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Le Banian, roman maritime (1/2)

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IV

Pour moi, je l'avouerai, je ne pus voir sans me sentir ému, cette singulière réhabilitation d'un nom partout proscrit sur cette terre dont nous étions encore si près; je fus même presque attendri de ce culte rendu en pleine mer, en face du soleil couchant, à la mémoire du héros dont la vie s'était éteinte aussi au milieu des flots, avec ce soleil qui jetait ses derniers rayons sur notre navire et sur les couleurs chéries du pavillon factieux que nous venions d'arborer.

(Page 75.)

Un départ le vendredi de la semaine et le treize du mois;—incrédulité de notre capitaine;—adieux à la France;—réhabilitation du nom du navire;—notre cuisinier à l'épreuve n'a jamais navigué;—longanimité du capitaine;—notre premier repas en mer.

Un navire qui part sera un spectacle toujours beau pour les personnes friandes de tristes et douces émotions, comme dirait Montaigne. Il y a dans cette soudaine séparation d'un faible bâtiment et de la terre qu'il abandonne, quelque chose de si imposant et de si vague pour la pensée! Il y a surtout dans cette vaste mer qui l'attend en mugissant pour l'enlever au rivage, une telle immensité de périls à affronter, une si grande disproportion de forces entre les combattans! car ce sera, au moins, un long, pénible et bien terrible combat que le navire aura à livrer aux vents, aux flots, à la tempête et à la foudre!… Et voyez pourtant quel contraste entre cette scène si vive, si pittoresque du départ, et l'avenir que vous redoutez tant pour ce pauvre navire! Jamais le bâtiment n'a été plus mignon, plus soigné, mieux tenu: on dirait son jour de fête, à lui. Jamais ces matelots qui, perchés sur leurs mobiles vergues, livrent les voiles frémissantes au souffle de la brise, n'ont été aussi gais, plus alertes, plus ardens: les entendez-vous chanter en manœuvrant? ils courent, grimpent, volent plutôt qu'ils ne marchent, à la voix retentissante de leur capitaine; et si quelquefois, du haut de leurs hunes ou de leurs barres, balancés par les premiers coups de roulis, ils jettent encore un regard d'amour sur le rivage qui fuit et qu'ils ne reverront peut-être plus, bien vite leurs yeux d'oiseaux de mer se reportent sur l'Océan qui s'ouvre devant eux, sans bords, sans limites, comme l'avenir, comme le néant peut-être, mais aussi comme l'espérance.

Il était midi quand nous appareillâmes du port du Hâvre; un splendide soleil d'été dardait ses rayons étincelans sur les flots qui se gonflaient devant nous, sur la ville que nous allions bientôt perdre de vue avec tout ce bruit, tout ce tumulte qui déjà venaient mourir à nos oreilles. Ce jour-là, c'étaient nous qui faisions, en notre qualité de partans, les frais du spectacle dont la foule des curieux venait jouir en accourant sur les jetées. Étonné du grand nombre de personnes qui se pressaient sur les quais et sur le rivage pour nous voir sortir, je demandai au capitaine comment il pouvait se faire qu'une chose aussi ordinaire que l'appareillage d'un navire attirât autant de monde hors des maisons, dans une ville depuis si long-temps accoutumée à ces sortes de spectacles maritimes.

«Ah! c'est que vous ne savez pas une chose, me répondit le capitaine, une chose qui vous intéresse cependant, vous le premier, et qui aiguillonne la curiosité de tous ces jobards?

—Et quelle chose si extraordinaire donc?

—Comment, vous n'avez pas encore remarqué que c'est aujourd'hui vendredi et le 13 du mois, par-dessus le marché, deux raisons pour que le navire coule en mer, et deux raisons que j'ai choisies tout exprès pour donner un démenti palpable à la superstition de ces philosophes-là. Voilà pourquoi tous ces fainéans et ces oisifs qui connaissent mon goût pour les départs du vendredi, ont quitté leurs travaux et leurs cassines pour venir voir mon bâtiment se jeter à la côte ou chavirer en larguant ses huniers!…»

Le capitaine Lanclume, après m'avoir donné cette explication, haussa les épaules de pitié, en jetant sur la foule curieuse un regard de colère et de mépris, puis il continua à commander la manœuvre qu'il y avait à faire pour mettre le navire dehors.

