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Le goéland

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VI

L’hiver est pour les parqueurs la saison du travail ininterrompu. Il faut remuer les huîtres qui s’enterreraient peu à peu. Trop serrées, elles deviennent minces comme on voit un semis épais de carottes allonger des tiges anémiées. D’octobre au printemps, toute une population ne s’arrête pas de trier, de compter et de séparer à coups de couteaux les coquilles qui poussent soudées en un bloc.

Dur travail ! Hommes et femmes besognent dans l’eau. Les allées et venues sont continuelles entre le port et les parcs disséminés sur des bancs de sable et de vase le long des chenaux. C’est un labeur de Danaïdes d’aller chercher les huîtres et de les rapporter. Certaines de ces concessions sous-marines sont si éloignées qu’il faut ramer des heures pour y arriver. La mer ne les découvrant que pour peu de temps, la longue manutention doit se faire à terre.

Comme il s’agite, ce petit peuple de marins dont la flottille de jonques noires revient au port avec la marée. Anes et chevaux, traînant des charrettes, entrent dans l’eau pour se porter au-devant des pinasses appesanties. Les lourdes charges sont peu à peu ramenées sur la plage ou sous les hangars. C’est un brouhaha de foire autour de la jetée. Ceux qui n’ont pas d’équipage amarrent leur pinasse au flanc d’un chaland, massive plate-forme passée au goudron. Le triage s’y fait en plein vent.

Les plus pauvres, qui n’ont qu’une brouette, vont et viennent indéfiniment, une semelle de boue à leurs sabots.

Il y a des journées d’hiver où la glace forme une croûte sur les avirons. Les vieilles femmes ont presque toutes les phalanges nouées par les rhumatismes. Mais bien pires sont les coupures ! Cette parqueuse assise devant une table basse, entre des tréteaux, s’est pourtant fait de grossières mitaines avec un vieux bas. L’homme qui renverse devant elle les lourdes panetières a aussi quelques guenilles entortillées autour de ses doigts. Mais les écailles blessent comme du verre. Un jour ou l’autre la crevasse s’ouvre. Nulle part, peut-être, le médecin ne soigne autant de phlegmons.

L’animation est continuelle, à marée basse, autour des viviers que les ostréiculteurs appellent des « claires ». Ce sont de grands bassins rectangulaires groupés sur la plage. Un cadre de planches et de mattes herbeuses les borde d’un ourlet épais. Les expéditeurs y tiennent en réserve des cages d’huîtres. Dans l’étendue morne, on croit voir un camp, où s’agitent des travailleurs pressés par l’heure. Quelques lattes penchées par le vent en marquent la place. Il y a des charrettes arrêtées qu’on charge ; d’autres passent, attelées d’un cheval qui fait rejaillir la vase sous ses sabots. Les hommes en béret, secoués par le trot, conduisent debout. Quelques ânes profilent leur silhouette lente dans cette sorte de désert marin.

Ces derniers jours de février sont gris et pluvieux. Les parqueurs ne pensent pas à se plaindre du mauvais temps. Il faut bien que l’hiver se passe. Mais qu’on leur parle des huîtres qui se vendent mal, et de l’État qui menace d’enrayer la surproduction, leur lamentation se déchaîne : qui s’occupe d’eux sinon pour les entraver ? Leurs députés sont vaillants à table ! Quant à ceux qui mangent des huîtres, s’imaginent-ils qu’elles poussent toutes seules ?

Combien inculte et primitive demeure l’âme de ce petit port à la lisière des landes immenses ! Parce que ce pays fut jusqu’à hier une terre noire de misère et de vie peineuse, les passions y sont tenaces comme dans le sable une maigre racine. L’homme qui vit de la mer a une vue perçante pour découvrir au loin le moindre profit. Le morceau de bois qui flotte est son bien. Qu’un autre le dépasse pour s’en emparer, il en a cette rancune âcre, cachée, corrosive, qui fait les volontés insatiables et les cœurs durcis. Lui seul peut-être, entre les hommes, ne laisse pas échapper le plus faible indice qui puisse lui servir. Son oreille sent tourner le vent, écoute le poisson qui saute. Les vieilles gens qu’on voit sur le port, le regard si fin dans un visage brûlé par le sel, sont tous illettrés. Mais ils savent par cœur les choses de leur vie. La peine des hommes a gravé ses marques sur leur visage décharné par l’âge. Quant aux opinions du dehors, elles s’infiltrent péniblement comme dans la lande cette eau malsaine qui ne tarde pas à se corrompre.

