Le goéland
XII
L’hiver avait été d’une grande douceur, et le printemps renaissait, précoce, rallumant la nappe jaune des genêts dans le pignada. C’était le moment où les fougères sont encore frisées, la tête recourbée, comme si chaque palme d’une verdeur dorée portait sa chenille.
On parlait d’une bande de marsouins qui se jetaient dans les filets, arrachant le poisson aux pêcheurs presque dans leurs mains. Les parqueurs terminaient les travaux d’hiver, les uns achevant de trier les huîtres, les autres transportant des lattes pour réparer les parcs toujours menacés, que tant d’adversaires invisibles encerclent. On voyait appareiller des pinasses chargées de branches de pins. C’était le moment où il faut défendre les huîtres contre la tère, que l’on appelle aussi épervier, large poisson brun aux ailes informes, qui bat l’eau d’une longue queue traînante. Le jour et la nuit, à marée haute, la convoitise ramène contre les palissades sa tête vorace, qui cherche une issue ; si quelque brèche est restée ouverte, et que cet ennemi pénètre dans la place, ses fortes mâchoires, pavées de dents plates, véritables meules, concassant les huîtres, font un tel ravage que les parqueurs trouvent le lendemain leurs bassins jonchés de débris.
Il y a aussi les légions de crabes, que les gens appellent les chancres, immense armée marchant de côté, les pinces puissantes ; l’étoile de mer même, avec ses épais rayons grumeleux et couleur de cuir, est accusée de coller sur les huîtres entr’ouvertes ses suçoirs avides.
Ce matin-là, Sylvain s’était levé avant quatre heures dans la nuit noire. Son béret tiré jusqu’aux oreilles, un mouchoir noué sur son cou rouge, fendillé de rides, il avait allumé un petit feu dans la cheminée. C’était son idée de préparer deux ou trois cartouches pour tirer « la marsoupe » à la chevrotine. Les douilles chauffaient sur la plaque de la cheminée. La lampe Pigeon posée sur la table éclairait sa petite figure desséchée, au long nez aigu ; avec des gestes mesurés, il enfonça la bourre, choisit deux gros plombs et versa une goutte de chandelle pour que la charge fasse balle.
Dans la chambre voisine, Estelle, mal réveillée, se levait en hâte, ses beaux yeux encore pleins de sommeil ; elle avait posé le chandelier au coin de la commode en noyer, devant une pauvre glace, tordant ses cheveux qui retombaient en gerbe sur son bras nu.
Sa mère, sous un édredon gonflé, geignait dans son lit.
— Dépêche-toi, petite, ton père va crier.
Et, se retournant :
— Bon Dieu, que j’ai mal !
La nuit était froide et un peu de brouillard blanchissait la mer. Quand Estelle, son panier au bras, rejoignit Sylvain dans la voilerie, elle le trouva promenant sa lanterne près du sol, au milieu des chapelets de liège et des vieilles cordes.
L’homme grommelait :
— Je ne sais pas où ta mère a mis les bouées.
Il y avait toutes sortes de filets suspendus au plafond de bois ; grands tramails, filets de carrelets, de mules, de soles avec leurs mailles différentes, les plus fins d’un tissu aussi léger que la voilette d’une femme. Sylvain, les yeux levés, en décrocha deux, parmi les plus vieux, à cause de cette « marsoupe », qui serait bien capable de les dévorer. Une sonnette tinta dans un coin.
— Voici les bouées, cria Estelle, retrouvant, sous un tas de cirés, les deux grosses courges liées ensemble, portant leur clochette, bien assises sur le liège qui formait un plateau carré.
Ils appareillèrent derrière une pinasse que Sylvain aurait voulu dépasser, dans la crainte que quelqu’un « posât » devant eux. Mais la barque mit le cap sur Andernos, et ils la perdirent peu à peu de vue. Le ciel devenait insensiblement gris, et la mer d’un ton plus blanchâtre. Le phare brillait, s’éteignait, se rallumait d’un éclat vif. Sylvain méditait quelque grand exploit.
— La dernière fois, j’avais pris le passage de Marianotte. Ce n’est pas mauvais. Tout le poisson qui descend du canal de la Teste tombe à cet endroit.
Il s’était levé pour se préparer, déliait les cordes. Estelle ramait à petits coups, et l’eau perlant des avirons traçait des cercles sur la mer d’un gris désolé. C’est une grande fièvre qui prend les marins quand ils vont mettre un filet à l’eau. Sylvain, debout à l’avant, les bras étendus, a même esquissé un signe de croix :
— Que le bon Dieu nous en donne !