La comtesse de l'Annonciade, la seule de nos camarades de voyage que je n'eusse pas encore vue, se montra sur le pont au moment où le pilote qui nous avait mis en rade allait prendre congé de nous, la bouche gargarisée de rhum et les poches pleines de cigarres, et alors nous pûmes jouir enfin du plaisir de faire connaissance avec la physionomie et l'extérieur de notre unique passagère. Sans être belle, sans être même jolie, la comtesse nous parut avoir ce qui remplace presque toujours avec avantage, chez beaucoup de femmes, l'élégance de la taille et l'éclat même de la figure: ce quelque chose d'indéfinissable qui ne s'exprime encore que par un mot fort incomplet, nous frappa tous tellement, à l'aspect de la comtesse, que l'Italien me dit, que je répétai au créole et que le créole répéta à l'ordonnateur: elle a de la grâce. Il est bien rare que chez les femmes élevées dans un certain monde, on ne trouve pas, quelque mal partagées même qu'elles soient du côté des dons extérieurs, un charme qui leur est propre et qui ne peut appartenir, s'il est possible de s'exprimer ainsi, qu'au genre d'imperfection que l'on remarque dans chacune d'elles. Le charme dominant dans la personne de notre passagère était la grâce, comme je l'ai déjà dit, comme nous l'avions tous dit en la voyant; et la comtesse eût-elle été plus jolie, je crois, sa beauté n'aurait ajouté que bien peu de chose à l'agrément de sa physionomie, tant cette physionomie pouvait aisément se passer de beauté.

Je ne remarquai que long-temps après l'avoir vue, qu'elle était un peu brune quoique assez fraîche, que sa taille était petite quoique bien prise, et que sa bouche, moins grande que son bel œil noir, était recouverte d'un léger duvet d'ébène que dans le monde on avait dû comparer quelquefois, j'en suis bien sûr, aux moustaches timides d'un jeune adolescent.

Sa toilette de bord, qu'elle avait eu soin de prendre avant son départ, rehaussait du reste, fort coquettement, les avantages de sa tournure et le caractère particulier de son teint un peu prononcé. Un joli madras créole emprisonnait à moitié sa chevelure de jais; une robe gris-pâle faisait semblant de serrer négligemment sa taille qui aurait pu tenir entre ses deux jolies petites mains; et quelques anneaux finement ciselés couvraient presqu'à moitié ses longs doigts délicats, entre lesquels elle s'amusait, en regardant la terre, à déchirer un mouchoir de poche de batiste, avec une expression de préoccupation que l'on ne saurait dire.

Y a-t-il beaucoup d'hommes au monde qui, une seule fois dans leur vie, aient été regardés par une maîtresse, d'un de ces regards qu'une passagère attache sur la terre qui fuit à ses yeux? c'est la réflexion qui me vint en voyant la comtesse dire adieu à la côte de France. Elle ne pleurait pas: elle faisait mieux, elle s'efforçait de retenir ses larmes. Les deux négresses qu'elle ramenait avec elle, priaient à ses pieds.

Oh! sans doute, pensais-je en moi-même, cette femme laisse quelque chose d'elle-même là… sur ce rivage si doux ou sur cette terre d'amour qu'il nous faut quitter…

Et moi aussi je regardais la France, toute la France qui disparaissait déjà sous des nuages qui semblaient s'attacher à elle, pour nous laisser partir seuls.

«Eh bien! quand je vous disais, s'écria le capitaine Lanclume, pour nous arracher au sentiment que nous éprouvions tous, quand je vous disais que j'avais raison de partir le vendredi 13 du mois! Le temps est magnifique, la brise fraîchit et nous enlevons déjà nos huit nœuds et demi sans nos bonnettes. C'est exprès pour nous—le diable m'emporte!—que ce temps a été fait par le père éternel.»

