Le Banian, roman maritime (1/2)
XIV
Je devins en un mot ce qu'on appelle MARON dans la langue classique de ces barbares.
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Supplicia la pauvre négresse;—exil dans les Mornes;—embarras qui succèdent au maronage du Banian.
La catastrophe du Banian occupa la colonie pendant trois ou quatre jours; le temps de démolir sa salle de bal. J'y pensai pendant une semaine, et ensuite je n'y pensai plus du tout. Il y a des grandeurs dont la chute n'a pas même le privilége de faire de l'éclat: elle ne produit que du ridicule.
J'aurais continué probablement à oublier long-temps mon homme, si lui-même n'avait pas pris la peine de venir se rappeler, en personne, à mon souvenir.
Un soir où les coups de tonnerre et les pluies de l'hivernage m'avaient forcé de regagner mon logis de meilleure heure que de coutume, je crus entendre quelqu'un frapper timidement à ma porte. J'ouvris, et je vis un individu affublé d'un costume de nègre endimanché, s'avancer vers moi, en me saluant cérémonieusement et avec un air de soumission que l'on n'est pas habitué à rencontrer chez les blancs des colonies. Je regardai attentivement mon homme, dès que sa tête, respectueusement inclinée, se fut enfin relevée vers moi… Je reconnus mon Banian.
«Et d'où venez-vous ainsi? m'écriai-je, en le revoyant fagoté de la sorte.
—De l'exil! me répondit-il d'une voix mélodramatique.
—Et quel motif a pu vous forcer à courir le danger d'être reconnu par tous ceux qui vous poursuivent encore?
—La misère!
—Voyons, asseyez-vous! ne craignez rien ici: vous tremblez comme la feuille…
—Oui, je tremble d'indignation!
—La pluie vous a traversé: voici du linge et des vêtemens.
—Ce n'est pas la pluie… Ce sont les hommes, les orages du cœur… Les vêtemens ne garantissent pas de ces orages-là, et le linge blanc ne sèche rien… Pouvez-vous m'écouter un instant?
—Toute la nuit, si bon vous semble… Mais asseyez-vous, reposez-vous, que diable! vous n'êtes pas ici dans la main des huissiers…
—Oh! non, non. Vous avez un cœur, vous! un esprit qui conseille, une âme qui console… Moi, j'ai une bouche qui dit encore; des yeux qui pleurent, une voix qui crie au fond de l'abîme, et qui n'est point entendue des heureux qui dansent au bord, des insensés qui folâtrent sur les fleurs du précipice!»
L'exilé pleura, en achevant ces mots: je ne pus calmer son affliction, qu'après avoir épuisé toutes les consolations que je pouvais lui prodiguer… Il reprit au bout de quelques instans:
«L'histoire de ma proscription sera longue: le ciel n'a pas donné la phrase sèche et brève au malheur, et cette proscription a été féconde en événemens bizarres qui sollicitent et commandent l'attention la plus soutenue… Mais vous m'avez assuré que vous pouviez me consacrer jusqu'à la nuit tout entière… Je n'irai pas si loin; je n'abuserai pas de cette hospitalité d'attentions délicates… Le temps affreux qu'il fait dehors ne réclame pas, d'ailleurs, les heures que vous pourriez donner aux folles joies de ce monde, et le démon des élémens s'accorde avec le démon de mes idées… Oui, je rends grâces au ciel qui m'envoie cette soirée épouvantable, au moment où je vais vous raconter les tempêtes de mon existence. C'est le seul bienfait qui, depuis trois mois, me soit tombé de la main de Dieu. Je vais commencer, avec votre permission; écoutez.»
J'écoutai le récit que me promettait ce dramatique début. Mais avant d'entrer dans les détails qu'il avait à me raconter, mon narrateur jugea à propos de me demander:
«Me trouvez-vous bien changé?
—Oui, lui répondis-je; vos traits m'ont paru d'abord un peu altérés.
—Des traits de fer se seraient altérés à moins… Et maigri? ai-je beaucoup maigri?
