Le Banian, roman maritime (1/2)
XV
D'où est-il venu? où était-il caché? par où a-t-il passé?
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Le capitaine Invisible;—un camarade de lycée;—une évasion.
Le lendemain je sortis avec le jour naissant, pour réfléchir, tout seul, au moyen le plus prompt et le plus sûr de faire partir mon homme de la colonie: c'était là le meilleur parti que j'eusse à prendre dans son intérêt et pour me débarrasser de lui. Mais la rigueur avec laquelle on visitait tous les navires et les caboteurs qui appareillaient de l'île, rendait l'exécution de mon projet assez difficile. Aucun capitaine, aucun patron n'aurait voulu, j'en étais bien sûr, engager la responsabilité qu'on eût pu faire peser sur lui, pour me rendre le service d'embarquer par-dessus le bord, un fugitif de l'espèce de mon Banian. Le jeter du fond d'une pirogue dans une colonie voisine, aurait été peut-être une tentative praticable; mais quels reproches n'eût-on pas été en droit de m'adresser plus tard, si l'indiscrétion si naturelle à mon protégé, m'avait exposé quelque jour à la dangereuse révélation du mystère de son évasion! Diable d'homme, me disais-je, en me promenant tout préoccupé sur les quais du port: il faut justement qu'il soit venu à moi pour m'embarrasser de son malheur et de la folle complaisance que j'ai de vouloir le tirer de ce mauvais pas!
Un coup de canon de partance vint, au soleil levant, m'arracher à mes méditations sur les embarras de ma position et la facilité de mon caractère trop obligeant.
Ce coup de canon venait d'être tiré par un corsaire Buenos-Ayrien qui, depuis quelques jours, nous était arrivé, on ne savait trop pourquoi, sur rade. Il rappelait son équipage à bord depuis quarante-huit heures, pour rallier tout son monde afin d'appareiller le lendemain ou le surlendemain pour aller on ne savait encore où.
Ce corsaire, que j'avais déjà remarqué avec les autres curieux de l'île, était un grand brick de dix-huit à vingt canons, équipé, tenu, peigné, épinglé comme un bâtiment de l'État, et commandé, disait-on, par un jeune et vaillant marin français, que l'on ne désignait que sous la dénomination assez étrange du capitaine Invisible. Le nom du navire lui-même n'était guère moins singulier que celui de son commandant: il s'appelait l'Oiseau-de-Nuit!
Parbleu! pensai-je en saisissant au bond une des idées que venait de faire jaillir dans ma tête la lueur du coup de canon de partance, si le capitaine Invisible consentait à recevoir à son bord un bandit de plus, il me rendrait là un bien bon service! Il lui serait si facile, à lui, d'enlever sans inconvénient de la colonie, l'homme que je me suis mis sur les bras, qu'il ne demanderait peut-être pas mieux que de se charger de la corvée, moyennant une honnête rétribution… Allons de ce pas même trouver le capitaine Invisible, et nous verrons ce qu'il nous dira.
Je demandai au premier passant que je rencontrai, la demeure du capitaine. Son nom avait déjà acquis une telle popularité dans la ville depuis les quelques jours de son arrivée, que les nègres avaient fait une chanson sur lui et sur ses exploits, sans connaître probablement beaucoup plus ses faits d'armes que sa personne. Il ne me fut donc pas très difficile de me faire indiquer la demeure du fameux capitaine.
L'Invisible était descendu dans une des plus jolies maisons de la place de Mouillage, maison qu'il avait louée pour lui seul pendant le temps de sa relâche à Saint-Pierre.
A la porte du logis qui m'avait été montré du bout du doigt, je vis deux très beaux chevaux de selle, tout prêts à recevoir leurs cavaliers, et que tenait roide par la bride, un petit nègre fort gentil, vêtu en jockey anglais.
Un homme à la taille élancée, au maintien élégant et en costume de cavalier fashionable, s'était montré de loin à moi, la cravache à la main; et après avoir jeté un coup d'œil de maître sur les coursiers, était rentré dans la maison avant que je fusse assez près de lui pour bien voir sa figure.
Je demandai le capitaine Invisible à une grande fille de couleur, placée debout sur le seuil de la porte…
«Le voilà qui va partir pour la promenade, me répondit la grande fille.
—Qu'est-ce qui me demande là? s'écria, du fond de l'allée, une voix dont la vibration produisit sur moi l'effet le plus extraordinaire.
—C'est un monsieur qui désire parler à M. le capitaine, dit la jeune habituée du logis.
—J'y suis à l'instant; qu'on fasse entrer dans le salon.»
J'entrai donc dans le salon en attendant que le capitaine me fît la faveur de m'entendre, car c'était lui qui venait de parler. Le temps qui s'écoula avant son arrivée me permit, au reste, d'examiner un peu l'appartement dans lequel je me trouvais pour la première fois. Des persiennes chinoises descendant sur quatre larges fenêtres empêchaient le soleil de pénétrer entre leurs réseaux, en laissant la brise du matin seule exhaler sa fraîcheur à travers leurs mobiles dessins de fleurs. Deux ottomanes de crin, des fauteuils de très bon goût, des glaces et un piano à queue, complétaient l'ameublement élégant de cette salle d'attente.