Le chanteur italien qui s'était coiffé d'une casquette de velours vert, bariolée de filets d'or, s'arrêta tout court à ce mot de vendredi. L'ordonnateur alla prendre son bonnet de coton comme pour passer une nuit en diligence, et la comtesse descendit dans sa chambre, peut-être pour trembler ou pour prier plus à l'aise en pensant à ce terrible mot de vendredi. Personne à bord, excepté le diable de capitaine, n'avait songé à ce jour-là, à cette fatale coïncidence du vendredi et du 13 du mois!

Quant à mon pauvre créole, il nous dit de la plus douce voix que puisse avoir un homme: «Peu m'importe ce jour du départ! pourvu que je puisse atteindre le tropique, je suis sauvé. C'est sous son influence que j'ai reçu le jour, et c'est lui qui me redonnera la vie!»

Il est des hommes qui naissent organisés tout juste pour mourir à vingt ans, et qui, au terme de cette courte carrière, se trouvent avoir parcouru toutes les phases d'une vie ordinaire. Adolescens quand les autres sont encore enfans, hommes faits à l'âge où les enfans entrent à peine dans l'adolescence, vieillards à l'âge marqué pour la jeunesse, on les voit mourir de caducité au moment où le printemps vient de s'ouvrir couvert de fleurs et rempli d'espérances pour ceux dont ils ont partagé le berceau et les jeux.

Notre pauvre créole était un de ces hommes-là.

Les paroles mélancoliques qui venaient de sortir de sa poitrine épuisée, me le firent remarquer avec plus d'attention que je ne l'avais fait encore. Les émotions du départ, l'incertitude de son sort peut-être, avaient, ce jour-là, jeté sur ses traits les traces d'une altération profonde. Je cherchai à le rassurer de mon mieux, sur les craintes qu'il paraissait concevoir, et, en lui parlant, je m'en voulais presque de l'état de force et de santé qu'il pouvait m'envier. Je sentais que j'étais dans la position d'un riche qui console un pauvre à qui il ne peut rien donner que des conseils. Le malade me répétait: «C'est l'air du tropique qu'il faut à mon affection… mais quand le respirerai-je cet air là!…

—Jamais! me dit tout bas à l'oreille le capitaine, du ton dont on prononce un arrêt de mort. Jamais!…» Et parlant ensuite à ses matelots: «Hé! dites donc, devant: File un peu l'écoute de misaine.»

Le dîner du jour de départ est ordinairement bien vite préparé et bien vite mangé, quand toutefois les passagers sont disposés à le manger. Tout est encore si mal installé à bord, les préparatifs nécessaires pour mettre la cuisine en train sont si difficiles et si longs à faire, que c'est à peine si l'on peut compter sur un potage mangeable et quelques côtelettes passablement grillées. Un pâté froid, du jambon, un poulet à la gélatine et de beaux fruits nous furent servis à cinq heures, sans que le cuisinier Gustave fût obligé de déployer à bord une partie de la science qu'il nous avait fait admirer au Grand-Hôtel du Hâvre.

La comtesse ne parut pas à table, malgré les instances du capitaine pour la décider à accepter quelque chose. Quand nous remontâmes sur le pont, après avoir fait honneur à notre premier dîner de bord, la terre ne montrait plus à l'horizon que des formes indécises flottant au-dessous de ces nuances bleuâtres qui ont quelque chose de si vague et de si vaporeux, et qui couronnent si admirablement la teinte plus mâle et plus sévère de la mer. Le soleil, versant ses derniers feux en face de la côte de France, inondait de pourpre et d'or étincelant cette scène immense et magnifique, et au moment même où il allait disparaître d'un côté à nos yeux, la terre de la patrie allait aussi, comme lui, disparaître de l'autre côté au-dessous des flots. La mer seule nous restait entre le soleil et la France, et sur cette mer paisible le navire voguait silencieusement.

Il ne fallut rien moins que la voix du capitaine pour m'arracher à mes méditations.

«Ah çà, nous fit-il, tout cela est sans doute fort beau; mais il nous reste autre chose à faire au coucher du soleil!

—Et qu'y a-t-il donc à faire pour nous, capitaine?