—Oui, je trouve que vous avez aussi un peu maigri…
—Et qui n'aurait pas maigri, grand Dieu! au milieu de la vie de bête fauve dont j'ai vécu pendant trois mois!… Mais vous trouvez que j'ai maigri, il suffit; j'ai bien fait autre chose que de maigrir… vous allez tout apprendre.
»Vous savez quelle a été jusqu'ici mon existence heurtée, saccadée, mêlée de pluie et de beau temps, d'or ciselé et de plomb brut: les doigts d'acier de la fatalité semblent l'avoir prise par la main, mon existence, pour la conduire entre de rares fleurs et des rochers bien aigus; oh! oui, bien aigus! C'est, en un seul mot, une robe de soie noire, que quelques paillettes ont parsemée, en scintillant, de leurs étoiles vives, mais dont le fond est toujours resté noir.
—De quoi, s'il vous plaît, voulez-vous me parler, avec votre robe de soie noire?
—Mais de mon existence; c'est une comparaison dont je me suis servi pour rendre plus complète, plus saisissable corps à corps, l'idée que je veux vous donner de mes malheurs.
—Oh! de grâce, expliquez-vous le plus clairement possible, si vous voulez que je comprenne bien ce que vous avez à m'apprendre, et ce que vous avez besoin que je sache?»
Dans les fortunes diverses qu'avait éprouvées mon Banian, je m'étais aperçu que son langage avait toujours changé comme sa position, et s'était travesti en quelque sorte selon le bon plaisir des circonstances ou de sa destinée. Au faîte de sa prospérité, il m'avait paru s'exprimer à peu près comme tout le monde, et devenir même simple et lucide dans ses discours, à mesure qu'il devenait arrogant dans ses manières. Dans l'adversité qui avait précédé et suivi le règne passager de son bonheur, je l'avais retrouvé comme à bord, boursoufflé dans ses expressions, et cherchant à fleurir son jargon sentimental, de façon à se rendre tout-à-fait inintelligible. C'était pour prévenir le flux de phrases inutiles qu'il se disposait à me débiter sur un ton d'exaltation toute romantique, qu'au début de son histoire j'avais jugé à propos de l'interrompre.
Après avoir accueilli ma boutade avec résignation, il reprit ainsi le fil de son récit:
«L'état de splendeur dans lequel vous m'avez vu, n'eut qu'une face et qu'un instant: ce fut le reflet trompeur d'une glace au soleil, la lueur fantastique de l'étoile sur le miroir des eaux mouvantes. Mon activité me l'avait acquise, cette splendeur, la perfidie me l'enleva. Les flambeaux de ce malheureux bal auquel vous m'aviez fait l'honneur d'assister, et dont je voulais fasciner les yeux de toute la colonie, devaient éclairer mon néant. C'est au sein des plaisirs que j'offrais avec tant de libéralité à ces ingrats, que le poignard qu'ils appelaient sur ma poitrine brillait dans l'ombre pour m'égorger au sortir de la fête, au dénouement de ce drame de fleurs… Je n'ai pas besoin de vous rappeler cette catastrophe, que vous avez sans doute, comme tous les honnêtes gens, mouillée de vos larmes. Vous m'aviez prédit mon sort, et ce sort a été inexorable, atroce; oui, atroce, assassin même, j'ose le proclamer. Dès que la nouvelle de ma chute se fut répandue, et avant même qu'elle ne devînt un bruit européen, des ennemis immondes, que je ne soupçonnais pas, se liguèrent pour traîner mes lambeaux dans la boue où ils étaient éclos, les indignes! J'avais eu cent amis dans la prospérité; j'eus un million de vampires à se ruer sur ma chair, dès que cette chair leur parut taillable à merci et cuite à point. Les lois sont si humaines pour la lâcheté et la barbarie, et si cruelles pour la probité malheureuse et la splendeur déchue du ciel où elle nageait!… La calomnie, ce monstre de tous les pays et de tous les temps, voulut s'en mêler aussi: rien n'aurait été bien fait sans elle; rien, oh non! il fallait qu'elle assistât au festin dont mon cadavre était l'appât et l'ornement, et qu'elle, l'infâme, s'assît même en grande dame au haut de la table… On m'accusa enfin de… Non, ma bouche se refuse, se refusera sans cesse au service que mon âme voudrait exiger d'elle pour tout vous révéler… On m'accusa de…; enfin je ne puis pas prononcer le mot que le démon, dans sa rage, a articulé contre moi dans ma misère… La fausse-monnaie est en effet une chose si facile à frapper, dans cette colonie, que l'on peut, en vous crachant un titre satanique à la face, vous dire: Tu es un faux-monnayeur, toi, avec ton front pur; et ajouter encore: Je suis content, je t'ai taché pour l'éternité, sans que tu puisses laver cette tache, en criant même avec larmes à tes juges: Mais pour battre de la fausse-monnaie il fallait des ustensiles, et je n'en ai pas. Tes juges te répondront: Ne sait-on pas qu'avec un couteau et un marteau on peut ici diviser une gourde en cinq, au lieu de ne la diviser qu'en quatre parties… Horreur, trois fois horreur! Mes cheveux, quand je vous raconte ces abominations, ont dû, j'en suis sûr, se dresser perpendiculairement sur ma tête, n'est-il pas vrai?