La forêt qui enveloppe ce village de marins est leur alliée. Ils y vont couper des lattes pour leurs parcs. Mais c’est sans frayer avec le peuple clairsemé des bois : ces résiniers agiles et silencieux, au petit feutre taché de gemme, qui courent d’arbre en arbre. Ceux-là ont leur hutte dans laquelle s’accumulent les seaux englués de résine et les pots de terre. Lorsqu’en janvier le travail reprend, et que les coups de leur « hapchott » entaillant l’écorce font fuir les lièvres dans les fourrés, la solitude qui règne dans ces bois n’est pas moins profonde et plus mystérieuse encore que celle de la mer.


— Moi, déclara Elvina, je ne pourrai pas me lever demain. Ce matin l’eau était mortelle. Quand cette douleur me prend dans le dos, je n’ai pas fini de chanter.

— Il faut que tu aies toujours quelque chose ! lança Sylvain.

Ils étaient tous les deux, l’homme et la femme, au retour du parc, assis devant le feu de la cuisine. Une grande flamme jaillissait d’une brassée de brandes sèches qui s’incendiait avec des crépitements et des fusées d’or. Les vieux paletots dont ils venaient de se dépouiller, étendus sur une chaise, commençaient de fumer, dégageant une odeur de mer et de chien mouillé. Estelle, accroupie au coin du foyer, moulait du café. La petite boîte serrée entre ses genoux, elle tournait la manivelle qui dévorait les grains odorants.

Dehors il pleuvait. On entendait sur la galerie un bourdonnement d’eau qui redoublait à certains moments. C’était une de ces fins d’après-midi où chacun se dit dans la maison : « Heureusement qu’on est rentré, » avec un bien-être animal ; quelque chose de la jouissance profonde, primitive, qu’éprouvaient à se réfugier dans leurs grottes ces hommes vêtus de peaux de bêtes dont sommeille en nous l’instinct éternel.

Sylvain, à califourchon sur une chaise, son tricot bleu déchiré au col, tapait sur la table une petite pipe en bois de bruyère. La porte de la chambre où Michel fatiguait ses yeux à lire près de la fenêtre était demeurée ouverte.

Il ne faisait pas nuit encore. Mais les murs semblaient se resserrer. En haut du dressoir, sur les assiettes largement fleuries de bouquets rustiques, le rouge cru des enluminures tournait au noir ; le jaune d’œuf ne chantait plus la joie du soleil. Les choses avaient pris la couleur morte des jours d’hiver que la pluie désole.

Elvina, les hanches écroulées sur une chaise basse, prédisait du mauvais temps encore pour le lendemain. Lorsqu’elle sentait ces élancements dans les reins, elle était bien sûre qu’on ne pouvait rien attendre de bon ; et elle décrivait tous ses maux : le mal de tête, les jambes rompues comme si elle avait reçu cent coups de bâton.

— Vous autres, ricana Sylvain, vous vous croyez tout de suite perdus !

Ses rhumes, à lui, ne faisaient pas long feu. Mais c’est qu’il savait se soigner. Sitôt rentré, pour dissiper les mauvais airs, il venait de boire un grand bol de vin, bien chaud, bien sucré, dont il avait encore le nez parfumé. Le réconfort de son estomac éclairait ses petits yeux brillants dans la patte d’oie.

Maintenant, tout en grattant un bout de pierre grise avec son briquet, il commençait de tirer ses plans pour le lendemain.

— Tu iras charger si tu veux, geignait sa femme. Moi, j’en ai au moins pour huit jours à rester en travers du lit.

Elle avait noué un foulard autour de sa tête comme pour le mal aux dents. Dans la pénombre, il lui jeta un regard vif et insidieux, cherchant à savoir si elle disait vrai ou si c’était encore une de ces litanies de femme qui le rendaient toujours dur d’oreille.

— Ne babille pas tant, répliqua-t-il. J’ai ce qu’il te faut.

