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Le Banian, roman maritime (1/2)

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VI

L'existence de l'homme est un champ en friche, que la charrue de l'adversité doit labourer avec son soc aigu, pour qu'il produise des feuilles au printemps, des fleurs en été et des fruits en automne.

(Page 102.)

Notre cuisinier est romantique;—improvisation;—chute de poète sur le gaillard d'avant;—vague résolution.

Curieux cependant de connaître l'histoire de ce pauvre diable, et désirant lui offrir quelques consolations, ou au moins quelques bons conseils, un soir où tout était calme à bord, je m'approchai de l'endroit où il s'était assis, pour lui adresser la parole. Mon arrivée parut l'arracher soudainement comme à un songe pénible: il fit d'abord un bond en m'apercevant, et ensuite laissa échapper un long soupir; après quoi il sembla disposé à m'écouter.

«Par quelle circonstance malheureuse, lui dis-je alors, avez-vous pu être conduit à vous charger d'un emploi pour lequel vous n'étiez pas fait, et qui vous a valu déjà des désagrémens auxquels sans doute vous n'avez pas été accoutumé?

—Hélas! mon cher monsieur, me répondit-il, l'existence de l'homme est un champ en friche que la charrue de l'adversité doit labourer avec son soc aigu, pour qu'il produise des feuilles au printemps, des fleurs en été et des fruits en automne.

—Mais que faisiez-vous, quelle était votre profession avant de concevoir l'idée de vous embarquer comme chef à bord d'un navire?

—Je faisais de l'art.

—De l'art, dites-vous?

—Oui, de l'art; parbleu! chacun n'en fait-il pas à sa manière, et selon les moyens qu'il a reçus de là-haut, si toutefois il y a un là-haut!

—Et quelle espèce d'art encore faisiez-vous?

—De l'art à la façon de ce pauvre Will, notre maître à tous, le premier des poètes dans les âges, l'ange infernal et sublime du drame-passion et de toute poésie vraie enfin! De l'art, de l'art, de l'art, ce mot dit l'univers!

—Le poète Will? je ne le connais pas, à moins que ce ne soit le poète Wilson dont vous vouliez me parler.

—Ah! bien oui, le poète Wilson, on lui en cassera à celui-là! Je veux parler de notre William Shakespeare, de ce bon et immortel William qui commença par tenir la bride des chevaux des rustres dorés qui allaient au spectacle, en attendant qu'il devînt un jour la trinité symbolique du beau: mouvement, sublimité et passion; tout, tout dans lui, exactement tout… rien dans les autres, pas même rien!»

Je crus, en entendant mon interlocuteur s'exprimer ainsi, avoir affaire à un fou. Je continuai cependant.

«Et vous teniez aussi par la bride les chevaux des équipages à la porte des spectacles, en attendant que…

—Pas tout-à-fait; c'est une allusion que j'ai voulu faire. J'avais établi un commerce de contremarques à la porte de nos premiers théâtres; et l'un de mes drames, le premier enfant de ma jeunesse, allait même être représenté, quand le spectre de fer des événemens est venu arracher la couronne de poésie qui verdoyait pour le front du jeune homme à l'âme de feu, aux ailes bleues de flamme. Ainsi vous voyez donc bien que quand je disais tout-à-l'heure que, comme le pauvre Will, j'avais commencé à faire de l'art, je ne disais qu'une chose fort juste, et que j'étais parfaitement dans le vrai du mot, si tant est qu'il y ait un vrai dans les mots.

—Ah! votre premier drame ne put être joué?

—L'enfant de mon cerveau était trop supérieur pour cela. Un ancien littérateur de la vieille époque, à qui je le montrai, me dit qu'il le trouvait assez mauvais pour lui prédire un succès fou. Un poète-France de la renaissance, qui le lut quelques jours après, m'assura qu'il le devinait assez sublime pour que le public se battît, cassât le lustre et les banquettes à la première représentation. Vous voyez bien par conséquent que j'avais là deux fameuses autorités… Mais la police, la police! Enfin c'est fini, n'y pensons plus; jetons la poudre de l'oubli sur cette page à peine commencée de ma vie, barbouillée à la hâte par le doigt mort de la fatalité, et résignons-nous. C'est de la cuisine qu'il faut faire maintenant jusqu'à la Martinique. Malédiction!