—Non, je ne vois pas encore… Mais continuez pour que nous arrivions vite au fait.
—Il me fallut fuir: résister, c'eût été me faire briser les os; rester, c'eût été donner une épaule de plus à noter de l'éternelle flétrissure sous l'alphabet ardent du bourreau. Trois jours après avoir été attaché sur cette pointe de rochers déchirans, j'errais tout meurtri; j'étais dans les Mornes, cachant, au milieu des animaux féroces qui habitent les forêts inaccessibles, la trace de mes pas aux hommes, plus féroces encore que ces animaux affreux… je devins, en un mot, ce que l'on appelle maron dans la langue classique de ces barbares… oh! oui, maron, maron comme le pauvre esclave qui fuit la charrue à laquelle on l'enchaîne, qui se sauve du fouet qui va boire son sang et manger ses muscles pendans sur ses reins… Deux mois je masquai ma honte à tous les yeux, dans l'épaisseur et le mystère ombreux des bois. La terre m'avait reçu sur son sein; le ciel qui me couvrait savait mon innocence: il suffisait… Les fruits que m'offraient les arbres dont je chérissais la toiture verte, me nourrissaient pendant le jour: ces arbres qui m'avaient garanti de l'ardeur du soleil, la nuit me prêtaient encore leur dôme de feuillage pour offrir le sommeil à mon corps épuisé, harassé, brûlé… J'aurais même été heureux peut-être dans les bras de cette vie sauvage, empreinte si fortement d'un parfum de proscription, sans un désir inexplicable que j'avais emporté avec moi comme un ver, chargé sans doute par l'arrêt du destin de me ronger le cœur pendant le jour, de me le ronger encore pendant la nuit, et enfin de me le ronger nuit et jour, soir et matin… J'avais laissé un fils courant, jouant peut-être parmi les hommes: c'était le seul amour qui me fût resté de l'humanité… La mère de cette chair de ma chair s'était endormie depuis peu sur l'oreiller de la mort… Je voulus revoir mon fils, ne pouvant revoir la mère et le fils ensemble: je voulais le revoir, ce cher enfant, comme je vous l'ai déjà dit; mais sans exposer la justice des hommes à commettre un crime de plus, en me punissant comme un forfaiteur… Mais comment parvenir à satisfaire le désir du père, sans risquer la tête du condamné?… C'était la question toute débordante d'avenir pour moi et pour le jeune enfant…
»J'avais remarqué que les nègres marons qui s'enfuyaient à mon approche et qui redoutaient le contact de l'homme blanc, faisaient brûler du bois et descendaient le soir à la ville pour aller vendre ce bois calciné et réduit en charbon-franc… Je les avais vus revenir ensuite dans les Mornes et jouir de l'impunité de cette tentative si innocente, les pauvres diables!… Leur exemple m'enhardit: je pouvais comme eux faire du charbon aussi, moi homme comme eux, moi riche de deux bras et de deux jambes comme eux… mais comme eux je n'étais pas nègre… Malheur sur moi! Une idée que repoussa d'abord la fierté que j'avais conservée sous mes habits en lambeaux; une idée vint luire, scintillante à mon esprit… L'idée frappa de nouveau à la porte du désir qui me rongeait: elle finit, l'idée, par entrer tout entière dans mon âme ouverte à un millier d'angoisses paternelles… On parle en Europe de l'aristocratie de la peau… Je songeai à acquérir, moi blanc, le privilége abject attaché à la couleur de la caste opprimée… J'usurpai en un mot le privilége exclusif dont jouissaient les nègres marons, mes compagnons d'exil… Je devins nègre!… nègre industriel! Oui, nègre, et pourquoi frémir, vous, quand je ne frémis pas moi-même à ce souvenir!
