Le goéland
III
— J’ai dans l’idée qu’elle sera venue ! répéta pour la dixième fois Elvina qui s’interrompit de ramer.
— Nage, nage ! riposta son mari assis devant elle, sur le banc de bois qui servait de coffre.
Les deux paires de longs avirons bagués de cuir recommencèrent à battre l’eau grise.
Ils revenaient, à la mer montante, du grand parc qu’ils avaient aménagé près de l’île-aux-Oiseaux. La marée ayant reflué vite, à cause du gros temps sur l’océan, à peine avaient-ils pu pêcher une heure. Tout un voyage, une longue attente sous la pluie pour rapporter quelques milliers d’huîtres : une cinquantaine de poches en filet, les panetières, gonflées de coquilles et entassées toutes vaseuses et barbues d’algues dans l’arrière recourbé de l’embarcation.
L’horizon derrière eux était encore d’un gris de fumée. Une rafale se levait. Les rayures de la pluie s’effacèrent sur le clapotis.
Autour de ce rond miroir d’eau, le bassin d’Arcachon, un cirque sinueux profile ses lisières de pins et de sable, boursouflées de dunes, les unes boisées, d’un vert de bronze, d’autres sauvagement nues, aux crêtes d’argent rose, couleur de désert. Partout un océan de silence et de solitude. Les petits villages de pêcheurs ressemblent à des vols d’oiseaux de mer posés sur la plage.
L’embarcation des Picquey était pareille à toutes celles qui, à cette heure, revenaient des parcs aux huîtres : une longue et étroite pinasse cambrée comme un arc. Ses pointes aiguës rappelaient les pirogues des anciens pirates.
Elvina ramait par petits coups. Ses hanches roulaient entre ses grandes bottes en caoutchouc et le cordon noué autour de sa taille. Sous sa « bénesse » noire, cachant sa tête et ses épaules, ses yeux gris brillants regardaient vers la croix lointaine.
Tout à l’heure, Sylvain et elle s’étaient disputés pour une de ces paires de patins en bois que les pêcheurs chaussent sur le parc et qui avaient été oubliés : l’homme prétendant qu’Elvina devait s’en charger, qu’il lui avait même recommandé de les mettre à bord ; celle-ci, furieuse, ripostant qu’elle était fatiguée « d’avoir de la tête pour tout le monde ».
— Tu aurais bien pu embarquer seul. Il n’y avait pas tant d’huîtres à jeter !
Il ne répondait pas.
— Si elle est venue, et que nous arrivions trop tard pour la voir, ce sera ta faute !
Sylvain se taisait obstinément.
— Tu ne veux pas répondre ?
C’était sa manie de le harceler jusqu’à ce qu’il criât à son tour, plus fort qu’elle, entremêlant à ses propos des grossièretés qu’on n’eût point attendues de ce petit homme qui savait si bien cajoler les riches. Tout en manœuvrant contre son vieux jersey ses longs avirons, Sylvain disait qu’il n’était pas aux ordres de cette femme. Après tout, à bien compter, que gagnait-il à la servir ? Pas même de quoi payer l’usure des sabots. Ne lui avait-il pas fait plus de cadeaux qu’il n’avait reçu de bonnes pièces ? L’autre hiver encore, cette peau de loutre, une si belle peau, et douce, et épaisse, longue comme ça — il s’arrêta de ramer pour étendre le bras — la queue bien fournie, qui valait de l’or, et pour laquelle c’était tout juste si elle lui avait donné cent sous.
— Madame, avait-il failli répliquer, j’aime autant que vous ne me donniez rien.