Quand le capitaine parut à mes yeux, je le reconnus, malgré l'incertitude du demi-jour vert que les persiennes jetaient dans l'appartement, pour l'homme que j'avais aperçu de loin, jetant un coup-d'œil sur ses chevaux de course. Il me salua gracieusement en s'excusant, en des termes choisis et d'un ton tout-à-fait de bonne compagnie, de m'avoir fait attendre si long-temps. «Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, monsieur, pour que nous puissions parler de l'objet qui me procure l'avantage de vous recevoir… Mérilla! Mérilla!
—Plaît-il, monsieur le capitaine? répondit en se présentant encore la belle et grande fille.
—Faites lever un peu ces persiennes du côté du jardin, là, du côté où le soleil ne donne pas encore. On n'y voit goutte dans ce petit salon. Eh bien! monsieur, maintenant vous me voyez tout disposé à vous entendre et à vous… Eh! bon Dieu, s'écria en s'interrompant tout-à-coup l'Invisible, dès que l'élévation des persiennes lui eut permis de voir mes traits; est-ce que nous n'avons pas déjà eu le plaisir de nous connaître?
—Mais effectivement, il me semble!… m'écriai-je à mon tour, en examinant de plus près la figure de mon interlocuteur.
—Et oui; pardieu! c'est toi, mon brave camarade de classes et de fredaines. Le cœur ne se trompe jamais dans ces sortes de reconnaissances-là: c'est toi… embrassons-nous provisoirement…
—Comment, il serait possible que ce fût… Mais oui! c'est bien toi, mon bon et vieil ami. Embrassons-nous plutôt deux fois qu'une.»
A la suite de cette reconnaissance et du double embrassement qu'elle entraîna, arrivèrent les épanchemens de l'amitié, les questions et les confidences. Mon ancien camarade Ramont, car c'était le nom qu'il portait au lycée, me demanda d'abord ce que je faisais à la Martinique. Je lui racontai en quelques mots ma vie depuis qu'à l'âge de quatorze ou quinze ans, nous nous étions perdus de vue tous les deux. Ensuite, ce fut à lui de parler, et je me disposai à l'écouter avec d'autant plus de plaisir, que je m'attendais au récit de quelques-unes de ces bonnes aventures dont une existence comme la sienne avait dû être semée. Mais avant de satisfaire ma curiosité, mon ami jugea à propos de donner quelques ordres aux gens de sa maison, en appelant encore Mérilla!… Mérilla parut.
«Mérilla, monsieur déjeune et dîne ici. Agissez en conséquence… Dites à mon jockey, au petit William, de desseller mes chevaux. Je n'irai pas à la promenade aujourd'hui; n'oubliez pas aussi que, pour le moment, je n'y suis pour personne.»
La grande fille sortit. Mon ami reprit la conversation qu'il avait un instant interrompue pour dicter ses ordres, et bientôt il arriva ainsi au commencement de son histoire:
«Tu dois te rappeler qu'au lycée, j'étais un bon élève, assez soumis, passablement exact, mais d'un caractère un peu fantasque, plus enclin aux amusemens et aux plaisirs périlleux, qu'aux jeux paisibles et aux récréations paresseuses. Mes parens me destinaient au service militaire; et moi, pour ne pas trop contrarier le goût de ma chère famille, et pour en faire un peu à ma tête, je me fis marin. L'apprentissage du métier, presque toujours si pénible pour les autres, ne fut pas très rude pour moi, parce que j'apportai beaucoup de bonne volonté dans un noviciat qui satisfaisait mes penchans. Vers la fin de la guerre, je naviguais en course déjà comme second, et la paix me trouva ou me surprit capitaine de corsaire, à vingt-et-un ans.
»J'avais gagné quelque peu d'argent à ce métier-là: mais le goût que, même dans l'exercice de ma rude passion, j'ai toujours eu pour un certain luxe, ne me permettait pas de rester long-temps inoccupé… La marine marchande m'offrait bien une carrière que j'eusse pu parcourir tranquillement, mais quand on a tâté de la course, les voyages à la papa sur mer me paraissaient bien fades, bien insipides. Je sentais parfaitement que l'Europe ne pouvait pas tout exprès recommencer la guerre pour moi, afin de m'offrir l'occasion d'exercer l'état qui me convenait le mieux. Je m'informai s'il n'y avait pas, dans quelque coin du monde, deux nations qui se battissent entre elles sur mer, et j'appris bientôt que les colonies espagnoles insurgées, livraient encore quelques escarmouches sur l'eau aux bâtimens qu'elles pouvaient rencontrer naviguant sous le pavillon de leur ancienne métropole.
