Le Banian, roman maritime (1/2)
III
C'est presque toujours dans la spontanéité de nos fonctions physiques les plus impérieuses, que nos penchans moraux se trahissent ou se révèlent à l'œil de l'observateur. On ne prend jamais autant de calcul dans un coup de fourchette ou un coup de dent, que dans la manière de donner une poignée de main ou de rendre un salut.
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Le cuisinier à l'essai;—dîner d'épreuve;—un compagnon de voyage à table;—l'air de la Molinara interrompu;—élection et couronnement du cuisinier du trois-mâts le Toujours-le-même.
Jamais je n'ai pu voir une réunion d'hommes s'apprêter à bien dîner, sans m'être senti frappé agréablement de tout ce qu'il y a de purement animal dans les plaisirs même les plus raffinés de notre civilisation. Dix à douze personnes bien toilettées, bien épinglées, attendant avec appétit, dans un beau salon, l'instant de dévorer le copieux repas qu'un cuisinier tout suant va jeter à leur voracité, m'ont toujours rappelé, malgré toute la délicatesse de leurs formes et de leurs manières, ces festins de la côte d'Afrique, pour lesquels les sauvages convives s'aiguisent les dents un jour d'avance. Aussi la répugnance irrésistible que m'ont constamment inspiré nos usages gastronomiques, a-t-elle été quelquefois poussée si loin chez moi, que j'aurais voulu exister dans une société où, au lieu de se rassembler, comme on le fait partout chez nous, pour absorber le plus d'alimens que l'on peut, on eût cherché, au contraire, à se cacher et à s'isoler pour satisfaire un des appétits à coup sûr les moins nobles de notre nature, celui de se remplir l'estomac à des heures déterminées par le besoin, qui fait sortir la brute de sa tanière et l'oiseau de proie de son aire ensanglantée.
On a beau dire, pour tempérer ce que l'acte de se réunir pour manger a de trop positivement matériel aux yeux de notre orgueilleuse espèce, que l'on se rassemble autour d'une table bien servie, beaucoup moins pour engloutir des alimens, que pour jouir, pendant quelques heures, de l'agrément d'une société choisie; que le dîner d'apparat n'est que le prétexte, et que le plaisir de se trouver ensemble est le but… Oui, mais pour vous convaincre du contraire, observez le silence qui accompagne le début d'un grand repas, remarquez l'avidité avec laquelle ces convives, qui ne se sont réunis chez vous que pour savourer les délices de la bonne compagnie, vous font disparaître les mets offerts à leur faim et vous vident les bouteilles sacrifiées à leur soif; dites alors, dites-moi si le plaisir de manger n'est pas le but caché, et l'attrait d'une société choisie le prétexte apparent… Voyez, pour peu qu'un de vos invités manque d'appétit ou soit soumis à des précautions hygiéniques, la figure qu'il fait au milieu de ces faces que rubéfie la jouissance d'un besoin physique qui se satisfait… Oh! sans doute qu'après s'être bien repus et s'être plus que suffisamment gorgés de viandes succulentes et de vins excitans, vos convives causeront, babilleront même et que la conversation s'enflammera au feu des bons mots électriques qui jailliront de leurs cerveaux échauffés… Mais avisez-vous, s'il est possible, de donner un grand repas sans vin à tout ce monde si pétillant d'esprit, et vous verrez ce que deviendront les vives saillies, la joie et la pétulance si folle et si ingénieuse de vos sobres convives! Ce sont des gens qu'il faut faire manger à l'auge côte à côte, pour en tirer quelque chose de sociable et d'aimable après boire. Et l'on voudrait faire d'un grand dîner un acte purement intellectuel! Allons donc, c'est le prix matériel dont on paie le plaisir d'avoir chez soi des gens qui ressemblent à des êtres civilisés une fois qu'ils n'ont plus ni faim ni soif.