Qu’on ne lui dise pas qu’elle était bonne ! C’était lui, Sylvain, qui n’avait été que trop généreux. Quand il lui offrait des soles, du gibier, c’était toujours la fleur de beauté. Il ne tarissait pas en descriptions de ces pièces fabuleuses dont il s’était dépouillé pour elle, sur lesquelles sa voix s’attendrissait encore après si longtemps, et qu’un prodige de multiplication lui représentait chaque fois plus grosses, plus nombreuses, et d’un plus grand prix. L’idée qu’il lui avait fait des cadeaux pareils exaltait chez ce petit Gascon sa folle vanité, ce désir de briller qui le faisait haïr des autres pêcheurs, et ce vieil instinct de réclamation qui pousse tout homme satisfait de soi à se plaindre de n’avoir pas reçu en profits ni en reconnaissance la plus petite part même de ce qui lui est dû.
L’ingratitude d’une femme perdue, leur obligée, qui ne savait pas reconnaître leurs inestimables services, était un sujet sur lequel le mari et la femme se trouvaient d’accord, le prétexte favori de leurs doléances. La cupidité de l’un et de l’autre était comme un sol avide où disparaît l’eau. Mais la mauvaise humeur d’Elvina l’emportait sur son sentiment véritable. Tout en ramant, sa « bénesse » baissée contre le vent, elle criait dans son patois qu’il ne s’agissait pas de ces histoires mais des affaires du petit qui ne valaient plus rien. Qui serait capable de les montrer ? Qui penserait à faire le compte des culottes trop courtes, des chaussettes déchirées et des vieux sabots ?
— Si elle est venue, elle va repartir par le train de cinq heures et demie. Nous n’aurons même pas débarqué. Cela ne lui coûterait pas beaucoup d’envoyer une lettre, mais il y a sans doute quelqu’un qui l’espionne.
Un vol de poules d’eau se levait à droite de l’embarcation. Sylvain les suivit de ses petits yeux vifs. Il avait un regard d’oiseau enchâssé dans des plissures malicieuses. Son grand nez humait de loin le vent et la chance. Dans ses sèches joues tannées, au poil fort, l’encoche de deux rides creusait la mâchoire.
Il cracha dans l’eau.
— Ce sont ses affaires !
Son avis était qu’il devait y avoir sous roche quelque grosse anguille. Il le fallait bien pour que la femme-sage ne se décidât pas à ouvrir son bec.
La voix d’Elvina eut un brusque éclat :
— Ces personnes sont payées pour se taire. C’est leur intérêt.
Et d’un ton plus bas :
— Je vois bien, moi, que ce petit souffre. Il y a des jours où il vous regarde comme un innocent. Ce n’est pourtant pas qu’il manque de rien. Mais où qu’il aille, il trouvera toujours des gens pour lui faire affront. Si cette femme avait un vrai cœur de mère, elle ne resterait pas des trois et quatre mois sans donner un signe de vie. Je m’étonne même qu’elle ne l’ait pas mis à l’Assistance. Elle aurait été bien tranquille. Il y a deux ans, quand le petit a été malade de la rougeole, elle n’est pas venue. Moi, si j’avais été à sa place, je n’aurais pas eu honte de mon enfant.
Une barque voilée passait près d’eux dans un bruit d’eau fendue par l’étrave.
— C’est Albin, dit Picquey, il a dû pêcher aux Jacquets.
Mais Elvina, courbée sur les rames, s’entêtait dans son idée fixe :
— Dis, Sylvain, qu’est-ce qu’elle va répondre le jour où le petit lui demandera qui est son père ?
Il haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux que cela lui fasse !
Retour des parcs toujours pareil. La fourmilière noire des pinasses a laissé derrière elle la croix dressée en face du port, le pied dans l’eau grise. La marée recouvre lentement les vases. La nappe couleur de nuage s’est insinuée entre les plaques de joncs roussis. Tout à l’heure, une odeur de marais montait de la boue où criaillaient, balles de neige dans la bourre d’herbe, une nuée de mouettes. Maintenant la morne étendue, avec ses barques à sec, ses grappins épars, s’abîme peu à peu dans une vivante métamorphose.
