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Le Banian, roman maritime (1/2)

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II

La gastronomie a fait des progrès si rapides, si effrayans, sur toute la surface du globe, qu'aujourd'hui quand un passager se dispose à traverser les mers, il ne s'informe plus si le navire est solide et bon voilier, si le capitaine est expérimenté et bien élevé; la première chose et la seule chose même qu'il demande est celle-ci: LE NAVIRE A-T-IL UN BON CUISINIER?

Le port du Hâvre;—le capitaine Lanclume et son navire, le Toujours-le-même;—ma première visite à bord;—mon passage est arrêté; réflexion sur l'invasion de la gastronomie dans le domaine maritime;—embarras pour le choix d'un cuisinier.

Le Hâvre, pour les personnes qui ne cherchent dans une ville que de belles maisons, des rues bien alignées, des habitans affables et une société choisie, est à coup sûr un des pays qui offrent le moins de curiosités et de ressources à l'oisiveté des étrangers. Mais pour les jeunes imaginations qui rêvent la mer et les courses aventureuses, le Hâvre est un des ports les plus intéressans qu'on puisse trouver. Parcourez les quais qui bordent ses bassins, ses vastes réservoirs maritimes, et à deux pas de vous, sous vos yeux, presque sous votre doigt, vous admirez une innombrable foule de navires de tous les pays, des marins de toutes les nations, entassés pêle-mêle avec leurs gréemens si divers, leurs costumes si pittoresques et leurs mœurs si disparates! Quel plaisir de chercher et de découvrir au sein de cette confusion de mâts, de cordages et de pavillons, le bâtiment étranger que l'on a signalé à votre curiosité, ou celui qui vient de rentrer au port, glorieusement meurtri par la dernière tempête! Quelles odeurs délicieuses répandent ces caisses d'aromates, ravies aux bords du Gange par ces robustes matelots qui les débarquent, et ces précieuses boîtes couvertes d'hiéroglyphes chinois et tout empreintes encore du parfum oriental que semblent exhaler, quand on les prononce, les noms harmonieux et sonores de Bombay, de Surate, de Calcutta, de Mombaze et de Pondichéry!

On va chercher bien loin, dans les mystères de l'enseignement, les moyens de rendre faciles aux jeunes gens les premières notions de la science géographique. Que n'envoyez-vous vos élèves au Hâvre ou à Liverpool! leurs yeux sans cesse éveillés par l'intérêt puissant qui s'attache aux choses pittoresques et aux incidens frappans, leur apprendront cent fois plus de topographie maritime au bout d'une semaine d'amusement, que tous les traités du monde et une longue et fastidieuse année d'études!

Pour moi, en attendant l'arrivée des ballots qui renfermaient ma fortune présente et mon opulence future, je ne pouvais me lasser de visiter les bassins du Hâvre. C'était là, du matin au soir, ma promenade habituelle et mon passe-temps favori, et j'aurais cru, en me couchant, avoir tout-à-fait perdu ma journée, si je l'avais employée à tout autre chose qu'à passer en revue, un à un, les bâtimens agglomérés dans ce dédale de mâtures et de gréemens, au milieu duquel mes yeux et mon imagination s'égaraient avec tant de rêverie et de délices.

Les navires qui se préparaient à faire voile pour la Martinique avaient eu, comme on le pense bien, le privilége d'exciter avant tous les autres mon active et vagabonde sollicitude, et, au nombre de ceux-ci, j'avais plusieurs fois remarqué un joli trois-mâts fort bien tenu, qui, sur l'affiche que l'on suspend ordinairement aux enfléchures des bâtimens en partance, m'avait laissé lire ces mots:

Le Toujours-le-même, Capitaine Lanclume, en charge pour Saint-Pierre-Martinique, prendra encore du fret et des passagers, jusqu'au vendredi 13 du courant, fixe.

