Le goéland
II
La gare d’Arès approchait. Laure baissa la vitre du compartiment : une rafale d’air pluvieux entra, le train s’arrêtait, ce petit chemin de fer économique qui traîne comme une chenille le long du bassin quatre ou cinq roulottes forées d’étroites fenêtres.
Près du hangar des messageries, aux abords encombrés de poteaux de mine et de futailles de résine, un vieil homme, le menton carré entre deux bajoues, balayait le plancher de sa charrette souillé de coquilles.
Comme la jeune femme passait près de lui, elle s’inclina légèrement.
Le vieux la regardait, les épaules pliées, relevant une tête massive coiffée d’un béret, une face romaine, couleur de cuir, aux orbites mangées par de gros sourcils, où des yeux de gélatine verdâtre étaient embusqués.
Au même instant deux hommes, qui transportaient une cage à claire-voie remplie de brebis, sortirent du hangar. C’était un employé du chemin de fer, marchant à reculons, et Laurent Biscosse qui fit sonner sa voix éclatante :
— Le voilà, ton colis !
La cage embarquée sur la charrette, le vieux tendit une tabatière en corne aussi veinée qu’une agate grise. Tout en parfumant son nez, Laurent pérorait :
— Ah ! bon Dieu, quand j’étais plus jeune !
Les trois hommes regardaient Laure qui s’éloignait sur la route bordée de platanes. Sa toque baissée couvrait ses cheveux. Elle marchait avec précaution, choisissant parmi la boue et les flaques d’eau la place de ses petits souliers qu’aucune tache n’avait maculés.
Laurent, sec et droit, qui avait à soixante-seize ans passés le coffre solide, haussait les épaules en parlant des femmes : « Celle-là, disait-il, était mignonne. » Avec son teint de poire duchesse et sa démarche un peu balancée, elle lui rappelait Fort-de-France, l’escale rêvée, où les belles créoles, une corbeille sur la tête, portaient elles-mêmes le charbon à bord. Le soir, on les revoyait en robe de mousseline blanche, faisant la salade d’ananas avec les marins. Les orangers et les citronniers étaient si épais qu’on ne pouvait les traverser. Ces souvenirs, accompagnés de mille vanteries, rallumaient le feu de ses yeux roux.
— Je disais, moi, à mon commandant, qui était un pauvre malade : tant que je suis bien portant, je veux m’amuser !
Laure n’entendait pas les grossièretés que son passage soulevait parmi les marins. Chaque fois qu’elle croisait quelqu’un, elle saluait avec un sourire. Sous la voilette, son regard rapide et doux surprenait comme une caresse. Il était bien vrai que ses yeux gardaient l’éclat des pays chauds et aussi la pulpe du visage, parsemée de taches duvetées, d’un brun de miel, qui rappelaient des rousseurs de fruit.
— C’est tout de même fort, disaient les gens, qu’on n’ait jamais su qui elle est !
— Moi, renchérissait à chaque occasion le père Milos, son menton de galoche tourné vers Picquey, je t’aurais cru plus fin !
C’était un vieux bonhomme, le béret tiré sur ses besicles, avec un nez de rapace encadré par une paire de favoris blancs. Comme il nourrissait pour Sylvain, soupçonné de lui avoir soustrait jadis une paire d’avirons, et encore une bouée avec sa cloche, de vieilles rancunes, sa bouche incisée sur des gencives dépourvues de dents laissait tomber des mots sarcastiques.
Sylvain faisait virer sa petite tête sur son cou d’oiseau :
— Je sais ce que je sais.
Autant dire qu’il ne savait rien. Curieux, sans doute, mais lâche au fond, et craignant de se compromettre, il n’avait jamais joué serré avec cette femme. Que lui importait ! quant à monter un soir dans le même train que l’inconnue, la suivre et voir où elle habitait, quelqu’un d’habile aurait pu le faire. L’idée en était venue plus d’une fois aux gens avisés ; mais Bordeaux semblait loin, et les marins, fort affairés sur leurs parcs en toutes saisons, ayant aussi en tête la pêche et la chasse, ne perdaient pas de vue leurs pinasses.