Il a jeté la bouée tintante que le courant entraîne. Sa petite tête fouillée comme une gargouille, découpée à contre-jour, vire rapidement d’un côté, de l’autre. Il ne faut pas « jeter » trop vite. On entend les plombs racler le bordage.
Estelle, les deux mains sur les avirons, regarde s’allonger le gros serpent que forment les lièges. Mais si elle a levé la tête et obéit machinalement : « en arrière… appuie cette fois un peu plus à droite, » elle n’a, depuis longtemps, plus goût à la pêche.
Car, comme on voit un nuage répandre sur le monde une cendre invisible, ainsi le découragement a éteint sur son visage d’adolescente la belle joie de vivre ; et ce qui apparaît dans le cylindre de sa « bénesse », c’est seulement le masque posé sur un triste amour.
Sylvain, qui vient de lancer la seconde bouée, lui a pris les rames. Elle s’est assise sur le coffre, un peu de côté, ses deux mains unies entre ses genoux. Il fait rapidement le tour du filet pour le défendre contre la « marsoupe » ; et ce sont de grands coups d’avirons donnés dans la mer, des gerbes d’eau qui, avec bruit, s’élèvent et tombent.
Puis, tout à coup :
— Tu as entendu ?
Elle secoue la tête.
— Moi, chuchote-t-il, j’ai l’oreille creuse. Je sais bien qu’elle a soufflé par derrière.
Ils écoutaient. Un long silence. On n’entendait que la bouée balancée, dont tintait la clochette au bout d’un bâton, sonnaille errante conduisant dans le petit jour ces troupeaux invisibles que le filet mène ; les rames couchées aux flancs de la pinasse restaient immobiles ; puis ce fut comme un coup de soufflet et un éventail d’eau apparut à cinquante mètres de l’embarcation.
Sylvain s’était dressé.
— Nous sommes mignons ! Cela m’étonnait de ne pas la voir… Maintenant, nous ne nous la sortirons pas de dessus !
Mais le marsouin, qui est comme l’épervier de la mer, file si vite dans ses plongées que nul ne peut savoir à quelle distance va reparaître la gerbe d’eau. Ce fut de l’autre côté du filet. Picquey tira au hasard la fameuse cartouche. Le coup retentit dans la solitude marine, et presque aussitôt, « vlan, vlan ! » l’ennemi, revenu à la surface, s’ébroua au loin. Picquey enjambait vivement le coffre :
— Il faut lever.
Estelle avait déjà repris les rames. Elle fit tourner l’embarcation. L’homme, pieds nus au bout de la pinasse, ayant noué un tablier sur son pantalon, tirait à pleins bras, ramenait à bord avec le filet alourdi d’eau des paquets de goémon, des grondins, des seiches, toute une marée grouillante et qui sentait fort la vie de la mer.
Estelle se penchait :
— Il y en a de belles.
Elle avait entrevu quelques grosses soles, dont on entendait au fond de la barque la danse de mort et les coups de queue.
— Va, va, t’amuse pas… on verra après.
Le ciel s’éclaircissait au-dessus de la lisière infinie des pins. Le souffle du jour se répandait. Un goéland plana. Sylvain souquait maintenant fort sur les avirons, à contre-courant, pour revenir en arrière et poser le filet à une bonne place, dans ce chenal de Tuchaou tellement vaste, tellement profond, qu’on doit avoir un œil bien fin pour y découvrir une ligne blanche qui est la ligne des soles.
Estelle, agenouillée, nettoyait le filet. Pourquoi fallait-il qu’elle eût ce poids comme une grosse pierre au fond de son cœur ? Parce qu’elle pensait sans cesse à Michel, tout ranimait ses regrets, tout lui faisait mal, et surtout ces belles couleurs engluées au flanc des poissons. Elle se rappelle comme il les aimait. Les soles visqueuses glissent entre ses mains. Elle les jette dans un panier de gros osier tressé. Mon Dieu, cette pêche, comme ce serait bon s’il était là ! Un hippocampe recourbe et détend sa longue queue avec un bruit sec. Une seiche aplatie crache son encre. Tout à l’heure, Estelle a trouvé un petit grondin et déplié sa nageoire précieuse, sorte d’aile de papillon aux nervures rouges, bordée de saphir. On ne sait pas pourquoi certaines choses vous font tant de peine, mais elle a eu envie de pleurer, la tête baissée : si seulement elle était sûre qu’il reviendrait ! S’il ne s’agissait que de l’attendre, de compter les jours !