»Je pouvais me faire Espagnol métropolitain et fidèle, ou Espagnol colonial et révolté. J'avais le choix. Mais la révolte m'alla mieux que la fidélité. D'ailleurs, pour s'introduire dans le corps déjà organisé de la noble et antique marine espagnole, il aurait peut-être fallu des titres ou des protections. Chez les colons insurgés, il y avait une marine à former, et l'on est moins difficile sur le choix, quand on manque de tout. Je me fis donc Buenos-Ayrien sans en rien dire à personne, sans même, je crois, en informer la nation dont il m'avait pris fantaisie de devenir le sujet et le très humble serviteur.
»Il faut te dire aussi que la recommandation que je portais avec moi, ou plutôt qui me portait elle-même en arrivant dans la Plata, était assez propre à me faire accorder la naturalisation de citoyen argentin, sans autre forme de procès.
»Je mouillai à Buenos-Ayres, pour mon début, avec une goëlette de quatorze canons, que j'avais fait construire à Bayonne, en intéressant dans l'opération qui m'était venue dans l'idée, tous ceux de mes amis qui avaient de l'argent et l'envie de placer leurs fonds à gros intérêts.
»Tout jusqu'ici m'a réussi au-delà de mes espérances et de celles des actionnaires qui m'avaient confié la gestion de l'opération. J'ai fait la guerre aux Espagnols, et peut-être bien même, par erreur, à quelques autres nations maritimes, avec le bonheur le plus constant. Je pourrais presque dire que depuis trois ans enfin, j'ai navigué en bas de soie et en pantoufles, car la mer n'a encore été couverte pour moi que de fleurs, de parfums et d'or. La terre au reste, avec ses délices, ne m'a jamais endormi sur ses roses, et j'ai su concilier toujours, par un accord heureux, mes goûts pour le luxe et les plaisirs recherchés, avec l'activité et l'ordre nécessaires à ma profession. Aujourd'hui, comme tu le vois, je commande le plus beau corsaire de la république, et je pourrais même ajouter toute la marine buenos-ayrienne, résumée dans mon seul navire. Je fais ce que je veux; je m'arrête où je me trouve bien; je pars quand bon me semble pour aller où il me plaît, et avec cela, ma foi, j'ai le bon esprit et la saine philosophie de me croire heureux et de vivre content.
—Eh quoi, mon cher Ramont, ta vie, qui me paraissait avoir dû être si aventureuse, s'est bornée à ces événemens si simples et si naturels?
—Eh! mon Dieu oui, mon ami: il ne faut pas toujours croire que, parce que l'on est corsaire, on mange les hommes tout crus et les femmes sans se donner la peine de les éplucher de leurs vêtemens… Mais tiens, tu viens de m'appeler là par mon ancien, par mon vrai nom, et tu ne saurais croire le plaisir que tu m'as fait! Il y a si long-temps que ce nom si rempli de tant de doux souvenirs d'enfance, n'avait retenti à mes oreilles!
—Ah! c'est vrai, on ne te connaît ici que sous la dénomination du capitaine Invisible. Mais dis-moi donc un peu, puisque nous en sommes sur ce chapitre, la signification énigmatique attachée à ce nom singulier?
—Sottise que tout cela, sottise, mon ami! C'est un conte populaire, une superstition même que l'on a bâtie sur une fable. A propos, tu étais venu, sans te douter que tu me connusses, me trouver pour quelque chose, n'est-ce pas?
—Oui, je t'expliquerai cela plus tard. Mais maintenant, je t'avouerai sans détour que je serais bien aise d'apprendre pour quelle raison on t'a surnommé l'Invisible.
—Eh, bon Dieu, je me suis tué à le crier à tout le monde, et personne ne m'a cru; on a mieux aimé ajouter foi à une absurdité qui tendait à me faire passer pour un être extraordinaire, qu'à une farce qui expliquait tout naturellement une chose fort commune. O les hommes! les hommes! est-ce donc imbécile, les hommes!… N'est-il pas vrai? Mais ton affaire, voyons un peu?
—Après la confidence que j'attends de ton amitié, tiens, je suis peut-être en ce moment aussi imbécile que les autres, et plus indiscret encore sans doute; mais j'attends…
—Allons, voyons donc mon histoire miraculeuse pour la centième fois! Tu vas voir combien est vulgaire l'origine des plus beaux surnoms en général, et de celui de ton ami en particulier.
»Imagine-toi que, commandant un corsaire mouillé aux îles Sainte-Catherine, je me trouvais à terre au moment où tout annonçait un coup de vent prochain. Comme il faisait nuit quand l'apparence soudaine du mauvais temps m'engagea à retourner tout de suite à mon bord, et que je ne rencontrais personne, pas même un nègre sur le rivage pour m'y conduire, je pris le parti de sauter tout seul dans un misérable rafiau que je détachai sans peine de la plage, et avec lequel, au bout d'une demi-heure, en tirant comme un perdu sur mes deux pagaies, je parvins à me rendre le long de mon navire. Le bruit que mes gens faisaient à bord en prenant les dispositions nécessaires contre la tempête qui se préparait, les avait empêchés d'entendre le clapotement de mon rafiau et de remarquer mon arrivée. Je profitai de ce moment de confusion pour grimper par l'arrière sans être vu, en envoyant d'un coup de pied mon rafiau en dérive, et une fois sur le pont en descendant, d'un autre coup de pied, tranquillement dans ma chambre.