Tout le village répétait cent contes sur l’enfant. Ce n’était pas que les bâtards fussent rares dans ce petit pays, mais leur histoire n’intéressait pas : quelque retour de fête, l’aventure brutale que le peuple classe parmi les choses inévitables.
Il en allait tout autrement pour le nourrisson d’Elvina. Chacun flairait un roman d’amour comme on en lit dans les feuilletons. Les précautions de la sage-femme, Mme Chautard, qui pinçait sa bouche à chaque question, il ne faut pas demander si cela fit parler. Cette accoucheuse établie à Bordeaux plaçait des enfants dans le pays. Mais elle ne s’était jamais entourée d’un si grand mystère. Elle-même avait un matin de novembre apporté le petit. On la regarda descendre du train, le paquet blanc couché dans ses bras. Puis le bruit courut que l’épicière, Mme Lalande, l’avait mise en rapport avec Elvina.
C’était, comme chacun s’en souvenait, l’hiver où un terrible raz de marée ravagea la côte. Mais il y eut un malheur pire. Les pluies gonflaient ces filets d’eau douce qui filtrent vers le bassin au milieu des pins. On commença de dire que les « doussains » allaient faire mourir les huîtres. Elles étaient devenues belles et grasses ; puis, tout à coup, les pauvres, les voilà mortes ! Il en périssait des milliers par jour. Les pêcheurs, rassemblés sur le port au retour des parcs, se lamentaient chacun avec ses jurons ; mais, entre tous, Sylvain s’emportait et criait misère comme si on lui eût retiré le pain de la bouche.
Sa femme et lui avaient du mal à élever leurs deux enfants. Quand ils s’étaient mariés, ils n’avaient qu’une pièce d’argent blanc en poche ; et Elvina une seule chemise qu’elle lavait les jours de soleil et faisait sécher sur-le-champ. En ce temps-là, le boulanger inscrivait encore sur son ardoise le pain à crédit. Le monde, disait Elvina, n’était pas dur comme aujourd’hui. Sylvain se fût contenté de se louer au jour le jour pour la pêche et de braconner dans la forêt : il était au fond fantaisiste comme un Gascon. L’âpreté ne lui vint qu’avec les écus.
On disait de lui qu’il savait parler aux « messieurs ». Un jour, à Arcachon, le prince de Monaco le reconnut : Sylvain l’avait un soir servi à table, dix ans avant, alors qu’il achevait son service sur le Travailleur, un vieux bateau venu pour l’inauguration des docks de Bordeaux. Le prince, qui était bel homme, pas plus fier qu’un autre, et ami du peuple, l’avait amené au casino, tout mal ficelé qu’il était, pieds nus, son vieux jersey troué au coude, et avait même exigé que Sylvain fût seul à le servir dans un grand banquet que le Yachting Club lui offrait le soir. « Mais, mon prince, je suis trop sale ! — Cela me plaît comme cela. » Tout au moins Sylvain s’en vantait, et aussi de ne s’être laissé manquer de rien, au point d’avoir bu avant le petit jour quatre ou cinq bouteilles de Cliquot sans se douter qu’il était traître, parce que le champagne n’est pas comme ces vins qui noient l’estomac.
C’était un petit homme desséché, plus vif que le feu, leste d’allure, la bouche insidieuse et tordue comme une vipère, et qui avait autant de tours dans son sac que de vieilles cordes dans sa voilerie. Actif, à la manière des marins qui dorment d’un œil, se règlent sur le ciel et sur la marée, et n’ont jamais deux journées pareilles, il passait volontiers une nuit blanche pour poser un piège. Si une loutre mangeait le poisson dans les réservoirs du château, il était à parier que Sylvain, et seulement en deux ou trois jours, saurait au juste d’où venait la bête et sur quelle écluse il fallait l’attendre : en toutes choses un Gascon renforcé, sec et léger comme un oiseau, la langue dorée, les rancunes longues, flattant les riches et amassant contre eux sa bile et son fiel.