Une fois encore, puis une autre, il a fallu reprendre les avirons, veiller au filet. Elle a ôté son paletot flétri et rame avec peine, les bras lassés. Sylvain marmonne que s’il voit Michel quelque jour, il lui fera un « calembour » devant tout le monde. Car la peine est grande de suffire au travail avec une fille de seize ans, dont on dit partout qu’elle « fatigue » trop, tant elle a maigri et changé pendant cet hiver.
La pinasse longeait maintenant des terres basses bordées de clôtures, et ils se rapprochaient peu à peu du parc. Elle fermait les yeux, les rouvrait sans penser à rien.
Un vol de canards s’était posé au-devant d’eux. Ils étaient une vingtaine, sur un banc de sable couvert d’une pelure d’herbe, égrenés par couples ou par groupes, d’un gris de céruse, à peine au delà d’une portée de fusil, et si familiers en apparence, qu’on avait l’illusion qu’en ramant vers eux, on aurait pu les prendre dans la main ; en réalité si sauvages, que le chasseur n’essaie même pas de les poursuivre. L’éclatement d’un coup de feu les fait se soulever en un tourbillon éperdu de flocons de neige. Mais souvent, flottille qu’alarme au bord du parterre d’eau le bruit le plus discret, le plus faible grincement de rames, on les voit fuir vers d’autres plages.
Sylvain avait épaulé, tira. Estelle s’était redressée contre le bordage. Le vol se dispersa brusquement, puis se resserra, guirlande nouée au cœur du ciel gris et qui s’effeuilla de nouveau peu à peu sur l’eau ; et pour celui qui les eût regardés avec d’autres yeux que ceux d’un marin et de cette enfant triste, le sentiment de l’espace qu’ils peuplaient toujours plus loin aurait ajouté à leurs jeux et à leurs détours un poétique éclat de mirage.
Ce même jour, dans l’après-midi, par un petit vent d’est qui avait lavé un grand morceau de ciel tissé de soleil et d’azur laiteux, on voyait assis sur le banc adossé au poste de douane une rangée de vieux et de vieilles.
Il y avait là les retraités : le père Armand, les paupières sanglantes, qui était aveugle, et venait tout seul avec sa canne, comptant soixante-quinze pas de sa maison au port ; et aussi Octave, gros, tassé, en blouse, qui rangeait ses béquilles à son côté, et allongeait un pied emmitouflé d’un gros pansement ; des « pépés » surveillant un petit enfant ; quelques femmes en caraco noir, racornies par l’âge, l’air très ancien, avec un bâton entre les genoux, et le fil d’or d’une alliance usée sur leur main de parchemin roux.
Les uns et les autres octogénaires, les gens vivant vieux dans ce pays, à cause des « bons airs », disaient-ils entre eux, et aussi de la qualité des choses qu’on mange, non point traînées et gâtées comme dans les villes, mais de premier choix, huîtres, poissons et gibiers de toutes sortes. C’était là une sorte de cercle des retraités, de club en plein air. Le poste était bien choisi, au soleil, en face du port ; et ces yeux de marins, devenus presque tous presbytes avec l’âge, gouttes d’émail clair, abrités de sourcils broussailleux, étoilés de rides, continuaient de fouiller l’espace aéré, où la mer est un trait plus sombre fondu dans le ton du ciel.
A côté des vieillardes muettes, hébétées peut-être, dures d’oreille, presque tous les hommes parlaient beaucoup, le nez barbouillé de tabac ou bourrant des pipes. On se tendait les tabatières polies par un long usage. Les passants s’arrêtaient, causaient un moment ; et le gros capitaine des douanes, qui avait une villa à Arès, et venait de s’y retirer, s’asseyait aussi, traité avec cette égalité qui caractérise les gens de la mer.
Ce jour-là, Laurent Biscosse mettait le feu aux conversations ; il avait commencé par suspendre son filet sur l’esplanade, et parlait debout, d’une voix de tonnerre, un bras en avant, comme fait un homme qui trouve son plaisir à être écouté.
C’était au sujet des élections ; quelques candidats étant venus successivement, Biscosse se vantait d’en avoir sifflé trois.
