Le goéland
VII
Les jours allongeaient. La lumière douce et argentée annonçait la saison heureuse, dispensatrice de sève et d’amour où le vent disperse dans les pignadas le pollen semblable à une pluie de soufre.
Sur l’horizon clair, la flottille éparse des parqueurs évoquait des idées de travail paisible. Le bassin avait pris des tons lactés. Le ciel tissait d’un fuseau léger ses écharpes de gaze que la brise enroule.
Le long de la plage, adossés au talus de sable, hommes et femmes continuaient de trier les huîtres. Le détroquage avait commencé. Chaque jour arrivaient quelques barques lourdement chargées de tuiles visqueuses, feuilletées de coquilles qui semblent une étrange flore de corne et de pierre. Le frai s’était déposé en abondance sur les collecteurs l’été précédent ; et la première pousse du naissain ayant été belle, chacun disait que les parcs seraient cette année bien ensemencés.
Dans la petite maison des Picquey, le lien du travail s’était resserré entre la famille et Michel. Dès le point du jour, il était debout et la nuit même s’il le fallait, allumant la lanterne pour aller chercher les appareils dans la voilerie. On le voyait traverser la plage, portant sur l’épaule la voile enroulée au mât. Le premier monté dans la pinasse, il nettoyait avec un balai de brande le fond souillé de vase et de débris. Il vidait l’eau avec un sabot. Pour l’amener à la jetée, son caleçon rouge retroussé, marchant dans la mer, il tirait l’embarcation avec une corde ; ou bien, debout à l’arrière, les épaules courbées sur une longue perche, il s’arc-boutait pour la pousser de toutes ses forces.
Quelle que fût l’heure, de jour ou de nuit, Estelle était sur la jetée pour le voir partir. Elle se détachait, mince et fine parqueuse, en « bénesse » noire, son paletot noué d’un cordon sur sa taille svelte, le pantalon bleu rapiécé découvrant ses chevilles charmantes gainées de gros bas dans de vieux sabots.
Sous la tuile sombre de sa coiffure, coulissée, bordée d’une ruche, élargie d’une sorte de bavolet que le vent soulevait sur ses épaules, elle suivait tous ses mouvements. L’amitié brillait dans ses yeux allongés sous de fins sourcils. Deux petits anneaux d’or dansaient dans l’ombre à ses oreilles. Une brune figure, rayée de dents blanches, où montait le plus beau sourire.
Michel, sans parler, faisant virer la pinasse d’un mouvement doux, la rangeait contre la longue échine pierreuse. Il tendait les mains pour qu’elle lui fît passer les bottes, le ciré, le panier en fil métallique où une bouteille était couchée à côté du pain enveloppé dans un linge. Elle le forçait à mettre au fond du coffre un vieux tricot gris.
— Couvre-toi là-bas, disait-elle.
Elvina, toujours geignante, la taille tassée au coin de la cheminée sur sa chaise basse, ne se pressait pas de guérir. Elle avait tiré d’un sac toutes sortes de nippes et les ravaudait, passant dans des flanelles blanchies par les savonnages les grosses aiguillées de laine. Derrière ses besicles, des pensées réconfortantes chauffaient ses yeux gris.
Un expéditeur ayant fait une commande peu ordinaire, Sylvain s’avisa un jour d’emmener Estelle. Elvina n’avait pas manqué de dire qu’à son âge, il y avait beau temps qu’elle allait au parc et travaillait d’un soleil à l’autre. La petite, penchée sous la galerie, lavant la vaisselle dans une terrine, avait étouffé un cri de joie.
— Je veux bien y aller, dit-elle.
Sur son visage tourné vers Michel, un éclat de bonheur naissait comme le jour se lève.
Pendant deux semaines, on les vit partir tous les trois. Toujours en avance, elle attendait au bout de la jetée, son panier au bras. Quand elle embarquait, Michel, debout dans la pinasse, lui tendait la main. Gracieuse, la taille oscillante, elle enjambait les bancs ou la toile.
Quand l’embarcation s’éloignait, elle se rencognait, face à Michel, assise au fond sur un tas de cordes. Les mains croisées sur ses genoux hauts, elle fixait au loin un regard brillant. Les jours de grand vent, Michel ayant hissé l’humble voile qui portait dans le bas une large pièce, le bordage rasait les vagues dansantes. On entendait des coups sourds sur l’avant de l’embarcation. L’écume jaillissait. La main sur la barre, Michel surveillait l’horizon par-dessous la toile.
Sylvain grommelait :
— Serre donc le vent de plus près. Tu nous feras mettre le fond en l’air… Si tu ne m’écoutes pas, j’amène la voile.
Michel ne daignait même pas lui répondre. On entendait derrière les dunes le ronflement de l’océan. Les risées violentes soulevaient sur le cou d’Estelle le volant ruché de sa « bénesse ». A chaque bordée, c’était un jeu de se baisser lorsque l’écoute passait sur sa tête. La voile battait, durement secouée, puis de nouveau s’enflait à se rompre. Les crêtes mouchetées de blanc fuyaient rapides sur le flanc incliné de la longue barque. Et Estelle riait, petite primitive, le cœur en joie, si heureuse qu’elle eût voulu voir durer toujours cette course ailée avec son ami dans la griserie de l’air et du large.
D’autres jours, quand ils ramaient ensemble, elle avait des sursauts de gaieté et rompait le rythme, battant l’eau en arrière, de gros bouillons d’écume naissant sous ses avirons. Sylvain grondait. Mais elle se retournait vers Michel, la bouche étincelante et les épaules secouées de rire.
Au parc, ils déjeunaient sur le même banc, une petite gamelle posée entre eux. C’était elle qui coupait le pain, remplissait son verre. Sylvain, édenté, son grand nez au vent, et qui surveillait toutes choses sur la mer et chez les voisins, mangeait par lentes bouchées sans s’occuper d’eux.
Michel était maintenant rompu au travail. Il ramait, se tenait solide sur ses patins, déterrait vivement les huîtres et chargeait la barque. La vue d’Estelle, courbée près de lui sur le champ boueux, réjouissait son cœur d’une douceur cachée. Ensemble, ils lavaient les panetières alourdies de vase en les plongeant dans l’eau à plusieurs reprises.
Tout à coup, regardant Michel, elle s’interrompait pour lui dire d’une voix hésitante :
— Tu es content ?
— Moi, je suis heureuse, se hâtait-elle d’ajouter, voyant se rembrunir le visage aimé. Il fait bon ici… On est tranquille !
Il s’éloignait pour pêcher un peu à l’écart.
— Tu n’es pas fâché, insistait-elle avec maladresse.
Il ne répondait pas. Que lui voulait-elle ? Ne pouvait-on le laisser en paix ? L’air vif de la mer excitait en lui une sensation d’énergie qui suffisait à sa vie profonde. Il avait besoin d’être seul. Quand Sylvain appelait, il levait des yeux éblouis comme un homme tiré de son rêve.