— S’il ne m’avait pas écoutée, nous n’aurions pas de pain à manger, disait Elvina.
Cette grosse femme, la face ronde comme une lune, poussait les affaires. Leur voisin, le père Milos, qui aimait les cartes, le cabaret, et tétait sa pipe sur le port du matin au soir, laissait se perdre deux ou trois parcs. Le meilleur se trouvait à gauche de la croix. Elle lui en avait sous-loué un morceau. Il avait fallu acheter sou par sou les tuiles, la chaux et le matériel. C’était à ce moment qu’Elvina qui nourrissait sa petite Estelle avait pris Michel.
Il y avait quatorze ans que ces choses s’étaient passées. On racontait encore qu’Elvina touchait des mille et des mille. Chacun sait que l’imagination populaire voit souvent des bœufs là où il n’y a pas même un œuf. En réalité, à force de travailler nuit et jour et d’user leurs mains sur les rames, les Picquey s’étaient tirés de la misère. Ils posaient maintenant huit mille tuiles dans le parc qu’ils venaient d’obtenir, près de l’île-aux-Oiseaux ; et ils avaient aussi leur maison, deux embarcations effilées, une vieille et une neuve, passées au goudron, avec le mât, la voile, les grands avirons et le grappin au bout d’un fort câble : tous ces appareils s’accumulant la nuit dans la voilerie, sorte de hangar près du bassin, où les paquets de filets étaient accrochés aux cloisons de planches. Leur fils aîné, Justin, achevait son service sur un croiseur. La petite Estelle, qui avait fait sa communion avec Michel, restait maintenant à la maison. Mais la vie et les choses s’étaient transformées sans qu’Elvina en sût davantage que le premier jour sur la mère de son nourrisson.
— Pourvu qu’elle paie ! disait Sylvain.
Il se moquait pas mal du reste, en homme qui ne voulait connaître, quoi qu’il arrivât, que la figure des pièces de cent sous.
Elle allait, la tête baissée, luttant avec peine contre la bourrasque, un grand vent souple qui l’enlaçait de la tête aux pieds. Des deux côtés de la route, on ne voyait que des pacages et la lisière des bois de pins. Comme elle avait une démarche pleine de grâce, avec des arrêts, des hésitations, il lui fallait deux ou trois fois plus de temps pour arriver jusqu’au village que n’en aurait mis une Arésienne au pas rapide.
Elle avait porté plusieurs fois la main à sa toque, retenu les pans de son long manteau battant les chevilles. Loin de s’alarmer des regards qui, tout à l’heure, la dévisageaient, elle ne pensait qu’à l’averse proche, tournant vers l’ouest, où de grands nuages bas absorbaient le jour, son visage à moitié caché dans les fourrures.
Le charreton du commissionnaire passa près d’elle. L’homme, assis sur la cage à claire-voie, sa blouse blanchie par les lavages pavoisée de pièces gros bleu, conduisait un vieil âne habillé de bourre. Il frappa avec les cordes les reins misérables rayés de la croix :
— Hup, hup…
Un petit trot saccadé secoua dans la charrette le lot de brebis : les unes couchées en travers dont dodelinait la tête busquée ; deux autres debout, écrasées contre les barreaux, leur toison tremblant sur les jambes grêles.