»La tempête se déclare et devient si furieuse, que mon corsaire est enlevé au large par l'ouragan, qui vient de casser ses câbles. Le second du navire, chargé de la responsabilité des événemens en mon absence, se lamentait de me savoir à terre.
»Si encore, dans notre malheur, le capitaine était là, disait-il, eh bien, je me moquerais de la perte du corsaire, si nous devons nous perdre.—Oui, répétaient tous mes matelots rassemblés sur le pont, si le capitaine, au moins, était avec nous!… Ah! pourquoi n'y est-il pas, lui!…—Eh bien! qu'y a-t-il, m'écriai-je en sortant de ma chambre, où je m'étais tenu caché, et en leur faisant entendre ma voix au sein de la nuit et de la tourmente, c'est moi que vous demandez; mais ne suis-je donc pas avec vous?
»Ces paroles, prononcées d'une voix tonnante et dans un pareil moment, produisirent sur tous mes matelots l'effet le plus surprenant. Il semblait que je fusse descendu des nues enflammées, au milieu d'eux, pour les secourir dans la tempête… D'où est-il venu? Où était-il? par où est-il passé? se demandaient-ils les uns aux autres, avec joie d'abord, avec surprise ensuite, et puis enfin avec une espèce de terreur superstitieuse. Mon second, tout ébahi, osait à peine en croire ses yeux; mes officiers ne m'approchaient presque plus que comme un miracle. Je donnai pendant l'ouragan les ordres nécessaires; ma manœuvre réussit, le navire fut sauvé, et quand, au bout d'un ou de deux mois de croisière, je revins à Buenos-Ayres, chargé d'un peu de butin espagnol, tout mon équipage s'empressa de proclamer mon invisibilité, fondée sur mon apparition subite à bord pendant le coup de vent de Sainte-Catherine. De là, les contes, fables et romans que le siècle, que les contemporains ont faits sur le compte de ton serviteur. Hein! quand je te le disais, qu'excepté nous, c'était bien bête les hommes?
»L'envie de m'amuser un peu de la surprise de mes gens, m'engagea à leur cacher quelque temps le mystère de mon arrivée à bord. Mais eux s'avisèrent de prendre la plaisanterie au sérieux, et quand je voulus leur expliquer mon prodige, il n'était plus temps. La crédulité s'était emparée de l'aventure pour lui faire peut-être courir un jour les quatre parties du globe.
»Un malheur, comme tu le sais, ne va jamais sans l'autre; et le hasard se chargea d'ajouter encore un autre motif à celui qui, déjà, m'avait fait passer pour un homme fort raisonnablement extraordinaire. Une nuit, étant en cape sur un autre bâtiment, avec un temps épouvantable, un coup de mer tombe à bord, balaie mon pont, défonce tous mes bastinguages et m'enlève, moi qui te parle, avec cinq ou six de mes hommes qui se noient. Plus heureux ou plus adroit que ces pauvres diables, au lieu de me laisser engloutir par la mer, je saisis une des sauve-gardes du gouvernail, et Dieu aidant, je grimpe par l'arrière sur le pont, où le coup de mer venait de jeter le désordre… Tout autre, peut-être, se serait empressé de répondre: me voilà! aux cris de l'équipage qui hurlait: le capitaine est à l'eau, sauvons le capitaine! Plus calme, plus philosophe que cela, moi je me contentai de descendre, à pas de loup, dans ma chambre, de me coucher et de m'endormir, pendant que mon second faisait mettre à la mer une embarcation, qui manqua de se perdre, en me cherchant au milieu des lames furieuses.
»Le lendemain matin, au moment où tous mes officiers et mes matelots encore consternés réparaient, tant bien que mal, les avaries de la nuit, je monte, j'apparais frais et reposé sur mon gaillard d'arrière, pour demander des nouvelles du coup de mer, et donner froidement mes ordres souverains.
»L'aspect d'un spectre n'aurait pas, je t'assure, produit plus d'effet aux yeux ébahis de mes gens. Je crois, Dieu me pardonne, qu'ils auraient mis volontiers mes habits en pièces pour en faire des reliques, si j'avais été d'humeur à me laisser traiter comme un saint… Oh! dès lors, comme tu le sens bien, il ne me fut plus permis de nier le pacte que j'avais passé avec le diable. Je devins, bon gré mal gré, un être surnaturel, une espèce de démon des eaux, un bienheureux, ou un damné, que sais-je! Le plus simple bon sens expliquait tout; on aima mieux attribuer mes deux aventures à un miracle, et ton ami de collége est devenu, en dépit du sens commun, et en dépit de lui-même, le Capitaine Invisible, prêt à te servir en toute occasion, s'il en était capable.