Le soir, attablé, il trouvait bon goût à la soupe et redemandait hardiment du pain. La grande faim de l’adolescent qui travaille creusait sa poitrine. Il s’était élargi en quelques semaines. Au fond de lui-même, dans cette place souffrante où la honte s’était amassée, une sensation de vie nouvelle dissolvait peu à peu sa grande misère. Ce qu’il s’était juré de faire, il l’accomplissait. Sa mère saurait qu’il ne voulait plus lui être à charge. Il imaginait sa surprise, ses protestations, avec une ardeur de revanche où passaient des mouvements d’amour et de haine.
… Non, avait-il déclaré à l’abbé Danizous, d’une voix rude, elle ne sera pas étonnée, je l’ai prévenue.
Et comme l’abbé, à plusieurs reprises morigénant Elvina, insistait pour qu’il recommençât de prendre ses leçons :
— Oh ! il a bien le temps, avait marmotté la femme. Qu’est-ce que vous pensez que l’on veut en faire ?
Michel, debout un peu à l’écart, la tête en avant et les mains aux poches, les laissait parler.
Ce garçon taillé pour carguer des voiles, s’entendant à toute besogne, mais dont le front se développait, en encorbellement magnifique, sur les yeux cernés, l’abbé sentait qu’il était capable de décisions soudaines, prêt à surprendre successivement chacun de ceux qui auraient l’illusion de le tenir en main.
Quelque jour, une des forces invisibles que l’on sent courir et dont les anciens faisaient des dieux, amour, haine ou rêve, dans un vent de départ, le secouant avec une sorte de fureur sacrée, l’enlèverait au gîte.
L’abbé, debout pour partir, mais attentif, le geste retenu, plaçait à propos dans le verbiage d’Elvina des phrases adroites dont elle ne soupçonnait pas l’ironie secrète. Deux ou trois fois, il avait remarqué que Michel poussait vers la bonne femme, pie criarde comme il y en a tant sur cette côte, des regards furieux.
Sans qu’il en eût conscience, la présence de l’abbé était une lumière qui éclairait d’un jour nouveau tout son entourage. La voix perçante d’Elvina blessait comme une vrille ses fibres secrètes. Il songeait à ce qu’il avait rêvé de la vie, à la merveilleuse promesse que lui apportait une mère jeune, inconnue, dont le regard était sur son âme comme une caresse.
— Pourquoi, pensait-il, prennent-ils plaisir à me rabaisser ? Ils ne sentent donc pas que nous ne sommes pas de la même race ?
Mais à Dieu vat ! C’est une belle revanche que vogue la galère : la vie qu’il menait lui apparaissait l’unique moyen de punir sa mère, de triompher d’elle, de lui prouver qu’il était libre.
Pourtant quelque chose de triste et d’insatisfait travaillait son âme. Au retour du parc, le remue-ménage prenant fin, il laissait Estelle donner au grison une fourchée de foin. On le voyait s’éloigner, cherchant sur la plage un coin solitaire. Parfois, assis sur un talus rongé par le vent, entre les racines décharnées d’un pin, il tirait de sa poche le vieux petit livre de l’Odyssée que l’abbé Danizous lui avait donné.
Laure avait regardé de loin la treille et le portillon. « Il ne m’attend pas, se dit-elle, je ne suis jamais venue le matin. » Elle pensa avec émotion qu’elle allait passer avec lui la journée entière. A défaut du secret qu’il réclamait, elle lui donnerait cette preuve de tendresse.
Le volet était fermé et la porte close. Elle la secoua. La pensée qu’elle pourrait ne pas le trouver ne l’avait pas encore traversée. Tout en réfléchissant, indécise, sous la galerie, elle imaginait la longue journée.
De l’autre côté du grillage, une femme, courbée dans une volière, jetait du grain au milieu d’un troupeau de poules. Elle passa par l’ouverture de la cage une tête à moitié cachée dans un foulard noir.
— Pardon, dit-elle, il n’y a personne. Le Picquey est au parc avec sa petite et votre garçon.
Elle s’était approchée de la clôture. Vieille Carabosse, au mouchoir noué sous le menton, elle appuyait sur une canne deux mains noueuses couleur de châtaigne.
— Elvina, expliqua-t-elle en son patois, venait de partir avec son âne. Elle devait passer la journée chez sa cousine, la jardinière, qui lui avait promis du plant de salade.
Laure ne comprenait qu’à moitié la vieille. Mais elle regardait la cour déserte, bien balayée, le bois entassé en ordre dans le bûcher et cet air de calme que prennent les choses lorsque les maîtres s’en sont allés. Sous le petit chapeau, couvrant son front, une expression grave, un peu angoissée, descendait de ses yeux à son visage.
Comme elle avait une robe bien coupée et sur les épaules un renard argenté, à la queue fournie, découvrant son cou, la vieille, qui était avantagée d’un nez barbouillé de tabac et de deux yeux de pie, sous des peaux plissées, la regardait d’un air de pauvresse.
— C’est du monde riche !
— Est-ce que vous savez, demanda Laure, quand ils reviendront ?
Mais la voisine ne comprenait pas. Ou bien elle était dure d’oreille. La jeune femme répéta la question à deux ou trois reprises, élevant chaque fois un peu plus sa voix. Elle avait honte de crier ces choses et jetait autour d’elle un regard anxieux.
— Non, affirmait la vieille, en montrant la porte avec son bâton, Elvina ne reviendra pas avant le souper.
Laure prit la route du port. Un malaise s’emparait d’elle, cet esprit d’agitation qui souffle sur un être au moment où échappe la satisfaction qu’on croyait tenir.
La veille encore, elle s’était demandé s’il ne valait pas mieux remettre son voyage. Deux ou trois fois, elle avait changé de résolution pour se décider au dernier moment. Maintenant il lui semblait indispensable de rejoindre Michel le jour même. Comment pourrait-elle repartir sans l’avoir revu ? Qu’allait-elle faire ? Elle regardait la route, les maisons, les petits jardins où les femmes tournaient les yeux pour la voir passer. Toute autre crainte que celle d’être frustrée de son espoir se trouvait étouffée en elle ; et ce coin de village avec des cabanes disséminées, au milieu des prés, lui paraissait une contrée lointaine où personne ne pouvait avoir l’idée de la dénoncer.
Devant la jetée, elle trouva le calme des journées où presque tout le monde a pris la mer pour aller aux parcs. Le temps était doux et voilé. Le soleil répandait dans le ciel à travers un nuage un éclat d’argent. L’eau était encore assez haute avec quelques pinasses disséminées flottant sur leur ombre.
Elle parcourut des yeux l’horizon marin où pointait une petite voile. La vue du bassin qui la séparait de Michel excita plus vif son désir :
— Il faut que j’y aille !
Sur l’esplanade, un marin, debout, les bras levés, décrochait un filet tendu sur les piquets.