Maintenant elle était de nouveau seule sur la route : « Quel temps ! » pensait-elle. Mais elle n’avait pas le choix des jours. Puisque son mari était à Paris, pour un de ces voyages d’affaires où elle se refusait à l’accompagner, il n’y avait qu’à marcher contre pluie et vent. Aussi allait-elle, poussée par une force que son cœur même ne connaissait pas. Où était la créole indolente qui restait parfois étendue sur un divan des journées entières, et que son mari, quand il rentrait, enveloppait d’un sourire presque paternel comme si elle eût été une enfant. Il y a une honte secrète pour les femmes dans l’aveuglement de ceux qui les aiment. Elle revoyait les yeux de Marc : dans ce visage brûlé par le surmenage, et qui, jeune encore, lui avait toujours paru vieux, la vie du cœur concentrait sa flamme voilée. On lui disait, à l’époque de son mariage, qu’elle avait un bonheur extraordinaire d’épouser un homme d’élite. Elle en était alors excédée. Maintenant l’idée de le perdre faisait courir en elle un frisson. N’était-il pas son refuge et son seul appui ? Elle ne voyait pas la corruption profonde du mensonge. Il n’y avait à ses yeux qu’un mal : celui de souffrir ; elle en avait pour elle et les siens une horreur instinctive qui étouffait toutes les autres voix, lui inspirant des efforts cachés dont personne ne l’eût crue capable. Ce jour-là encore, à mesure qu’elle avançait dans le grand vent, elle avait l’impression confuse d’accroître un mérite qui l’élevait à ses propres yeux.
Tout à l’heure, bercée par les secousses amorties du train, elle avait longuement songé à Michel. Que ce petit était difficile ! Mère, elle entrevoyait l’instant redoutable où l’enfant commence à comprendre. Ce que l’instinct réclamait en elle, c’était une sorte d’union muette ; un amour sans yeux, sans voix, sans oreilles, refoulé dans l’ombre qui lui fut assignée par la destinée. Elle songeait à la petite maison des Picquey ; à la voir si chétive, avec le plafond d’une treille sur sa galerie, qui aurait pu croire que c’était là le but de son voyage, l’asile qui cachait son secret tragique ? Qu’une étincelle s’en fût échappée, l’incendie aurait ravagé sa vie tout entière comme court, dans l’étendue haletante de la lande, le fléau du feu.
Elle se souvint que, toute jeune femme, elle rêvait la nuit de lettre anonyme. Mais, au fond même de ce cauchemar, elle se réfugiait dans un sentiment de confiance étrange. Les illusions d’un esprit puéril répandaient aussi sur l’avenir un jour favorable : le petit grandissait ; il serait un homme. Quelle mère, pensant à son fils, l’admirant d’être grand, fort, beau d’intelligence, ne se sent portée par une foi aveugle en son étoile ? N’était-ce pas un prodige que toutes les circonstances se fussent rencontrées pour le doter d’un fonds de santé et d’instruction ? Elle croyait entendre les recommandations de la sage-femme. « Faites-lui d’abord un tempérament. Les gens qui se portent bien sont toujours heureux. » Cela avait été la chance de Michel, en même temps qu’il grandissait chez de braves gens, d’être pris en affection par le curé, l’abbé Danizous. Que l’enfant fût instruit par ce jeune prêtre, distingué, savant, qui avait montré tant de réserve, n’était-ce pas d’un heureux augure ? Tout en évitant de le rencontrer, parce qu’elle éprouvait vis-à-vis de lui des sentiments mélangés de honte, de pudeur et d’inquiétude, gardant d’ailleurs de l’unique visite qu’elle lui avait faite une impression lourde et pénible, Laure se reposait dans la pensée que l’abbé pousserait son fils. Pourquoi cet enfant, aussi bien qu’un autre, ne pourrait-il atteindre aux places les plus hautes ? Combien d’hommes étaient simplement fils de leurs œuvres, pour reprendre une expression qu’elle méditait naïvement, en tirant la jouissance d’être rassurée. En un temps où il est convenu de dire que l’intelligence peut atteindre à tout, il n’est guère de gens sans expérience, de femmes surtout, qui ne vivent dans l’espoir du miracle ; rien n’étant plus propre d’ailleurs à entretenir cette illusion que l’incertitude même d’une destinée difficile, obscure, dont on ne peut sortir que par un mérite extraordinaire.