— Il y en a un qui cause bien. Que le marin le plus intelligent d’ici le questionne, il trouve quelque chose à répondre. Et il vous appelle « monsieur ». Mais ces gens ne savent pas ce que c’est que l’huître. Ils ne viennent que parce qu’ils ont besoin de nous pour les mettre en place. Ce monde-là est bon pour s’occuper des marchands de vin et des jardiniers.
La rangée de vieux, dans son patois, approuva en chœur. La méfiance chauffait le regard dans ces visages pétrifiés, qu’ils fussent comme sculptés au couteau ou alourdis de bajoues épaisses.
— Ils doivent avoir de belles fins de mois !
— Si l’on ne prenait que des volontaires sans gages, c’est à croire qu’ils seraient plus clairsemés.
Biscosse leva la main.
— Il y a quatre ans, j’en ai descendu un de la tribune plus vite qu’il n’aurait voulu !
Le flot montait rapidement et la longue pelure argentée n’était plus qu’à cent mètres de la jetée ; on la voyait s’insinuer en dessinant des festons, des pointes, où le ciel répandait un éclat de perle. Des chevaux passaient, des charrettes. Les barques éparses à l’horizon s’étaient rapprochées et formaient dans le chenal une procession noire.
La pinasse des Picquey se trouvait parmi les premières. On parlait d’une embarcation à l’autre, les bordages se touchant, et Sylvain brandissait au bout d’une fouène une énorme tère ; le trident était planté dans la mâchoire ensanglantée, et la queue pendait.
— Attention, disait-il à une femme, en montrant le dard, c’est pis qu’un serpent !
Quand le monstre lui était apparu, à plat sur la vase, le regardant et gonflant son cou, il ne s’était pas tenu d’arracher un piquet, et lui avait crevé la tête. Le sang ruisselait sur la vase rouge. L’épieu retiré, il l’avait lancé de nouveau. Vlan ! et vlan encore ! L’énorme bête, transpercée, avait été élevée en trophée, rejetée sur le parc, où son agonie s’était prolongée pendant un quart d’heure, les soubresauts de ses ailes courtes battant la vase, et sa longue queue convulsée.
Il enlevait avec son couteau l’aiguillon redoutable, sorte de broche, longue comme le doigt ; puis tranchait la queue, qu’on met sécher pour faire une cravache, et des gouttes de sang étoilaient le coffre.
— Ah ! la canaille !
Les caillots souillaient le large ventre de porcelaine blanche ourlé de rose. Après avoir soupesé la tère, l’homme la retournait ; ses dispositions étaient prises pour en « faire l’anatomie », c’est-à-dire la découper ; et avec ces appâts liés à des cercles de fer, ou dans des paniers, il se vantait de prendre deux mille chancres.
Les barques avançaient peu à peu. Estelle restait à moitié couchée sur la corde du grappin, les jambes étendues. Le talus de sable rongé par la mer, et cette esplanade où couraient deux ou trois enfants, où une femme était assise, tassée sur un banc, comme tout cela lui semblait désert ! Certains disent que le cœur est parfois saisi de pressentiments. Pourtant cette joie qui avançait vers elle, et aurait dû la faire tressaillir, elle n’en avait même pas senti le plus petit souffle avant-coureur. Elle dédaignait d’écouter et penchait la tête.
Elle ne pouvait pas voir encore Michel qui venait, pieds nus, sur la route, le cou libre dans un vieux tricot retrouvé qui descendait jusqu’à sa ceinture.
Comme Sylvain enjambait le bordage, débarquait dans l’eau, la pinasse oscilla sans que la jeune fille tournât la tête.
— J’aurais dû la mettre en pénitence, continuait-il, parlant toujours de cette tère.
Et il regrettait de ne pas l’avoir crucifiée au parc, les ailes clouées sur une clôture, comme il avait coutume de faire, pour qu’elle servît aux autres d’épouvantail.
— L’odeur les écarte !
Devant le poste de douane, Biscosse, animé, ses yeux verts flambant de plaisir, commençait, sans faire relâche un seul moment, de nouveaux récits :
— Moi, j’ai eu la mine d’or entre les mains.