—C'est en effet le parti le plus sûr qu'à mon avis vous puissiez prendre. Le capitaine, un peu irrité d'avoir été abusé par les certificats d'emprunt que vous lui avez présentés, s'est montré depuis deux jours un peu rigoureux envers vous; mais avec de l'intelligence et du zèle, vous finirez, j'en suis convaincu, par le désarmer. C'est un brave homme, et qui ne se fait pas une vertu d'être inflexible.

—Oui, j'en conviens, c'est une faute que j'ai commise envers cette société qui nous force à la tromper pour ne pas mourir de faim au milieu d'elle. J'aurais dû ne pas me servir de ces certificats, et dire au besoin qui me tordait les entrailles: Tiens, voilà ma poitrine, ronge-la; tiens, voilà mon cœur de vingt ans, mange-le, il est tout bouillant encore, et fais-moi mourir bien vite, je te le demande par les os de ta mère. Damnation de l'homme, exécration de la justice des vampires civilisés, et anathème sur tout ce qui fut, est et sera; anathème général enfin sur Jéhova lui-même!…

—Quelque idée que l'on puisse s'être formée sur les règles et les lois de la société, personne ne vous dira que vous avez bien fait en abusant de la bonne foi du capitaine.

—J'étais las de végéter, je voulais jeter du drame sur le manteau déguenillé de ma vie…

—Vous n'avez pas déjà trop mal commencé comme cela!

—Et j'espère finir mieux; vous n'avez encore rien vu, Dieu merci. Il me faut de l'art, à moi, n'importe où, n'importe à quel prix. Je veux vivre d'émotions, ou ne pas vivre du tout. Si le capitaine s'avise de vouloir poser encore le pied sur ma volonté, ma volonté, fille de l'âme, se redressera sous sa botte insolente, et j'écraserai la tête du moucheron. Ah! vous ne concevez pas l'art, vous voulez nier l'art. Eh bien! qu'il vienne le capitaine, je le défie au nom de la muse et de Satan qui se soulève là sous ma peau et entre mes côtes.»

Le jeune fou criait si haut, que je craignis que le capitaine ne l'entendît, et, pour ôter un prétexte à l'exaltation de ses paroles imprudentes, je le laissai seul refouler tout à son aise sous sa peau, le trop plein de son indignation.

Le paroxysme romantique du fougueux Gustave n'excéda pas, au reste, la durée moyenne des accès de fureur artificielle. Quelques minutes après l'avoir abandonné à la véhémence de sa passion criarde, je crus reconnaître la voix de mon homme, ramenée au diapason ordinaire de la conversation ou de la narration.

Cette voix se faisait entendre seule devant. Je me glissai le long de la chaloupe pour me diriger sur l'arrière du mât de misaine et pour écouter tout à mon aise, sans être vu.

M. Gustave, assis à l'orientale sur le gaillard d'avant, au milieu du cercle qu'avaient formé autour de lui les matelots de quart, se disposait à régaler l'auditoire d'une de ses improvisations.

«C'est le départ du navire Le Grand-Napoléon que je vais vous retracer, s'écriait-il d'un ton inspiré. Haleine des tempêtes, enfle mes poumons; j'ai soif d'air et de vent; souffle et enfle tant que tu pourras!»

L'improvisateur, au bout d'une minute d'aspiration d'air, commença ainsi:

«Le chevalier des eaux a revêtu dès le matin son corselet de cuivre; ses trois lances de bois se balancent et s'appuient sur sa large poitrine de chêne, et l'on dirait, en voyant sur la mer les panaches qui flottent sur son casque, de dix ou douze voiles blanches se jouant aux vents… Il marchera long-temps sur les eaux vertes, le rude chevalier, avant de rencontrer le géant des tempêtes: car si ses pieds sont légers, la mer qu'il foule est grande, oui, elle est bien grande la mer, grande comme le champ inculte de l'infini, où l'alouette de la pensée n'a pas de nid, où l'arbre de science pousse sans racine.