—Et par quel miracle devîntes-vous donc nègre?
—Par un miracle enfant du malheur, que me révéla l'adversité et que m'aurait toujours caché la prospérité… Des jus d'herbes, des acides que me fournirent encore les bons arbres qui m'avaient nourri et abrité, firent l'affaire; et en quinze jours d'efforts et d'essais opiniâtres, la blancheur importune de ma peau disparut entièrement, et grâce enfin à la chevelure laineuse qui de tout temps a couronné mon front d'homme, je pus, sans m'exposer à être dévoré par mes persécuteurs, descendre aussi à la ville pour vendre le charbon que mes arbres toujours chéris m'avaient encore procuré, en tombant par nécessité dessous ma main dans le feu.
—Vous vîtes alors votre fils, vous pûtes enfin l'embrasser?
—Je ne l'embrassai pas, je ne le vis même pas; je ne vous en parle même pas… Mes larmes doivent vous dire assez du reste ce qu'il était devenu pendant mon absence cruelle, pendant mon absence si involontairement parricide… Mort, oui mort, mort comme sa mère… Et non pas comme moi, puisque je vis! Ah!
—Je conçois votre affliction… Les malheurs que vous avez éprouvés sont grands: ils ne sont peut-être pas encore finis; mais si je puis vous être utile, expliquez-vous, confiez-moi vos intentions.
—Vous venez de parler de mes malheurs! Oui, vous en avez parlé de mes malheurs: attendez, je n'en ai déroulé qu'une assez faible partie sous vos yeux. Écoutez! écoutez-moi. Oh! oui, vous m'écouterez, car des artères d'homme battent dans votre poitrine à vous.
»Sur la route que j'avais été obligé de parcourir pour me rendre de mon refuge à la ville, et retourner de la ville dans mon refuge, il existait une petite case. Dans cette humble case existait une jeune négresse; et dans cette jeune négresse un cœur!… Supplicia, Dieu! la plus belle des filles de l'ange africain! La jeune négresse vit le pauvre homme craintif, souffrant et humilié: elle engagea le pauvre homme à prendre quelque nourriture dans sa case, et le pauvre homme accepta, but et mangea. Et comment eût-il fait pour ne pas accepter, pour ne pas boire et pour ne pas manger!…
»Supplicia bientôt, avec la naïveté de l'enfant qui bégaie, déposa son histoire dans mon sein débordant d'amertume: elle croyait se confier à un nègre comme elle, j'étais si bien barbouillé. J'écoutai son histoire.
»Le commandeur noir d'une habitation assise au pied du morne où j'allais enfouir chaque soir mon front trempé de sueur, avait acheté la jeune africaine, non pour en faire son esclave, mais pour pouvoir la nommer la compagne de sa vie, la femme de son amour. La modeste case qu'elle habitait lui avait été donnée par le nègre commandeur: l'existence paisible dont elle jouissait lui avait été assurée par son commandeur: l'enfant qu'elle devait porter un jour, sentir remuer dans son flanc, devait être l'enfant, le sang de son commandeur. Dérision du destin!
»Je revis une autre fois, deux fois, trois fois, cinq fois, cent fois, Supplicia, tant qu'il me plut à moi, toujours en l'absence de son commandeur. Sous cette peau factice dont j'avais emprunté la fatale couleur, j'avais conservé l'astucieuse éloquence de l'homme blanc. J'intéressai à mon sort la candeur de la confiante Supplicia… «Nègre maron, me disait-elle, prends pitié de l'amitié que Supplicia a de ton malheur!» Pitié! Ah bien oui, pitié! je n'eus pitié ni d'elle, ni de son époux, ni de moi! Je triomphai de la vertu et de la résistance de l'Africaine. Supplicia devint enceinte, enceinte sans pouvoir dire en voyant le nègre commandeur ou moi le nègre maron: Celui-ci ou celui-là est le père de mon enfant?
