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Le Banian, roman maritime (1/2)

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VIII

Tas de canailles, auras-tu bientôt fini ton vœu des cinq cents diables?

(Page 141.)

Apparences de mauvais temps;—l'ouragan;—le coup de cape;—il faut laisser arriver;—soumission de l'équipage mutiné;—le vœu à la Sainte-Vierge;—un passager de moins.

Le baromètre placé dans la grand' chambre variait cependant depuis quelques heures, en nous laissant entrevoir, dans le mouvement fébrile et les secousses pour ainsi dire intermittentes de son aiguille, la tendance qu'il avait à atteindre les points les plus bas de son échelle circulaire. Le capitaine, déjà irrité des désordres qui venaient d'éclater à bord, ne put voir, sans une inquiétude nouvelle, cet indice d'un coup de vent prochain. La brise, qui jusque-là n'avait cessé de favoriser notre route sur la mer la plus belle qu'on pût désirer, nous abandonna subitement, pour livrer pendant quelque temps le navire au calme plat le plus profond. Bientôt à l'immobilité complète que nous éprouvions, succéda un léger roulis occasionné par une lame sourde qui venait de s'élever dans le Nord-Ouest. Nos voiles, tombant mollement sur leurs vergues devenues immobiles, commencèrent alors à battre, par intervalles égaux, la mâture fatiguée, mais à la battre avec un bruit pareil à celui d'une détonation lointaine, régulière, sinistre. Le ciel, encore assez dégagé à notre zénith, s'était chargé peu à peu sur toutes les parties de l'horizon, de vapeurs blanchâtres qui s'épaississaient progressivement, en se rapprochant de nous, et en formant entre elles une voûte de brume sous laquelle elles semblaient vouloir emprisonner le bâtiment dans le petit espace qu'il occupait sur l'immensité de l'onde. La mer émue, troublée et se soulevant sous le poids de la longue houle qui la laissait encore lisse à sa surface, ne déferlait pas sur les flancs du navire; mais les chaudes bouffées que nous envoyait, de temps en temps, un vent dont il nous était impossible de deviner ou de saisir la direction, venaient rider, par momens, le dos des vagues qui se gonflaient autour de nous, et alors ces folles risées, en sifflant sur la crête des lames naissantes, nous couvraient de poudrin, de ces innombrables molécules d'eau qu'elles enlevaient en frôlant la cime des flots.

Ces présages de mauvais temps étaient trop certains, pour que nous pussions nous abuser sur l'événement qu'ils nous annonçaient. Les intervalles de calme qui succédaient à l'impulsion soudaine et fugitive des risées, étaient accompagnés d'une sensation si pénible pour nous; ce repos momentané était d'ailleurs si lourd, si difficile à supporter; l'air que nous respirions nous fatiguait tellement, qu'à notre état de malaise et d'irritation seul, nous eussions pu deviner la tempête qui couvait dans l'atmosphère décomposée et sous la mer déjà soulevée contre le navire. Les animaux même que nous avions à bord, soumis à l'influence de la cause physique dont nous éprouvions l'effet, laissaient échapper des gémissemens plaintifs que jamais encore je ne leur avais entendu pousser depuis notre départ. Cette circonstance nouvelle pour moi me fut, du reste, révélée comme un fait assez ordinaire à bord, par le petit mousse qui, chargé de la nourriture des volailles et des moutons, vint me dire: «Nous allons bientôt en avoir et du bon coin; les moutons parlent, et les poules ne veulent plus manger.»

Le second et le lieutenant, les seuls hommes qui fussent restés dociles à la voix du capitaine, étaient tous deux sur le pont: l'un même tenait la roue du gouvernail; l'autre se promenait avec moi, attendant l'événement. Tous mes autres compagnons de voyage s'étaient couchés, emportant sans doute avec eux, dans leur cabane, la peur que leur inspirait déjà le mauvais temps qui se préparait… Le plus morne silence régnait partout, entre les passagers effrayés, entre les matelots réfugiés dans leur logement, et entre nous qui étions restés sur le gaillard d'arrière.

