple, la grande rue; la chaussée est recouverte d'une sorte de macadam; la circulation y serait donc facile, si, près de la plaza, elle n'était coupée par un profond fossé sur lequel est simplement jetée une étroite passerelle dépourvue de parapets. Par une nuit noire et sans réverbère, allez donc trouver le passage. Dans une artère transversale c'est bien autre chose. Sur toute son étendue un torrent formé par les eaux pluviales a ouvert une tranchée profonde de deux mètres. Un géologue est à coup sûr très heureux de trouver au milieu d'une ville une coupe du terrain sur lequel elle est bâtie, mais sa satisfaction sera moindre s'il doit circuler dans cette rue après une pluie. La chaussée devient alors un torrent, guéable seulement en de rares endroits. D'autres artères sont coupées dans toute leur largeur par des mares profondes; seulement après une longue période de sécheresse, ces lacs assèchent. A la place de ces nappes croupissantes apparaissent alors des cadavres de chiens et de chats, des monceaux d'ordures, de tessons, de boîtes de conserves. Vienne la saison des pluies, la ville est transformée en un véritable marais à travers lequel on ne peut circuler qu'en suivant un trottoir fait d'une étroite planche posée le long des maisons.»
Punta-Arenas détient très certainement le record du monde pour l'abondance des cafés. Sur les 180 maisons et 1 800 habitants que la ville renfermait en 1890, on ne comptait pas moins de 65 établissements de ce genre, un débit pour vingt-cinq habitants! Le climat est si rude et la vie si ennuyeuse dans ce bout du monde! Une soirée au café, à jouer au billard et à déguster une copita quelconque, est la seule distraction des indigènes. Dans les bouges fréquentés par les matelots, des querelles sanglantes éclatent parfois; à part ces incidents communs à tous les ports, la ville est calme et la sécurité complète. On peut cheminer le soir dans les rues sombres et même aux environs sans la moindre crainte.
«Pendant mon séjour, raconte M. Nordenskjöld, se produisit une rixe qui passionna la ville. Deux médecins, rédacteurs de feuilles ennemies, se battirent à coups de cravache en pleine rue jusqu'à ce que l'un d'eux restât sur le carreau. Par ordre supérieur la police n'intervint pas.»
D'après le recensement de 1895, Punta-Arenas comptait à cette date 3 100 habitants, la plupart de nationalité étrangère. L'augmentation a donc été très rapide, si l'on rapproche ce chiffre de celui de 1890. Toutes les principales maisons de commerce appartiennent à des Européens, notamment à des Allemands, des Anglais et des Espagnols. Quelques-unes, véritablement importantes, ont rapporté à leurs chefs une fort belle fortune. Aujourd'hui les temps sont plus difficiles, et l'avenir de la place ne serait point brillant. L'industrie est encore très peu développée; Punta-Arenas ne renferme que quelques petites scieries dont les produits sont expédiés dans les Falklands et dans l'Argentine, une briqueterie et une brasserie. Le bas peuple étranger se divise en deux classes: les Austriacos, des Dalmates, des Grecs et des Italiens du Nord, employés aux travaux des quais, et une foule anonyme composée de matelots de toutes les nationalités, déserteurs et aventuriers. La plupart de ces frères de la côte s'établissent comme ouvriers ou détaillants, tandis que d'autres, attirés par la vie errante, partent à la recherche de l'or ou deviennent gauchos ou bergers. Les Chiliens, les maîtres du pays, ont naturellement en partage les emplois publics; on peut même dire que la colonie chilienne ne compte guère que des fonctionnaires. A leur tête est le gouverneur dont l'autorité s'étend sur tout le territoire magellanique, territoire plus vaste que certains États d'Europe. Autour de ce haut personnage gravitent les agents de l'état ou du «territoire» et les officiers des navires de guerre mouillés dans le port. Dans la «société» de Punta-Arenas, ces fonctionnaires et ces officiers forment un groupe très fermé dans lequel seuls les gros bonnets du commerce sont admis, encore n'est-ce qu'après un très long séjour dans le pays. En dehors de ce monde brillant, la ville compte un certain nombre de Chiliens exerçant des métiers très divers. Il y a quelques années, en vue d'augmenter les ressources en main-d'œuvre et de développer la colonisation dans le territoire magellanique, le gouvernement expédia à Punta-Arenas plusieurs centaines d'habitants de Chiloé et de la côte voisine. L'essai n'eut aucun succès. Les émigrants, auxquels on avait donné le logement dans les faubourgs, refusèrent de travailler une fois qu'ils eurent le pain quotidien assuré.
