Le Banian, roman maritime (1/2)
IX
Je le tuerai en arrivant à terre.
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Projet de vengeance;—confidence;—poésie;—la passagère a fait un choix;—demi-aveu.
Que les morts s'oublient vite à la mer! c'est comme sur le champ de bataille, quand la cavalerie et les caissons ont passé sur les cadavres des vainqueurs et des vaincus. La gloire emporte tous les souvenirs déchirans avec elle, et ne laisse sur le lieu du carnage que le souvenir de l'événement. A la mer, c'est l'eau que l'on entend couler le long du bord, et le vent que l'on voit tout effacer sur l'onde, qui emportent au loin le souvenir des absens… Un passager était là hier près de vous à table; il causait le soir à vos côtés… la nuit, il dormait la tête appuyée sur la cloison qui vous séparait de lui: avec le premier souffle du matin l'âme de votre compagnon de route s'est envolée, et n'a laissé, dans son lit, qu'un corps inanimé dont il faut bien vite vous débarrasser. Le capitaine a dit: Jetez le mort à la mer. La mer a reçu le mort, et le navire s'est éloigné, sans s'arrêter un seul instant, dans sa rapide course, au point où les flots ont recouvert, en murmurant, la trace si fugitive du cercueil… Vos yeux rêveurs, en se fixant sur le point où vous avez vu disparaître pour toujours votre frère, votre ami, votre compagnon, se sont perdus bientôt dans l'immensité de l'onde… Et plus rien, plus de vestiges du mort sur ce vaste champ de tant de sépultures… Ah! n'est-ce pas là l'image la plus désolante du néant et de l'oubli de toutes choses?… Les ruisseaux de sang qui coulent, dans les combats les plus mémorables, des dallots du vaisseau vainqueur, ne laissent pas même plus d'une ou de deux minutes, une trace glorieuse sur la surface du muet Océan qu'ils ont rougi, et les trophées de la victoire ne s'élèvent là que sur des abîmes qui engloutissent tout et ne rendent plus rien.
Dès que le beau temps fut tout-à-fait revenu, et que le ciel sembla sourire de nouveau à la mer apaisée, on commença par réparer aussi bien que possible les avaries que nous avions éprouvées. Les matelots se mirent à l'ouvrage, avec une ardeur et un zèle qu'ils n'avaient pas encore montrés, et je fus tout étonné de voir régner la plus parfaite intelligence entre des gens qui, quelques heures auparavant, avaient été sur le point de se massacrer. Tous les sujets de querelle et de division me parurent avoir été emportés par le dernier souffle de l'ouragan, et la tempête de la révolte avait disparu avec cette autre tempête qui ne l'avait suivie que de trop près. Le spectacle que présenta bientôt notre bâtiment était ravissant. Tous les effets qui s'étaient trouvés mouillés par l'eau de la mer, furent étalés aux rayons bienfaisans du soleil et à l'haleine de la brise caressante. On aurait dit, à la bigarrure des objets et des effets dont nous tapissions les bastingages, le dôme de la chambre et le couronnement, un vaste bazar de costumes et de toilettes. Le navire lui-même, paré de ses voiles humides livrées au premier souffle des vents alisés, semblait, à chaque petit coup de tangage, secouer ses ailes encore mouillées de pluie, et se préparer à fendre de nouveau les airs plus purs et plus doux… Tout le bâtiment était content, ravi, heureux… C'est après une tempête effroyable qu'il est doux de se sentir vivre, et de respirer avec sécurité le premier moment de repos et de calme que le ciel nous envoie…
Le cuisinier lui-même, le cuisinier Gustave, cette pomme de discorde jetée parmi nous au milieu de la tempête, paraissait avoir accepté avec reconnaissance les bienfaits de l'amnistie générale accordée si généreusement par le capitaine… Dès le matin, il s'était mis à réparer les avaries de sa cuisine à moitié démantibulée par un coup de mer. A trois ou quatre heures du soir, grâce à son activité et à son intelligence toutes nouvelles, il nous servit un dîner passable pour la première fois de sa vie. Lanclume, satisfait de cette espèce d'amende honorable et d'acte de contrition, envoya le petit mousse porter une bouteille de vin à Gustave. C'était la coupe de la réconciliation… Tout paraissait désormais oublié, pacifié à bord. Vers cinq heures du soir, on fit dîner l'équipage, et il en avait besoin. Depuis deux jours il n'avait pas mangé… Aussi fallait-il voir l'avidité avec laquelle les jeûneurs se jetaient sur les doubles rations que le capitaine avait ordonné de leur distribuer! Des naufragés affamés tombant tout-à-coup sur un splendide repas de noces, ne s'en seraient pas mieux acquittés. Mais c'est qu'aussi après quarante-huit heures de rébellion, d'hostilité et de diète, rien ne devait être aussi bon pour notre équipage amnistié, qu'un festin de biscuit et de viande salée, assaisonné par un raccommodement général.