»Oh! si, pendant le jour, caché comme moi, amant adultère, dans les halliers de la petite case, vous eussiez pu voir aux heures de repos de son habitation, le pauvre commandeur caresser dans la jeune négresse l'espoir si doux de sa prochaine paternité; si comme moi vous aviez pu surtout lire sur les traits de l'épouse coupable, le mal dissimulé que lui causaient ces caresses dévorantes, oh! c'est alors que vous eussiez dit, comme je me le disais à moi-même: Mort, mille fois mort et damnation à l'amant adultère…
»Jusque-là mon criminel amour n'avait pu être soupçonné par l'époux de Supplicia. Le mystère le plus profond avait favorisé la passion la plus féroce… Le bon commandeur dont la joie naïve et pure augmentait à mesure que la grossesse de l'élue de son cœur approchait de son terme, le bon commandeur mettait toute sa joie à tresser le berceau d'osier, à préparer la blanche layette de l'enfant promis à sa prière. Il pleurait d'ivresse au nom qu'il donnerait à ce jeune sylphe de ses rêves dorés, à cette couronne vivante de son amour paternel.
»Il vint cet enfant si long-temps désiré par l'innocence, si long-temps redouté par moi si criminel… Il devait porter avec orgueil, sur son front d'ébène, la couleur non équivoque de l'auteur de ses petits jours… Le commandeur ne reçut rien dans ses bras crispés, qu'un rejeton mulâtre, au lieu du rejeton nègre qu'il avait demandé au ciel dans ses songes de nuits d'amour!
»Je ne vous dirai pas l'effroi et la surprise de Supplicia… Dans les deux cas à ses yeux, c'était d'un enfant noir qu'elle devait accoucher: moi nègre pour elle, le commandeur nègre aussi pour elle: la différence des traits aurait pu seule faire soupçonner, mais sans certitude accablante, la vraisemblance de la paternité… mais la différence des couleurs, comment l'expliquer? Juste Dieu!…
»Supplicia fut anéantie, confondue… Le commandeur repoussa loin de lui et la mère qu'avait souillée le contact d'un homme blanc, et l'enfant maculé de sa teinte originaire… Le malheureux nègre devint la fable, la risée des plus vils esclaves qui étaient bien aises de punir en lui la confiance vertueuse avec laquelle il avait tressé le berceau, préparé la blanche layette du petit noir qu'il croyait avoir…
«Supplicia, esclave du bon nègre qu'elle avait trompé, fut vendue à la ville par le commandeur redevenu son maître à elle; mon enfant fut aussi vendu avec sa mère, attaché au sein flétri de sa mère… Je ne revis plus ni l'un ni l'autre. La solitude m'était devenue pénible dans les premiers mois de mon exil sauvage: elle me devint nécessaire après le dernier de mes malheurs. Un mois encore je remplis les bois de mes plaintes et de mes gémissemens, et j'aurais succombé, je crois, à tant de douleurs, si un hasard heureux ou fatal, car je ne sais encore quel nom donner à ce diable de hasard, ne m'avait pas fait retrouver et l'enfant et la mère.