— Je voudrais trouver tout de suite un bateau, dit-elle, après l’avoir salué. Ce serait pour aller au parc des Picquey. Vous devez bien savoir où c’est…
L’homme continuait de dégager, en haut de chaque latte coupée d’une encoche, la corde qui soutenait le léger tissu gonflé par le vent.
— Les Picquey, fit-il… ils en ont deux. C’est celui de l’île-aux-Oiseaux que vous voulez dire ?
— Sans doute, se hâta-t-elle de répondre, inquiète de voir surgir une difficulté inattendue.
Comme il avançait, pliant lentement, par pans réguliers, le filet sur son bras, elle le suivit. C’était une souffrance pour elle de lui voir répéter ce geste paisible, bien mesuré, qui faisait avec son impatience un si grand contraste. Elle aurait voulu qu’il laissât tout pour partir en hâte.
C’était un marin coiffé d’un béret qui moulait son crâne jusqu’aux oreilles. Comme beaucoup d’hommes de ce pays, il avait un masque romain, couleur de cuir, incisé d’une bouche édentée qui semblait avaler ses lèvres. Sans tourner vers elle ses orbites profondes, où gîtaient deux claires prunelles d’oiseau de mer, il lâchait de lentes paroles.
— A cette heure, ce serait étonnant que vous trouviez quelqu’un. La mer s’en va vite.
— Mais vous, implora-t-elle, en touchant légèrement la manche rapiécée de son gant de cuir, ne pourriez-vous pas m’amener là-bas… Combien voulez-vous ?
Il secoua lentement la tête :
— Je n’ai pas une journée à perdre.
— Mais si c’était pour rendre service ?
Sa voix veloutée se faisait suppliante. Il ne voudrait pas la laisser en peine. Qu’était-ce pour lui qu’une journée ? Il serait bien payé. Mais impassible, et débrouillant des mailles emmêlées, il commençait de réparer une large déchirure ; atterrée, elle le regardait passer la navette dans le filet, former une boucle, sous son pouce épais, puis tirer et serrer le nœud, d’un coup sec, aussi insensible à ses prières que s’il eût été une statue de pierre.
Alors elle s’éloigna, muette, désolée, ses joues brûlantes. Elle avait contre cet homme la colère impuissante que donnent les choses qui vous font obstacle. La nappe d’argent clair attira ses yeux. Elle pensait : « Il est là-bas… ce serait si bon d’aller le surprendre. » Elle imaginait son étonnement, le retour dans la même barque. Avec les difficultés croissait son désir, un instinct du cœur obscur, exigeant jusqu’à la souffrance, qui ne l’avait jamais possédée avec cette force.
— Vous cherchez quelqu’un, lui dit Hilaire, un gros homme tassé et bavard, une petite pipe dans sa main velue, qui la surveillait depuis un moment. Il commence à se faire tard pour la marée. Mais si vous demandiez à Laurent, je crois bien qu’il vous porterait.
— Allez vite, recommanda-t-elle, comme il s’offrait à l’aller chercher.
— Il doit être chez lui, marmottait le bonhomme, en traversant l’esplanade avec cette marche balancée des gens de mer.
Quelques parqueurs, au bas d’un talus, l’observaient sans en avoir l’air. Elle allait et venait, durement menée par son impatience, s’arrêtant parfois, le visage tourné vers la route. Puis elle regardait fuir l’eau descendante. Comme la nappe claire, enflant et renversant sur la plage sa frange perlée, se retirait vite ! Les yeux de Laure suivaient les longs plis brillants qui reprenaient en vain leur élan, toujours plus bas, découvrant un espace humide ourlé de varech. Sur le sable souillé de filaments verts s’inscrivait la fuite de la mer.
Que faisait donc cet homme ? Où pourrait-elle aller pour le rechercher ? Elle ne lui avait pas demandé son nom. A la pensée de Michel s’était substituée en elle une sorte de fièvre qui ne lui permettait pas de rester en place. Elle ouvrait à tout instant son sac pour regarder sa montre. Dans une demi-heure peut-être, il serait trop tard ! Devant le bassin qui les séparait, elle oubliait ce qui, ailleurs, occupait sa vie, n’éprouvait plus qu’un désir violent et aussi l’étouffement de l’attente qui absorbe toutes les forces.
— Croyez-vous, madame, que je pourrai encore embarquer ? J’attends quelqu’un qui doit me conduire. C’est un marin qui s’appelle Laurent. On est allé le chercher… Savez-vous s’il habite loin, disait Laure très vite.
Depuis un moment, elle voyait sur la plage, triant des huîtres, un couple de parqueurs installés auprès d’une table basse. Chaque fois qu’elle regardait de ce côté, elle se heurtait aux yeux de la femme, vifs et enjoués, qui l’observaient.
— Ce sont les Picquey que vous cherchez, répondit-elle avec entrain, la voix forte, sans s’attarder à dire qu’elle la connaissait. Le Sylvain ne savait donc pas que vous deviez venir ? Sa femme dit qu’il est parti pour deux ou trois jours.
La figure jaune sous sa « bénesse, » elle parlait un peu à la cantonade. L’homme, au contraire, qui avait un sourire goguenard au coin d’une bouche étoilée de rides, savait attendre le moment de placer son mot. A son menton de galoche, encadré par une paire de favoris blancs, Laure reconnut le père Milos.
Il renversait sur la table une panetière qui dégorgea les huîtres avec un bruit sourd.
— Picquey, dit-il, est à son affaire depuis qu’il embarque son nourrisson. Oh ! il a trouvé un bon mousse.
Et clignant sur son œil fin une paupière rouge :
— Peut-être même qu’il ne le paie pas cher.
— C’est trop de fatigue pour un enfant qui n’avait pas encore travaillé de peine, déclara la femme. Quel âge a-t-il donc ?
Tout en donnant des coups secs dans les coquilles, avec son couteau, elle ne ménagea pas à Laure son opinion sur les Picquey.
— Ce sont des gens qui veulent attraper de toutes les mains, affirma le père Milos, sentencieux, jaloux de Sylvain, et qui nourrissait à son égard cette inimitié qu’on n’éprouve peut-être que pour ses voisins.
Laure écoutait, le visage assombri, comprenant mal parce que l’homme et la femme embrouillaient tout, parlant tantôt d’une chose et tantôt d’une autre.
Il ressortait pourtant que le détroquage venait de commencer. Picquey avait été travailler aux tuiles. Il en avait posé sept ou huit mille dans le nouveau parc qu’il avait aménagé l’année précédente : aussi, pour épargner un peu le temps, il faisait le travail avec les enfants dans une cabane en face de l’île. Elvina, elle, préférait garder la maison. C’était une femme qui savait se servir des autres…
Laure essaya de couper court :
— Mais enfin, ils rentrent le soir ?
— Pensez-vous, on ne les reverra peut-être que dimanche !