En arrivant à l'heure indiquée, dans le salon no 3 du Grand-Hôtel du Hâvre, je trouvai neuf à dix des convives du capitaine, cherchant à cacher du mieux possible l'appétit impatient, inquiet, qu'on pouvait lire sur leurs physionomies tiraillées. Il ne me fut pas difficile de deviner, sans le secours de notre amphitryon, les passagers avec lesquels je devais d'abord dîner ce jour-là et faire ensuite route pour la Martinique. Le chanteur italien, vêtu de noir de la tête aux pieds, était ce gros homme qui, les mains derrière le dos, promenait dans l'appartement son faux toupet frisé de frais. M. Desgros-Ruisseaux était ce jeune homme pâle qui parlait à un étranger de la supériorité des figurantes de l'Opéra sur les plus belles filles de couleur même. Pour l'ordonnateur en chef, ce ne pouvait être à coup sûr que ce grand sec, grisonnant, assis dans le coin d'une ottomane, et faisant flageoler ses longues jambes croisées, bâillant somptueusement pour conserver un air de dignité administrative, au milieu de tout ce monde qu'il ne connaissait pas.
Le capitaine, me prenant par le bras, me présenta affectueusement à ses amis et à ses passagers. L'Italien accueillit mon salut, en baissant la tête sans déranger les poignets qu'il s'était croisés sous les basques de son habit. Le jeune créole me tendit cordialement la main, et M. l'ordonnateur ne daigna pas se lever de dessus son divan, pour répondre à ma courbette d'introduction. En une minute enfin je sus toutes ces individualités-là par cœur.
Il fallut attendre une grande heure encore le dîner que les invités grillaient de se mettre sous la dent; et c'est pendant ce temps que je remarquai surtout l'influence que les perplexités de l'estomac peuvent exercer sur des gens de bonne compagnie qui se sont donné le mot pour assouvir ensemble leur faim excitée par la perspective d'un grand repas. La conversation, d'abord assez vive, était peu à peu tombée en langueur; le sentiment d'espoir que j'avais lu en entrant, sur les physionomies épanouies des convives, s'était effacé par degrés, pour faire place à une impression trop visible d'inquiétude et de mauvaise humeur. Il fallait enfin une pâture prompte, la pâture promise, à ces gens-là. Le capitaine, qui sentait la responsabilité que l'exigence gastrique de ses invités faisait peser sur lui, allait sans cesse du salon à la cuisine et de la cuisine à la salle à manger; il suait comme dans un jour de combat quand la victoire est encore indécise ou quand la défaite commence à paraître possible…
On annonça enfin le succès de la journée, les garçons de l'hôtel vinrent crier le bulletin de la bataille, en informant officiellement le capitaine que ces messieurs étaient servis!
Le potage fut d'abord anéanti: trois ou quatre grosses pièces de viande le suivirent; les vins de Bordeaux et de Bourgogne ruisselèrent sur tout cela, au milieu du silence qui n'était interrompu que par le choc des assiettes et le cliquetis des fourchettes et des couteaux. Le premier service y passa tout entier, et ce ne fut qu'après avoir pris possession de la meilleure partie du dîner, que l'on commença à le goûter. A table on ne songe à faire de la science qu'après avoir fait de la brutalité gastronomique; cet aphorisme rentre encore dans les premières observations que j'ai déjà faites à la tête de ce chapitre.
Intéressé comme je l'étais à étudier les nouveaux compagnons de voyage que le sort allait me donner, j'observai particulièrement l'attitude et les manières de mes trois collègues passagers. C'est toujours dans la spontanéité de nos fonctions physiques les plus impérieuses, que nos penchans moraux se trahissent ou se révèlent à l'œil de l'observateur. Il ne peut jamais entrer autant de calcul dans un coup de fourchette ou un coup de dent, que dans la manière de donner une poignée de main ou de rendre un salut.
M. Larynchini mangea beaucoup, mangea même, si on peut le dire, avec volubilité; mais il parla peu.
M. Desgros-Ruisseaux officia, comme disent quelques gastronomes, avec distraction, sans ordre, et ne parla à son voisin que de bals, de spectacles, de femmes et de cannes à sucre, en accompagnant chacune des phrases de sa conversation d'une toux sèche qui me fit mal pour son avenir.