»Au surplus, il ne faut pas que je me plaigne trop de l'acharnement stupide que l'on a mis à faire de moi un être mystérieux, un personnage cabalistique. Les contes absurdes dont j'ai été l'objet m'ont rendu au moins ce service, que les matelots dont j'ai besoin me vénèrent presque à l'égal d'un envoyé de l'antechrist ou du ciel. Tu ne saurais t'imaginer même le respect fanatique avec lequel ils m'approchent, parlent de moi, et exécutent mes moindres ordres. Aussi je puis bien t'assurer qu'aucun capitaine n'a jamais navigué avec plus d'agrément et d'autorité que je le fais. A terre, c'est à qui s'embarquera avec moi; à la mer, c'est à qui m'obéira le plus servilement. D'un mot, je ferais sauter tout mon monde dans une fournaise; d'un coup d'œil, j'enverrais mes cent cinquante drôles à l'abordage d'un vaisseau à trois ponts, persuadés, qu'ils sont, qu'avec moi, pour peu qu'ils trouvent le moyen de me contenter, il n'y a ni tempête, ni écueils, ni feu, ni abordage à redouter, et que je suis toujours là pour parer à tous les événemens de ce bas-monde… Mais c'est avoir jasé assez de toutes ces niaiseries… Voyons un peu ton affaire, car tu avais une affaire qui t'amenait vers moi. Parle, est-ce de l'argent qu'il te faut? Mon secrétaire est là. Est-ce quelque nouvelle injustice dont tu as à te plaindre? Parle encore: il y a chez moi des armes et de la poudre; et, cette fois, c'est moi en personne, et non mon secrétaire qui y sera, et trop heureux encore de pouvoir être agréable en quelque chose à l'un de mes plus chers camarades d'enfance.»
L'accueil amical et franc que venait de me faire mon ancien camarade de lycée, me parut, ma foi, d'assez bon augure pour le service que j'avais à lui demander, et j'entrai de suite en matière avec l'Invisible, en le priant de prendre à son bord le Banian dont je voulais me défaire. Mais afin d'intéresser plus sûrement, en faveur de mon protégé, le commandant de l'Oiseau-de-Nuit, je jugeai à propos de donner quelques petits détails biographiques sur le compte du personnage, et voyant que ma narration paraissait amuser mon ami Ramont, je poussai la hardiesse jusqu'à lui raconter en peu de mots, l'exil du Banian dans les bois, et l'histoire de ses amours avec la négresse Supplicia. Tout ce que je savais de la vie de mon fugitif y passa, enfin. Ce n'était guère avec un homme comme l'Invisible, que les petits ménagemens et les pudiques réticences pouvaient être de saison. Il avait dû voir des choses si extraordinaires et des individus de tant de façons dans le cours de son existence de marin!…
Après m'avoir écouté avec attention, et je pourrais même dire avec une bienveillance marquée, pendant près d'une demi-heure, il me demanda:
«Que sait faire monsieur ton favori?
—Mais, mon cher camarade, pour ne pas m'exposer à trop le flatter ni à te tromper, je t'avouerai que je pense qu'il ne sait pas faire grand' chose. Peut-être bien cependant pourrait-il hasarder un peu de cuisine…
—Jamais, avec moi, l'équipage ni l'état-major même ne font de cuisine. Ils la trouvent toute faite à bord des navires dont je m'empare. C'est plus court pour moi et plus encourageant pour eux. De la viande salée tant qu'ils en veulent, à la bonne heure; mais une nourriture recherchée, jamais. Aussi quand ils sautent à l'abordage d'un bâtiment où ils sentent seulement la fumée d'une chaudière, il faut voir l'héroïque ardeur et la voracité de ces lurons-là… Ce sont des lions que j'affame pour les jeux du cirque.
—Peste! ce que tu viens de me dire ne laisse pas que de m'embarrasser sur le compte du drôle que j'avais à te proposer! Mais au reste, pourvu que tu le prennes pour l'éloigner d'ici seulement et sans lui trouver d'emploi à ton bord, je me regarderai encore comme trop heureux d'avoir obtenu cette faveur de ton amitié.
—Non pas: cela peut t'arranger toi, mais il me faut autre chose à moi. Il suffit que tu m'aies recommandé ce gaillard-là, pour que je tienne à faire mieux que de le prendre ici pour le jeter là-bas, comme une mannée de lest… Dis-moi un peu… a-t-il quelques vices essentiels? lui connais-tu quelques mauvaises habitudes? Fume-t-il, par exemple?
—Non; je ne le pense pas du moins; car je ne me rappelle même pas l'avoir vu une seule fois la pipe ou le cigarre à la bouche.
—A la bonne heure, car chez moi on ne fume jamais… c'est la règle. Mais est-ce bien un de ces hommes que l'on peut appeler carrés, ayant bon pied, bon œil, belle mine et fort échantillon?