Maintenant encore, dans la solitude de cette route vide, des idées heureuses l’accompagnaient. Michel, du moins, n’aurait pas souffert. Quel reproche pourrait-il lui faire, alors qu’elle avait de loin veillé sur lui, le sauvant de l’abandon, de la misère et des duretés qui sont le lot des enfants que nul ne veut reconnaître. Son fils, même sans foyer, exilé de son milieu naturel, était celui qu’elle avait porté ! Il restait au centre de cette vie secrète où sommeillent les tendresses engourdies et les vieux remords. Le sourire au coin de sa bouche s’approfondissait, creusait un pli triste.
— Qu’il réussisse ! qu’il soit heureux !
La demeure des Picquey se trouvait à une centaine de mètres du port, derrière des cabanes entre lesquelles s’enchevêtraient des ruelles et de minces jardins grillagés. La jeune femme chercha le loquet du portillon.
L’endroit formait une cour avec un entour de hangars où l’on rangeait le bois et triait les huîtres. Le figuier d’un jardin voisin penchait par-dessus la clôture un bras vigoureux sur la petite aile en planches où logeait Michel, et qui avait été ajoutée en équerre au bout de la galerie. Une odeur de mer imprégnait le vent. La dépouille rousse d’une macreuse se balançait à un clou contre la maison.
C’était une masure crépie à la chaux, encapuchonnée de son toit de tuiles, rabattu très bas, rapiécé et feutré de mousses, que précédait le plafond ensellé d’une treille posée sur des perches. Quand Laure frappa, Soumise, jaillissant du bûcher avec des bonds, des abois de colère, l’encercla d’une ronde de jeune chienne. Elle se pencha pour la caresser : « Là, là, laisse-moi. » Mais Estelle entr’ouvrait la porte.
— Michel ?
— Il est là, madame, il vient de rentrer.
Comme il ne s’était pas levé tout de suite, elle le surprit, devant la table nappée d’une toile cirée, avalant en hâte une bouchée de pain qui gonflait sa gorge. Il recula sa chaise et se mit debout. Sous le plafond bas, elle eut un léger saisissement à le voir si grand. Il avait maigri. Son visage, creusé par la croissance, rapportait des courses en plein air un reflet de vie sauvage et de liberté. Elle eut l’impression que ses yeux s’étaient élargis.
— Tu ne m’attendais pas ?
Les deux enfants restaient interdits comme si son entrée venait d’interrompre une explication. Estelle, gênée, détournait la tête dans le demi-jour pour cacher ses yeux enfiévrés et ses joues brûlantes. Qu’avait fait Michel ? Pourquoi s’était-il caché dans le bois ? Quand il avait ouvert la porte, à le voir paraître affamé, le visage ruisselant de sueur et de pluie, haletant d’avoir couru deux ou trois kilomètres avec la brouette, elle n’avait pu se contenir. Tout en posant sur la table une soupière couverte qu’elle gardait chaude au milieu des cendres, ses petites mains brunes tremblaient de colère.
— Oui, je le dirai.
— Laisse-moi tranquille.
La mauvaise humeur de Michel ajoutait encore aux griefs accumulés depuis le matin. Adolescente, elle sentait vibrer des nerfs de femme qui a attendu, battu le pays, inventé le pire et qui, prête à sangloter de joie, éclate en reproches. Laure ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle avait attiré Michel près de l’humble fenêtre et mis ses deux mains sur ses épaules. Il baissait le front. Elle lui souriait.
— Embrasse-moi.
Elle le regardait avec un mélange de joie, de crainte et d’étonnement. Il avait les cheveux mouillés et sentait le bois. Quand elle le serra dans ses bras, avec son tablier tout souillé de boue, elle crut respirer un âcre parfum de terre et de feuilles mortes.