La jeune femme sentait monter une sourde colère. Les récriminations du vieux revenaient, mouches obsédantes, piquer à la place obscure de son mal.
Quand l’homme qu’elle attendait reparut enfin, elle alla vivement vers lui, bouleversée et ne sachant ce qu’il fallait croire ; mais, à le voir revenir seul, elle étouffa un cri de reproche.
— Il était à table, expliqua Hilaire, sur un ton paisible. Laurent, quand il mange, personne ne peut parler de le déranger.
Elle jeta autour d’elle un long regard de ses yeux fatigués et comme vieillis où l’attente avait mis ses ombres. Onze heures sonnaient. Elle se sentit soudain très lasse, découragée. Un instant, elle revit la traversée du bassin en barque, cette sorte d’évasion qu’elle avait imaginée avec un immense frisson d’espérance et qui lui échappait.
— Il ne veut pas, interrogea-t-elle, vous en êtes sûr ?
Elle s’était sentie chanceler. Cependant, l’instinct de la lutte la ressaisissait, le regret d’avoir envoyé cet homme lent et indifférent alors qu’elle-même aurait triomphé.
— Je vais lui parler, dit-elle, accompagnez-moi.
Les gens qui travaillaient sur la plage suivaient des yeux ce petit drame. Dans un pays où tous sont au fond curieux, avides et passionnés, une telle aubaine était de bonne prise. On les vit traverser l’esplanade couverte d’une herbe pelée, la jeune femme tournant la tête à plusieurs reprises vers le bonhomme qui la suivait, lourd comme un phoque et riant sous cape.
Laurent se trouvait seul au logis, son fils et sa bru ayant été travailler aux tuiles que l’on commençait à retirer des collecteurs pour les détroquer. La peine étant grande pour les rapporter, ils faisaient la besogne plus près du parc, dans une cabane qu’ils rouvraient en face de l’île-aux-Oiseaux. Beaucoup de pêcheurs campaient de même. Ainsi Picquey, qui avait une masure à côté de celle de Biscosse, sur le même rempart de piquets au pied d’une dune, était parti avec les enfants et ne rentrerait que dans plusieurs jours.
Laurent ne se plaignait pas d’être seul. Il fallait bien que quelqu’un restât pour soigner les bêtes, pigeons, poules et nichées de lapins grouillant dans des caisses. C’était aussi son plaisir d’être maître à bord. Rien n’embarrassait d’ailleurs cet homme qui savait un peu tous les métiers, aussi habile aux travaux du ménage qu’à la chasse, la pêche et aux inventions d’engins et de pièges où excelle l’esprit d’un marin.
Ce jour-là, ayant pris au petit jour un lapin dans un lacet qu’il avait tendu, en chasse gardée, son premier travail avait été de le dépouiller. La peau marbrée de bleu, retournée comme un gant, pendait à un clou. Le soin du civet l’avait occupé toute la matinée. Il fallait le voir, accroupi, attiser le feu, étendre sous la casserole de fonte à trois pieds un tapis de braise. L’odeur chatouillait ses narines qu’il avait sensibles. C’était une plaisante occupation, en triant les huîtres, d’entendre ronronner sous le couvercle la sauce noire qui s’épaississait.
Son plaisir était aussi de penser que la bête, qui pesait bien quatre ou cinq livres, ne lui avait pas coûté beaucoup d’herbe.
— Encore un que les messieurs ne mangeront pas !
Quand Hilaire avait frappé à la porte, il venait de s’asseoir à table, les jambes à l’aise entre les tréteaux, et commençait de fendre un piment rouge comme la langue du diable qu’il avait choisi parmi les plus gros.
— Entre, cria-t-il, c’est la bonne odeur qui te fait venir.
Aux premiers mots, il éclata de rire et frappa fortement la table avec son couteau.
— Moi, déclara-t-il, le béret posé en arrière, j’ai à cette heure autre chose à faire.
Comme il avait l’accueil plus large que beaucoup d’autres, il ajouta sur un ton moins haut :
— Je suis de force à manger ce lapin tout seul et même beaucoup d’autres. Mais si tu veux t’asseoir, il y en aura un morceau pour toi. Ce que je cuisine, cela vaut la peine.
Hilaire, indécis, planté devant la porte sur ses courtes jambes, allégua qu’il devait porter la réponse.
— C’est pour une femme que tu te déranges, clama le vieux. Eh bien, va lui dire que quand Biscosse est à table, il y est pour longtemps !
Il se leva pour aller chercher, dans un panier à anse posé par terre, à côté de la barrique en perce, une poignée d’autres gros piments vermillonnés qu’il répandit sur la table autour de son assiette.
Il aurait fallu dire, avant toute chose, que Biscosse était un de ces mangeurs célèbres qui ont leur légende. Son temps de service, qu’il avait pour la plus grande partie passé au Cambodge, avait été marqué par des entreprises qui peuvent paraître hors du sens commun, mais qui n’en donnent pas moins dans un cercle de matelots une réputation éclatante. C’est une gloire aisément comprise que celle de l’homme qui triomphe à table. Il y a des faits qui imposent d’eux-mêmes des idées de force et de prouesses, établissant du premier coup une de ces renommées qui échappent à la discussion.
Les piments que Biscosse utilisait de mille manières lui avaient servi à maints tours de force.
— Moi, proclamait-il, j’en emploie autant que j’en peux avoir. On chargerait un chalutier avec ceux que j’ai mangés depuis que j’existe : dans la soupe, dans une sauce aux pommes de terre, j’en coupe cinq ou six ; les voisins ne peuvent même pas supporter l’odeur.
Quand il se vantait, en triant, de ces sortes d’exploits, il s’interrompait d’enfoncer la lame de son couteau entre les coquilles ; et, un bras levé :
— Un jour que je faisais une omelette aux piments, près de la fenêtre ouverte, les gens s’étouffaient rien qu’à passer dans la rue. Ils en toussaient. Qu’est-ce que vous mangez donc, me criaient-ils ? Il fallait qu’ils s’en aillent au vent. Moi, c’est mon régal.
Ses histoires lui échauffaient le cerveau, il ne s’arrêtait plus :
— Au Cambodge, nous avions fait un pari entre matelots. On avait farci une demi-livre de viande avec cinq travers de doigts d’un petit piment mince comme une aiguille de pin. Ils étaient trois autour de moi qui pariaient cinq piastres. Quand j’ai mis le couteau dans le milieu du morceau, tout le monde s’est échappé. L’odeur suffoquait. Ils sont allés au vent sur le pont. Moi, à la première bouchée, j’ai senti la sueur mouiller ma chemise… pff… pff… L’eau débordait de mes brodequins. Il y avait sur moi un mètre de vapeur, je mangeais toujours.
— Tu vas crever, malheureux, me disaient les autres.
— Je n’ai pas peur. F… moi à boire.
C’était dans un temps d’épidémie. Le lendemain, deux d’entre eux étaient partis pour l’hôpital et le troisième au cimetière.