—Sous ce rapport je suis certain qu'il te conviendra. C'est ce qu'on peut nommer même un fort beau garçon.
—Oh! sans doute, d'après toutes les folies que tu m'as racontées de lui, il n'en peut guère être autrement. Il n'y a jamais qu'aux jolis garçons que de semblables aventures puissent arriver. Mais dis-moi, encore, mon ami, crois-tu qu'il soit en état de nettoyer passablement une batterie de fusil?
—Il nettoierait plus volontiers, je suppose, une batterie de cuisine, quelque mauvais cuisinier qu'il soit ou qu'il ait été.
—Je m'informe de cela, vois-tu, parce que j'ai un projet qui pourrait s'accorder avec le bien que je veux déjà à ton jeune homme. Forcé de me débarrasser à la mer, dans ma dernière traversée, d'un capitaine d'armes incapable et mutin, la place vacante qu'a laissée cet infortuné, en payant son tribut à l'inexorable discipline du bord, me permettrait de faire quelque chose pour un nouveau venu qui annoncerait beaucoup d'intelligence; et si ta créature pouvait seulement… Mais au fait, je me trouve bien bon de t'accabler ainsi de questions, pour ne te rendre, au bout du compte, qu'un aussi léger service, et quand surtout je puis faire d'un mot cent fois plus que ce qu'un ami me demande!… Écoute-moi: va me chercher ton homme; amène-le ici toi-même, entends-tu, pour qu'il ne soit pas exposé à être saisi en route, comme un paquet de contrebande. Ta demeure, m'as-tu dit, n'est pas éloignée de la mienne. Va, cours et reviens, je t'attends. Mille pardons de la peine que je te donne pour une pareille bagatelle.»
Je ne me fis pas prier deux fois, comme on le pense bien, pour courir vers ma demeure et mettre brusquement à profit les bonnes dispositions du capitaine. Mon entretien avec cet homme singulier avait eu lieu pendant le déjeûner et le dîner qu'il m'avait forcé d'accepter chez lui. Le temps qui s'était écoulé entre les momens où j'avais trouvé moyen de lui parler de mon affaire, avait été employé en petites causeries sur nos fredaines de collége, sur mille délicieuses petites aventures qui ne sont jamais plus charmantes que lorsqu'elles nous apparaissent à travers le prisme enchanteur de nos souvenirs… Les deux repas servis depuis le matin m'avaient semblé exquis, et la conversation de l'Invisible avait fini par me captiver de manière à me faire paraître la journée tellement courte, piquante et variée, que je me trouvai tout étonné, en sortant de la maison, d'entendre les horloges de la ville sonner huit heures. Tant mieux, me dis-je en marchant vers ma demeure, favorisé par les ombres de la nuit, le Banian pourra sans aucune crainte me suivre jusqu'au logis où sa nouvelle destinée va se régler entre le capitaine et moi!… Pauvre garçon qui n'aura échappé aux calamités de son maronage dans les Mornes, que pour tomber inopinément à bord d'un corsaire, et peut-être même à bord d'un forban!
Mais ce fut quand il fallut arracher mon homme des bras de sa jeune négresse et aux caresses de son petit enfant, que ma corvée devint pénible! Que de larmes, de cris et de sanglots j'eus à étouffer ou à subir pour l'entraîner si loin de ces objets si chers à son cœur déchiré!… Jamais encore le malheureux ne m'avait autant ému… A bord du capitaine Lanclume, il m'avait paru rempli de trop d'orgueil et d'exaltation pour qu'il méritât d'être plaint. En arrivant à la Guadeloupe, je l'avais vu misérable, mais plein de foi dans l'avenir et assez heureux de ses espérances pour n'avoir pas encore besoin de pitié. Plus tard, chez son marchand de cigarres, il me semblait avoir pris de l'aplomb et même avoir acquis un certain degré d'insolence. Quelques mois après son état passager de splendeur et de folie, je n'avais eu à plaindre que son impertinence et ses profusions, et mes yeux s'étaient détournés de lui avec plus de dégoût encore que de colère. A son retour inattendu des Mornes, où pendant si long-temps il avait si cruellement expié ses désordres et son bonheur d'un jour, je n'avais encore vu en lui qu'un être plutôt souffrant des maux de la vie physique que des émotions d'une âme bourrelée de regrets; mais, ma foi, au moment de se séparer de Supplicia et de son fils, je crus voir dans le Banian les signes les plus touchans de la douleur paternelle et du martyre conjugal, et je me sentis alors réellement attendri… Ce ne fut enfin qu'après avoir vaincu mes propres sentimens et la résistance qu'il opposait à mes instances, que je parvins à l'entraîner loin de sa petite famille, et non encore sans promettre à la pauvre et confiante Supplicia, que, dans une heure au plus tard, je lui ramènerais celui qu'elle regardait comme son époux et comme le seul appui que le ciel eût donné à son petit mulâtre.