Quelques pétroleuses ronflent et vont décrire avant de mouiller des courbes rapides. Le petit port, avec sa tour, son clocher d’église, et ses cabanes posées sur le sable, aspire de loin tous ceux qui reviennent. Le vent souffle dans les voiles basses. Au milieu des lagunes vaseuses où le couchant allume quelques œillets d’eau, le chenal est une couleuvre d’argent qu’encombre le défilé besogneux des barques. Entre les pinasses et la jetée où la marée jette quelques éponges d’une écume rousse, c’est un va-et-vient continuel de charrettes, de pêcheurs bottés qui marchent dans l’eau.
Sous la galerie du poste de douane, les vieux retraités n’ont pas de plus vif plaisir que de voir passer les femmes qui reviennent, profilées dans le crépuscule sur la longue bande pierreuse ; procession où les plus lourdes, rappelant ces courges rondes et roulantes qui servent de bouées, alternent avec les fines et souples parqueuses. Celles-ci, quand elles surgissent, chargées de leurs paniers, des râteaux de parc, causent une sorte de saisissement, telles de petites déesses marines.
Les nouvelles volent plus vite qu’un oiseau de mer sur ces ports, où l’esplanade plantée de piquets et d’acacias rongés par le sel est une sorte de forum rustique. Elvina, traînant son bagage, n’avait pas fait dix pas sur cette terrasse qu’elle était arrêtée par un vieux bonhomme, son compère habituel, le père Milos, qui, sans cesser de téter sa pipe, et avec un plissement narquois des paupières, se donnait le plaisir savouré à l’avance de lui causer une contrariété : Elle avait eu « de la visite ».
— C’est la faute de Sylvain, j’en étais bien sûre ! commença-t-elle de se lamenter.
Comme Michel rentrait un peu plus tard, hors d’haleine, après une course à travers les prés, il aperçut la grosse femme assise sur son charreton, une guide en corde dans chaque main, descendant vers la plage au trot de son âne. Il fallait encore, avant le souper, ramener sous le hangar le chargement d’huîtres. Quels que fussent les événements et les querelles qu’on aurait ensuite à vider, ceci ne pouvait pas être retardé.
Michel passa en courant devant la cuisine éclairée et entrevit à travers le rideau Estelle penchée, suspendant la bouilloire à la crémaillère. Une lampe de cuivre éclairait la table jonchée de pelures d’ail légères comme des pétales de parchemin. L’enfant se détourna, le souffle court, sans s’arrêter devant la porte.
Sa chambre se trouvait dans la petite aile de la maison, avec une fenêtre qui ouvrait au bout de la galerie. Mais il y avait sur un côté de la cour, adossé au hangar dans lequel on triait les huîtres, un appentis où Sylvain rangeait le bois et la brande. Il s’y jeta comme se cache pour souffrir une bête traquée.
Ce coin obscur sentait la sciure, la forêt, le bois frais coupé. Personne ne songerait à le chercher là. Il s’abattit sur le chevalet qui servait à Sylvain pour scier les souches. Son cœur sautait. Il était malade d’humiliation. Il cachait dans ses mains sa figure brûlante des baisers qu’il avait reçus. Non, il ne pardonnait pas à sa mère ; il lui en voulait pour ses mots vagues, ses fausses promesses, en même temps que le révoltait une injustice contre laquelle il ne pouvait rien. Qu’était-ce que ces dangers dont elle lui parlait ? Quels étaient ces malheurs dont il serait cause ? Il avait la sensation horrible pour un enfant d’être environné d’ennemis et de gens méchants. Lui aussi détestait tous ces inconnus. Il aurait voulu ne plus voir personne. Puis ses pensées se brouillèrent et il pleura sans plus savoir si c’était de rage ou de désespoir, à flots, un déluge, parce qu’il faut bien que la tension du chagrin se brise et que l’orage fonde en pluie bienfaisante.
L’angélus venait de sonner quand passa dans l’entre-bâillement de la porte une lumière dansante : Estelle, abritant des doigts la flamme éventée d’une petite lampe, entrait dans le bûcher.