— Moi, disait-il, je n’ai jamais dépensé à l’État un centime de médicaments. Les gens qui vont au médecin sont tout de suite infirmes. Le docteur du bord me disait : « Tu avales des microbes comme les autres, mais tu les dévores. C’est ton estomac qui les étouffe. Tout le monde ne peut pas le faire. »
Son commandant le connaissait bien :
— Envoyez-moi l’hercule à terre, ordonnait-il, quand le roi du Cambodge avait besoin, pour quelque chose d’extraordinaire, d’un homme qui n’avait pas froid aux yeux.
Il était onze heures et le vieux Laurent, ses piments engloutis, venait de puiser dans la casserole un morceau de râble qui trônait au milieu de son assiette, quand un coup fut de nouveau frappé à la porte.
— Tonnerre de sort… qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui ?
On aurait tort de croire que l’entrée d’une jeune femme, belle, élégante, et qui avait recours à ses services ne le flattait pas de quelque manière. Il aimait le sexe. Ses exploits amoureux, s’il fallait l’entendre, passaient tous les autres. Néanmoins ce n’était pas à l’heure de son déjeuner que Laure avait chance de l’attendrir.
Quand il l’avait vue apparaître, derrière Hilaire, en même temps qu’une bouffée d’air vif entrait dans la pièce, le vieux Biscosse ne s’était pas levé : il avait seulement tourné la tête.
Deux ou trois pigeons s’envolèrent dans un grand bruit d’ailes jusqu’à la charpente.
Elle était debout contre le mur en planches. La lumière oblique de la porte restée entr’ouverte éclairait dans la fourrure la rondeur ambrée de sa joue.
— Excusez-moi, monsieur, je ne voudrais pas vous déranger.
Il serait difficile de dire comment l’idée de venir elle-même implorer Laurent s’était emparée du cœur exalté de Laure. Elle était à un de ces moments où un vent d’imprudence souffle sur les vies jusque-là les mieux défendues, soulevant un fonds caché de désordre, d’erreur et d’incohérence. Peut-être avait-elle cru qu’il suffirait d’une parole vibrante de douceur pour le décider ? Michel lui avait d’ailleurs, à deux ou trois reprises, parlé de ce vieil homme. De là à croire qu’elle pouvait accourir chez lui, s’adresser à son obligeance, il n’y avait qu’un pas. Il était dans la nature de Laure de faire confiance avec un élan spontané au premier venu ; elle le voyait sous le jour le plus favorable, lui prêtant les qualités conventionnelles de bonté, de franchise et de dévouement dont il est si aisé de parer les gens qu’on ne connaît pas, et que l’imagination des femmes prodigue à ceux dont elles ont besoin, essayant de créer avec éclat tout ce qu’elles en attendent ; jusqu’au moment où l’enthousiasme se changeant en désillusion, elles éprouvent brusquement pour celui qui a été comblé de leur bienveillance une sorte de haine.
A peine entrée, Laure s’était sentie clouée sur place et son cœur battait. Mais il y avait devant ses yeux le nuage trompeur que crée le désir et qui l’empêchait de bien voir cet homme.
Biscosse, les poings sur la table, fixait sur elle ses yeux retroussés où les premières rasades de vin avaient promptement fait monter leur feu.
— Je venais vous prier, continuait-elle…
Les mots se précipitaient sur ses lèvres. La confiance qu’elle avait dans son sourire, dans le don de plaire répandu sur toute sa personne était si profonde, qu’elle croyait impossible de ne pas changer à son gré la face des choses.
En ce premier moment d’ailleurs, le calme régnait. Les signes de la scène qui se préparait n’avaient pas encore éclaté. Biscosse, toujours assis à l’aise devant son couvert, la laissait parler. Il s’était remis à manger, fouillant dans le morceau de râble avec son couteau, suçait un os, la bouche luisante, se versait à boire. Tout cela avec largeur et ostentation, comme s’il ménageait des pauses, des cadences, dans cette cérémonie magnifique qu’est un bon repas.
Laure, d’abord, craignait de s’avancer. Ce vieil homme dégageait une autorité qui l’avait saisie. Était-ce son regard, planté dans vos yeux, qui causait une sorte de choc ? Cependant point de bruit encore ; comme il mangeait, elle regardait sous le poil dur des joues desséchées manœuvrer les muscles.
Ce temps de répit la rassurait : au premier moment, elle l’avait cru voir, dressé, la jetant à la porte d’une voix formidable. Maintenant elle retrouvait un peu d’assurance.
— Si vous aviez eu fini de déjeuner, vous m’auriez rendu bien service en me conduisant au parc des Picquey. J’aurais besoin de leur parler. C’est pour quelque chose de très important…
L’ombre de son chapeau cachait ses yeux et l’on ne voyait que son sourire, le sourire d’une bouche posée comme une large fleur entr’ouverte parmi les fourrures. La vivacité de son désir, passant dans sa voix, répandait une chaleur délicieuse comme pour l’enchanter.
La figure de Biscosse s’était assombrie ; ces mots malheureux, en le blessant dans son amour-propre, déclenchaient en lui la colère.
— Mais, madame, lança-t-il d’une voix éclatante, vous ne voyez donc pas que c’est à peine si j’ai commencé !
Hilaire avait déjà vu « le coup de chien » qui se préparait ; et comme on cargue les voiles et vire de bord au devant du grain, il avait prudemment touché du doigt le bord de son béret, par pure politesse, et s’était esquivé sans que la jeune femme s’en aperçût.
Laurent s’emportait :
— Vous ne voudriez pas me faire étouffer ?
Une vague de fureur se soulevait en lui tout à coup, réveillant l’homme primitif qui ne supportait aucune contrainte ; son bras s’agita et sa voix tonnait :
— Je ne permets pas, cria-t-il, et il frappa la table d’un tel coup de poing que le couvert sauta… Je n’ai jamais permis à personne de me déranger. Ah ! vous vouliez me faire tourner en bourrique. Allez, allez, votre garçon se passe bien de vous. Il n’a pas besoin de vos bons points. Dans toutes ces affaires, vous n’êtes qu’une cinquième roue.
Il s’était dressé, renversant sa chaise, et un flot de grossièretés montait à sa bouche. C’était un de ces hommes qui voient rouge dans la colère. Ainsi une femme perdue, parce qu’elle était riche, prétendait faire la loi aux honnêtes gens. Il allait dire, lui, ce qu’elle était ; et il lui jetait, en plein visage, les plus basses injures, celles qu’on crache au feu des disputes sur les marchés et dans les auberges.
La porte était du moins fermée et ils se trouvaient seuls. Elle restait debout, épouvantée, les épaules clouées au mur de planches. La brutalité de l’attaque l’avait étourdie. Voilà donc ce que les gens, ici, pensaient d’elle ! Ce que l’on disait ! De ces mêmes bassesses, Michel chaque jour était souffleté.