—Pardieu! il y a le nom de mon navire à réhabiliter. A terre, je plie docilement sous le joug de la nécessité. Mais une fois à la mer, je me redresse de toute la force de la contrainte que je me suis imposée, je redeviens roi de ma barque, et je règne sur un théâtre mille fois plus vaste que les bicoques de tous ces gueux de la Sainte-Alliance. Mousse!

—Plaît-il, capitaine?

—Viens ici. Prends-moi cette paire de gants… mets-les… Voyons, as-tu bientôt fini?

—M'y v'là, capitaine! C'est qu'ils sont un peu petits.

—Va ouvrir ma cachette avec cette clef, et apporte-moi, sans y toucher si tu peux, le nom du navire… Charpentier, voyons, un marteau et des clous! et sautons en dehors du couronnement… Maître Lafumate, attrape à hisser le pavillon français… Et vous, messieurs, si vous savez jouer de quelque instrument, vous ne me refuserez pas d'accompagner d'un petit air de circonstance, l'inauguration de mon ancien nom et du pavillon des braves.»

M. Larynchini prit sa guitare, moi, j'atteignis une flûte dans le fond de ma malle.

Le petit mousse envoyé en expédition dans la chambre, revint bientôt sur le pont, tenant religieusement dans ses mains gantées, une enseigne à fond bleu, portant en grosses lettres d'or, ces mots: Le Grand-Napoléon.

Le capitaine salua ce nom glorieux, tout l'équipage se découvrit, le charpentier alla clouer l'enseigne sur l'arrière du navire, maître Lafumate hissa et amena par trois fois le pavillon tricolore, et le guitariste et moi nous jouâmes de notre mieux l'air de la Marseillaise.

L'ordonnateur en chef n'y était plus; le créole souriait à cette scène moitié bouffonne et moitié pieuse.

Pour moi, je l'avouerai, je ne pus voir sans me sentir ému, cette singulière réhabilitation d'un nom partout proscrit sur cette terre dont nous étions encore si près; je fus même presque attendri de ce culte rendu en pleine mer, en face du soleil couchant, à la mémoire du héros dont la vie s'était éteinte aussi au milieu des flots, comme ce soleil qui jetait ses derniers rayons sur notre navire et sur les couleurs chéries du pavillon factieux que nous venions d'arborer. Tout le burlesque de cette espèce de parade napoléoniste s'effaça à mes yeux, pour ne me laisser voir que le côté sentimental de la cérémonie… «C'est ici, c'est à la mer, répétait le capitaine Lanclume, que je ressaisis toute mon indépendance d'homme et de Français et que j'en use. Voyez comme depuis qu'il a repris son vrai nom, ce coquin de navire en détale! Le voilà qui file deux ou trois nœuds de plus qu'auparavant! Ah! c'est qu'aussi, avec ce nom-là, il était si facile d'aller vite!… Pourquoi donc n'a-t-il pas eu cent mille hommes comme moi!… Aujourd'hui il ne serait pas mort, et nous ne serions pas ici!… Mais chassons toutes ces mauvaises idées-là qui font mal et qui ne produisent que des regrets inutiles… Lafumate, voyons; faites appuyer un peu les bras du vent! La brise fraîchit, et voilà tous vos bras qui sont mous comme le balan des boulines de revers!»

Quand la nuit fut descendue sur nous, autour de nous et sur les flots doux et tranquilles qui clapotaient harmonieusement au loin, le capitaine, sortant de la rêverie dans laquelle il était plongé depuis deux bonnes heures, demanda à son second à quoi servait le feu qu'on voyait flamboyer à la cuisine. L'officier lui répondit que c'était le chef qui s'exerçait et qui étudiait son fourneau et ses marmites.