Il s’agissait d’une des histoires qui échauffaient le plus son orgueil ; là-bas, au Cambodge, un mandarin s’était entendu avec le roi, et ils voulaient lui donner un commandement pour aller au sud de la Chine :
— J’aurais remonté le fleuve Cambodge avec un bateau et vingt-cinq hommes pour rapporter l’opium, la soie et l’ivoire. On me donnait vingt-cinq francs par jour pour chaque homme, quand je l’aurais nourri pour quatre sous, avec du riz et des poissons. Je serais devenu millionnaire en quelques années. Seulement je n’ai pas pu accepter, parce que j’étais illettré. Le mandarin voulait me donner un interprète pour faire les comptes : « Non, monsieur (et sa voix tonna), je ne veux personne qui me contrôle ! Je ne veux pas quelqu’un pour faire des écritures sans que je puisse me rendre compte. Mon équipage et moi, cela va bien. Si quelqu’un se permet quelque grimace (et il fit un pas, le poing tendu, face à l’auditoire), je lui brûle la cervelle ! Mais celui-là, qui n’est pas un homme de ma race, serait bien capable de monter contre moi quelque complot. Je ne veux pas aller à un guet-apens. »
— Au lieu de cela, remarqua un vieux à besicles, d’humeur sentencieuse, surnommé « le pape », à cause de la justesse de ses jugements, tu es revenu ici traîner la misère.
— La misère, vociféra Biscosse, abattant son bras, parle pour toi, qui n’as jamais été plus loin que ton nez.
Un autre soufflait quelque chose à son voisin, qui avait l’oreille velue et rongée de croûtes ; et tous deux, égayés, se regardaient comme des complices, les paupières plissées sur des yeux fins.
Ce fut à ce moment que Michel déboucha au coin de l’esplanade, d’abord ébloui par la lumière du soir, une main à son front, respirant la brise du large à pleine bouche jusque dans ses moelles ; et, dans le fond, tellement heureux, libre et fort, à cause de son cœur refait par une énergie nouvelle.
Tout à l’heure, quand il avait revu les pins découpant leurs têtes sur le ciel, et senti cette bouffée d’odeurs qui est comme l’âme salubre du pays, il avait à la fois tout reconnu et trouvé les choses différentes, parce que son regard qui avait vu un autre côté de la vie n’était plus le même. Il aurait eu envie de se coucher dans le sous-bois, d’enfoncer son visage dans la bruyère rousse qui sent l’herbe sèche et les étés morts ; mais une ardeur profonde le poussait et il ne pouvait pas s’arrêter.
Les regards s’étaient peu à peu tournés vers lui, et le mot détesté remontait aux lèvres : « le bâtard, le bâtard ». Mais la douceur de la lumière le détournait de regarder les gens au visage. L’horizon n’était que splendeur, et là-bas, contre la jetée, une figure s’était brusquement dressée.
Chez beaucoup de filles de cette côte, où les colonies phéniciennes ont laissé dans la race des marques exquises, l’œil s’émerveille de découvrir quelque chose de net, d’élancé, de pur, des attaches sveltes de Tanagra. Pour que reparût en pleine lumière le miracle de la beauté, il fallait seulement le geste d’Estelle, arrachant sa « bénesse » noire, dont le volant couvrait ses épaules, à cette heure où l’amour faisait surgir aux yeux de Michel son cou de cygne et sa tête parée de la sylvestre jeunesse de la Diane antique.
Elle avait mis ses deux mains sur son pauvre corsage rapiécé et le regardait ; mais comment peindre la douceur de ses yeux, les expressions qui se succédaient, et ce tremblement de sa bouche pure. Il la voyait, comme son cœur ne devait jamais l’oublier, sur le fond brillant de la mer, debout à la proue de l’humble pinasse.
Elle s’élança, faillit tomber dans le sable humide, fit quelques pas ; puis se mit à courir, penchée en avant, et il lui fallait se retenir pour ne pas traverser la plage les bras grands ouverts.
Trois ans après.
Pour Michel, raffermi, et sa mère, qui n’avait pas répondu un mot, effrayée sans doute, ne cherchant même plus à savoir indirectement aucune nouvelle de son fils, il ne devait désormais y avoir qu’une rencontre, brève et muette, la vie manquant rarement de pousser un jour l’un vers l’autre, à la manière des aveugles, et pour quelque ultime confrontation, les êtres qui se sont cruellement blessés.
Un après-midi de novembre, Michel était allé à Bordeaux pour faire des achats de fil et de cordes qui devaient servir à la réparation des filets. Quelques jours avant, sa hâte d’élargir son horizon le pressant toujours, il avait signé un engagement dans la marine ; ne fallait-il pas qu’il se libérât pour épouser au plus tôt Estelle, devenue l’humble étoile de sa destinée, et dont le nom gravé au couteau sur des écorces de la forêt enchantait son cœur d’une ardeur cachée.