Une question toujours intéressante pour le voyageur est celle du prix de la vie. D'après Otto Nordenskjöld, il ne serait pas particulièrement élevé à Punta-Arenas. Plusieurs marchandises européennes sont même meilleur marché ici que dans les autres ports de l'Amérique du Sud, en raison de l'absence de droits de douane. Dans le meilleur hôtel on payait, en 1896, environ dix francs par jour pour la chambre et la pension. Mais les copas et les copitas sans nombre, dont l'absorption est obligatoire chaque fois que l'on rencontre un indigène que l'on connaît, font singulièrement monter l'addition. En revanche, la main-d'œuvre est très élevée: pour le débarquement de son bagage on paie une soixantaine de francs, pour un blanchissage soixante-dix francs.
Punta-Arenas appartient au Chili. Cette ville se trouve en dehors des territoires que l'Argentine et le Chili se disputent actuellement en raison de l'obscurité des termes du traité qui a réglé leurs frontières. La limite entre les deux républiques est aujourd'hui fixée dans toute l'étendue de la Terre de Feu et à travers la région basse de la Patagonie; dans ces dernières régions elle est tracée au milieu de la forêt par un gigantesque abatis.
La première colonie fondée sur les rives du détroit de Magellan fut établie en 1843; installée sur l'emplacement de Port-Famine, abandonné deux cent cinquante ans auparavant, elle fut transportée à Punta-Arenas en 1849. Jusqu'en 1877 elle servit principalement de lieu de déportation. Quoi qu'il en soit, la nouvelle ville acquit promptement une certaine prospérité, grâce à sa situation. C'est, en effet, la seule localité habitée entre Montevideo et Talcahuano, soit sur une distance de 3 000 milles marins; par suite les grandes lignes de vapeurs y établirent de bonne heure une relâche régulière. Le mouillage n'est pourtant pas des meilleurs: une rade foraine, peu abritée des vents d'Est; souvent lorsque la brise souffle de ce côté en tempête, toute communication est interrompue entre les navires et la terre.
En 1877, les déportés et la troupe chargée de les surveiller se révoltèrent de concert, brûlèrent et pillèrent la ville puis massacrèrent une partie de la population. La révolte fut durement réprimée. Pour prévenir le retour de pareilles saturnales, le gouvernement chilien jugea prudent de restreindre désormais le nombre des déportés. Les ruines causées par cette émeute une fois réparées, la ville se développa rapidement, la découverte de l'or, puis l'élevage du mouton attirant un nombre de plus en plus grand de colons et déterminant par suite en même temps une augmentation de trafic. Aujourd'hui le mouvement du port est très actif; Punta-Arenas est devenu un centre d'approvisionnement pour toutes les petites villes chiliennes et argentines voisines. Et cette prospérité s'accroît de jour en jour en raison du développement extraordinaire que prend l'élevage du mouton. Dans un avenir prochain, une autre source de profit encore inexploitée augmentera peut-être l'importance de cette station. Près de Punta-Arenas se trouve un gîte de charbon; il y a quelques années, l'abattage en fut commencé et une ligne ferrée de huit kilomètres construite, pour amener la houille au quai d'embarquement. Ces travaux coûteux effectués, l'entreprise, ne donnant aucun bénéfice, fut abandonnée. D'après M. O. Nordenskjöld, l'exploitation se présenterait, au contraire, dans des conditions avantageuses. Le filon couvre une grande étendue. D'ailleurs, dans plusieurs localités de la Terre de Feu d'autres gisements ont été découverts, au Sud de la Bahia Inutil et près de Skyring Water.
M. Nordenskjöld a fait huit séjours plus ou moins longs à Punta-Arenas. Accueilli et reçu avec sympathie par tous les habitants, il a étudié la vie de cette capitale australe et recueilli d'intéressants détails qu'il nous paraît curieux de reproduire.
«La plupart des fonctionnaires chiliens, écrit notre auteur, viennent ici, le plus souvent sans leur famille; ce trou perdu à la frontière de la zone australe effraie les belles créoles habituées à la vie gaie et amusante des grandes villes. De cette habitude dérive l'importance qu'ont prise les cafés et les cercles dans la vie sociale. Parmi ces centres de réunion le club allemand, fondé récemment, jouit d'une considération spéciale. Ce cercle constitue en quelque sorte un petit coin de l'Allemagne, où toutes les fêtes nationales sont chaleureusement célébrées aux accents des hymnes patriotiques et en vidant force chopes absolument comme dans les brasseries d'outre-Rhin.
«Un grand nombre de commerçants sont mariés, plusieurs à des Chiliennes. Aussi, pour dissiper l'ennui, tout le monde s'ingénie à organiser des fêtes et des réunions. Les représentations théâtrales ou de cirques, les concerts sont relativement fréquents. Toutes les troupes qui passent sur les paquebots ne manquent jamais de s'arrêter à Punta-Arenas et elles y font d'excellentes affaires.