Tout-à-coup le capitaine Lanclume, après avoir pendant une minute levé la tête, examiné, flairé l'apparence du temps et promené ses regards soucieux sur le ciel qu'il maudissait peut-être intérieurement, tout-à-coup le capitaine s'écrie, en s'adressant à ses deux officiers:

«Le navire ne gouverne plus, amarrons la barre. Le temps menace; il est bon de serrer nos voiles avant la nuit, pour nous tenir sous le grand hunier seulement… Allons, messieurs, à nous trois. Amenons et carguons tout ce fatras-là: nous monterons le serrer après.

—Capitaine, dis-je alors, si je pouvais vous être bon à quelque chose, disposez de moi: je connais un peu les manœuvres, et…

—Ah! c'est vrai: vous êtes un brave garçon, vous. Vous resterez sur le pont pour nous larguer les cargues, et ce petit mousse-là qui ne s'est pas encore révolté, nous donnera la main. Allons, messieurs, à la besogne et en double. A la guerre comme à la guerre!»

En montant dans la grand' hune, le capitaine jeta un œil de dédain sur le cuisinier, qu'il y avait amarré la veille, et sans avoir l'air de lui accorder grâce, il le détacha lui-même des haubans contre lesquels il était encore si fortement serré: «Va en bas, lui dit-il, tu peux à présent rejoindre les autres, sans que j'aie à craindre qu'ils te fassent passer des vivres: ils commencent eux-mêmes à crever de faim.»

En une heure et demie ou deux heures tout au plus de travail et d'efforts, neuf à dix grosses voiles furent amenées, carguées et serrées par les trois officiers, et le navire n'eut au commencement de la nuit que son grand hunier, avec deux ris, à offrir à la tempête qui soufflait déjà.

Cette nuit devait être terrible: le vent hurla jusqu'à dix heures avec une violence telle que nous pouvions à peine nous entendre sur le pont à deux pas les uns des autres. La lame à chaque instant balayait le milieu du bâtiment, en entrant par la joue et en sortant par l'arrière, avec un fracas épouvantable.

Bientôt l'ouragan devint si furieux que ce n'était plus du vent qui tombait sur notre pauvre navire à demi-submergé, mais bien plutôt de l'électricité, de la foudre. La mer, qui dans le commencement de la tempête avait été monstrueuse, effroyable, cessa, dans la plus grande force des grains dont nous étions assaillis, d'être aussi grosse qu'elle nous l'avait paru d'abord: la pression incalculable de l'ouragan, en comprimant la surface blanchissante des eaux, empêchait la moindre vague de se former, et l'on eût dit, au sein des ténèbres qui nous environnaient, un désert de neige s'abaissant avec nous sous le poids immense des élémens confondus et de toute la nature bouleversée… Au milieu de cette scène d'effroi et de destruction, un homme seul m'apparaissait comme un être surnaturel, luttant contre le ciel irrité et contre la tempête déchaînée sur sa tête: cet homme, c'était le capitaine, se tenant nu-pieds, le front découvert, sur le gaillard d'arrière. Le second et le lieutenant s'étaient amarrés sur les haubans de l'arrière, pour ne pas être enlevés par les coups de mer, l'ouragan ou la foudre; et lorsque, plus tard, dans l'intervalle des grains, les lames, venant à déferler avec rage, eurent enlevé nos pavois, notre drôme et nos embarcations, lui seul était resté encore sur le débris de son pont ainsi rasé, pour défier jusqu'au dernier moment la tempête qui menaçait de l'engloutir avec les restes de son malheureux navire.

Notre trois-mâts, quoique très solide et doué de bonnes qualités, était un peu faible de côté: à chaque effort nouveau de l'ouragan, son bord de dessous le vent disparaissait dans la lame jusqu'à la moitié des panneaux. Le second m'avait répété plusieurs fois, en arrondissant ses deux mains sur mon oreille: «Nous ne pourrons pas tenir long-temps en cape; la mer nous mange et la barque s'ouvrira…» A minuit, le grand hunier, sous lequel nous capéyions, fut enlevé… «Capitaine, capitaine, hurlèrent alors les deux officiers, il faut laisser arriver; il faut fuir devant le temps, ou nous sommes perdus!