Nous marchâmes tous deux en causant vers la demeure du capitaine, mais sans entrer dans aucun détail bien précis sur mes intentions et le plan que j'avais arrêté. Rendu à la porte du salon où nous attendait l'Invisible, je crus devoir inviter le Banian à me laisser parler en particulier à celui qui voulait bien se charger de son sort et de son avenir. J'entrai donc seul dans l'appartement de mon ami. Je le trouvai assis près du piano, écrivant une lettre, et je remarquai que, pendant ma courte absence, il avait changé de costume. Un long et léger manteau d'étoffe bleu de ciel descendait de ses larges épaules jusqu'à ses talons encore garnis de leurs éperons d'or. Un énorme chapeau de paille soyeuse ombrageait son front et cachait à moitié son cou décolleté…
A mon arrivée il se leva, et me montrant le mot qu'il venait de tracer… «Tiens, me dit-il, mon ami, lis: notre homme est là, n'est-ce pas? c'est bon. Je lui remettrai ce billet avec lequel il se rendra à bord dans le canot que nous allons appeler à terre pour l'enlever au rivage, où la banqueroute, les créanciers, les jolies femmes et les chasseurs de nègres marons l'ont si joliment et si singulièrement houspillé. Mais lis, mon ami, lis; c'est une lettre de recommandation…» Je lus:
«M. le second de l'Oiseau-de-Nuit fera reconnaître le porteur de la présente en qualité de capitaine d'armes. Des effets lui seront remis à bord, où il restera consigné jusqu'au départ.
Moi!»
«Pour mener la chose promptement, comme j'en ai l'habitude, ajouta l'Invisible, partons de suite avec ton homme, ou plutôt avec ta pièce d'arrimage. C'est ainsi qu'il faut emballer les gens avec ponctualité, sans faire de bruit et sans provoquer surtout le scandale des fidèles. Appareillons.»
Nous sortîmes tous les deux. Le Banian nous suivit, et notre petit cortége nocturne s'achemina de la maison du capitaine vers le rivage de la Belle-Vue, l'endroit de la rade le plus rapproché du mouillage où flottait silencieusement l'Oiseau-de-Nuit.
Pendant ce trajet, qui ne dura qu'un demi quart d'heure au plus, nous échangeâmes à peine quelques mots entre nous trois, sur la beauté de la soirée, l'apparence de la nuit, et la clarté de la lune, qui blanchissait déjà la cime des cocotiers sous lesquels nous allions nous enfoncer pour arriver à portée de voix du navire. J'aurais, je l'avoue, donné quelque chose de bon cœur pour savoir ce que pensait notre Banian, en suivant à mes côtés ce grand inconnu enveloppé d'un manteau, et cachant sa mâle figure sous les énormes rebords de son chapeau espagnol. A la démarche et à la mine du pauvre fugitif, on l'eût plutôt pris pour un condamné que l'on ramène en prison, que pour le futur capitaine d'armes d'un corsaire indépendant. Jamais encore, je le parie bien, il ne s'était trouvé dans une aussi grande perplexité d'âme.
Dès que nous fûmes arrivés dans l'allée d'arbres qui bordent le rivage où nous avions affaire, l'Invisible s'arrêta le premier pour crier: «Oiseau-de-Nuit! Oh!»
Une grosse voix sinistre, partie du bord, répondit presqu'aussitôt hola! à la voix retentissante que l'équipage venait de reconnaître pour celle de son capitaine.
En moins de cinq minutes, un des canots du brick se trouva rendu à nos pieds, avec deux fanaux, l'un sur l'avant, l'autre sur l'arrière.
«Embarquez-vous, dit le capitaine en s'adressant à notre protégé: vous remettrez ce billet au second… Bonne nuit!»
A peine le Banian eut-il le temps de me prendre la main et de me la serrer avec une expression de reconnaissance et d'effroi que je ne compris que trop bien. Le canot venait de l'emporter tout tremblant, tout bouleversé, à bord du mystérieux corsaire.
Je ne savais en vérité pas, en ce moment, si je devais remercier mon ami l'Invisible, du service qu'il venait de me rendre, tant la position de l'infortuné Banian me faisait encore pitié…
Je ne fus tiré des réflexions apitoyantes que me causait ce brusque départ, que par la voix du capitaine, qui rompit le silence pour me dire:
«Maintenant que notre petite expédition est faite, retournons en ville. J'ai là certaine chose qui doit occuper le reste de ma soirée… Tu ne saurais croire le plaisir que tu m'as procuré en tombant ce matin chez moi comme une bonne fortune… Oui, c'est le mot: et plus d'une bonne fortune, je te le jure, ne vaut pas cela… Mais je me doutais bien que j'avais encore quelques questions à te faire. Dis-moi là, sincèrement, tes petits affaires ici vont-elles à ta fantaisie?…
—Mieux, je te l'ai déjà répété, que jamais je n'aurais osé l'espérer.