L’homme qui va « fouiner » dans un buffet est toujours assuré de mettre sa femme en colère. Elvina avait fait le geste de l’arrêter :

— Va donc voir, Estelle !

Mais il revenait, triomphant, tenant d’une main une bouteille dont l’étiquette était souillée de traînées huileuses.

Comme il versait avec précaution deux ou trois gouttes sur un morceau de sucre, une odeur forte se répandit.

Térébentine, flamme cachée dans les ruisselets de sève qui s’égouttent sur le tronc des pins, les gens de ce pays croient que toute vertu de force et de santé réside dans ta liqueur dont le goût irrite. Toute la vie sylvestre est dans cette essence concentrée des bois. Il suffit de quelques gouttes pour que le corps fiévreux, envahi de frissons et de malaise, se sente ranimé par une flamme qui redresse et qui fortifie. C’était du moins ce que disait Sylvain ; une petite cuiller de fer dans sa main, il énumérait comme dans une sorte d’incantation les vertus merveilleuses du philtre qui lui semblait bon pour tous les maux :

— Vous laissez fondre dans votre bouche. Ça chauffe, ça vous fait une chaleur qui descend. Vous avez votre sang qui bout comme l’huile dans la poêle. Ce n’est pas comme ces alcools de pharmacie qui vous empoisonnent.

— Toi, riposta Elvina, tu en sais toujours plus long que les autres.

Elle se tourna péniblement vers un panier posé près de la cheminée et y prit des pommes de pin. La grimace de douleur qui tira sa bouche le rendit furieux :

— Qu’est-ce que tu attendais ce matin pour mettre ton ciré ? Madame a peur de s’embarrasser, mais après : Aïe, aïe, elle a mal aux reins !

Avec sa face rusée de Gascon qui mimait la scène, il exaspérait Elvina par une sorte de bouffonnerie. Criarde, autant que le permettait le serre-tête noué sous son menton, elle s’efforça de le réduire au silence en lui donnant toutes sortes de noms. Mais Sylvain à ces moments-là eût parlé sous l’eau.

Il aurait fallu faire une étude des contorsions qui tordaient sa bouche :

— Madame a sans doute envie de rester le nez dans la plume. Une femme n’est pas bien malade quand elle dort comme une tourterelle !

Puis, entre ses dents :

— Ah ! la rosse.

Elle se retourna.

— Tu trouves peut-être que je ne me suis pas assez forcée. Depuis vingt-cinq ans, toujours dans l’eau, travaillant le jour et la nuit…

— Je sais, je sais… Celui qui n’a besoin de rien, il est bien servi !

Il se sentait échauffé de colère à la voir malade. La pluie avait beau faire rage et l’océan gronder derrière les dunes : pas plus que la tempête ne décourage de voler les mouettes et les goélands, les éléments ne devaient empêcher leur barque d’aller et de revenir sous les voiles d’eau.

— Tu ne calcules pas que cette semaine la maline est belle. Qu’est-ce que tu feras dans trois semaines quand il va falloir détroquer ? Ce n’est pas une année comme celle-ci, où il y a de l’huître sur les tuiles, qu’on peut bricoler !

Michel écoutait leurs voix. Il entendit Sylvain sortir et ses sabots s’éloigner sous la galerie. Mais un moment après, comme il rentrait, après avoir donné le foin à son âne, les récriminations reprirent avec plus de force.

L’enfant se serrait contre la fenêtre où le vent gonflait un morceau de papier qui remplaçait un carreau cassé. La nuit était tout à fait venue. Par la porte entr’ouverte pénétrait un peu de lumière. Estelle venant d’allumer la lampe, la cuisine était, dans la petite maison obscure, cette pièce éclairée qui donne au passant l’idée d’un foyer heureux.

Deux ou trois fois, Elvina l’avait appelé. Il ne bougeait pas. Le bruit de ces disputes lui faisait mal. Maintenant Sylvain, élevant la voix, tout travaillé de colère, de méchanceté, semblait prendre à parti quelqu’un qu’il ne nommait pas. C’était son habitude de mordre par derrière : ah ! si son fils Justin avait été là, il n’aurait eu besoin de personne ; celui-là savait travailler, il n’était pas comme ces paresseux qui croient avoir leur pain gagné !