A la suite de tous ces événemens, je brûlais du désir d'entretenir un peu notre cuisinier insurgé, gracié et converti: j'étais curieux de savoir ce qu'il pensait du petit drame que son entêtement avait trouvé moyen de ménager à son imagination romanesque, et je lui demandai, dès que je pus causer librement avec lui, comment il se trouvait des émotions par lesquelles il venait de passer.
Il ne me répondit d'abord que par ces seuls mots: «Je le tuerai, en arrivant à terre!
—Mais qui tuerez-vous donc?
—Lui, lui et toujours lui; il me faut son cœur de tigre, palpitant dans ma main ricaneuse… Lui, vous dis-je, lui, l'infâme! le cœur de l'infâme qui se promène là, souriant à ses forfaits.
—Le capitaine?
—Et qui donc, si ce n'est lui?
—Et comment encore le tuerez-vous?
—En l'appelant au jugement de Dieu, sur le terrain où les pistolets sont de même calibre et ont la même portée, sur le terrain où les épées sont de la même longueur, et où tous les hommes sont de même taille sociale, avec des pistolets égaux et des épées égales.
—Vous le tuerez donc au pistolet ou à l'épée?
—Et pourquoi pas si le pistolet tue, et si l'épée transperce?
—Oui, mais vous avez vu comment il ajustait une balle, ce luron-là!
—En ce cas, je lui mettrai du fer sur la poitrine, et non du plomb dans la tête.
—Je ne vous conseille pas d'avoir recours à ce dernier moyen; il passait, dans la marine militaire où il a servi, pour une des meilleures et des plus redoutables lames.
—Alors on prend deux pistolets; on en charge un et on lui crie: Pair ou non; ta vie ou la mienne est dans ma main, écrite en caractères rouges de sang, sur le nombre que tu vas compter!
—Belle chance! avec un diable comme lui, qui gagne toujours à tous les jeux de hasard.
—Eh ma foi! au surplus, s'il est impossible de le combattre à chances égales avec les armes connues, je l'assassinerai; oui, je l'assassinerai, moi!
—Et l'on vous pendra ensuite.
—Et quel mal y aurait-il donc pour la victime, à être pendue après avoir vengé son honneur dans le sang de l'oppresseur? Je voudrais bien savoir où serait le déshonneur, et vous m'obligeriez sensiblement si vous pouviez vous-même me le dire?
—Le déshonneur ne serait pas dans la vengeance, mais dans l'assassinat, et l'opprobre de la mort dans la lâcheté du crime.
—Oui, la société, votre société de 1824, nous radote encore cela dans toutes les petites écoles; mais le lâche, selon moi, est celui qui opprime le faible ou l'innocent.
—Le lâche, selon tout le monde, est celui qui, pouvant tirer satisfaction de l'insulte de l'oppresseur, aime mieux l'assassiner par derrière, que d'exposer sa vie contre lui pour chercher à se venger loyalement!