—Eh bien, nous allons laisser arriver, dit froidement le capitaine: sautez sur la drisse du petit foc; moi je vais prendre la barre.

—Je cours appeler l'équipage, répondit le second.

—Non, non, nous seuls, cria l'inflexible capitaine; l'équipage ne travaillera que lorsqu'il m'aura demandé pardon… A la drisse du petit foc!

—Mais nous risquons de sombrer si nous n'arrivons pas et si nous manquons de monde…

—Eh bien, je noierai du moins ces gueux-là… Hissez le petit foc! hissez le petit foc!»

Au moment où ces trois hommes seuls allaient tenter cette dangereuse arrivée, cette manœuvre d'où dépendait le salut du bâtiment, notre salut à tous, une lame épouvantable se dressa par le travers du navire, comme pour l'engloutir: je crus toucher à mon dernier instant; mais en ce moment même une femme vêtue de blanc, une femme qui, cachée à l'entrée du capot, avait tout entendu en palpitant de terreur, s'échappe, court sur le pont et sous la lame qui va déferler, se précipite devant, et disparaît dans le logement de l'équipage. Cette femme supplie, au nom du ciel, au nom de leurs familles, au nom d'eux-mêmes, les matelots interdits, de monter, d'aider leur capitaine et de sauver le bâtiment. Ces hommes mutinés et pusillanimes, que l'indiscipline ou la peur a retenus dans leurs hamacs au plus fort du péril, se sentent ébranlés à la voix d'une faible femme: l'obéissance qu'ils ont refusée à leur chef, ils l'accordent à cette femme. Tous remontent sur le pont; la passagère les guide vers leur capitaine, encore indigné de leur conduite; et le maître d'équipage, interprète du repentir de tous les autres, implore le pardon de leur chef, qui se contente de leur crier:

«A vos postes, mateluches; je vous méprise comme la boue de mes souliers et je vous absous.»

Les matelots courent devant; mais ils n'exécutent pas encore la manœuvre que le second et le lieutenant ont commencée.

«Que font-ils donc devant?» se demande le capitaine.

Le second passe derrière, et vient prévenir Lanclume que l'équipage, avant de hisser le petit foc, demande le temps de faire un vœu à la sainte Vierge.

«Un vœu! et pourquoi, tonnerre de Dieu, ça, un vœu? demande Lanclume, en braillant comme un possédé dans son porte-voix.

—Ils disent, répond le second en prolongeant ses deux mains en porte-voix sur sa bouche, ils disent qu'ils font un vœu parce que nous sommes partis un vendredi, et que le navire se trouve en danger.»

Pendant deux ou trois minutes le capitaine se mangea l'âme, en voyant le navire venir en travers à la lame furieuse qui menaçait de nous engloutir, et en attendant qu'il plût aux hommes de l'avant de hisser le petit foc pour nous faire abattre tout-à-fait et nous permettre de fuir enfin devant le temps… Transporté de rage au bout de ces longues minutes d'impatience et d'efforts sur lui-même, il prend son porte-voix, et d'une voix qui domine un instant le bruit de la tempête, il se met à crier:

«Tas de canailles, auras-tu bientôt fini ton vœu des cinq cents diables?

—Oui, oui, c'est fini! répondirent, braillant tous à la fois, les gens de l'équipage.

—Hisse donc le petit foc! hisse!… La barre au vent! la barre au vent!…»

Deux vagues monstrueuses, deux épouvantables montagnes d'eau, roulent l'une sur l'autre en ce moment, avec un mugissement pareil au bruit de la foudre; elles se dressent en voûte, par notre travers, à la hauteur de nos hunes: elles vont fondre sur nous… Elles tombent, s'écroulent… Je ne vis plus rien, je n'entendis plus rien… et me crus au fond de la mer… Et, un instant après ce terrible vertige de peur, je crus sentir sous mes pieds le bâtiment lancé vers le ciel, et glisser, avec la vitesse du tonnerre, sur le torrent d'une cascade… Les deux lames menaçantes venaient de passer sous notre quille, au lieu de déferler sur notre pont; et le bâtiment, en cédant à cette effroyable impulsion, avait fait une abattée pour faire vent arrière avec la tempête.