Le visage de Michel se durcissait dans l’ombre. Les paroles de Sylvain ne lui apprenaient rien, mais elles le rappelaient à la réalité de sa situation. C’était l’instant où refluait l’angoisse de son dénuement, où tout ce qu’on lui avait dit de l’avarice de sa mère et de sa pension insuffisante revenait bourdonner à ses oreilles et les mettre en feu. Les insinuations de l’homme du peuple, par un de ces détours qu’il connaissait bien, ranimaient en lui une fièvre de honte. Se pouvait-il qu’on lui fît dans cet humble gîte la charité la plus humiliante ? Il faut à la reconnaissance une certaine qualité chez celui qui donne. La bienheureuse aisance du cœur qui se met au large dans son milieu, Michel ne l’avait jamais sentie. Il se croyait à charge. Il était de trop. Des larmes brûlantes montaient à ses yeux : « Tout souffrir, mon Dieu, mais ne rien devoir ! » Il ne pouvait endurer que personne eût le droit de le mépriser.

Que ne lui était-il donné de voir, à ces moments-là, le regard dont Dieu couvre l’enfant qui se croit délaissé de tous ! Où était l’abbé Danizous qui eût pu lui dire la prédilection du Christ pour les petits et les offensés ? Il n’y a qu’un Père dont la maison soit toujours ouverte. Il n’y a qu’une voix à laquelle obéissent toutes les douleurs. Il n’y a qu’un Amour qui n’ait jamais rebuté l’amour. Mais il entendait seulement le tumulte infini que l’injustice déchaîne dans une âme neuve.

L’impatience enflammait ses joues. Quelques jours avant, dans l’excès de son désespoir, il avait crié à sa mère : « Je n’ai plus besoin que l’on paie pour moi… Je peux travailler. » Depuis, il n’avait rien fait qu’étudier. Toutes les choses qu’on trouve dans les livres avaient pris soudain à ses yeux une importance extraordinaire. Ce dernier mois, il s’instruisait en hâte, comme on s’équipe à la veille d’un long voyage, sans trop savoir quel bagage peut vous être utile. Les événements le poussaient, et avant d’imaginer ce qu’il allait faire, troublé, attiré par les richesses de la vie inconnue, il avait voulu être prêt.

Maintenant sa résolution était prise. L’esprit de décision l’enlevait à sa vie d’enfant. Premier sursaut de virilité, mouvement brusque et fougueux du sang qui soulève le cœur vers une destinée nouvelle ! Il avait assez des morceaux de pain qui restent dans la gorge.

Estelle, effarouchée par le bruit et qui faisait de grosses reprises dans un tricot, ses pieds appuyés au barreau d’une chaise où était posée sa boîte d’ouvrage, l’entendant venir, devint toute pâle.

Debout dans le cadre de la porte, grand garçon osseux, aux cheveux ras, les muscles du cou tendus et saillants dans un jersey aux manches trop courtes, il regarda Sylvain dans les yeux.

A cet âge ingrat où la voix mue, on se sent parfois tout saisi devant un enfant, se demandant ce qu’il va faire ; c’est à certains moments un feu du regard, quelque chose qu’on n’avait pas vu et qui est monté du cœur au visage comme un orage qui va éclater.

Sylvain avait un peu reculé, tirant son béret sur les yeux, avec une figure de renard pris au piège.

— C’est moi, dit Michel, d’une voix haute et nette, qui embarquerai demain avec vous.

— Mon Dieu, commença l’homme, si cela te fait plaisir…

Mais le voyant qui se taisait, la face résolue, il marmotta quelques mots incompréhensibles, vira deux ou trois fois autour de la table, allongea un coup de pied au chien, toussa et sortit.


Ils ramaient.

Depuis une demi-heure qu’ils étaient partis, l’approche du jour avait blanchi le ciel et l’eau. Corne noire, l’avant de la pinasse se profilait sur l’espace vide. C’était un glissement régulier vers la vie du large. Michel respirait à grandes gorgées l’air du matin qui grise les poitrines jeunes. Il entrait dans une vie d’homme. Il était heureux. La double paire d’avirons les emportait loin de la terre. Les siens s’arc-boutaient plus profondément, puis volaient en arrière pour prendre un nouvel élan.