Cette indication assez précise pour tout autre que moi, piqua ma curiosité d'amateur. Un petit chapeau napoléonien qui servait de figure au navire le Toujours-le-même, ne m'ayant offert qu'un très faible secours pour découvrir le mot de l'énigme que ce nom semblait donner à deviner, je m'adressai aux hommes qui travaillaient à bord, afin d'obtenir d'eux quelques renseignemens complets sur la singularité de l'appellation de leur trois-mâts.

Les matelots, sans daigner lever les yeux sur moi, en continuant leur besogne, répondirent à ma question:

—Le Toujours-le-même, ça veut dire l'empereur, pardieu!

Ils ne purent ou ne voulurent pas m'en dire davantage.

Le trois-mâts au nom emblématique, avec ses jolies formes, sa guibre finement élancée, son gréement noir et bien peigné, et son petit chapeau à trois cornes posé comme un héroïque souvenir sur sa proue que l'on eût dite impatiente de fendre les mers, m'avait beaucoup plu; et très peu satisfait encore des éclaircissemens que j'avais obtenus des gens peu causeurs de l'équipage, je me décidai à aller trouver le capitaine Lanclume lui-même, pour faire le voyage de la Martinique avec lui s'il était possible, et aussi, il faut bien l'avouer, pour connaître le sens attaché à l'étrangeté du nom qu'il avait donné à son bâtiment.

Je me fis indiquer la demeure de ce capitaine… Rue de la Crique, numéro dix.

J'entrai dans un appartement dont la porte était ouverte et que je trouvai encombré de malles, de grosses cartes marines roulées fort négligemment à côté de cinq ou six paquets de linge à blanchir. Je m'enfonçai sans plus de façon dans ce labyrinthe ou ce chaos d'effets.

Un homme d'une trentaine d'années, de moyenne taille, bien pris, bien posé sur ses robustes hanches, se faisait la barbe en chantant, et en essuyant son rasoir sur l'épaule d'un mousse qui tenait en face de lui un large miroir, avec la plus complète impassibilité.

Je demandai le capitaine Lanclume.

A ce mot, une des figures les plus belles et les plus franches que j'eusse vues de ma vie, se tourna de mon côté, à moitié barbouillée d'écume de savon.

—C'est moi, me répondit cette jolie figure. Qu'y a-t-il pour votre service?

—Capitaine, lui dis-je, j'ai l'intention de me rendre à la Martinique, et je suis venu vous trouver.

—Eh bien! j'y vais à la Martinique. Venez-y aussi avec nous, si le cœur vous en dit… Dis donc, failli mousse, si tu voulais bien te tenir un peu mieux au roulis et ne pas faire tanguer ton miroir d'un bord quand je me rase de l'autre!… tu me ferais un sensible plaisir, entends-tu!… Mais continuez, monsieur; que cela ne nous empêche pas de causer ensemble. C'est une petite leçon de manœuvre que je donnais à ce maladroit.

—Puisque vous le permettez, capitaine, je prendrai la liberté de vous demander quel serait le prix du passage?

—Cinq cents francs, c'est le taux ordinaire pour chaque personne… Eh bien donc! mousse de malheur, tu ne peux donc pas mieux veiller à ton miroir!

—J'aurais aussi quelques tonneaux de fret à vous donner dans le cas où nous nous arrangerions sur les conditions du voyage.

—Ah! diable, du fret… Eh bien! c'est bon: j'en prends encore, ce sera cinquante francs du tonneau… Mais comme, voyez-vous… comme c'est une considération… que du… que du fret, nous pourrons vous faire, eu égard à la quantité de vos marchandises, une petite réduction sur le prix de la traversée pour vous, pour vous personnellement. Et avez-vous beaucoup de fret à embarquer?

—Cinq à six tonneaux, je présume.

—En ce cas, ce sera quatre cents francs pour vous, pour votre personne s'entend… Puis s'étant donné un dernier coup de rasoir et en se retournant tout-à-fait vers moi, le capitaine Lanclume éleva subitement le diapason de sa voix, pour ajouter:

—Parbleu! maintenant que j'ai le plaisir de vous voir en face, vous m'avez l'air d'un bon enfant, et je crois que nous nous arrangerons assez facilement ensemble sur l'article des espèces. Mousse, avance-nous deux verres et tire un flacon de ma canevette. Monsieur va me faire l'amitié d'accepter quelque chose.