—Belle vengeance-rococo, ma foi: aller se faire tuer pour punir l'infâme qui vous a foulé sous ses pieds! Et c'est vous qui venez de me dire que je me ferais tuer par lui en prenant le pistolet ou l'épée, ou en jouant même ma vie à pair ou non. Allez donc vous tirer de là, avec ces vieilles maximes. Je ne tiens pas plus à l'existence qu'à une paire de savates usées… La preuve, c'est que sans une circonstance, oh oui, une circonstance venue toute bénite du ciel pour moi, je me serais jeté à l'eau quand le capitaine m'a fait monter dans la hune. Mais l'idée de la vengeance et une autre idée plus douce encore me sont venues, et je me suis raccroché de nouveau à la vie, non par peur de la mort, mais par besoin de haine, de sang… et d'amour aussi…
—Ah! diable!… d'amour!… Amour et haine en même temps; il paraît que vous connaissez l'art de concilier les contrastes…
—Oui, je vous le dis et vous le répète: haine éternelle pour lui et amour indéfini pour elle!
—Les poètes comme vous sont fort heureux; ils ont toujours, pour les consoler dans leurs plus grandes contrariétés, une Elle à adorer ou à chanter, et un Lui à détester pour exalter leurs passions et leur aider à passer le temps.
—Elle, mon Elle à moi, a secouru le malheureux dans sa misère, et le malheureux lui restera fidèle et tendre dans sa prospérité, bien tendre surtout: mon avenir est à elle: c'est désormais son domaine, sa propriété: mon futur enfin est son esclave…
—C'est donc une enchanteresse qui vous a assisté dans votre malheur?
—Vous avez pu en juger vous-même, et dire si c'est une enchanteresse ou non?
—De qui voulez-vous donc que j'aie pu juger?
—D'Elle, d'Elle, à moi!
—Et qui est-elle donc enfin votre Elle à vous?
—Elle, est la séraphique, l'angélique comtesse, puisqu'il faut décliner les titres, pour vous faire comprendre les mots.
—Pas possible!
—Ah! pas possible!… Et qui donc m'a fait passer des vivres pendant mes quatre ou cinq jours de diète, si ce n'est elle? Et quelle main m'a empêché un soir de me flanquer à l'eau, de désespoir, si ce n'est sa main? Et quel sourire de femme m'a fait aimer la vie sur le bord de l'abîme, au milieu de toutes les tortures de l'existence, si ce n'est son sourire? Oui, vivres réconfortans, main secourable, sourire d'ange, je lui dois tout, et je lui paierai tout ce que je lui dois, en hommages, en respect, en ivresse, en constance et en poésie surtout, oh! en poésie… J'ai déjà fait des vers délicieux pour elle!
—Peste, comme vous y allez! Vous avez déjà lâché le madrigal pour la comtesse?
—Et pour qui donc voulez-vous que la muse ait chanté, si ce n'est pour la comtesse? pour le capitaine, peut-être? Oh! dérision infernale! je n'aurais pu contre lui employer que le blasphème et l'anathème… Il me faut d'autres sujets, à moi, que Satan ou le feu! J'ai rêvé d'amour: c'est mon lot dans ce monde d'illusion… Mais vous m'avez demandé si c'était un madrigal que j'avais lancé ou lâché; je vous répondrai que le terme de madrigal est tout-à-fait impropre; il n'y a plus de ça aujourd'hui; nous ne connaissons que le vers qui pleure, caresse ou foudroie; le vers nature, le chant du poète, la langue du barde aussi; oui, du barde: car j'ai été barde pour la femme qui console… Tenez, vous ne croiriez jamais ce que je vais vous dire: le moment où j'ai fait mes vers est celui qui a suivi l'instant où l'indigne Lanclume venait de m'attacher si ignominieusement dans la grand' hune… J'aurais dû alors faire tomber sur sa tête le rhythme vengeur, laisser déborder sur le pont, l'amertume de poésie qui gonflait ma poitrine… Eh bien, non; je n'ai su chanter, la tête tournée au vent du nord et les bras brisés par de honteux liens, je n'ai su chanter qu'amour, reconnaissance, et que reconnaissance et amour…
—Pour chanter en vrai barde, vous n'étiez pas, dans le fait, trop mal placé: à cinquante pieds au-dessus de la mer! Si dans cette position, et à cette hauteur, un poète ne se sent pas inspiré, c'est qu'il ne le sera jamais. Je gagerais bien que vos vers ont dû se ressentir furieusement de votre situation…
—Je n'ai fait que quatre couplets; la fraîcheur du soir m'a ensuite empêché de continuer. Quatre couplets, c'est peu de chose; mais vu la position…
—C'est donc une chanson que vous avez faite?