— Pas si vite, lui faisait observer Sylvain.

Son petit béret rejeté en arrière, le cou mouillé de sueur dans son tricot bleu, il ne répondait pas. Ses bras, décomposant ces beaux mouvements du rameur qui font entrer l’air jusqu’au fond de l’être, ne pouvaient maîtriser leur impatience. Que lui importait de dépenser une fougue inutile en cette première heure ? Est-ce que la joie n’est pas un inépuisable réservoir de forces ? Quand les étoiles suspendues sur lui n’eussent pas été si légères et si frêles dans les pâles étendues du ciel, il n’en eût pas moins senti chanter en son cœur cette sorte de prélude enivrant de sa destinée.

L’avant de l’embarcation était rempli d’huîtres jetées en vrac, couleur de rocher comme des cailloux de la mer. Le bois était imprégné de leur odeur forte. Les jambes étendues, Michel appuyait sur ce tas humide ses sabots emmanchés à de longues tiges que de petites cordes attachaient sur les côtés à son ceinturon.

La barque n’avait pas encore dépassé le chenal du port. De temps en temps, des piquets passaient près du bordage.

Comme ils étaient partis de très bonne heure, le grand miroir d’eau semblait leur appartenir. Michel n’y découvrait aucune autre barque. Il éprouvait une jouissance à se sentir seul. Sur le bassin régnait cette âme de la solitude qui a gardé quelque chose du temps de la Genèse.

Devant eux, le phare du Ferret n’avait pas encore achevé sa veillée nocturne. Dans la ligne grise de l’horizon, le génie du feu éveillait longuement une flamme couleur de rubis, puis une autre qui avait l’éclat de la neige ; séparées par de graves pauses, cadencées comme les battements d’un cœur de lumière, ces apparitions jetaient au seuil du mystérieux royaume de l’Océan des éclatements de joyaux brisés.

Peu à peu la clarté nocturne changeait de couleur.

Mais une longue bande de nuages qui était montée de l’orient au-dessus des pins interceptait les teintes de l’aube. Il y avait seulement sur l’étendue lisse une fleur de lumière grise.

Comme ils passaient à gauche de la croix, un pied-rouge siffla. Une note flûtée et comme liquide. Sylvain répondit. Puis l’alouette :

— Tui… tui…

Petit dialogue perlé, engagé à cette heure indécise que les pêcheurs appellent « prime » entre l’oiseau et le marin.


Personne ne navigue l’hiver sur le bassin si ce n’est pour la chasse ou pour le travail. C’est l’été que s’envolent devant Arcachon brillant de plaisir les légères voiles blanches qui palpitent comme des papillons de la mer. L’hiver, les seules gens qui aient leurs affaires dans l’immense coupe sertie de sables boisés sont les parqueurs et les oiseaux.

Dans cette immense lagune, liée à l’Océan et participant à sa vie, des routes marines passent entre les terres que le flot descendant découvre. Le pêcheur connaît ces mattes par leur nom. Il se dirige sans hésitation sur l’étendue couleur de perle rayée, à l’eau haute, par les clôtures à demi submergées des parcs. Il n’est pas un piquet que le courant fait trembler au bord d’un chenal qui ne lui soit familier ; pas une bouée ni une balise dont il ne sache l’emploi et l’utilité.

Quant aux oiseaux, cette arène marine est leur royaume. A côté de l’océan dont gronde la voix continue, ils ont là un inépuisable réservoir à poissons où règne la paix. Que la tempête soulève les vagues et vous les voyez se hâter en bandes par-dessus les dunes, goélands au vol royal, mouettes si dédaignées des pêcheurs qu’ils rejettent à la mer celles qui se sont prises dans leurs filets, nuages d’alouettes, canards de toutes sortes, passants innombrables selon les saisons de ces grands espaces aériens.

Une terre porte leur nom : c’est l’île-aux-Oiseaux, désert de sable avec quelques cabanes isolées et de rares bouquets d’arbres, près de laquelle s’élargit le chenal le plus poissonneux de tout le bassin. C’est là qu’ils tiennent leurs conciles, têtes bleues, outardes, bernaches, poules d’eau noires qui parlent : co, co, co, et ont à la naissance du bec une membrane blanche, grands hérons rêveurs. Là est le lieu de réunion des vols dispersés. Sans doute, les décisions solennelles des départs y sont-elles prises.