Le capitaine, après ce rapide colloque, changea de chemise devant moi, et en me demandant pardon de la liberté, se roula une cravate noire autour du cou, se passa un gilet blanc qu'il ne boutonna qu'à moitié, recouvrit tout cela d'un bel habit noir, et m'invita à le suivre jusqu'à son bord pour prendre connaissance des emménagemens du navire et de la chambre que je pourrais occuper pendant la traversée.

Dans le trajet assez court de la rue de la Crique au bassin du commerce, dans lequel était placé le navire, je trouvai l'occasion naturelle, au milieu des incidens qu'avait fait naître la conversation, de demander à mon interlocuteur la raison qui avait pu l'engager à donner à son bâtiment le nom sous lequel il naviguait.

—Oh! c'est une histoire toute politique que celle de ce diable de nom-là, me répondit-il. Figurez-vous que pendant les Cent jours, il me prit fantaisie de faire une campagne de l'Inde sur ce bâtiment que j'avais baptisé du nom de Grand Napoléon. A mon retour en France, des événemens que j'avais totalement ignorés à la mer, venaient de chavirer toutes les opinions, sans avoir, comme vous le pensez bien, altéré en rien l'admiration que j'ai toujours eue pour le grand homme dont mon navire portait la cocarde et le petit chapeau. Mais les autorités du port où je venais d'arriver, ayant cessé de penser comme moi sur l'article en discussion, s'empressèrent de m'ordonner d'effacer, et bien vite, sur l'arrière de mon bâtiment, le nom du héros devenu sacrilége après la malheureuse affaire de Waterloo. Je résistai d'abord. La populace s'ameuta contre moi: je résistai alors bien mieux. Le nom resta à force d'obstination de ma part. Mais quand je voulus reprendre le large, on refusa de réexpédier le Grand Napoléon, et il fallut bien céder à la force et changer de nom après avoir changé de pavillon… Oh! les coquins, si jamais je les rattrape!

—Et alors vous vous vîtes obligé de rebaptiser votre bâtiment?

—Attendez un peu, vous allez voir. Le chef, le directeur ou l'inspecteur de la douane, car je ne connais guère la hiérarchie de tous ces grades-là, me demanda quel nom je voulais substituer à celui du… je n'ose pas vous répéter le nom dont se servait le renégat pour désigner l'empereur, l'homme à qui il devait tout, l'homme qui l'avait tiré de la poussière peut-être, pour en faire quelque chose de riche et d'élevé.

»Outré de colère, révolté de la tyrannie qu'on exerçait à mon égard à propos d'une simple appellation, n'ayant même pas encore choisi un nom à ma fantaisie pour remplacer celui que j'avais cru pouvoir conserver, je m'écriai: Eh bien! puisqu'on veut bien me laisser encore la liberté de choisir un autre nom pour mon navire, je vous déclare que mon intention est de l'appeler le TOUJOURS-LE-MÊME! Écrivez, verbalisez, criez, beuglez tant qu'il vous plaira; je suis dans mon droit, je ne céderai pas d'un pouce pour vous faire plaisir, parce qu'il vous plaît d'avoir peur aujourd'hui de ce que vous adoriez encore hier.

»Croiriez-vous bien que ces imbéciles tinrent conseil pendant trois ou quatre jours pour décider jusqu'à quel point les mots Toujours-le-même pouvaient être considérés comme séditieux ou non séditieux?

»Le ministre à qui ils s'adressèrent pour prononcer en dernier ressort sur ce grand débat, se montra, chose extraordinaire, un peu moins bête qu'eux tous à la fois: il ordonna de tolérer ce qu'il appelait la fantaisie de mon entêtement, et je me crus délivré de toutes ces tracasseries absurdes, moyennant la concession que j'avais faite à leur stupidité.