Quinze à seize heures de suite l'ouragan déchaîné nous poursuivit en hurlant, en amoncelant sur notre pauvre navire, à moitié submergé, les lames tourmentées, qui, à chaque instant, semblaient vouloir tomber sur nous de toute la hauteur de notre mâture. Le bâtiment, filant dix à onze nœuds à sec de voiles, ne se relevait de l'abîme que nous présentait l'entre-deux des vagues, que pour plonger presque perpendiculairement dans un autre abîme. Quinze heures de suite, le capitaine, amarré dans les haubans, la tête du côté du vent, cria aux timoniers attentifs: Tribord la barre, bâbord la barre; la barre droite; défie tribord, défie bâbord toute! Un faux coup de barre aurait suffi peut-être pour faire sombrer le navire: c'était l'arrière qu'il fallait présenter à chaque lame pour éviter la mort, et notre vie à tous dépendait de la surveillance du capitaine et de l'adresse des timoniers. Situation cruelle, mortelle anxiété à laquelle nulle autre torture morale ne peut être comparée!

La direction du vent, pendant cet accès de délire des élémens, avait constamment varié, et la tempête, comme disent les marins, avait fait le tour du compas. Le dernier effort de l'ouragan nous poussait dans le sens de la route que nous devions parcourir pour nous rapprocher de notre destination. A trois heures du matin nous passâmes le Tropique, la tempête en poupe. Ce jour, qui devait être marqué pour nous par la fête à laquelle ce passage donne lieu à bord de tous les bâtimens qui se rendent aux Antilles, nous avait été signalé la veille par une révolte; la nuit un ouragan s'était déclaré, et le matin on trouva notre jeune créole, notre bon compagnon de voyage, mort dans sa cabine, où il avait été oublié pendant l'horreur du danger commun… Le coup de vent venait de le tuer…

Cet événement n'étonna pas le capitaine: il l'avait dès long-temps prévu; mais il parut l'affliger, car cet homme avait un bon cœur qui perçait à travers les défauts de son caractère, et jusque dans la brusquerie de ses paroles ou de ses actions. Dès que l'apparence moins menaçante du temps lui permit de descendre dans la chambre, il se rendit à la cabine du mort; et, sous la tête même de l'infortuné, il trouva un billet que sa main défaillante s'était efforcée de tracer au crayon… Lanclume, les larmes aux yeux, lut avec la plus vive émotion les derniers adieux que son malheureux passager avait fait à la vie!…

«Capitaine,

»Mes pressentimens ne m'avaient pas trompé… je ne devais pas passer le Tropique… Je compte, en mourant, sur vous, pour que mon corps repose, s'il est possible, sous la terre natale… Partagez mes petites provisions entre mes bons compagnons de voyage. Tâchez de voir ma famille et de la consoler… Adieu, mille fois adieu pour toujours!…»

Lanclume, après avoir lu, remonta sur le pont sans proférer un seul mot; et quand la tempête se fut apaisée, il ne desserra les lèvres que pour dire au charpentier:

«Charpentier, faites un cercueil pour le passager. Il y a du sable à bord, vous mettrez son corps dans le sable… On l'arrosera chaque jour avec de l'eau-de-vie pour le conserver, quand toute notre provision de liquide devrait y passer…»

Puis, se retournant vers moi, il ajouta:

«Ce pauvre jeune homme a compté sur moi à son dernier moment; sa confiance ne sera pas trompée… Il reposera sous la terre de la Dominique: j'en donne ici ma parole d'honneur, et cela est sacré comme la dernière volonté d'un mourant…»

Il faut dire vite que cet engagement fut solennellement rempli par le capitaine. A notre arrivée à Saint-Pierre, la première chose qu'il fit, ce fut de s'acquitter lui-même du devoir qu'il s'était publiquement imposé, en nous donnant sa parole que notre ami reposerait sous le sol natal.

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