Les canards y abondent pendant les mois d’hiver. Autrefois si nombreux, disent les marins, que le bassin ne pouvait pas les contenir. Depuis une quarantaine d’années, on en voit de moins en moins, la navigation augmentant, et aussi le nombre de ces caisses noires, les tonnes, percées de guichets, enchaînées à la plage, devant lesquelles manœuvrent les appeaux, et où se blottissent sur la paille comme dans une malle les chasseurs au guet. Le jour, ils vont souvent sur l’océan et reviennent par-dessus les pins dans les nuits glacées. Ils aiment ces ciels de cristal sombre où l’air gelé craque sous leur vol.

Mais les goélands, aux ailes puissantes, sont les maîtres de cette solitude. Qu’importe que le marin, méprisant, leur reproche le goût d’huile de leur chair coriace, et les accuse de vivre « de saletés » comme le cormoran. Entre les pêches où l’on voit plonger brusquement leur capuchon gris, lorsque le vol qui formait un nuage s’est dispersé par gros flocons, l’un d’eux se détache pour une royale rêverie. Celui-là glisse seul. Il est le sauvage ami du bassin vert glauque, gris de lune ou bleu ; l’ami des dunes boisées, odorantes et violettes, à l’âme solitaire ; l’ami des nuages cendrés et couleur de boue que le vent pourchasse. Il voit aller et venir les petites barques pareilles à des fourmis noires. Il voit s’élever et s’abaisser les voiles grises, les voiles rousses, les hommes courbés jeter le filet, et le retirer. Il les dépasse et les domine. Il est par moments plein de joie, d’orgueil et de cris. Il est le goéland gris-argent que nulle main humaine n’a touché. Son poitrail n’a jamais trempé que dans le vent, le soleil et l’eau. Il est la vie vierge. Le ciel est à lui, et l’océan, et le monde…


Une grande croix se dresse dans le bassin, plantée sur une matte. Elle regarde le petit port lointain qui a une tour, un clocher d’église, et une anse dont la marée basse découvre les vases. L’eau monte et descend autour de son fût. Elle aussi regarde les barques noires qui vont et viennent ; les toiles rapiécées couleur de misère ; les belles voiles blanches et hautes des étrangers qui ont dans les arbres des villas de brique et de pierre.

Elle regarde les lumières du soir, le ciel et le vent. Le Christ qu’elle porte, et dont s’incline la tête penchée, est plus grand qu’un homme. Souvent se profilent aux alentours, sur des piquets, séchant leurs plumes, les cormorans aux ailes étendues qui semblent en prière. De loin on croit voir des as de trèfle.

Les goélands, tourbillonnant, se posent tout en haut du poteau sacré. Il en est qui heurtent de leurs ailes la poitrine nue. Ces rudes caresses sont les seules, avec celles du vent, de l’eau soulevée.

Mais parfois, à travers l’étendue, une pensée vient, une pensée d’homme qui se cramponne à cette croix. La mer ne sent pas ce grand souffle mystérieux, plus puissant qu’elle, la mer murmurante et peuplée de forces obscures. Mais la croix la recueille. Alors la poitrine blessée frémit et s’emplit.


Il y a longtemps que Michel et Sylvain ont laissé derrière eux ce grand Christ de Mission, dressé comme un phare, autour duquel se faisait autrefois la bénédiction des barques. Bien loin aussi se sont effacées les rangées régulières de filets gréés pour les canards au-dessus de l’eau. Le ciel s’est couvert d’une pelisse couleur de neige à moitié fondue. Le vent a tourné plusieurs fois. Maintenant une petite brise trop chaude qui souffle de l’ouest annonce la pluie prochaine.

Lorsque Sylvain va ainsi au parc, il n’a pas coutume de s’arrêter. L’habitude lui permet de faire aller et venir presque sans fatigue sur les avirons ses poignets velus. Michel sent une sorte de sommeil engourdir ses membres. Après l’excitation du départ qui a décuplé un moment ses forces, il commence la lutte contre lui-même. Trop brève lui semblait tout à l’heure la course enivrante ; trop petit le bassin où la pinasse est un point vivant. Par delà, il y a les passes traîtresses où l’eau sur les sables change de couleur. Quand pourra-t-il, en faisant bondir les avirons, se sentir emporté par les chaînes de vagues chevelues d’écume ? Que l’océan tacheté de mousse se soulève au-devant de lui de danse et de joie, et que le vent du large y mène l’aventure !