Comme les Picquey n’étaient pas rentrés, Laure accompagnée de Michel alla sur le port avant de repartir. Le flot approchait, sans qu’on pût distinguer les barques, et le lit du chenal n’était encore qu’un sillon de vase. Un vol de bernaches errait au-dessus de ce désert, volant bas, rasant de leurs ailes les boues irisées. Le ciel gardait la couleur des bourrasques grises. Mais une étroite lagune d’un jaune de soufre, étirée au couchant par-dessus les dunes, glaçait la vase d’un reflet fragile et phosphorescent.
Laure s’arrêta un moment sur le port, pénétrée et comme retrempée par cette haleine de la mer, par ces odeurs de goémons et de coquillages, par cette impression de nature sauvage et solitaire dont l’atmosphère était imprégnée. Ce qu’elle éprouvait ressemblait à la joie d’être transportée dans un monde vierge. Ses yeux cherchaient les yeux de Michel, mais il regardait vers la lisière douteuse de l’eau, les jambes écartées et les mains aux poches, son cache-nez flottant.
— Tu es heureux ici ?
Il fronça ses sourcils et baissa la tête.
— Qu’est-ce que tu as ? reprit-elle de sa voix persuasive qui donnait un accent de douceur aux mots les plus simples. Regarde-moi donc ! Tu ne me réponds pas. Aimerais-tu mieux vivre enfermé dans un collège, comme les enfants qui travaillent du matin au soir ?
— Oh ! non, non.
Il parcourut des yeux avec une sorte de passion violente le ciel et la mer, merveilleuse arène des chasses et des pêches qui était son seul univers.
Sur la route, entre les jardinets serrés devant les maisons, il se tut encore, redoutant d’être entendu par les gens occupés à trier les huîtres. Un énorme chêne-liège, derrière une grille, enténébrait l’angle d’un carrefour. Mais un peu plus loin, dans le découvert d’un chemin de traverse qui filait au milieu des prés et des pins, leurs voix s’élevèrent : celle de Michel, amère et rageuse, coupée de sanglots.
— Si je te promets, suppliait Laure, que je te répondrai plus tard, que tu sauras tout ?
Et en disant ceci, peut-être, comme tant d’autres femmes, cherchait-elle seulement à éluder la difficulté, à gagner du temps.
Mais l’enfant ne voulait rien entendre ; secoué par une explosion de larmes, de colère, il confessait enfin ses rancunes :
— Voici… Tous les gens d’ici ont un nom. Moi, je n’en ai pas. Je suis resté six ans à l’école. Les autres enfants me criaient : bâtard… Je les ai battus. Partout où je vais, chez le boulanger, chez l’épicière, ce sont des mots et des réflexions. Bâtard ! Bâtard ! Ce matin encore… Mais je suis allé dans les bois avec la chienne, pour ne voir personne. Il a plu, j’ai ramassé un sac de pignes. Seulement j’ai eu faim et je suis rentré. Je pensais bien que vous viendriez. Mais il faut me dire mon nom ou m’abandonner tout à fait. Je n’ai plus besoin que l’on paie pour moi. Qu’est-ce que cela me fait ? Je sais ramer. Si Picquey ne veut pas m’emmener aux parcs, il y en a d’autres qui m’embarqueront. J’ai quatorze ans, je peux travailler.
Il marchait vite, le souffle coupé.
Un cheval qui pacageait s’approcha d’une clôture pour les voir passer. Laure, tremblante, regardait Michel. Pour la première fois, il lui montrait un visage où de vraies larmes avaient coulé, le visage d’un enfant qui a reçu et donné des coups, et sur lequel sa propre faute s’inscrivait en marques brûlantes. Ses yeux étaient agrandis et ses joues creusées. Il avait vieilli en quelques minutes.
— Pourquoi venez-vous sans qu’on le sache ? Vous pouvez bien me le dire, à moi !
— Non, répliqua-t-elle, d’un ton de prière, en s’interrompant pour l’embrasser, non, je ne le peux pas. Veux-tu que je sois la plus misérable des femmes à cause de toi ?
— Mais pourquoi… pourquoi ?