—Eh non, mille fois non… Nous disons couplets, dans la nouvelle école, pour toute espèce de coupures dans les vers. Un couplet, c'est ce que vous appeliez, avant la connaissance de toute poésie, morceau, strophes, je crois; stances, huitains, que sais-je même!
—Je serais curieux de voir vos couplets.
—Vous les verrez.
—Quand ils seront écrits?
—Ils sont écrits.
—Ah, pardieu! vous devriez bien me faire le plaisir…
—Le plaisir est fait; les voilà… Allez les lire, sans faire semblant de rien, à la chandelle; c'est à la lueur des flambeaux ou de la foudre qu'il faudrait que cela fût lu… Et quand vous aurez vu, lu et pensé ce que vous aurez à penser, vous me remettrez le papier, en me disant comment vous les aurez trouvés, ces vers… Je vous attends, vous et le jugement que vous en aurez porté.»
Je pris le brouillon du chef pour aller le lire à la lueur de l'habitacle, le seul feu qui fût allumé à bord à cette heure, mais je n'avais pas fait deux pas pour me rendre derrière, que l'auteur, me saisissant par le bras, m'arrêta tout court pour me faire observer, avant que je lusse ses vers, qu'il avait eu soin de jeter de l'inattendu et du pittoresque dans ses couplets, en entremêlant des allusions maritimes aux images de la plus haute inspiration.
«La poésie et la marine sont sœurs, ajoute-t-il, depuis que nous avons remis les choses à leur place dans la littérature: la mer et les cieux, d'où découle toute harmonie, se touchent; je ne les ai pas séparés: mais au surplus, comme les termes de marine ne vous sont guère plus familiers qu'à moi, qui les ai employés pour la première fois, je vous préviens que vous les reconnaîtrez à la raie que j'ai eu la précaution de faire sous chacun d'eux, en couchant mes idées sur le papier: tous les mots du métier vous les trouverez soulignés…
—Très bien; je tiendrai compte des commentaires et de la note…
—Et puis je vous ferai observer aussi qu'il ne faut pas vous effrayer de l'expression neigeux de sable, que j'ai employée pour peindre la blancheur du sable du désert; ceux en Arabie, m'a-t-on assuré…
—Mais permettez-moi donc de lire d'abord, après vous m'expliquerez ce que je n'aurai pas bien compris… Tenez, voilà justement le timonier qui est seul devant l'habitacle; tous les importuns et les curieux sont allés se coucher; c'est le plus beau moment pour jeter un coup-d'œil sur vos vers.»
Je courus tout de suite à l'habitacle, et aussi vite que je le pus cette fois, pour ne pas être arrêté de nouveau par les observations préparatoires du poète. J'ouvris, à la clarté vacillante de la lumière qui éclairait la boussole, le mystérieux papier, et je lus, en me tenant du mieux possible au roulis, accroupi auprès du timonier, qui me regardait avec indifférence en continuant à faire tourner sa zone:
A Elle! A Elle! A Elle!
Lorsque j'eus assez ri tout seul et tout à mon aise de la sublime épître qui venait de m'être confiée, j'allai retrouver mon poète que j'avais laissé sur le gaillard d'avant. Il attendait mon jugement avec une anxiété visible et comme un auteur attend l'arrêt du parterre: car j'étais le parterre de Gustave à bord de notre navire… En me voyant revenir à lui, il me demanda:
«Eh bien! que pensez-vous de ces vers-là?
—Mais je n'en pense rien encore.