M. l'ordonnateur en chef exécuta fort passablement quelques mets de choix, mais d'un air méditatif, profond même, goûtant tout, faisant quelquefois la grimace comme un dégustateur, changeant son assiette à toute minute et la faisant toujours passer au garçon, par-dessus l'épaule. Ses lèvres minces et rentrées s'entr'ouvrirent vers la fin du repas pour laisser passer quelques légers hoquets d'assez bon ton; mais pour dire un mot agréable, pas une seule fois.
Le capitaine Lanclume coupait, tranchait, suait, buvait beaucoup pour nous engager à boire comme lui, en nous répétant tous les quarts d'heure: mangez bien et goûtez tout, messieurs; car c'est comme jury que je vous ai réunis autour de cette table, pour rendre votre arrêt sur le mérite de ce dîner d'épreuve.
Le dîner fut trouvé bon, admissible, et M. l'ordonnateur, à qui le capitaine s'adressa par déférence pour avoir son avis particulier, laissa enfin tomber ces paroles, de toute la hauteur de son importance administrative: «Le repas a péché peut-être par quelques détails un peu communs; mais l'ensemble m'a paru irréprochable. Cuisine méridionale, un peu exagérée, haute en goût, faible dans la base, mais cependant passable.»
Notre malheureux hôte s'était donné tout le mal possible pour nous inspirer de la gaieté, et n'avait réussi jusque-là qu'à produire beaucoup de bruit, la chose selon moi la plus opposée à la gaieté qui doit régner à table. Le dessert venait d'être servi, et le capitaine voulant à toute force que son dîner finît par quelque chose d'éclatant, invita, supplia M. Larynchini de nous faire entendre cette voix devenue si célèbre dans toutes les îles du vent. La plupart des chanteurs de profession ne demandent pas mieux que de saisir, dans le monde, l'occasion de se faire écouter en silence des personnes avec lesquelles ils ont craint long-temps de compromettre leur infériorité ordinaire sous le rapport de la conversation. M. Larynchini prié, sollicité, reprié, resollicité pendant un demi-quart d'heure, nous annonça qu'il allait nous chanter un air de la Molinara, avec une voix de femme. Mais avant de procéder à l'exécution de son ariette, il eut soin de se turbanner le toupet d'un énorme foulard jaune, et de s'attacher sous le menton une serviette qui devait remplir les fonctions d'un fichu.
Le plus criard des faussets auquel on pût s'attendre sortit de la bouche, des narines, et je crois même des yeux du virtuose, pour venir nous percer les oreilles et porter l'étonnement et l'alarme dans toute la maison. Notre contenance ne laissa pas que de devenir fort embarrassante, avec l'envie que nous avions de rire de l'artiste, et la crainte que nous aurions eue de le fâcher en riant. Les garçons du logis montèrent précipitamment pour savoir ce qui se passait dans le salon. Cette brusque apparition n'empêcha pas le chanteur de continuer, et nous n'aurions pu trouver que très difficilement un moyen honnête de terminer cette scène burlesque, sans un ou deux maudits chats de l'hôtel, qui, errant sans doute sur les gouttières et entendant miauler notre virtuose, s'avisèrent de prendre le diapason de sa haute-contre et de miauler à l'unisson avec lui.
La froide promptitude que mit l'Italien à rentrer son foulard dans sa poche et à jeter dédaigneusement sa serviette sur la table, nous indiqua assez qu'il n'y avait plus de chant à espérer ou à redouter pour nous. Les éclats de rire que jusque-là nous avions étouffés tant bien que mal, commençaient à frapper désagréablement les oreilles de notre capitaine, qui, plus maître de lui que nous tous, avait su conserver le sérieux attaché à son rôle, lorsqu'il vint fort à propos à ce brave homme l'idée de faire diversion à la mésaventure du maëstro, en s'écriant:
«Messieurs, vous avez pu vous former, je pense, par ce que vous avez bien voulu manger, une opinion assez exacte sur le savoir-faire du jeune auteur du dîner dont voici les débris. Maintenant c'est un jugement consciencieux que j'attends de votre expérience et de votre impartialité. Croyez-vous bien, en votre âme et conscience, que le candidat que vous venez d'examiner soit digne d'être employé comme cuisinier en chef à bord du trois-mâts le Toujours-le-même?