—Puisqu'il y a encore du feu devant, dit le capitaine, ordonnez au cuisinier de nous faire du thé… Puis s'adressant à moi: Voisin, vous ne me refuserez pas une tasse de thé, n'est-ce pas? Je sens que j'ai besoin de prendre quelque chose, car il m'est resté là sur l'estomac, ou plutôt sur le cœur, un poids qui m'oppresse. C'est une chose bien étrange, allez, que mon organisation! Nul excès, nulle fatigue, nulle veille, nulle privation ne peut altérer ma santé. J'ai contre tout cela une complexion de fer. Mais la moindre petite émotion de cœur m'abat comme un enfant, me chiffonne comme une femmelette, et il est surtout des souvenirs contre la puissance desquels je ne retrouverais pas, j'en suis sûr, dans tout mon être, pour deux liards de force…

Une longue méditation succéda encore à ces paroles, et le capitaine ne quitta l'immobilité de la posture qu'il avait reprise, que pour crier:

«Eh bien! ce thé, arrivera-t-il aujourd'hui?

—Oui, il va être bientôt paré, répondit un petit mousse; mais, voyez-vous, capitaine, c'est qu'il ne peut pas couler de la bouilloire!

—Il ne peut pas couler de la bouilloire? reprit Lanclume. Voyons donc un peu cette bouilloire; apporte-moi ça ici!

—Ah çà! êtes-vous fou ou imbécile, cuisinier, s'écria le capitaine après avoir examiné et découvert le vase brûlant qu'on lui avait apporté. Comment, vous avez fourré toute notre provision de thé dans cette bouilloire, comme vous auriez mis un plein panier d'oseille dans une casserole, pour en faire une compote? Vous n'avez donc jamais fait de thé?

—Capitaine, non, je n'en ai jamais fait!

—Mais il paraît que vous n'en avez jamais bu non plus, car vous vous seriez aperçu sans doute… Est-il possible d'avoir mis deux livres de thé à bouillir, pour en faire quatre tasses! Faut-il qu'il y ait au monde des gens qui soient absurdes!… Mousse, prends-moi ces feuilles délavées, et mets-les à sécher en les étalant bien proprement sur une serviette… Ce thé nous servira en seconde édition pendant le voyage… Mais, bon Dieu! faut-il donc qu'il y ait des gens absurdes au monde! Faire une compote de thé, comme une compote d'oseille ou de chicorée!

»Mon cher ami, ajouta Lanclume en me prenant par le bras, je crois que, pour la première fois de ma vie, je me suis mis dedans avec ma science lavatérique. Le cuisinier que nous avons enrôlé sur sa bonne mine et son dîner d'essai, et qui m'a montré de si beaux certificats, n'a jamais navigué. Je viens de me convaincre qu'il n'a mis que depuis ce matin le pied à bord d'un navire.

—Bah! vous croyez, capitaine?

—Vous allez en juger par vous-même. Cuisinier! cuisinier! Avancez!

—Qu'y a-t-il pour votre service, capitaine?

—Faites-moi le plaisir d'aller m'amarrer ce foulard qui est un peu mouillé, sur les haubans de misaine!

—Sur les haubans de misaine?

—Oui, sur les haubans de misaine du bord du vent, pour le mettre au sec. Vous entendez bien, n'est-ce pas? sur les haubans de misaine du bord du vent.

—Oui, sans doute, capitaine, je comprends parfaitement.»

Le pauvre cuisinier, fort embarrassé de son foulard et de la mission dont le capitaine venait de le charger, s'en alla devant, demandant à voix basse, à tous les matelots qu'il rencontrait: «Pourriez-vous me dire où se trouvent… les… les… les comment donc…? les machins de misère, les…, comment déjà appelez-vous donc ça?»

Et les matelots, comme vous pensez bien, de hurler de leur plus grosse voix: Les choses de misère! De quelles choses voulez-vous parler? c'est qu'il y a tant de choses de misère à bord!»

«Quand je vous disais, me répétait Lanclume pendant cette épreuve, que le malheureux n'avait jamais mis le pied à bord d'un navire, et qu'il m'avait trompé en me montrant les certificats d'un autre marmiton!… Mais que diable voulez-vous, c'est un goujon de plus à avaler! Le pauvre bigre avait peut-être faim, et cette considération répond à tant de choses de misère, comme il disait tout-à-l'heure! Pourvu qu'il ait un peu d'intelligence et beaucoup de bonne volonté, il faudra bien lui pardonner celle-là!»