Dans le même instant, il fut sur pied. Mais elle l’avait entrevu, à demi couché sur le chevalet, la tête enfouie dans ses bras croisés. Et de le trouver là, tout seul, dans ce noir, elle reçut un coup au cœur. Petite fille ignorante, mais non point dure comme le sont tant d’autres enfants et que Sylvain rabrouait souvent à cause des larmes qu’elle versait sur un chien estropié par une auto, sur un chat malade, elle sentit dans l’atmosphère cet âcre arome du chagrin qui ne trompe pas. Ainsi l’odeur de la terre chaude que l’averse ravina sans la rafraîchir reste saturée de l’orage qui vient de s’éloigner.
Il y a dans les sens des adolescentes des divinations mystérieuses. Estelle flairait que Michel était à une de ces heures où il ne fallait pas le pousser à bout. Mais il était là. Elle était venue d’instinct, dans la nuit, jusqu’au gîte où il se terrait. Si Elvina ou Sylvain rentrait — et elle les attendait à toute minute — une scène pénible serait conjurée.
— Il faut venir, dit-elle, sans paraître étonnée, nous allons souper.
La flamme fumeuse d’une lampe à essence éclairait ses cheveux séparés au milieu du front, son cou long et brun, la chaîne d’argent qui glissait sur sa maigre épaule. Elle baissa la mèche sans le regarder. Michel, les paupières lourdes, se sentait ensommeillé et comme hors du temps.
Mais tandis qu’elle levait les yeux sur le visage de son compagnon, elle eut soudain la vision intérieure d’une destinée qui l’écartait d’elle. Cette mère un jour le leur reprendrait. Il s’en irait, il disparaîtrait sans que l’on sût même où trouver sa trace. Elle avait conscience d’une supériorité de race qui faisait de Michel au milieu d’eux un être isolé. Et désarmée devant ces événements au cours implacable, n’ayant que son faible cœur à leur opposer, elle eut du moins l’instinct de se débattre : ainsi ces oiseaux aux ailes trop courtes qui s’essaient précipitamment à frapper le sol.
— Michel, dit-elle en le retenant par le bras, qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu ne t’en iras pas, continua-t-elle, le forçant à s’asseoir près d’elle sur le chevalet. Je t’en prie, je t’en supplie, promets-moi que tu resteras toujours avec nous.
Il la regarda étonné, avec des yeux où se levaient les horizons qu’elle faisait surgir.
A quoi pensait-elle ? Était-ce vrai qu’il dût s’en aller un jour ? Il imagina confusément des pays, des mers, d’autres étendues de pins au bord d’océans traversés par des paquebots. Une nostalgie puissante gonfla son cœur que venait de mordre la grande faim de la solitude.
Un vent noir recommençait de souffler dehors. La petite lampe qu’elle tenait toujours dans ses mains éclairait leurs deux visages rapprochés dans l’ombre. Que vit-elle sur cette face où les yeux encaissés, couleur de mer grise, rayonnaient de vie ? Les pensées courageuses s’y succédaient visibles comme dans une eau nue.
— Promets-le-moi, répéta-t-elle ; puis elle gémit :
— Mon Dieu ! mon Dieu !
Alors il passa son bras autour de ses épaules et trouva à la consoler une jouissance inattendue. Ce n’était pas seulement parce qu’il sentait haleter son souffle. Il n’était plus l’enfant abandonné mais le jeune maître qu’un naïf amour investit de pouvoirs illimités de peine et de joie. Si petit devant la mère qui s’était enfuie, si humilié devant les hommes, il régnait ici. C’était une obscure revanche dont son cœur était attendri. Cependant il ne s’engageait pas.
— Promets-moi, répétait Estelle qui s’apaisait en l’écoutant, attentive au son de sa voix, essayant de rassembler pour s’en souvenir les mots éphémères, comme font les enfants qui dressent en hâte, devant la mer lointaine et grondante, des cordons de sable.