—Oui, s'écrièrent à la fois, la main sur l'estomac, tous les convives, à l'exception de l'Italien qui probablement craignait de hasarder de nouveau sa voix, même pour n'exprimer qu'un vote.
—Eh bien! ordonna le capitaine en s'adressant aux garçons de l'hôtel, allez me chercher le jeune lauréat, pour qu'il soit reconnu solennellement dans le grade qu'il vient de conquérir à la pointe du couteau et de nos fourchettes.»
Le triomphateur parut, son bonnet de coton à la main, le tablier retroussé d'un côté et le couteau vainqueur glorieusement suspendu encore à la ceinture. Le pauvre jeune homme, tout moite encore de sa corvée, riait niaisement, se frottait le nez du dos de la main, cherchait à prendre une attitude convenable, et ne savait quel maintien se donner au milieu de cette scène toute grotesque pour nous et très embarrassante pour lui.
Le capitaine le tira bientôt de gêne en lui adressant ces mots:
«Comment vous nommez-vous?
—Gustave Létameur.
—Gustave Létameur, le jury gastronomique rassemblé sous ma présidence pour déguster les titres que vous avez fait valoir à la place que vous sollicitez, m'a chargé, à la suite d'un examen rigoureux, de vous proclamer chef de cuisine à bord du navire le Toujours-le-même, et pour vous offrir un témoignage plus éclatant encore de la satisfaction générale, permettez-moi de déposer sur votre front que vous allez avoir la complaisance de vous essuyer, ce laurier que vous avez conquis au feu.»
C'était une couronne de laurier-sauce que le capitaine venait de détacher de la croûte d'un énorme jambon de Bayonne.
Le nouveau chef dont la physionomie était, ma foi, fort heureuse, répondit à cette plaisanterie, sans sortir des limites que lui imposait l'infériorité de sa position.
«Soyez sûr, dit-il au capitaine, en acceptant le laurier à ragoût, que je m'efforcerai toujours de consacrer ma gloire à l'utilité du service.»
Des applaudissemens unanimes accueillirent cette repartie, et le capitaine, enchanté, tira quelques pièces de cinq francs de sa poche, pour que le chef triomphant gratifiât lui-même d'un petit supplément de paie, un marmiton dont il avait demandé à être assisté dans les apprêts et l'exécution de son dîner.
Ce marmiton supplémentaire, espèce de secrétaire intime, auquel aucun des convives ni le capitaine lui-même n'avaient fait attention, s'était tenu, pendant toute la scène d'installation, dans l'ouverture d'une porte entrebâillée, pour jouir des honneurs que l'on accordait au jeune chef. Je crus remarquer dans l'air de satisfaction de cet aide obscur de cuisine, l'indice d'un sentiment d'amour-propre qui me porta d'abord à soupçonner certain stratagème de la part de M. Gustave Létameur, dans la préparation de son dîner. Mais trop peu sûr encore de la réalité du fait, et trop peu familier surtout avec le capitaine pour lui confier les doutes fondés sur ma remarque, je gardai mon observation pour moi, dans la crainte de nuire, sur de simples conjectures, à la carrière du pauvre jeune homme dont nous venions de couronner les efforts… Sotte réserve, qui m'empêcha d'épargner toute une vie de tribulations, de misère et d'abjection, à ce malheureux imprudent!
Nous nous séparâmes à minuit, ravis de la cordialité et de la franchise de notre capitaine, en nous promettant bien de ne pas manquer, le 13 du mois, au rendez-vous que nous autres passagers nous étions donnés à bord pour ce jour-là: c'était le jour du départ…
Ah! je ne dois pas oublier ici, qu'en sortant de la salle à manger, pour rentrer chez lui, le chanteur italien alla se heurter contre un orgue de Barbarie qui nasillait l'air de la Molinara.