»Il y a quatre jours, qu'une battue fut ordonnée par le Gouverneur, aux chasseurs de montagne, pour inquiéter le grand nombre de nègres marons qui s'étaient réfugiés dans le morne que j'habitais… Les cris barbares et les coups de fusil de ces braconniers de gibier humain, me réveillèrent le matin sous l'arbre à l'abri duquel j'étais accoutumé à demander à la nuit quelques restes éparpillés de sommeil… L'épouvante me fit fuir, et j'étais tellement troublé que je me dirigeai, en courant, du côté de la demeure des hommes. Une habitation se présenta sur ma route, et près de cette habitation une négresse portant un enfant, m'aperçut. Au cri qu'elle jeta en me voyant, je tournai la tête vers elle: c'était Supplicia et mon fils… La nature fut plus forte que la peur, plus forte que l'amour de ma propre conservation… J'oubliai le tonnerre qui grondait sur ma tête, et ma lèvre frémissante alla se coller sur le front de mon fils!…
»Le mystère jusqu'alors impénétrable, le mystère de la couleur réelle de ma race et de mon origine naturelle, cessa pour Supplicia… Dans le mois de vie errante qui avait suivi ma fuite de la petite case du commandeur, j'avais négligé de me barbouiller le corps de ce liquide ébène qui auparavant avait favorisé mon déplorable incognito et ma criminelle séduction. La pluie délavante des mornes, le soleil torréfiant de la cime des montagnes, la rosée des nuits et l'haleine délétère des vents, avaient rendu à quelques parties de mon épiderme sa nuance primitive… Supplicia, en attachant avec attention, avec surprise, avec amour même encore, ses regards pénétrans sur moi, devina le stratagème qu'il n'était plus temps, qu'il serait devenu inutile de lui cacher… L'homme blanc, enfin, s'avoua à la négresse, à la brune négresse, à la mère du plus joli enfant mulâtre dont le soleil ait pu éclairer encore la jeune face.
—Et qu'êtes-vous devenu après avoir retrouvé Supplicia et votre fils?
—Supplicia, toujours la même, m'a caché à tous les yeux… Ces vêtemens simples, mais propres, ce déguisement modeste, mais sûr, sous lequel je me suis hasardé à me présenter à vous, c'est encore elle qui me l'a trouvé… J'ai appris que vous veniez d'arriver à Saint-Pierre… J'ai chargé Supplicia de s'informer de vous, de votre demeure, de l'heure à laquelle, protégé par l'ombre du soir, je pourrais venir vous parler, et c'est à Supplicia que je dois le bonheur de vous avoir revu. Vous serez encore mon ange sauveur.
—Votre ange sauveur! sans doute je ne demande pas mieux que de vous obliger et de vous être utile; mais je ne vois pas de quelle manière nous pourrions nous y prendre pour…
—Oh! oui, vous me sauverez; c'est par vous que je tiens à être sauvé, et vous êtes le seul homme à qui je puisse faire l'honneur de réclamer un service; car je croirais trop humilier le juste orgueil que l'on doit conserver dans l'infortune, en m'adressant dans ma misère, à l'un de ces misérables qui m'ont réduit à l'état dans lequel vous me voyez plongé.
—Diable! Mais savez-vous qu'avec la meilleure volonté du monde, le cas est encore embarrassant! d'abord il est impossible que vous vous exposiez à rester long-temps à la ville, votre présence ne pourrait tarder à y être découverte…
—Rester à la ville: j'aimerais cent fois mieux me jeter à l'eau: l'onde qui noie et qui ensevelit, est encore plus hospitalière que la tourbe insensée qui flétrit le cœur d'un mot ou qui le transperce d'un sarcasme.
—Ensuite vous ne pouvez guère espérer, même en gagnant du temps, de pouvoir vous montrer un jour sans danger aux créanciers qui vous poursuivront jusqu'à ce que vous les satisfaisiez.