»Ce n'était pas encore tout cependant. Mon navire avait bien un autre tort: celui de porter pour figure le buste de l'homme dont il avait reçu le nom au berceau. On alla jusqu'à exiger que le buste factieux disparût de la guibre où je l'avais glorieusement intronisé. La hache des charpentiers consomma cet holocauste politique. Mais en abattant le buste, le petit chapeau resta. C'était un présage, moi j'acceptai ce présage précieux, en gardant mon petit chapeau! C'est lui que vous voyez encore posé fièrement sur mon avant, comme sur le tombeau qu'a peint Vernet sur l'apothéose de Sainte-Hélène, que j'ai dans ma chambre, sous une branche d'un des vrais saules de cette gueuse d'île. Tenez, d'ici on aperçoit déjà ce cher petit chapeau. Celui-là redit sans phrase et mieux que toutes les histoires à deux sous, toute notre glorieuse époque militaire, parce qu'il couvrait un héroïque front, ce petit chapeau, et non pas une perruque. C'était le diadème du monde entier, enfin, avant que la couronne de France ne devînt, par une suite trop constante d'humiliations et de malheurs, la calotte du jésuitisme.—

Nous nous étions rendus, en causant ainsi, devant le navire. Avant de monter à bord, le capitaine se promena pendant quelques minutes le long du quai, en regardant son bâtiment avec des yeux de père; car il paraissait le contempler, en vérité, avec une admiration toute paternelle et une jouissance ineffable qu'il semblait vouloir me faire partager. Un homme qui travaillait à la poulaine nous masquait la vue du petit chapeau; le capitaine lui cria: Dis donc toi, chose! comment te nommes-tu déjà?

—Je m'appelle Malennec, cap'taine!

—Eh bien, Malennec, puisque Malennec il y a, tire-toi de là en double, et veille une autre fois à ne jamais passer si près de la figure du navire. C'est l'image du saint de mon église à moi.

Puis après m'avoir laissé avec satisfaction regarder pendant près d'un demi-quart d'heure, la figure de son Toujours-le-même, le capitaine s'écria, comme en sortant d'une profonde méditation, et avec l'air qu'il eût pris pour continuer un entretien qui n'aurait pas été interrompu:

—Ce n'est pas l'embarras, si j'avais voulu rabattre un peu de mes prétentions et demander à ne nommer mon Grand-Napoléon que le Saint-Napoléon, ces gaillards-là auraient peut-être bien consenti à me passer le Napoléon qui leur donnait la fièvre, en faveur du saint qu'ils font semblant d'aimer pour sa qualité de bienheureux; mais la docilité qu'il aurait fallu pour leur faire cette concession ne se trouvait pas dans mon caractère… et quand je dis encore qu'ils m'eussent peut-être passé le Saint-Napoléon, je suis loin d'en être bien sûr, car ne leur est-il pas arrivé d'aller jusqu'à décanoniser le saint même, en haine de l'homme qui portait le nom du bienheureux élu! Rayer par ordonnance un saint du martyrologe et faire peser des mesures de rétroactivité jusque sur le paradis! Et des dévots encore! Il y aurait de quoi, le diable m'emporte, envoyer cent fois par jour cette boutique qu'on appelle une restauration au cinq cent mille tonnerre de Dieu… Ah! dites donc, vous, un peu, Lafumate?

Lafumate était le maître de l'équipage du bord.

—Plaît-il, capitaine? répondit le maître en mettant son chapeau à la main et le laissant descendre lentement le long de sa cuisse…

—Pourquoi cet étai de grand perroquet, est-il mou aujourd'hui comme une chiffe?

—C'est parce que le second a dit de le mollir un peu, capitaine!

—Eh bien, notez sur vos tablettes, que moi, je vous ai ordonné de le roidir, et cela à l'instant même.

Maître Lafumate ne se fit pas répéter deux fois, et je vis que le capitaine aimait à commander et à être obéi chez lui.