Que de fois, quand il naviguait la nuit, vent arrière, la lune en poupe, il avait rêvé d’un bateau sur lequel il appareillerait plus tard pour aller en plein océan, seul avec celle qui l’avait peu à peu guéri. L’ombre du mât se dessinait noire sur la voile. Il passait devant Arcachon illuminé ; derrière les vitrages du Casino se profilaient, passant et repassant, en ombres chinoises, des couples enlacés ; mais laissant cette atmosphère brillante de fête, il virait de bord et s’éloignait au sifflement de l’eau fendue par l’étrave.
Le large l’attirait, les grandes houles que soulève la brise soufflant contre le courant. O nuits de velours gris et argent, sonnailles éparses des bouées ! Longues déchirures ourlées de nuages où la lune fait glisser un éclat de neige ! Phare et océan, grandes présences que le marin sent confusément, la main sur sa barre, en ces heures où s’alourdissent les paupières sur le regard scrutant l’horizon !
Michel tirait parfois une bordée pour revenir longer une plage où la silhouette d’un homme s’était détachée, avançant à pas lents, escorté de grands lévriers blancs, par un soir d’été qu’il n’oublierait plus. Les pins rapprochés formaient le fond de ce tableau nocturne ; et celui qui passait lui apparaissant dans une sorte de halo de rêve, comme fit autrefois Byron magnifique et empoisonné d’un philtre fatal à un jeune homme enivré de pressentiment, remuait en lui un monde d’émotions.
— D’Annunzio…
Un poète ! Oui ! Et un enchanteur qui avait capté ces voix de l’univers païen éparses dans le feu, la mer et le vent. Michel savait que le monde latin frémissait des exaltations de son génie. Cette fois où il l’avait aperçu, debout sur la plage, en face d’un petit bateau noir qui portait le joyau d’un feu, reconnaissant à ses chiens le royal promeneur, Michel s’était senti étourdi de joie. Il avait abattu la voile pour demeurer là, bercé par les lames courtes ; et c’était une de ces brûlantes nuits d’août où la mer fait feu, phosphorescente sous un ciel sans lune.
Michel s’était assis sur le bordage drapé de toile. La pinasse l’emportait d’un mouvement presque insensible. Ainsi, seul sur cette mer fourmillante d’un feu sacré, s’écartant lentement de la silhouette qui s’effaçait, il ne sentait plus que ces grandes forces d’amour et de rêve que l’exaltation fait jaillir des sources du cœur.
Michel s’était laissé dériver longtemps, quelques marins pêchaient au flambeau. Il croisa un de ces brûlots résineux que l’on voit s’embraser, répandant une odeur fumeuse, sur un coin de mer tout échevelé de reflets où passent des ombres ; puis il en aperçut un autre, bouée en fusion. Une grosse étoile déroula sa flamme du ciel jusqu’au bassin comme une torche renversée. Cette nuit dense et noire était saturée de feu.
Michel avait pris les avirons. Il ramait lentement dans l’eau merveilleuse, où les étincelles d’or vert s’égouttaient. Il sentait une électricité partout autour de lui, l’enveloppant d’un souffle embrasé ; et toujours ce feu tourmenté, épars, avec ses myriades d’étincelles bleuâtres, s’émiettant dans les remous opaques de la mer, éveillant l’impression d’une fête inquiétante qu’à soi-même se donne le monde.
Alors, dans cette sorte de palpitation, d’émotion ravie, à cette heure où il éprouvait la fierté de posséder en lui toute la beauté éparse sous ses yeux, Michel avait senti un souvenir se former au plus intime de sa conscience, en même temps que son cœur fondait de gratitude pour le maître qui lui avait révélé la vie de l’esprit.
Michel s’arrêta un moment de ramer, laissant traîner ses avirons. Avec le temps, l’idée mûrissait que l’abbé Danizous avait été la lumière civilisatrice placée sur sa route ; sans lui, au plus sauvage de la forêt, il eût peut-être écouté des voix confuses, trop inculte pour jamais connaître son âme ; ni le crissement sans fin des cigales, ni les senteurs qui font les poumons dilatés et la bouche amère, n’eussent touché en lui ce fonds de pensées et de sentiments dont l’éducation l’avait enrichi ; et il n’aurait pas eu cela, cette émotion devant les choses, l’enthousiasme et le recueillement intérieur où l’on se sent vivre.