—Les satisfaire, les monstres! quand j'aurais de l'or plein tout l'univers, et que je les verrais mourir faute d'un sou, ils mourraient les infâmes, ils mourraient tous, c'est moi qui vous en donne ma parole de proscrit, et la parole d'un proscrit est sainte et sacrée…
—Et comment donc faire? Tâchez de votre côté de trouver un parti que nous puissions adopter…
—Oh! c'est vous qui en trouverez un: à vous en reviendra la gloire. Je vous en supplie, cherchez, cherchez bien… La bienfaisance est ingénieuse: elle sait trouver, elle, quand la voix du malheur demande, quand la larme suppliante du persécuté inonde ses mains: Oh! oui, vous trouverez. Mais si ce n'était pas encore assez pour votre noble cœur, d'un père qui supplie et d'un homme qui pleure, je suis bien sûr que vous ne pourriez pas résister à la vue de l'enfant pour qui il implore et de la mère infortunée qui vient aussi crier grâce et merci pour l'enfant, grâce et merci pour le père et pour la femme qui a porté l'enfant dans son sein!…»
Le Banian, en finissant cette touchante exhortation, fait un pas vers la porte qui s'ouvre sous sa main agitée, et saisissant par le bras une négresse qui tenait un jeune enfant sur sa hanche, il s'écrie: «Tenez, les voilà les êtres pour qui j'implore votre humanité: Supplicia, tombez avec mon fils aux genoux de notre libérateur…»
Je n'eus que le temps de prévenir le mouvement que se disposait à faire la négresse pour obéir à l'ordre de son amant, beaucoup plus sans doute que pour m'attendrir en prenant une posture suppliante dont elle ne paraissait pas trop bien deviner encore le motif… Je fus obligé de me donner toutes les peines du monde et d'employer presque l'autorité que me donnait ma position à l'égard de mon protégé, pour lui faire renoncer à l'envie qu'il avait de faire tomber Supplicia à mes pieds…
Mon homme ayant pris probablement les observations que je venais de lui faire sur la difficulté de sa position, pour un indice du peu de bonne volonté que je pouvais avoir de l'obliger, avait jugé à propos de faire jouer les grands moyens pour vaincre mon indifférence supposée à son égard, et comme, selon toute apparence, en entrant chez moi il avait eu le soin de laisser Supplicia à ma porte, pour produire au besoin l'effet théâtral sur lequel il avait fondé peut-être le dernier espoir de sa démarche, il venait d'employer sa ressource extrême, de jeter son ancre de miséricorde.
Le coup de théâtre ne réussit au reste que fort imparfaitement, soit qu'il eût été mal préparé, soit que Supplicia ne fût pas assez bien pénétrée de son rôle pour faire valoir le personnage dont elle avait été chargée… Cette pauvre fille, au lieu de prendre un air désespéré et d'élever vers moi un regard suppliant en se prosternant à mes pieds, comme l'aurait voulu Baniani, se mit tout bonnement à me saluer avec assez de gaieté en entrant dans ma chambre, et à me dire avec cet accent dolent et ce ton rieur qu'ont presque toutes les jeunes négresses:
«Bon soué, moushé! Comment ça ous qu'allé, maître?»
(Bonsoir, monsieur. Comment allez-vous, comment vous portez-vous, maître?…)
Le Banian dissimula fort adroitement le dépit que devait lui causer l'air d'insouciance de sa négresse… Il parut même promener sur elle et sur son petit mulâtre, des regards à la fois attendris et affligés…
Quant à la naïve Supplicia, beaucoup plus occupée des objets nouveaux qu'elle voyait dans l'appartement que de la cause qui avait amené son amant chez moi, elle n'eut rien de plus pressé, après m'avoir salué, que de faire le tour de la chambre en élevant son enfant sur ses bras pour lui montrer les petits mondes (les figures) qu'elle remarquait sur deux ou trois méchantes gravures suspendues à la tapisserie…
Le vainqueur de cette noire beauté ne m'avait pas au reste trompé dans le tableau presque séduisant qu'il m'avait fait des charmes de sa conquête. Supplicia était une des plus jolies négresses que l'on puisse voir, et s'il m'avait paru possible qu'un blanc s'amourachât d'une esclave africaine, j'aurais, je crois, pardonné à mon Banian la tendresse qu'il me disait éprouver pour la mère de son fils.
Le luron s'apercevant de l'intérêt avec lequel je contemplais l'insouciance ingénue de Supplicia et les innocens cris de joie que jetait son enfant dans le moment même où le sort du père pouvait inspirer de si vives craintes, le luron, dis-je, crut devoir profiter de cet instant pour redoubler de sollicitations…
«Vous ne me laisserez pas tomber dans les mains de mes persécuteurs, me répétait-il: c'est toute une famille qui a mis ses destinées sous la sauve-garde de votre humanité. Songez aux trois heureux que vous pouvez faire, et rassurez le cœur d'un père, car il a besoin d'être rassuré son cœur!
—Écoutez, lui dis-je au bout de quelques minutes de réflexion: il faut que vous quittiez la colonie: c'est là une des nécessités de votre position.
—Je ne demande pas mieux.