—A la bonne heure au moins; car s'il en était autrement et que tu me cachasses, par une gauche timidité, ou une fausse pudeur, quelques billets difficiles à payer, quelques pénibles embarras de commerce, je ne te pardonnerais jamais ce manque de confiance. Voilà mon genre de susceptibilité à moi. Je cours les mers pour moi et mes amis, et si mon état me condamne quelquefois à faire des malheureux sur l'eau, je veux me faire pardonner les torts de mon métier, en faisant passer l'or des infortunés que je ne connais pas, dans les mains des bons enfans que je connais et que j'estime.»
Jamais quelque chose d'aussi étrange que mon ami Ramont, ne s'était offert encore à ma vue!
Je l'écoutais avec une attention mêlée d'étonnement et presque d'admiration. Il parlait avec tant d'autorité et d'éloquence à la fois, ce diable d'homme, que je craignais en lui répondant de faire évanouir le charme que j'éprouvais à l'entendre. Et je crois que si notre entrevue s'était prolongée, j'aurais fini par ajouter foi, comme tous les autres, aux contes populaires qui en avaient fait un être surnaturel.
Les groupes de nègres, qu'il nous fallut fendre pour retourner à la ville, vinrent nous rappeler que ce jour-là était dimanche. L'air tiède et sonore du soir retentissait au loin du tintamarre des tambours, des tamtams et du bruit confus des chansons improvisées par les danseurs et les danseuses de ces bals en pleine savane; il me sembla, au milieu du brouhaha infernal de toutes ces chansons de la joie africaine, avoir entendu le nom de l'Invisible s'élever du centre d'une troupe délirante de nègres Ibos, les poètes les plus féconds de cette pléiade de nations sauvages, transplantées de la Côte, sur le sol civilisé de nos îles. Nous écoutâmes; le noir Pyndare de ces nouveaux jeux pythiques chantait avec accompagnement de grelots et de tambourin:
J'observais attentivement la contenance de mon ami, pendant que les poètes nègres célébraient ainsi ses faits et gestes en sa présence. Il haussait les épaules en souriant de dédain et en m'engageant à nous éloigner de cette cohue au milieu de laquelle il aurait pu finir par être reconnu, malgré l'ampleur du manteau et de la coiffure qui le cachaient à tous les yeux. Au moment où nous faisions quelques pas pour nous écarter des danses, un noir tout suant, tout haletant, vint l'aborder en le saluant par son titre de commandant.
«Ah! c'est toi que j'ai envoyé hier avec une commission au Fort-Royal, lui dit l'Invisible dès qu'il l'eut reconnu à la lueur des torches qu'agitaient les nègres danseurs.
—Oui, commandant, lui répondit le messager nocturne. J'ai couru tant que j'ai pu, et me voilà avec la nouvelle…
—Eh bien! parle, tu peux tout dire devant monsieur.
—En ce cas, commandant, je vous annonce que le brick le Scorpion ne partira du Fort-Royal pour la Côte-Ferme, que dans trois jours au plus tôt…
—Dans trois jours au plus tôt, répéta l'Invisible d'un air méditatif… Dans trois jours… C'est justement ce qu'il me fallait… Tiens, nègre, voilà pour ta course à travers les Mornes… Et si tu dis un mot avant demain soir… eh, bien! ma foi… tu n'en diras pas deux… Trotte, trêve de remercîmens, va boire, et laisse-nous tranquilles.»
A peine venait-il de terminer avec son émissaire, qu'une petite négresse, qui me semblait nous avoir suivi depuis quelques minutes, tira mystérieusement mon homme par le pan de son manteau. Surpris de se sentir abordé aussi familièrement, le capitaine se retourne brusquement… Maîtresse moué, lui bégaie tout bas la discrète messagère, qu'a voulé parler ba ous…
«Ah! c'est toi, petite sotte, arrive donc, répond l'Invisible, je t'attendais depuis une heure. Pardon, mon ami, me dit-il en me serrant la main. Demain au soir j'appareille, et je ne te reverrai peut-être plus. Mais compte bien que je ferai pour le jeune homme que tu m'as confié, tout ce que tu dois attendre de moi… Je te quitte un peu subitement; mais, vois-tu, après avoir consacré la journée à l'amitié, il faut bien sacrifier quelques instans de la nuit aux humaines faiblesses… adieu donc, adieu!… C'est maintenant que ma prétendue qualité d'Invisible me serait nécessaire… Adieu, mon brave camarade, adieu!»
Et en prononçant ces derniers mots, je vis disparaître mon fantôme, guidé par la petite négresse, dans l'obscurité que jetaient le long des maisons, les grands arbres de la promenade sur laquelle il venait de me laisser, tout ébahi de lui, tout étonné du rêve qu'il me semblait avoir fait ce jour-là…
Je ne sortis de ma longue préoccupation, que lorsque le manteau et le chapeau du capitaine se furent tout-à-fait effacés dans l'ombre où s'étaient perdus mes derniers regards.
FIN DU PREMIER VOLUME.