Elle se voyait soudain perdue, sans défense. C’était dans sa gorge un serrement qui l’étouffait. Mais, prête à s’enfuir, et le cœur battant à coups violents, elle sentait pourtant au fond d’elle-même une soumission obscure qui la retenait. Désarmée, elle ne voulait pas irriter cet homme en colère :
— Écoutez-moi, je ne pensais pas vous fâcher…
Mais Laurent avait l’habitude, quand on lui offrait des excuses, de profiter durement de son avantage.
— Assez, criait-il, satisfait dans son orgueil, vous avez voulu me faire crever de faim ! Quand on se trouve en face d’un homme, il faut savoir le respecter.
— Mon Dieu ! gémit-elle.
Ses yeux suppliants laissaient peu à peu déborder leurs larmes. Il y avait près de quinze ans qu’elle sentait son sort aux mains de ces comparses d’une autre classe, dont elle achetait le silence, prodiguant à tous son sourire et sa grâce délicieuse. Jusqu’à ce jour, elle avait échappé à tous les outrages. Comme il était dans sa nature de s’illusionner, elle croyait avoir trouvé dans ce petit pays silencieux l’oubli et la paix.
A sa grande surprise, le ton de Laurent s’était radouci. Il avait grommelé quelques paroles et recommençait de manger. Une prise de bec ne lui faisait pas peur, au contraire, mais c’est pour certains hommes un désagrément insupportable que de voir pleurer une femme.
— Ce n’est pas que je n’aime pas à rendre service…
Quand elle sortit, sa tête continuait de tourner. Il y avait, au bout de la ruelle, du linge ensoleillé qui séchait au vent sur de longues cordes ; un drap s’envolait, voile sans écoute, sur le gris de lin du bassin.
Laure regardait autour d’elle, soulagée de ne voir personne. Tout était calme, vide de bruits humains, baigné dans le courant vif et frais de l’air lumineux. Elle seule savait. Il n’y avait pas eu de scandale. Elle sentit soudain une palpitation de joie et de délivrance comme après un immense péril conjuré.
Un homme passa, portant sur l’épaule une paire d’avirons. Elle remarqua qu’il ne l’avait pas regardée. Elle avait eu l’impression d’être insultée publiquement, sous le mépris et les yeux de tous, et elle découvrait que rien ne semblait changé ; qu’elle demeurait dans ce petit monde indifférent une femme comme les autres.
Qu’importe la honte qui n’est pas connue ? Partout où elle passait, les volets étaient fermés et les portes closes. De vieilles sandales séchaient sur les murs. Au sortir de cette terrible scène, une sorte de léthargie gagnait son esprit. Elle marchait sur la route, s’arrêtait, promenait autour d’elle un regard étonné ! Comment avait-elle osé aller chez cet homme qu’elle ne connaissait pas ? Du moins, à la fin, elle l’avait touché. Il ne lui fallait pas derrière elle laisser d’ennemis.
Au premier moment, elle avait cru qu’elle n’oserait jamais reparaître parmi ces gens. Si cet homme racontait à Michel ce qui s’était passé, quelle humiliation ! Par vanterie, il pouvait bien en être capable. Qu’allait-elle faire ? Il aurait fallu écrire à Elvina pour la prévenir. Où était l’enfant qu’elle ne reverrait peut-être pas de longtemps, et dont le silence lui semblait lourd d’un reproche injuste ? Pourquoi Sylvain l’avait-il mis au travail sans qu’elle le permît ? Ces pêcheurs, et Michel même, tous la trompaient, tous étaient contre elle ! Il n’y avait personne pour reconnaître qu’elle avait fait ce qu’elle pouvait.
S’il avait eu l’âge de la comprendre, elle lui aurait peut-être crié dans ses larmes ce qu’est la vie, combien la faute y est facile, glissante, imprévue, et qu’il est des tentations au milieu desquelles une femme se réveille prise et presque inconsciente avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. Elle n’avait jamais voulu regarder au fond d’elle-même. Aucune autre voix que celle de Michel ne s’était élevée pour la condamner. Elle se reposait dans la sécurité illusoire de ceux qui ne savent pas le mal qu’ils ont fait. Maintenant les événements se précipitaient. Il lui avait semblé qu’une fatalité bienveillante continuerait d’arranger toute chose dans l’avenir comme par le passé. Mais cette foi aveugle, l’enfant se refusait à la partager. Il se révoltait ; il voulait savoir. Mieux que ses paroles, elle réentendait les hoquets de larmes et de colère qui changeaient sa voix.
Comme elle tournait au coin de la place devant un restaurant, elle eut l’impression que son estomac défaillait : pour ne pas être remarquée, elle avait pensé entrer dans une petite auberge écartée ; mais elle se trouva incapable d’aller plus loin.
La salle où elle pénétra sentait le tabac refroidi et l’apéritif. Il n’y avait que deux hommes au fond, attablés : un expéditeur, accoudé à la toile cirée griffée d’éraflures, offrait le vin blanc à un marin. Celui-ci, énorme, solide, sorte de Vitellius aux bajoues pendantes, échangeait d’une voix grasse des plaisanteries avec la servante.
Laure s’assit loin de la fenêtre à une petite table. On lui servit le potage dans une soupière. Elle mangea vite, pour s’assouvir, puis se sentit prise d’un grand dégoût. Elle était épuisée par une profonde réaction physique, succédant aux grossièretés et à la fièvre dont son esprit restait étourdi. La nourriture qu’elle venait de prendre l’engourdissait ; elle ferma ses yeux appesantis et n’éprouva plus qu’une pénible envie de dormir.
Tout à l’heure les insultes du vieil homme l’avaient frappée comme un coup de foudre. Maintenant, sentant le fardeau au-dessus de ses forces, elle souffrait confusément de ne pouvoir se reposer. Il lui aurait fallu un refuge pour déposer le poids d’elle-même et du monde entier. Comme le train ne passait qu’à la fin de l’après-midi, elle se voyait épuisée, ne sachant où aller pendant des heures.
Une pensée qui s’était déjà présentée à elle allait et venait dans son esprit. Jamais ses résistances obscures ne s’étaient élevées avec tant de force pour s’y opposer. C’était comme si elle craignait de céder enfin ; d’être amenée tout à l’heure, infailliblement, à ce qui lui inspirait tant de répugnance.
Elle demeura un moment plongée dans une sorte de rêverie. Deux ou trois fois, elle avait tourné la tête vers la fenêtre. La monnaie que la servante venait de lui rendre restait sur la toile cirée à côté de la tasse de café qu’elle n’avait pas bue.
La fatigue de Laure avait soudain vieilli son visage. Elle se sentait très lasse, l’esprit engourdi. La salle était vide, les deux hommes ayant laissé la petite table où leurs verres n’avaient pas encore été desservis. Elle appuya son front dans sa main. Au fond d’elle-même remontait une angoisse obscure, mystérieux travail intérieur chez cette femme aussi fougueuse à se donner qu’à se reprendre, vaillante par impulsion, mais intimement asservie au monde, à son passé, à la vie facile, qui portait dans sa chair la trace ineffaçable de la maternité.