Maintenant il souque sur les deux rames, le front baissé devant la distance à parcourir qui lui paraît interminable. Entre sa volonté encore exaltée et la fatigue qui le paralyse, le combat est dur. Des veines se gonflent sur ses tempes. Il y a des muscles dans ses bras qui crient de souffrance. Ses paumes brûlent sur les manches usées où le nom de Sylvain, en encoches grossières, a été gravé. Deux ou trois fois, il a fait de faux mouvements, rompu la cadence :

— Arrête-toi un peu si tu veux souffler, lui a dit Sylvain.

— Non, non, ça va bien !

La sueur coule le long de son dos. Il n’est plus l’enfant qui s’exerçait un moment par jeu. Voici le jour où il a pris une tâche d’homme. Le désir le possède de prouver qu’il en est capable. Pendant cinq minutes il rame plus vite, ses yeux se tournent vers les hameaux de pêcheurs égrenés au pied des dunes ; au delà, dans une fumée grise, ce sont d’autres échancrures où les toits posent leurs taches rousses sur les misérables ramassis de planches.

L’île-aux-Oiseaux est encore lointaine.

Sylvain se tait. Bavard avec les étrangers, habile à faire la roue quand un auditoire en vaut la peine, il ne parle pas en travaillant. Le marin, habitué à vivre au milieu d’oiseaux d’une ouïe très fine, qui jettent au moindre bruit un signal d’appel, a la longue pratique du silence. La nuit, surtout, quand les lièges des filets dérivent, et que les pêcheurs défiants et jaloux s’observent d’une pinasse à l’autre, on n’entend guère une parole qui ne soit indispensable.

Michel se fixe des points de repère : ce piquet qui approche, cette bouée qui n’était tout à l’heure qu’une petite perle rouge enchâssée dans le tissu argenté de l’eau. Courage ! lui crie une force intérieure ! Encore une demi-heure, un quart d’heure à peine !

Les clôtures des parcs tendent devant l’île leurs haies dénudées. Combien de temps a duré ce dernier effort scandé par les soubresauts affolés du cœur ? Il ne sait plus rien. Sa tête se vide. Mais il lui semble que cette dure victoire, il la remporte contre sa mère, contre Sylvain, contre tous ceux qui lui ont fait son âme humiliée. Il préfèrerait mourir que de renoncer. Personne ne saura ce qu’a été pour lui la fin de la lutte. C’est le génie profond des enfants de jeter dans les plus humbles choses, les plus communes en apparence, la flamme merveilleuse d’une grande espérance. Victoire obscure, remportée sur l’âme, sur le corps, en ces années où le premier effort a l’éclat d’une pièce d’or neuve, et qu’on a gagnée, comme vous remplissez de foi le cœur qui saute sous le tricot bleu !

Le col de l’embarcation glisse entre les collecteurs qui semblent de grosses ruches noires. Les lattes s’écartent. Les voici sur le parc que recouvre une claire couche d’eau. Sylvain, enjambant le coffre, jette le grappin qui plonge au bout de la corde déroulée dans des gerbes d’éclaboussures.

Michel a abandonné ses avirons le long du bordage, sa poitrine s’apaise, il se sent heureux.

Mais Sylvain, sans le regarder, enfonce sa fourche dans le tas d’huîtres.

— Maintenant, dit-il, nous allons jeter.

Les huîtres lancées à la volée s’éparpillent sur le champ marin.


Il y avait plus d’une demi-heure que l’homme et l’enfant, assis de chaque côté du large banc formé par le coffre, mangeaient en regardant la mer baisser autour des piquets où sa trace laissait une bague humide.

Sylvain, prévenant, venait de pêcher une poignée d’huîtres. L’estomac alangui, Michel faisait avec son couteau sauter la charnière. L’eau qui ruisselait de la coquille avait le goût âcre de la mer. Il la buvait. Comme la vie ce matin lui semblait meilleure ! Son corps était las, mais son cœur engourdi, apaisé, heureux ! Il se pencha sur le bordage et regarda à travers cinquante centimètres d’eau un crabe courir.