Comme la pinasse contournait le pied de la croix, Michel revit l’abbé soutenu par des oreillers, avec sa face de cadavre, sur la chaise de sangle où il s’étendait sous la galerie pendant les derniers temps qui l’avaient acheminé à son agonie ; mais c’était, par lueurs, le même regard absorbant la flamme qui restait au cœur.
Toujours ce désordre des choses matérielles sans cesse refoulées, témoignant du mépris où il les tenait par leur état de délabrement, et qui semblaient prendre sur ce mourant les revanches de la pauvreté ; et aussi, jusqu’au dernier souffle, la générosité et le scrupule de se détacher. « Emporte tout cela, » avait-il dit à Michel, en montrant les livres entassés. L’adolescent avait transporté à pleines brouettes sa bibliothèque. Admirable capital humain ! A côté des chefs-d’œuvre classiques des poètes, des philosophes chrétiens et des moralistes, l’abbé Danizous avait accumulé tant d’ouvrages, poussé par la curiosité d’un esprit élevé qui cherche dans les joies de la pensée à la fois le remède et l’oubli des maux de cette terre.
La pinasse raclait un fond de sable, à ce moment où la basse mer obligeait les pêcheurs d’attendre en face du port, et la phosphorescence de l’eau ajoutait à l’obscurité. Michel se rappela les regards que l’abbé mourant lui jetait encore ; c’était dans ses yeux une pensée cachée, quelque chose monté du dedans ; et comme on voit un rayon de phare balayer soudain l’obscurité, l’idée lui venait, puis la certitude que l’abbé Danizous avait offert pour lui en expiation son corps et son âme ; cette vie si longtemps haletante et martyrisée, aujourd’hui radieuse, et qui n’avait achevé de se détruire que pour se refaire.
Une heure avait passé sans que le flot soulevât la barque échouée. Michel s’était accoudé au plat-bord ; il pleurait avec la sensation profonde que quelque chose fondait dans son cœur ; et c’était bien vrai qu’il se sentait, avec une certitude totale, racheté, sauvé par ce saint qui l’avait aimé, lavé du crime qui souillait sa vie par une réversibilité terrible sans qu’il l’eût commis.
Ainsi solitaire, dans sa barque noire échouée non loin de la croix, il rappelait bien ceux-là dont parle saint Paul, reniés par le monde et possédant tout, ayant d’ailleurs trouvé sur sa route obscure les plus purs missionnaires que le ciel ait jamais désignés pour aller au-devant d’un enfant malheureux, la religion, l’amour et ces voix mystérieuses de la poésie qui remontent du fond des âges.
Ce jour-là, où il était venu à Bordeaux par le train de la matinée, Michel avait confusément revécu ces choses ; l’approche du départ et aussi un de ces avertissements qui échappent à notre contrôle, touchaient à son insu des places sensibles au fond de son être.
Il sortait de chez le cordier, à la nuit tombante, chargé d’un rouleau de câble et d’un gros colis. C’était dans une rue étroite et noire du plus vieux Bordeaux, où les marchands de vanneries encombrent le trottoir de cages d’osier, à côté des entrées voûtées qui soufflent des relents de poissons salés.
L’affaire était faite, et il s’en retournait vers la gare. Dans un grand cours, où il déboucha, apercevant de loin sur un ciel d’automne pâli par le soir les arbres estompés de vapeur et les tours de la cathédrale, un rassemblement s’était formé derrière un tramway ; il attendit, put monter enfin, casa avec peine son paquet, et demeura debout sur la plate-forme.
Or, il n’avait pas vu, à l’intérieur, assise à côté de son mari, sa mère qui regardait vers la porte ouverte ; la longue voiture lourdement chargée contournait la place, et la vue du portail, sculpté de guirlandes entre les statues, avec un poteau de pierre divisant l’entrée, remettait sous ses yeux le soir lointain et cinglé de pluie où l’orage l’avait pourchassé. Souvenir qui semblait bien mort ! Il se rappela, en homme qui revoit une période close de sa vie, cette existence misérable faite d’attentes vaines et de faux espoirs qui tournait peu à peu en rancune toutes les forces de son cœur.