Devant ces dangers incompréhensibles, ce monde obscur de gens inconnus qui pesaient de loin sur sa vie, et dont il ne fallait attendre, semblait-il, ni pitié, ni pardon possible, une détresse profonde l’envahit, le sentiment d’être infiniment petit, impuissant, perdu dans ses larmes ; et comme amolli par cette source de souffrance qui coulait au fond de sa poitrine, il se serra contre sa mère et lui prit le bras. Cette pression muette la troubla plus que n’avait fait sa colère.
— Tu te tourmentes, lui dit-elle, d’une voix apitoyée, en posant la main sur sa tête. Il ne faudrait pas tant réfléchir. Plus tard, quand tu sauras ce qu’est la vie…
Ne parlons plus de cela, reprit-elle avec épouvante. J’ai fait pour toi ce que j’ai pu. Ne parle de moi à personne, jamais, je te le demande, jamais !
Il leva vers elle des yeux dilatés.
— A qui voulez-vous…
Sa voix se brisa dans un silence qui était l’aveu désespéré de sa solitude.
— Non, et non, cria-t-il soudain, avec tant de révolte qu’elle mit d’un geste rapide la main sur sa bouche.
C’était la première fois que surgissait entre eux le grondement profond des forces en marche, douleur, remords, revanche mystérieuse de la nature ou de Dieu même qui a longuement attendu son heure. Une ombre de fatalité plana sur le groupe noué de ces deux êtres ; sur la main gantée qui s’efforçait de bâillonner une bouche d’enfant enfiévrée de rage.
Leurs têtes se touchaient dans le crépuscule. « Tais-toi, Michel ! » Mais il continuait de parler d’une voix basse et précipitée, avec ces mots incohérents des enfants qui ne savent pas expliquer leur cœur ; ainsi foncent au hasard, à droite, à gauche, les jeunes bêtes qui se délivrent de leur fougue par des coups de tête.
C’était l’heure où il aurait voulu dire qu’il détestait tous les gens au monde, connus et inconnus, parce que tous l’avaient humilié, et qu’il eût aimé se venger de tous. Il sentait d’une manière confuse qu’elle seule trouvait grâce, comme si elle était une partie de lui-même, la plus chère, la plus précieuse, qu’il aurait défendue jusqu’à en mourir.
— Jamais je n’ai parlé de vous à personne ! protesta-t-il.
Un spasme de colère tordit ses épaules. Mais, comme toujours, les mots se dérobaient, les vrais mots pour dire ce qui était remué au fond de lui-même : pudeur, jalousie, appel obscur vers la vie normale. C’est le grand malheur, quand on souffre, de ne montrer de soi qu’une grossière image. La douleur a des contractions qui déforment la source des larmes.
— Écoute, lui dit-elle, d’une voix pénétrante, en le pressant contre elle, aie confiance en moi, il y a des choses que je ne peux pas dire. Ne t’inquiète pas. Quoi que tu veuilles faire, tu n’auras rien à me reprocher.
Il eut l’impression qu’elle lui échappait. « Ce n’est pas cela ! » pensa-t-il, comme dans un éclair. Mais elle l’entraînait vers la gare, le train arrivait.
Le fuseau de lumière jaune se décolorait au couchant par-dessus les pins. Un timbre vibra. Les talus de fougères s’embrumaient de vapeurs violettes. Sur le quai encombré de fûts et de caisses d’huîtres, des groupes épars dans le crépuscule eurent un mouvement d’attention que Laure ne remarqua pas. Il lui fallait à l’instant de la séparation se convaincre elle-même que l’enfant n’avait pas de raison d’être malheureux. Elle avait pris sa tête dans ses mains. Il fermait les yeux. Et comme il cédait enfin, lui offrant avidement son visage altéré de Tarcisius qui cache une hostie, elle lui souffla dans l’oreille la phrase dérisoire par laquelle s’exprime l’éternelle contradiction de tant d’autres femmes :
— Surtout ne te fais pas de chagrin !