—Avez-vous remarqué les idées neuves que j'ai réussi à jeter, à semer dans la langue poétique que je me suis créée?
—Oui, j'ai remarqué surtout quelques expressions un peu hasardées.
—Lesquelles?
—Vous vous comparez à un chameau, par exemple, et vous faites des charmes de votre belle, un sable mouvant…
—C'est justement là le sublime: images orientales!… Et mon désert neigeux de sable, et mon puits de grâces dans le désert où la tente se plante, la tente arabique, la vraie tente des caravanes! Et puis, que dites-vous de l'adresse avec laquelle j'ai mêlé l'allusion maritime à tout ce fracas de sentimens passionnés, le mouillage de l'ancre des passions sur le fond de l'âme, le grappin des tentations crochant nos deux âmes à l'abordage. Voilà du frappé, j'espère, et de l'actualité palpitante…
—Oui! et votre comtesse comprendra joliment tous ces termes de marine; une femme qui ne s'est jamais occupée de tout ce qu'elle entendait à bord!
—Taisez-vous donc, elle a plus navigué que vous et que moi.
—Et vous aurez l'audace de lui faire remettre cette épître?
—Et comment l'entendez-vous donc? Pourquoi, s'il vous plaît, l'ai-je faite, si ce n'est pour elle? Et à ma place que feriez-vous, je vous le demande?
—A votre place, à vous parler franchement, je m'en servirais pour allumer demain matin le feu de ma cuisine?
—Allumer le feu de ma cuisine avec mon épître? Ah! je me doutais bien que vous étiez un raciniste, un des moutons routiniers de Despréaux, et un admirateur-momie du marquis Arouet de Voltaire… Allumer le feu!… Oui, elle allumera le feu, mais le feu dans son âme brûlante, qui a déjà su comprendre l'âme du poète malheureux… Ah! mon cher monsieur, si jamais vous trouvez une femme qui vous jette un charme fascinant sur la vue, une hallucination dans le cœur, faites-moi un plaisir, et rendez-vous un service à vous-même: c'est de ne jamais lui adresser de vers; hein, vous me ferez ce plaisir-là, n'est-ce pas?
—La recommandation est inutile; l'exemple m'a déjà corrigé.
—Et en attendant que le feu de la cuisine s'allume, je vais m'assurer les moyens de faire parvenir mes couplets à leur adresse…; et ensuite on vous dira le succès qu'ils auront obtenu, en dépit de votre prédiction et malgré vos charitables conseils.»
Le drôle ne voulut pas en démordre. Il y a des gens que leur mauvaise éducation, et l'audace qu'ils puisent dans l'ignorance où ils sont de tous les usages reçus dans le monde, servent admirablement auprès des femmes, et des femmes même assez bien élevées. Je vis notre cuisinier élégiaque se glisser dans l'ombre après m'avoir quitté, et aborder mystérieusement les deux négresses de notre passagère, que l'on apercevait à peine au pied du grand mât, tant leurs noires figures se confondaient pour ainsi dire avec l'obscurité de la nuit. Il baragouina, aussi bien qu'il put, quelques mots créoles à l'oreille de l'une d'elles, lui remit l'épître qui venait de passer de mes mains dans les siennes; et la négresse, un moment après avoir reçu la discrète ou indiscrète missive du chef audacieux, descendit en riant dans la chambre de sa jeune maîtresse… M. Gustave, tout glorieux par avance du succès qu'il se promettait, et du bon train qu'il venait de donner à son affaire, passa devant moi avec un air de triomphe, et en répétant, pour me narguer peut-être, les quatre derniers vers d'une des stances de son épître amoureuse…
Il alla ensuite se coucher tranquillement, enchanté de lui et affligé pour moi peut-être de la critique que j'avais osé faire de sa manière de versifier.
Le lendemain, je n'eus rien de plus pressé que d'observer, au déjeûner, l'expression de physionomie de la comtesse au moment où l'auteur du poulet qu'elle avait dû recevoir la veille descendait dans la chambre, pour promener un coup-d'œil sur la table qu'il avait servie: la figure de notre passagère n'exprimait ni satisfaction, ni dédain: elle me parut être ce qu'elle avait été les autres jours… J'attendis.