Le foulard, après bien des explications, des sarcasmes de matelots sur la pénible recherche des haubans de misère, venait d'être amarré et mis au sec sur l'avant.

Une épreuve plus longue, plus décisive et plus difficile attendait encore notre cuisinier, et ce ne fut pas sans trembler pour lui, que, le lendemain matin, je lui vis mettre la main à l'œuvre pour allumer son feu et préparer notre déjeûner. Le malheureux était, dans tous ses mouvemens, d'une gaucherie qui aurait donné des impatiences au plus mauvais fricoteur, si elle n'avait pas fait pitié. Je crois même que, sans la réserve que me prescrivait ma qualité de passager à la chambre, j'aurais volontiers pris à sa place la queue de la casserole et le manche du couteau de cuisine.

A dix heures et demie enfin, le maladroit, les yeux tout rouges de fumée et les joues toutes barbouillées de suie, ordonna au mousse d'annoncer au capitaine que le repas était servi.

Quel repas, juste ciel! Des côtelettes réduites en charbon, une omelette ramassée dans les cendres, et des haricots verts qui avaient l'air d'avoir été mis à infuser dans le bouillon clair qui leur servait de sauce. Comme je m'attendais à la surprise que le chef avait ménagée sous mes yeux, à la délicatesse de mes commensaux, je pus examiner tout à l'aise l'effet que produirait sur leurs physionomies la vue de ce détestable déjeûner.

L'ordonnateur en chef voulut d'abord essayer un peu du plat de légumes, et il renvoya bientôt son assiette en disant qu'il n'aimait pas les décoctions de haricots.

L'artiste italien continua à se charbonner les lèvres, de deux ou trois côtelettes qu'il s'obstinait à ronger.

La comtesse de l'Annonciade, qui avait bien voulu se montrer à déjeûner, fit une jolie petite moue qui semblait dire: Tout cela est bien mauvais, mais fort heureusement je n'ai pas faim.

Le bon créole Desgros-Ruisseaux fit servir aussitôt sur la table cinq à six compotes de confitures excellentes qu'il avait emportées pour la traversée.

Le capitaine n'avait encore rien dit, n'avait laissé même échapper aucun signe d'impatience. Seulement il avait pâli un peu en causant avec son second de l'apparence du temps… Mais au moment où tout le monde avait déjà pris son parti sur le désappointement gastronomique du matin, il s'écria en s'adressant au petit mousse: «Mousse, enlevez toute cette saloperie et servez à déjeûner…»

L'enfant intelligent qui épiait le regard de son capitaine et qui était habitué à deviner toutes ses intentions, escamote en un tour de main les chefs-d'œuvre culinaires de M. Gustave, et remplace tous ces plats maussades, par le large pâté, les poulets froids, le jambon rosé et les autres pièces succulentes qui, la veille, n'avaient fait que paraître et disparaître sur la table. De longues fioles de vieux vins cachetés sont substituées aux bouteilles de Bordeaux ordinaire, de beaux verres de cristal étincelans, aux verres de tous les jours. L'ordonnateur se ravise, l'Italien remange et la comtesse sourit… Tout se passa à merveille ensuite: on but même, je crois, du Champagne, et l'ordonnateur, en montant sur le pont après le déjeûner, crut pouvoir proclamer le gain de la bataille pour laquelle il avait un instant tremblé, en me disant à l'oreille: Il n'y a pas tant de mal que nous le supposions: le capitaine sait vivre!…

Oui, mais à part moi je me dis: Le cuisinier, en revanche, ne sait même pas faire cuire des œufs durs.

Et effectivement ce maladroit, à qui la comtesse faisait demander chaque matin deux œufs à la coque, ne les lui servait que durcis comme pour une mayonnaise; et lorsqu'ensuite, désespérant d'obtenir des œufs comme elle les voulait, elle les lui demanda comme elle ne les voulait pas, au lieu de lui servir les œufs durs qu'elle lui commandait, il lui donna, pour la première fois, des œufs à la coque.

C'était un être à prendre décidément à rebours.

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