»N'importe, il marchera nuit et jour, soir et matin, le chevalier des eaux; sous l'aube qui fleurit, sous le crépuscule qui rafraîchit, sous le soleil qui brûle, sous la pluie qui mouille les os, sous la grêle qui meurtrit la chair, sous la gelée qui… qui gèle…

»Mais un guide perfide s'est présenté au chevalier pour égarer ses pas dans les sentiers du domaine qu'il ne connaît pas encore… Il ne le mènera point au tournoi des tempêtes, ce guide félon, parce qu'il sait trop que la tempête épure, et que la foudre ne noircit pas ceux qu'elle frappe…

»Mais qu'importe! le chevalier des eaux ne peut être long-temps mal conduit… Son but brille dans l'ombre; la pyramide de feu aime à se couronner et à s'environner du démon des ténèbres, car les ténèbres sont aussi la parure invisible dont la pyramide de feu aime à couronner son front brûlant, en se mirant, la coquette qu'elle est, dans le miroir mystérieux de la face du ciel noir!

»Et comment le perfide se flatterait-il long-temps d'abuser le chevalier au corselet de cuivre, aux trois lances de bois, à la vaste poitrine de chêne, quand lui, le loyal chevalier, a pour conduire ses pas confians, enflammer son courage de lion et payer la magnanime monnaie de ses efforts, un sourire de femme au bout de la carrière, et l'œil béant de la nuit qui fait chatoyer son armure aux reflets enfantins de la sublime gaminerie des eaux de la mer!»

Le maître d'équipage Lafumate, qui jusque-là avait écouté fort patiemment, avec les autres auditeurs, l'improvisation inintelligible du chef, prit alors la parole pour adresser cette question au poète:

«Sans vous interrompre, chef, pourrait-on savoir ce que vous entendez par l'œil de la nuit?

—Mais, Dieu me damne! il n'est pas besoin, je pense, reprit le poète, d'avoir suivi un cours de littérature à l'Athénée pour deviner que l'œil de la nuit signifie et ne peut signifier autre chose que la lune.

—En ce cas, répondit maître Lafumate, permettez-moi de vous dire que tout ce que vous venez de dire là, est bête comme l'œil de la nuit

Cette grosse saillie, bien plus en rapport avec l'intelligence et le goût des auditeurs, que le pathos dont venait de les étourdir M. Gustave, provoqua un rire si lourd, si accablant pour le poète déconcerté, abasourdi, qu'il ne sut faire autre chose, tant son trouble était grand, que d'abandonner le champ de bataille, poursuivi par les huées de tous les gens de quart.

En se glissant, en se sauvant le long de la chaloupe, le fuyard vint me heurter; et, après m'avoir reconnu, il me cria, à peine revenu de son premier trouble:

«Eh bien, vous l'avez entendu! Faites-donc de l'art avec des gaillards de cette espèce?…

—Non, lui répondis-je bien vite, il vaudrait encore mieux faire de la cuisine.

—De la cuisine! reprit-il brusquement, de la cuisine, jamais! Ni cuisine, ni art! C'est un coup de tête qu'il faut que je fasse pour réhabiliter sur le front de l'opprimé le symbole de ce qu'il vaut par l'intelligence et par le cœur. Oui, un coup de tête, vous dis-je, et un fameux encore; demain vous frémirez…»

Et cela dit, le cuisinier-poète alla se coucher, pour méditer sans doute son coup de tête, et affermir son courroux dans la résolution qu'il paraissait avoir arrêtée.

Mais dès ce moment, comme on doit bien s'en douter, le chef, que jusque-là les matelots du bord avaient laissé paisible dans les fonctions qu'il remplissait si mal, devint la risée de tout l'équipage. La pesante épigramme de maître Lafumate avait coulé le poète à fond, et le surnom d'Œil de la Nuit, donné à l'infortuné improvisateur, alla plus d'une fois lui rappeler sa triste chute du gaillard d'avant.

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