Pour m'assurer jusqu'à quel point cependant je devais ajouter foi au succès que M. Gustave s'était flatté d'obtenir auprès de notre unique beauté, je cherchai bientôt à me ménager une conversation avec celle-ci, une de ces conversations où, sans aborder brusquement le point de la question que l'on veut résoudre, on peut cependant acquérir une conviction, et s'en aller avec une idée arrêtée sur certaines choses que l'on tient à éclaircir. J'eus donc un entretien avec la comtesse, et, malgré mon inexpérience auprès du sexe, je fis si bien que je parvins à donner à cette sorte d'enquête morale une direction favorable à mon petit projet d'investigation sentimentale. Je commençai d'abord par parler des femmes en général, et ensuite par m'étendre sur la bizarrerie qui semble présider quelquefois, dans le monde, aux choix qui déterminent leurs préférences les plus marquées.
La comtesse répondit, avec une naïveté charmante, à cette accusation si banale contre son sexe: «Mais croyez-vous donc, monsieur, qu'il entre toujours dans le sentiment qui détermine nos préférences, autant de légèreté et de bizarrerie qu'on le suppose généralement dans la société? Pour critiquer, avec un peu de justice, les choix qui paraissent les plus bizarres aux yeux de certaines personnes, ne devrait-on pas chercher, avant tout, à pénétrer les motifs qui ont pu nous guider dans ce qu'on appelle nos fantaisies ou nos caprices? si, n'est-ce pas? Eh bien! je suis sûre que si l'on voulait se donner la peine d'apprécier les causes qui décident le plus souvent de nos inclinations, on finirait par trouver que nous nous laissons beaucoup moins conduire par ce vertige qu'on nomme l'erreur de notre imagination, que par un instinct plus noble et plus généreux que le caprice que l'on nous reproche, avec tant de persistance et d'amertume.
»Moi qui vous parle, par exemple, car je ne puis répondre avec certitude que de ce qui m'est personnel, moi, je pense pouvoir me flatter de n'avoir été dirigée, dans mes inclinations, que par des goûts très bien raisonnés, et non par ces sympathies irrésistibles auxquelles, pour mon propre compte, je vous préviens que je n'ai jamais cru. J'ai pu me tromper sans doute; mais mon erreur avait au moins une excuse dans la cause même qui l'avait produite… Jamais l'homme le plus séduisant et le plus heureux n'aurait eu dans la société l'avantage, si c'en est un toutefois, d'obtenir la main dont un veuvage trop prompt m'a laissée entièrement maîtresse… Pour parvenir à me plaire, il aurait fallu que mon prétendant eût autre chose que de l'amabilité, des titres et de la fortune…
—Et qu'eussiez-vous exigé de plus de votre heureux prétendant? Une de ces qualités chevaleresques qu'on ne retrouve plus aujourd'hui.
—Oh non! ce n'est pas une qualité extraordinaire ou introuvable que j'aurais cherchée en lui… Bien loin de là: c'est un défaut au contraire.
—Un défaut! La chose aurait été au moins nouvelle!
—Oui, un défaut aux yeux des autres; mais une vertu à mes yeux. J'aurais voulu, pour l'aimer, qu'il fût malheureux, et plus je l'aurais vu opprimé par le sort ou l'injustice, et plus je me serais sentie entraînée à le venger des torts de la fortune ou de la puissance… Ah! dame, oui; c'est comme cela qu'est faite mon âme encore tout espagnole! Et direz-vous que c'est encore là de la déraison, du caprice ou de l'enfantillage, et qu'un tel penchant soit sans noblesse?
—Non certes, et je suis, au contraire, tout disposé à y applaudir du plus profond de mon cœur. Mais cet entraînement sympathique pour l'infortune doit être, ce me semble, circonscrit, quelque louable qu'il soit d'ailleurs, dans de certaines bornes commandées par la raison. Car je ne suppose pas qu'il eût suffi au premier homme venu d'être très malheureux, pour exciter chez vous un sentiment plus tendre que de la simple compassion.