—Mais n'allez pas vous imaginer, continua-t-il en s'adressant à moi avec le ton d'un homme qui poursuit la même conversation, n'allez pas vous imaginer que les débaptiseurs de mon navire aient gagné plus de la moitié de leur procès avec votre serviteur… Quand je suis à terre et qu'ils me tiennent dans leur sotte et tyrannique dépendance, le navire que vous voyez là ne se nomme que le Toujours-le-même et se trouve forcé, comme toutes les autres pauvres barques, de s'humilier sous les battans d'un mouchoir de poche blanc, dans les circonstances solennelles. Mais une fois à la mer, bonsoir, et c'est là que je retrouve toute mon autorité et mes droits; sur mon arrière, je fais rétablir mon nom primitif: au bout de mon pic d'artimon flotte de nouveau, à l'occasion, le noble et brillant pavillon tricolore. Tous les capitaines que je rencontre ne manquent pas de dire et de faire annoncer dans les journaux, en arrivant au port, qu'ils se sont croisés avec le navire français le Grand-Napoléon. Les peureux qui m'aperçoivent à la mer avec le pavillon proscrit, croient de suite qu'une autre révolution a eu lieu en France, et que le petit caporal est venu remettre tout à la raison. Tout cela produit, comme vous le pensez bien, un gâchis à ne plus s'y reconnaître, et ces quiproquo m'amusent moi au-delà de toute expression. C'est une petite distraction que je suis bien aise de me donner de temps à autre pour varier la monotonie de l'existence du bord.

—Mais ne craignez-vous pas que cette plaisanterie ne finisse par être découverte et par vous attirer une méchante affaire ou une répression très sérieuse de la part de ces hommes serviles qui croient faire une chose agréable au pouvoir, en persécutant plus que ne le voudrait le pouvoir lui-même?

—Je nie toujours tout ce qui peut me compromettre, excepté les faits qui tiennent à l'honneur et à la probité.

—Et cependant, si quelqu'un de vos gens ou de vos passagers allait lâchement révéler…

—Qui, mes gens à moi! Ah! bien oui: ils se jetteraient plutôt tous au feu que de me trahir, et quant à mes passagers, ils finissent tous par m'adorer, c'est la règle. Oui vous verrez, vous finirez aussi par m'adorer, vous tout comme un autre… Mais sautons à bord: il est bon, avant que la nuit vienne nous surprendre, que vous preniez connaissance de la petite chambre ou plutôt du boudoir que je vous réserve dans mon ship.

A l'arrivée du capitaine sur son pont, les hommes de l'équipage se découvrirent respectueusement et se rangèrent de côté pour le laisser passer.

Nous descendîmes tous deux dans la grand' chambre.

Cette grand' chambre, peinte nouvellement, et décorée avec un certain luxe, avait sur ses deux ailes huit chambrettes fort propres, fermant à coulisses et contenant chacune une cabane, un petit bureau et une armoire.

Sur la porte de l'une d'elles, je vis une étiquette avec ces mots: Retenue par la comtesse de l'Annonciade, chanoinesse honoraire de Cumana.

—C'est une jeune Espagnole, jolie comme les amours, me dit le capitaine. Elle va à la Martinique pour se rendre de là dans son pays, accompagnée de deux grosses négresses. Trois personnes en tout. Cela fait toujours du personnel.

Sur une autre porte, je lus: M. Desgros-Ruisseaux, de la Dominique.

—Celui-là, c'est un jeune et riche créole qui, après avoir fait filer pour son éducation en France les récoltes accumulées de ses habitations, a pris le parti d'aller lui-même gérer ses affaires à la Dominique, pour économiser sa fortune et rétablir sa santé, qui, je vous assure, se ressent furieusement des profusions de sa bourse.

Une troisième cabane était retenue par un M. Larynchini, artiste, qui, pour assurer son droit de possession sur l'appartement qu'il avait choisi, s'était avisé de coller au-dessus de la porte une espèce de carte de visite ou de prospectus, gravé en taille-douce et portant une lyre pour emblême.