—Mais que vous la quittiez seul, si c'est possible…
—C'est toujours ce que j'ai pensé.
—Je dis si c'est possible; car aujourd'hui vous savez combien il est difficile de sortir du pays en bravant la sévérité des arrêts du gouverneur et en trompant la surveillance des agens de l'autorité et des créanciers intéressés à se saisir de la personne de leurs débiteurs.
—Oui, je le sais, et sans ces difficultés, il y a long-temps que j'aurais été chercher ailleurs un refuge contre l'avidité carnivore de mes vampires. Mais vous vaincrez ces difficultés, vous, car les ressources de votre imagination égalent la générosité de votre cœur… Et quelle reconnaissance aura pour vous cette bonne et chère Supplicia… Vous l'aurez sauvée aussi, elle et son enfant ne partiront pas.
—Ah çà, entendons-nous un peu; Supplicia elle et son fils…
—C'est bien comme cela que je l'entends: je partirai seul pour plus de prudence et de facilité.
—Et comment alors pensez-vous que j'aurais sauvé Supplicia et son enfant en vous offrant les moyens d'échapper à vos créanciers? Je conçois bien l'intérêt que vous avez à partir au plus vite d'ici; mais je ne m'explique pas aussi bien le désir que peut avoir votre négresse à se séparer de vous?
—Oh! quand j'ai dit que vous sauveriez toute la famille en me facilitant les moyens de partir seul, j'ai voulu exprimer la satisfaction morale qu'éprouverait Supplicia une fois qu'elle me saurait hors de danger. Comme elle ne vit en quelque sorte que pour moi et son fils, j'ai cru pouvoir dire que me sauver serait la sauver elle-même, la sauver moralement enfin en même temps que moi. Vous entendez bien, n'est-ce pas?
—Oui, j'entends fort bien que vous voulez vous sauver le plus tôt possible vous d'abord… J'y songerai du reste… Mais comme il est déjà tard, que le temps est affreux et qu'à l'heure qu'il est il me serait impossible de voir les gens à qui probablement il me faudra parler pour trouver un moyen ou exécuter un plan quelconque, allons nous reposer jusqu'à demain. Vous allez rester dans cet appartement avec votre négresse et son fils, car je serais bien embarrassé de vous trouver un lit dans la maison sans risquer d'éveiller quelques dangereux soupçons. Il y a au surplus un canapé et des nattes ici: cela vous suffira pour une nuit… Dormez si vous pouvez, ou pensez à quelque chose que nous puissions entreprendre pour votre évasion. Moi, de mon côté, je vais chercher dans ma tête le meilleur moyen que mon imagination m'offrira pour vous tirer d'embarras… Reposez-vous en attendant; ici, vous le savez, vous êtes en lieu de sûreté et à l'abri de toute violence, si ce n'est à l'abri de toute indiscrétion au milieu des bavardes de mulâtresses que vous avez dû rencontrer en entrant, sur le seuil de la porte.
—Non, par bonheur, je n'ai rencontré personne en venant chez vous; et c'est là encore un présage que j'ai accepté comme un gage de succès!
—Puisse cette confiance ne pas vous tromper: je le désire de tout mon cœur… Bonsoir!…
—Ah! ce cœur est si bon qu'il ne désire jamais que le soulagement de l'infortune, et le ciel, s'il est juste, doit lui accorder ce qu'il souhaite.
—C'est bien. Bonsoir donc. A demain! Bonsoir Supplicia!
—Bon soué moushé. Qu'a souhaité bonne nuit ba ous.
—Une faveur encore, mon cher monsieur, que vous ne me refuserez pas. Embrassez mon enfant: le malheur a ses superstitions: j'ai dans l'idée que cela portera bonheur à mon fils.»
Il me fallut embrasser le petit mulâtre qui dormait déjà. Supplicia, en me présentant le front de son marmot pour me le donner à baiser, ne put s'empêcher de rire comme une folle, en me montrant les dents les plus blanches entre ses lèvres de jais… Le Banian dissimula encore le dépit que devait lui causer l'hilarité fort mal placée de sa maîtresse.
Je les laissai tous deux en face l'un de l'autre dans des dispositions d'humeurs aussi différentes, et j'allai me coucher.