—Oh! malheureux, cela s'entend! malheureux avec de certaines conditions de malheur!
—Oui, malheureux avec une grande fortune, par exemple!
—Non, je crois vous avoir déjà dit que la fortune, au contraire, a eu toujours le privilége de m'inspirer plutôt de l'éloignement que du goût.
—Avec de la jeunesse et de la physionomie?
—Ah! écoutez: je suis veuve, riche, et je n'ai que vingt-et-un ans.
—Avec une éducation distinguée, des manières, un rang.
—Avec de l'éducation! oui; avec un rang! peu m'aurait importé; car l'éducation tient lieu de rang, et il est même des hommes chez qui elle fait oublier ou même ressortir avec avantage l'infériorité de position… Vous voyez que je ne suis pas difficile.
—Et si l'infortuné assez heureux ou plutôt assez malheureux, comme vous l'avez dit, pour fixer votre attention, avait été réduit par sa faute à lutter contre l'adversité?
—A mes yeux, c'est bien rarement par sa faute qu'un homme bien élevé, qu'un homme né avec un bon cœur, soit tout-à-fait malheureux, c'est presque toujours de la faute des autres, du moins dans la théorie de mes sentimens…
—Ah diable!… cette théorie pourrait conduire très loin… dans ses conséquences ou son application du moins.
—Que signifie cette exclamation! Vous avez l'air de réfléchir sérieusement à cela!… Oh! Dieu merci, nous n'en sommes pas encore à l'application… J'ai du temps devant moi… Eh bien, vous voilà encore à réfléchir…
—Oui, je réfléchissais, effectivement…
—A notre plaisanterie?… Tenez, vous feriez mieux de regarder, comme je m'amuse à le faire, la rapidité avec laquelle nous allons maintenant… Je suis sûre que notre bâtiment fait au moins trois lieues à l'heure… Ah! c'est qu'aussi je suis devenu marin dans mes deux traversées; car c'est la seconde fois que je fais le trajet.»
Notre conversation sentimentale se termina là; mais la comtesse m'en avait assez dit pour me prouver que Gustave ne m'avait pas tout-à-fait trompé en me parlant de l'intérêt qu'il était parvenu à inspirer à notre aimable passagère. Ce que j'avais d'abord pris chez lui pour une sotte fatuité, n'était qu'une belle et bonne réalité. C'était au plus malheureux, parmi nous tous, qu'était demeurée la victoire; et les vers extravagans du poète cuisinier n'avaient que trop bien fait leur jeu.
Pendant tout le reste de la traversée, qui fut au surplus très courte et assez agréable depuis notre terrible passage du Tropique, les vers et la cuisine allèrent ensemble leur train. Je riais de voir ce pauvre Gustave, allumant chaque matin son feu, et pensant en même temps à son épître quotidienne pour la comtesse, car il s'était mis dans la tête de rimer tous les jours quelque chose de nouveau pour sa protectrice, et il nous eût plutôt fait manquer de déjeûner et de dîner, que de s'exposer à sevrer, pendant vingt-quatre heures seulement, notre passagère du galant à-propos qu'il s'était habitué à lui servir aux heures marquées par les Muses. C'étaient les négresses de la déité mexicaine qui remplissaient les fonctions de messagères entre le poète et leur maîtresse.
Nous arrivâmes, après vingt-trois jours de mer, à Saint-Pierre Martinique, notre destination, sans avoir éprouvé dans notre voyage d'autres contrariétés qu'un coup de vent, la perte d'un passager et une révolte. Aussi notre flegmatique ordonnateur, en se disposant à aller à terre le soir même de notre entrée en rade, me dit-il, avec le sang-froid d'un vieil habitué de l'Océan:
«Voilà une des plus jolies traversées que j'aie faites depuis que je navigue pour mon plaisir, ou par ordre du gouvernement.»