Après le déjeuner, Mlle Rescasse, qui la surveillait, la vit rôder autour de la villa où habitait l’abbé Danizous. Ces allées et venues l’intéressaient au plus haut point. Une femme qui épie peut satisfaire un goût de curiosité : celle-là, vieille fille aux passions amères, avait dans le regard un feu plus ardent. La place de l’église était son terrain d’observation. Elle serait restée un jour entier sans manger ni boire pour surprendre une action d’autrui, si la haine qu’elle portait au cœur pouvait en tirer quelque jouissance ; mais à ce moment elle fut déçue : la jeune femme qu’elle observait, à travers un rideau, tourna sur la route.
Trois ou quatre personnes la rencontrèrent dans l’après-midi : un garde-réservoir, un petit garçon gardant des moutons et un jeune ménage qui revenait de la pêche ; l’homme portant une foène sur l’épaule comme le trident de Neptune ; la femme, jambes nues dans des sabots, tenant une liasse d’anguilles dont le fouet balayait la route.
Le château, grande maison carrée, qui portait une véranda comme une visière, se trouvait fermé. Chacune des faces, aveugle et close, donnait l’impression qu’un grand silence s’étendait sur tout le pays. Un troupeau s’était répandu sur le vaste espace gazonné, majestueux tapis vert, bordé d’un côté par une garenne. Cette percée claire conduisait le regard jusqu’à l’immense horizon, parallèle au ton bleu fondu et pastellisé qui est tout ce qu’on aperçoit de loin du bassin.
Le jeune garçon, gardant les moutons, avait vu venir Laure par une petite allée. Un chien aboyait. Elle avait tourné dans la garenne. Un moment, elle s’était reposée sur un banc de bois. Il lui avait semblé respirer dans une sylvestre oasis. Paix infinie, odeurs végétales ! De grands pins verts s’élevaient sur le taillis de chênes roussis. La douce lumière de mars, divisée, fragmentée par le sous-bois, posait çà et là des touches blondes.
Laure regardait les pins gigantesques, perchés comme des échassiers, la tête inclinée, les branches cornues, avec des flèches de bois sec fichées dans leur jambe. Un gros oiseau battit des ailes. Ses yeux fatigués contemplaient les hauts parachutes de verdure sombre qu’assujettissent, fortes amarres, les bras décharnés. Qui dira la douceur du ciel léger dans ces durs feuillages ? Puis les regards de la jeune femme se reposaient autour d’elle sur l’allée et dans les fourrés. Les fougères rousses et les feuilles mortes qui jonchaient le sol faisaient ressortir l’émeraude des mousses, le vert sombre des lierres et des houx brillants.
Un moment après, on l’aperçut qui longeait le pré, allant vers la maison du jardinier, petite et basse, abritée du vent, qui allonge vers le potager une aile de verre. Comme elle passait, elle vit que les mimosas et un rosier rouge autour des fenêtres étaient tout en fleurs. La porte de la serre était ouverte ; un instant, dans la bouffée d’atmosphère chaude embaumée par un grand pied d’héliotrope blanc, tapissant le mur, ce fut une vision de feuillages légers et bien alignés, mosaïque précieuse, sur laquelle voletaient les papillons mauves des cyclamens.
Le chemin qui longe la prairie était maintenant bordé de hauts peupliers. Le ciel brillait clair dans la gerbe noire de leur ramure. Une petite barrière arrêta un moment la jeune femme. La jardinière qui était sortie pour puiser de l’eau la vit qui errait. Elle regardait devant elle.
Il y avait, un peu en arrière de la digue, un beau bouquet de chênes-lièges. Au-dessous du gros aérostat de verdure sombre, le regard découvrait quatre ou cinq troncs groupés à la base, penchés par le vent et ramifiés presque au ras de la terre.
Vers deux heures elle alla s’asseoir près des réservoirs. L’endroit était assez désolé, avec deux ou trois cabanes déjetées sous un bouquet d’arbres. Il y avait à l’entour des tuiles brisées, des débris et quelques casiers délabrés. Une carcasse d’embarcation avait été abandonnée au bas de la digue ; avec ses membrures décharnées de planches, on eût dit un cadavre rongé.
Une bourre de jonc couvrait la vase. Quelques marins étaient venus couper à la pelle ces mattes qui servent à faire des travaux de défense autour des parcs ; un chaland chargé d’une sorte de gerbier bas gisait dans ce marécage, sa chaîne traînante, attendant le flot.
Le temps était doux. Tout ce paysage de ciel, de dunes et d’eau paraissait imprégné d’un ton gris radieux, saturé d’or pâle, avec des dégradations, des parties plus denses, des tonalités puissantes du côté des pins, qui venaient se fondre dans une immense impression d’espace.
Laure regardait, le menton appuyé sur ses mains jointes. Elle avait posé son chapeau près d’elle, ouvert sa veste. Les valeurs douces du ciel et de la mer lui faisaient du bien. Les algues dégageaient une odeur d’iode. Elle aurait eu envie d’étendre sur la plage ses membres brisés.
Le ciel prenait l’éclat blond qu’on voit dans les tableaux des maîtres hollandais. Tout cela ample, largement ouvert sur l’horizon, avec le charme des choses immergées dans l’air qui en modifie et accorde les sourdes nuances. Une tiède et vide journée de mars. Laure se sentait aussi seule qu’on peut l’être au monde. Les gens qu’elle apercevait au loin sur la plage, autour des viviers, lui semblaient aussi peu réels que des ombres.
Un vol d’alouettes passa comme une poignée de feuilles noires. Puis il n’y eut plus qu’une mouette, gracieuse, délicate, fardant de son reflet blanc le désert de boue ; à chaque coup de bec dans la longue pelure de vase luisante, on l’eût dite comme Narcisse baisant son image.
Laure cherchait une boîte dans son sac. Elle l’ouvrit et en retira une montre en or enchâssée dans un lien de cuir. Elle la regardait. La petite aiguille faisait sa ronde. Cela aussi, ce cadeau qu’elle avait imaginé de faire à Michel était inutile. Le lui envoyer ? A quoi bon ! Il ne la remercierait même pas. C’eût été bien simple de lui écrire, comme faisait Elvina, par l’intermédiaire de la sage-femme. Mais Michel s’y refusait avec énergie ; son entêtement était invincible. Elle-même ne lui écrivait jamais, non plus qu’aux Picquey, par crainte de mettre dans leurs mains des pièces dont ils pourraient plus tard se servir.