—El signor Larynchini, me dit le capitaine, est un gros chanteur italien qui retourne promener dans toutes les Iles-du-vent une petite voix à faire danser les chèvres. C'est sa pacotille à lui; tous les deux ou trois ans il vient se refaire le gosier en France, rafraîchir sa pacotille de voix, et faire enfin acquisition de ce qu'il appelle de nouvelles fioritures; un vrai farceur, sérieux comme un archevêque de Cantorbéry. Il vous amusera.

Enfin la quatrième chambre réservée portait cette seule indication: L'ordonnateur en chef de toutes les Antilles.

—Quant à celui-ci, tout ce que je puis vous en dire, c'est qu'il est long, sec et jaune; et jaune sec et long je le rendrai à mon arrivée: il a un grand titre et pas un seul domestique pour l'accompagner. Aussi, comme a dit notre italien chaponné, en le voyant: Petite mousique, petite mousique et grand poupitre! Mais peu m'importe, ce sont là ses affaires et non pas les miennes. C'est d'ailleurs mon passager, et tous les passagers qui se confient à moi se trouvent sur le même pied à mon bord et à ma table.

Une fois ce petit examen biographique et critique achevé, nous parlâmes de mon passage à bord du Toujours-le-même. Avec des hommes comme le capitaine Lanclume, les choses s'arrangent vite ou ne s'arrangent pas du tout. Il fut convenu en quelques paroles, que, moyennant quatre cents francs pour ma personne et quarante francs par tonneau pour ma pacotille, je m'embarquerais avec la comtesse, le jeune créole, le gros italien et le grand ordonnateur, pour aller à la Martinique au premier vent favorable qu'il plairait à Dieu de nous envoyer, style de connaissement.

Par l'effet de l'opinion avantageuse qu'à la première vue le capitaine avait conçue de moi, il eut la bienveillance de me donner la chambre qui touchait à la sienne, et dont il s'était réservé le privilége de disposer en faveur de qui bon lui semblerait.

Le lendemain de notre première entrevue et de notre arrangement, je me rendis à bord dès le matin, pour informer mon capitaine de l'arrivée de mes marchandises, que le roulage accéléré venait de m'apporter de Paris au Hâvre, en vingt jours.

Je trouvai mon homme tout préoccupé, lui que j'avais quitté la veille si gai et si insouciant.

—Vous ne devineriez jamais, me dit-il, en remarquant l'impression que son air méditatif venait de produire sur moi, vous ne devineriez jamais ce qui me barbouille les idées depuis ce matin?…

—Quelqu'une sans doute de ces contrariétés si fréquentes au milieu des tracasseries d'un armement et d'un départ prochain?

—Vous n'y êtes pas et vous n'y seriez même jamais si je ne vous l'expliquais pas… La gastronomie a fait depuis quelques années des progrès si rapides et si effrayans sur toute la surface du globe, qu'aujourd'hui quand un passager se dispose à traverser les mers, il ne s'informe plus si le navire est solide et bon voilier, si le capitaine est expérimenté et bien élevé. La première chose et la seule qu'il demande est celle-ci: le navire a-t-il un bon cuisinier? Tous les bâtimens sont toujours assez solides, tous les capitaines assez habiles, pour qu'il semble que ce ne soit plus un mérite que de bien conduire une bonne barque à sa destination; mais un bon cuisinier, c'est là l'heureux phénix à trouver; et la chose paraît si rare à messieurs les passagers, que ce n'est que sur les attestations et les informations les plus sûres, qu'ils se hasardent à mettre le pied à bord d'un bâtiment dont le chef n'a pas été éprouvé par une suite de trois cents omelettes, quatre cents capilotades de volaille et autant de ragoûts de mouton, exécutés dans trois ou quatre voyages bien constatés. Voilà le degré d'abaissement auquel notre profession de marin est arrivée, mon cher monsieur. Le meilleur capitaine aujourd'hui est celui qui réussit à mettre la main sur le meilleur gâte-sauce qui daigne naviguer à cent francs par mois. Depuis l'invention des bateaux à vapeur, c'est le mécanicien qui est devenu la première personne à bord de ces sortes de bâtimens; et à bord de nos navires à voiles, c'est le chef de cuisine, qui, la cuiller à pot à la main, nous a ravi en quelque sorte le sceptre de la considération. Telle est, de nos jours, la décadence des choses, et c'est cette décadence-là qui me fiche un peu malheur.