«Mais la plus grande distraction des habitants est le passage des paquebots et des navires de guerre. Pendant la relâche des vapeurs postaux des bandes de touristes visitent la ville et naturellement le débarquement de tous ces hôtes de quelques heures excite la curiosité, en même temps qu'il fournit un aliment aux potins. De son côté, la société punta-arenaise se rend à bord pour se rapprocher du monde extérieur dont elle est pour ainsi dire claustrée. L'arrivée d'un navire de guerre est saluée encore avec plus de satisfaction, car elle peut entraîner des réjouissances imprévues. Les compatriotes des officiers organisent, en l'honneur de leurs hôtes, des bals ou des réceptions et en pareil cas l'état-major du navire rend la politesse. Autant d'occasions de plaisirs, qui dissipent pendant quelques heures l'ennui habituel.»
Le détroit de Magellan, sur les bords duquel a été construit Punta-Arenas, a une très grande importance commerciale. Ce passage abrège de 300 milles le trajet de Montevideo à Valparaiso; de plus, il permet aux bâtiments d'éviter les dangereux parages du cap Horn. A ces deux avantages ajoutez que, dans sa plus grande étendue, le chenal est très sain, pour employer l'expression maritime, c'est-à-dire ne renferme aucun récif. Seulement dans sa partie orientale, les courants et la présence de bancs de sable rendent la navigation pénible. Malheureusement les calmes interdisent cette route aux voiliers; pour remédier à cet inconvénient il est question d'établir aux deux extrémités du passage une station de remorqueurs. Si la navigation dans le détroit de Magellan ne présente pas grande difficulté, il n'est pas précisément aisé de découvrir son entrée en raison des brumes qui enveloppent presque constamment ces parages. Parfois même il est impossible d'«embouquer» le chenal, tellement le temps est «bouché». Pour guider les navires le gouvernement chilien a fait édifier un phare à l'entrée Ouest, sur les Evangelistas. Cet îlot est vraisemblablement la localité la plus brumeuse et la plus tempétueuse du globe. Une année, dit-on, on y a enregistré 361 jours de pluie et seulement une dizaine d'apparitions du soleil.
Pour ravitailler les ouvriers pendant la construction du phare on employait un petit vapeur particulièrement solide; néanmoins tel était l'état de la mer que ce navire ne pouvait souvent arriver jusqu'à l'îlot. Il fallait alors aller ancrer dans un mouillage voisin et pendant des semaines, voire même pendant des mois, attendre une embellie pour expédier par canot les provisions et le matériel nécessaires.
Chaque semaine un vapeur fait le service entre Punta-Arenas et l'entrée Est du détroit. Ces communications régulières ont déterminé un grand nombre de colons à s'installer dans ces parages; de ce fait cette région est la plus peuplée des terres magellaniques. Par Porvenir, la côte Nord de la Terre de Feu se trouve également reliée à Punta-Arenas. De ce côté on rencontre les grandes estancias de Springhill, Gente-Grande, Porvenir, et, plus au Sud, celle de la Bahia Inutil, située à huit heures de mer de la capitale de la région. Cette dernière estancia, qui appartient à une Compagnie anglo-chilienne, a une étendue d'un million d'hectares. Comme loyer de la terre pendant vingt ans la Société paie au gouvernement la somme de cent mille pesetas (186 000 francs); encore il est convenu que ce paiement est acquitté sous forme de travaux d'aménagement du pays. Ici l'élevage du mouton n'a commencé qu'en 1894; trois ans plus tard la population ovine était déjà de 75 000 têtes; dans dix ans, de l'avis de M. Nordenskjöld, elle atteindra le demi-million.
La station principale, Pantano, pittoresquement située sur le bord d'un ruisseau, au-dessus de la côte, se présente comme un village. La résidence du directeur de l'exploitation, un Anglais, est une belle villa garnie de vérandas et de serres; telle l'habitation d'un propriétaire aisé de la Grande-Bretagne. On entre et devant vous s'ouvrent des pièces claires garnies de tentures élégantes, de tapis moelleux; une impression de confort et de sweet home. Derrière cette coquette habitation une colline porte un groupe de bâtiments rouges ou jaunes, habitations des ouvriers, bureaux, ou hangars pour la tonte des moutons,—opération qui se fait maintenant au moyen de machines. Autour, en fait de jardin, quelques carrés de radis. Point d'arbres, à perte de vue une plaine morne d'une infinie tristesse sur laquelle gémit sans cesse un vent glacial.
Dans cette région la lutte entre les blancs et les Indiens est toujours acharnée. Les ossements épars dans la plaine témoignent de ces rencontres sanglantes qui ne prendront fin qu'après la destruction du plus faible.