Ses doigts déroulaient le bracelet et le repliaient. Tristesse de sentir que tout est déception ! Depuis plus d’un mois, pensant à son fils avec un sentiment plus vivant, plus chaud, à la fois inquiet comme l’amour et pénible à la manière d’un remords confus qui s’éveille, elle avait cherché un moyen de le convaincre de sa tendresse. Lorsqu’elle voyait, dans un magasin, un de ces brimborions qu’on est accoutumé d’offrir aux enfants, elle avait aussitôt la pensée de le lui envoyer. Mais l’argent lui manquait souvent. Dans une vie, même aisée, il faut tant de diplomatie à une femme pour dissimuler ses dépenses. Qui pouvait savoir ce qu’elle avait déployé depuis quatorze ans d’ingéniosité, de tactique cachée, pour soustraire chaque mois au budget du ménage la pension promise ? Encore devait-elle ajouter quantité de frais supplémentaires, entretien, cadeaux, tout ce qu’une locution populaire appelle si bien « les fausses dépenses » et que la cupidité des Picquey amplifiait avec une rouerie consommée. Rien ne pouvait amortir leurs réclamations. A plusieurs reprises, son mari, s’étonnant qu’elle dépensât si largement, lui avait donné quelques conseils, sans se départir de cette indulgence qui l’attachait à lui toujours davantage.
— Vous avez raison, murmurait-elle, comme un enfant pris en faute.
Elle n’en avait pas moins acheté cette montre en or, gainée dans un bracelet. Une autre, en acier ou en argent, aurait pu suffire. Il eût été plus sage de ne pas confier à un enfant qui allait sur l’eau un bijou de prix. Mais, avec ce présent déraisonnable, c’était une marque de sa tendresse qu’elle avait voulu lui donner : il l’aurait sur lui, il la toucherait ! La petite voix de la montre cachée dans son enveloppe serait pour Michel un peu d’elle-même.
Elle avait refermé la boîte et regardait l’horizon marin sur lequel s’enlevait la voile blanche d’un bateau qu’on ne voyait pas, une voile posée comme un pétale. Le tremblement de la lumière faisait courir sur l’eau des mailles d’argent. Elle se leva, marcha un moment sur la plage et revint s’asseoir. Son âme recommençait d’être pleine de trouble et de confusion. Presque à son insu, elle songeait au retour avec un mélange d’impatience et d’appréhension. Qui lui assurait qu’elle ne souffrirait pas davantage encore ? Peut-être n’était-ce pas tant pour son enfant qu’elle était venue que pour elle-même ; pour apaiser ce mal qui s’était éveillé en elle, dans le crépuscule du chemin mouillé, le soir où la rancune de Michel avait éclaté. Tant de révolte, une si grande et poignante misère dans l’enfant qu’elle croyait heureux ! Pour la première fois, elle avait attendu, tourmentée d’obsession rongeuse, le voyage furtif qui ne lui avait pas, jusque-là, donné une bien vive joie, tant était engourdi en elle le sens éternel de la maternité. A l’impression de détresse qu’il lui avait fallu emporter, elle avait hâte de substituer des idées plus douces, le souvenir de l’enfant retrouvé heureux, apaisé, lui faisant confiance, tout prêt peut-être à demander pardon après la crise qui lui avait arraché ce cri de naufragé. Qu’était-ce donc que cette lame de fond qui les avait aveuglés de ses eaux amères ?
Un grand nuage qui semblait fait d’épaisseurs de plumes colorées en roux cachait le soleil. Elle remuait d’une main distraite de petites coquilles mêlées au sable. Non, non, elle ne lui permettrait pas de l’interroger. Pourvu que cette scène fût la dernière ! Son enfant lui devenait tellement plus cher depuis qu’elle pensait à lui davantage. Comme c’est la loi des amours humaines, elle le découvrait, mesurait dans son cœur la place secrète qu’il avait su prendre au moment où il menaçait de lui échapper. Qu’ils étaient loin, les jours de sa grossesse où, angoissée, elle prêtait une oreille presque complaisante aux suggestions de la sage-femme.
— Le plus sûr serait de le mettre à l’Assistance.
Avec ses souvenirs, un monde d’émotions se ranimait dans sa conscience, en même temps que renaissait au plus profond de ses entrailles le cri animal qui l’avait soulevée devant le nouveau-né :
— C’est le mien… je le veux !
Comme elle sentait ses jambes engourdies, elle se leva et marcha sur un talus bordé de piquets. Quelques touffes jaunies de tamaris tremblaient au vent. A côté d’elle, dans un cadre massif de digues, les plaques d’eau des réservoirs donnaient une impression de calme infini. Quelques petits pins maritimes venaient s’y mirer, parapluies de feuillage noir, inclinés sur une jambe naine.
Lorsque Laure se rappela plus tard cet après-midi, elle ne put comprendre quel étrange chemin son esprit avait parcouru. L’idée qui avait soulevé en elle, à plusieurs reprises, une sorte de nuage d’émotion, continuait de se mêler à ses songeries. Mais elle s’efforçait de la refouler. Avait-elle à rendre des comptes ? Mentir, se cacher, il le fallait bien ! Pouvait-elle semer autour d’elle la ruine, les malédictions et le déshonneur ? Faible, elle avait du moins essayé d’épargner les siens. N’avait-elle pas assez expié ? D’autres femmes auraient peut-être tout abandonné pour refaire leur vie avec leur enfant. Mais elle sentait que c’était une tâche impossible. Il n’y avait personne autour d’elle pour la soutenir. Elle se revit, petite créole orpheline, amenée en France, élevée en pension puis épousée, alors que s’étaient déjà relâchés les liens avec une famille lointaine et indifférente. Le père qui avait veillé sur sa jeunesse était mort à la Martinique d’une maladie contagieuse. Le seul milieu où sa vie eût jeté quelques racines était celui que le mariage lui avait créé. Elle revoyait ses vacances d’enfant qui s’ennuie dans le couvent vide. Qu’est-ce qu’elle avait eu de bon dans la vie ? Quand avait-elle connu le bonheur ? On lui disait pourtant qu’elle avait un charme…
Elle était arrivée dans une sorte de lagune marécageuse, tapissée de joncs, où débouche un petit cours d’eau. Les rives en avaient été déboisées. D’un côté, non loin de quelques tas de branches, un ourlet de bruyère bordait un champ labouré. Elle s’arrêta près d’une hutte de paille dressée dans ce coin de campagne infiniment triste. Les marins qui viennent l’hiver pêcher la piballe au bord du canal, se reposaient dans cet abri. Une lanterne et un escabeau renversé y avaient été oubliés. Laure s’assit. Elle était lasse. Elle ne savait plus où aller. Une soif ardente d’être consolée montait dans son âme. Des images passaient dans son esprit, la petite maison du jardinier tapissée de roses rouges et de mimosas qui eût été un si doux refuge. Elle ferma les yeux. La tête dans ses mains, elle se sentait vaincue, dominée par cette souffrance qu’elle voulait nier et qui effaçait à ses yeux le reste du monde.