Ce fut à ce moment qu’il la reconnut. Est-ce qu’il se faisait illusion ? Il se crut d’abord indifférent, n’éprouva rien ; mais l’employé s’étant approché, et comme Michel cherchait son porte-monnaie, il s’aperçut que sa main tremblait.
Quand il se tourna de nouveau vers elle, ce fut son mari qu’il regarda ; cet homme, au visage allongé par une barbe noire, le regard distrait, et qui le frappait par un air de bonté et d’intelligence, c’était l’être pour lequel il avait sans le connaître nourri tant de haine !
« Que va-t-il faire ? » se demandait Laure, anéantie. Son cœur battait. Elle le croyait capable des pires éclats et s’abandonnait aux événements. Depuis cette lettre qu’il avait écrite, et qui respirait une haine terrible, elle désespérait de ce grand fils, tour à tour sévère pour lui et pour elle, s’accusant, certes, mais songeant qu’elle n’avait pas mérité de le trouver à ce point violent et ingrat.
Leurs yeux ne s’étaient pas rencontrés. Laure, troublée, blottie au bout de la banquette, répondait à peine à son mari, qui se penchait vers elle, ne regardant pas du côté de la plate-forme ; les secousses du tram jetaient les uns sur les autres les voyageurs ; le contrôleur avançait peu à peu dans le couloir, et Laure disparut derrière lui, se montra de nouveau, fut cachée encore ; mais, à cause de cette inquiétude qu’elle laissait paraître, que lui seul voyait, Michel savait avec toute la force d’une intuition, plutôt d’un instinct qui lentement le désengourdissait, qu’elle aussi venait de le reconnaître.
Un grand chapeau cachait le haut de son visage ; peut-être était-ce l’éclairage cru qui la vieillissait, creusant la commissure qui ourlait sa bouche ; mais elle lui parut différente, et quelque chose se troublait en lui à la voir maigrie, la lèvre inférieure plus tombante et lasse dans le sourire.
Le tramway se vidait. Michel était resté debout, appuyé au chambranle de la porte ouverte. Non, elle ne voulait pas lever les yeux sur lui, de peur que la prière même de son regard le rendît furieux ; mais, à la veille de quitter Bordeaux pour toujours, car elle avait décidé son mari à accepter en Amérique une situation qui, depuis longtemps, lui était offerte, elle trouvait une sorte de joie frissonnante à le sentir proche ; et elle eût voulu arrêter le temps, prolonger la traversée de la ville obscure, puisque déjà approchait l’arrêt qui allait marquer la fin de ces choses, et que ce moment déchirant était le dernier qu’ils devaient sans doute vivre ensemble.
Quand elle se leva, il y eut une minute d’indécision ; son mari passait le premier, regardait Michel, et une sorte de stupeur venait d’apparaître sur son visage. Émotion du sang dont son âme ne devait jamais prendre conscience ! Survivance de ce frère qu’il avait aimé comme un fils, qu’il croyait revoir, le souffle coupé, comme il arrive quand une circonstance que l’on peut croire toute fortuite ramène soudain une épave immense du passé.
L’allure du tramway se ralentissait ; Michel avait fait un pas en arrière, sa mère approchait, se montrait dans la porte ouverte ; l’instant venait, pour lequel il aurait un soir donné sa vie tout entière, — cette occasion inespérée de la dévisager bien en face, le regard insensible, et de se détourner ainsi qu’il l’avait vue faire. Mais le cœur lui manqua soudain, et, comme elle passait, frôlant de son manteau soyeux le drap de sa veste, il baissa seulement ses paupières. L’aurait-il voulu que l’offense lui aurait, cette fois, paru impossible. Un grand silence se faisait en lui, un respect muet devant les mystères sacrés de la vie.
Ce soir-là, comme Estelle était venue l’attendre à la gare, il lui prit le bras et l’entraîna jusque sur la plage. La lune n’était pas, en cette nuit d’automne, le rond bouclier éblouissant que la mer adore, mais le croissant pur qui met dans le ciel une grâce de déesse.
La brise soufflait. Elle ne comprenait pas pourquoi il l’avait amenée ici, à cette heure déjà tardive ; mais ils s’étaient assis côte à côte, les colis posés près d’eux dans le sable. La tête de Michel se renversait sur son épaule, avec une sorte d’angoisse humaine, comme s’il fallait qu’elle le berçât, et l’apaisement infini du ciel descendait sur eux.
Le Casin, janvier 1924.
Paris, juin 1925.
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 33305.