—Et c'est là la seule idée pénible qui vous chagrinait lorsque je vous ai abordé?

—Eh non, ce n'est pas l'idée, mais c'est le fait en lui-même qui me taquine! Sept à huit marmitons, plus sales les uns que les autres, se sont déjà offerts à moi pour remplacer le chef que j'ai été obligé d'assommer dans la dernière traversée. Je les ai tous remerciés, comme vous le pensez, sans prendre sur leur compte d'autres informations que celles qu'ils portaient sur leur figure. Hier au soir, au moment où vous veniez de me quitter, un jeune homme, très gentil ma foi, d'une physionomie ouverte et intelligente, d'une mise simple, mais très propre, se présente à moi. Il se propose pour remplir les fonctions de cuisinier à mon bord. Je lui demande ses certificats, et il me montre deux attestations de capitaines qui prouvent qu'il a fait deux voyages, l'un à Buenos-Ayres et l'autre à la Guadeloupe, en qualité de chef, et qu'il a toujours rempli ses devoirs avec zèle et capacité.

»Il est bon que vous sachiez que rarement mon premier coup-d'œil m'a trompé sur le compte des individus, et que la finesse de tact que j'ai acquise en fait de physiognomonie, m'a inspiré une telle confiance dans l'infaillibilité de mes appréciations d'hommes, qu'hier, tout en vous voyant pour la première fois, sans aller plus loin, j'aurais répondu sur ma tête que vous êtes un brave et digne garçon. Aussi vous avez vu comme je vous ai de suite débité ma marchandise et confié un tas de petites choses, comme on le fait à une personne dont on est sûr.

—Capitaine, vous êtes vraiment trop bon et vous me flattez…

—Non, ce n'est pas vous que je flatte, c'est plutôt moi, ou, pour mieux dire, le tact que je possède… Eh bien donc, pour finir mon histoire, je vous avouerai que ce jeune homme m'a plu: ce doit être quelque chose de bon, de distingué même dans le genre gargotier, j'en suis d'avance convaincu. Mais, pour mieux m'assurer du fait, j'ai pris un moyen certain de mettre sa science à une rude épreuve, et savez-vous comment je m'y suis pris pour cela?

—Vous lui avez fait mettre la main à la pâte en présence d'un cuisinier émérite, d'un Véry assermenté par-devant les hôtels et gargotes du lieu?

—Pas du tout; je vous ai invité à dîner, ainsi que tous mes autres passagers et quelques amis qui savent manger. C'est le jeune chef qui, pour sa première nuit des armes, fera la tambouille avant d'être reçu chevalier de l'écumoire. Si le dîner est bon, je prends l'homme; s'il n'est que passable, je lui paie seulement le prix de la course et je le laisse là; s'il est mauvais, je l'expulse en lui faisant grâce de ce qu'il m'aura gâté, et peut-être bien en le gratifiant de quelque distraction de pied, ailleurs qu'à la tête… La comtesse de l'Annonciade, notre aimable passagère, comme bien vous pouvez le penser, m'a fait répondre qu'elle était fâchée de ne pouvoir se rendre à mon invitation. C'est par forme que je l'avais invitée: c'est par convenance qu'elle refuse. Tout cela est dans l'ordre.

»A ce soir donc, à six heures précises, au Grand-Hôtel, salle no 3, c'est là que je traite, et qu'assis tous à table, le moins gravement que nous pourrons, nous procéderons à l'examen du candidat au poste de cuisinier, à bord du navire le Grand-Napoléon. Ah! pardon! non, je me trompe: à bord du navire le Toujours-le-même. Vive lui! morbleu!» me dit ensuite à l'oreille le brave capitaine en me serrant fortement la main. Il me quitta une minute après, bien plus content que lorsqu'une heure auparavant je l'avais trouvé rêvant à la prééminence du cuisinier sur le capitaine.

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