— Couvre-toi, lui a dit tout à l’heure Sylvain en lui tendant son paletot.

A deux ou trois reprises, poussant le verre de son côté, il lui a même offert de boire « un bon coup ».

Le vent fait voler sur les lattes des rubans d’algues et des filaments de goémon couleur vert bouteille. D’autres embarcations glissent, se rendant aux parcs. Sylvain reconnaît de loin tous ceux qui arrivent :

— Voici Albin… Hilaire… Laurent !

Une « pétroleuse » peinte en bleu clair file en ronflant vers un banc de sable. Une femme seule la conduit, debout au gouvernail.

Maintenant les pinasses à sec reposent sur le lit de vase. Le ciel est gris sombre sur l’étendue désolée des parcs. A travers les palissades, on aperçoit d’autres bassins boueux où les parqueurs clairsemés pataugent. Tristes propriétés marines, sans herbes ni sillons, d’une uniforme couleur de bure où l’on semble cultiver des pierres.

Les nuées baissent et commencent de fondre en une petite pluie où se dissolvent les contours du cirque. Sylvain fait le tour des palissades qui défendent le parc contre les poissons. Ses patins s’enfoncent dans la boue où affleure l’eau. Un homme debout à quelque distance, et qui répare une clôture, un fagot de pin jeté à ses pieds, s’est retourné pour lui parler. Michel, accroupi, cherche parmi les cordes et les appareils une paire de patins. Il croit comprendre qu’on parle de lui.

— Es lou bâtard, questionne soudain d’une voix perçante une femme qui approche.

La pluie se fait plus serrée sur l’étendue quadrillée de haies dénudées où les algues pendent comme des poignées de cheveux verdâtres. L’enfant a fini d’assujettir à ses sabots les plateaux de bois. Il a enfilé un ciré trop long, maculé de boue. Sylvain, qui s’est rapproché, lui demande les râteaux de parc. Il les fait passer. Il regarde tout autour de lui. Sous le capuchon, ses yeux brillent d’irritation dans ses traits tirés.

Les voici, courbés en deux, leur capote noire ruisselante de pluie, grattant le sol avec leur râteau et en arrachant des poignées d’huîtres empâtées de vase. Ils en remplissent les panetières accrochées à une sorte de trépied en fer qui les tient ouvertes. La boue remuée a une odeur forte. On entend toujours l’océan qui tape derrière les dunes. Les autres parqueurs, disséminés, sont aussi penchés sur leur tâche et comme estompés dans une fumée d’eau.

Il semble que l’on soit dans quelque désert marécageux où les voix du monde ne parviennent pas. Le petit mot cruel, balle perdue, a pourtant volé dans cette solitude. Bâtard ! Bâtard ! Michel se sent avec horreur redevenir mauvais. Même ici ! Pourquoi ? N’aura-t-il nulle part pour nom que l’insulte ? Le sobriquet infamant le marque. Une fois encore son malheur secret, en vain scellé sous le silence, l’orgueil, le dépit, lui a été par une voix inconnue jeté à la face. Des larmes de colère se mêlent à la pluie qui cingle ses joues. Il n’y a pas de bonté au monde. Personne ne sait rien de la souffrance des autres ni de la justice. Son propre cœur même est plus souillé de haine et de révolte que cette vase où ses pas s’enfoncent.

Il pêche maintenant un peu à l’écart. Comme déjà reflue la mer, il faut se hâter. Sylvain rassemble les panetières. Le clapotis bat les palissades et les cages noires des collecteurs. Un moment, Michel est resté appuyé sur l’encolure de la pinasse, ses bottes dans l’eau. Quelques barques chargées s’éloignent. Dans son âme où la colère exaltait tout à l’heure des instincts profonds, honte, révolte, désir de revanche, soif mystérieuse de beauté et de pureté, l’orage se fond dans une impression de découragement et de lassitude. Il fait tomber son capuchon et passe sa main sur son front humide.

Une grande brise souffle de l’océan. Au retour, sitôt la voile hissée, étendu à l’avant sur le tas d’huîtres, il s’est endormi.

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