Le goéland
VIII
L’abbé Danizous écouta en silence la jeune femme.
Il était toujours silencieux dans ces moments-là, sachant que l’être humain, quand le désarroi le presse et le mène, et qu’une force le fait malgré soi s’ouvrir, a seulement l’instinct de se débarrasser de son propre fonds. C’est un poids qu’on jette. Il faut quelqu’un pour le recevoir, et non pas toujours celui qu’on avait cherché.
Quand il l’avait introduite, seul, tête nue, dans le petit couloir, lui voyant les yeux pleins de fièvre, il avait senti un choc intérieur. Elle hésitait, s’efforçant de raffermir sa voix qui tremblait.
— Vous ne devez pas me reconnaître ?
— Entrez, madame.
Il s’était voûté en ces derniers mois. Elle fut frappée de sa maigreur. Mais ce qui étonnait toujours en lui, c’était son regard détaché, qui semblait répandre sur son sourire une lumière mélancolique.
Il avait fermé au passage la porte de sa chambre, et elle entrevit seulement la table encombrée de papiers et le lit défait.
Un quart d’heure s’était écoulé. Comme on était venu chercher Mariette, après le déjeuner, pour qu’elle allât chez une de ses nièces dont la petite fille se trouvait malade, la villa paraissait figée dans un silence de mort. On n’entendait que cette voix désolée qui accusait l’amour, la vie, les fatalités, Parques invisibles qui amassent dans l’ombre le mal dont on souffre.
Il n’y avait rien de changé dans le parloir depuis deux ans qu’elle n’était entrée. Elle avait pris place au-dessous du Christ suspendu au mur, fixé sur une croix de bois. C’était le même fauteuil en paille dont un bras branlait. Mais alors le crépuscule remplissait la pièce, épaississant l’ombre où les traits se cachent. Ce jour-là, le soleil était haut encore. Un rideau de coton posait sur le rectangle de la fenêtre un masque couleur d’huile.
Elle se tenait penchée, un bras appuyé à l’accoudoir. Le poids de la longue journée courbait ses épaules. Brisée de fatigue, après tant de pas inutiles, et dans le désarroi d’une âme en peine, elle offrait à l’abbé un visage défait où se lisait son agitation. Deux sillons s’étaient creusés autour de la bouche abattue qui semblait avaler des larmes.
— Je voudrais savoir s’il vous a parlé de la scène qu’il m’a faite. C’est la dernière fois que je suis venue. Il doit y avoir des gens qui l’excitent. Je pensais qu’il aurait honte, qu’il m’écrirait… Mais jamais un élan du cœur ! Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est d’attendre…
Elle s’interrompit et respira profondément.
— On me dit aujourd’hui qu’il travaille aux parcs avec les Picquey. Comment cela s’est-il fait ? Qui l’a permis ?
Sa révolte céda tout à coup à la pitié qu’une femme qui souffre sent pour elle-même ; elle eut un tremblement de la gorge et des larmes brillèrent dans ses yeux.
— Je ne suis donc rien que personne n’ait pris la peine de me prévenir.
— Tout cela est si injuste, reprit-elle. Moi qui ai toujours fait ce que j’ai pu.
Elle n’avait jamais pensé que son secret finirait par lui échapper. Mais il y a dans les choses de la vie une force qui emporte.
Elle se lamentait d’une voix rapide et haletante :
— Je suis la plus malheureuse des femmes. Je le suis depuis si longtemps. Les enfants sont ingrats. Ils ne voient pas ce qu’on a souffert. Quand on est jeune, est-ce que l’on sait ? Est-ce que personne songe même à vous avertir ? Voilà quinze ans que je paie pour un entraînement qui ne m’a causé que de la peine… Cette faute m’a assez coûté. Je ne veux pas payer davantage. Je n’ai pas le droit…
Il écoutait, les yeux fixés sur le tapis usé. Prêtre, il entendait la lamentation de l’Ève éternelle. Ce mot, esclave du péché, qu’il avait si souvent lu, prononcé en chaire, il avait l’impression de le découvrir. « C’est assez ! » disait-elle. Le tremblement de ses mains criait qu’elle n’en pouvait plus. Il reconnaissait, avec un intime découragement, le drame le plus commun, le plus quotidien, cette détresse d’un être faible qui ne comprend rien à son malheur.
Laure avait jeté un rapide regard vers l’abbé pour savoir si elle pouvait continuer. Elle espérait un mot de pitié mais n’osait le solliciter. Il était assis, immobile, les mains dans le creux de sa soutane ; elle voyait de trois quarts son visage pâle, au nez long et fin, séparant des paupières à demi closes qui semblaient baissées sur les poignants secrets de la vie.
Il y eut un silence. Laure se sentait saisie de honte. Parce qu’elle devinait en lui une grande émotion muette, elle souffrait vaguement de son indignité. Mais la force qui était en elle la poussait toujours :
— Cela ne serait jamais arrivé si mon mari n’avait pas été en voyage. C’était pour une ligne de navigation… Il venait d’être nommé directeur…
Elle avait pris son front dans ses mains et s’expliquait confusément, avec des arrêts, des retours soudains. Elle aimait pourtant son mari. Seulement, au début, ils étaient trop loin l’un de l’autre ; lui, absorbé, tout à ses affaires, la laissant seule du matin au soir ; elle, sortie la veille de pension et qui s’ennuyait.
— La fatalité, c’est que son jeune frère vivait avec nous. Il m’avait dit : « J’ai le devoir de veiller sur lui… Je le dirigerai. » L’idée que notre vie pourrait être troublée ne lui était pas venue. Il n’aurait pu la supporter. Son frère était comme son fils. Je me serais défiée de tout autre. Mais cet enfant, je pensais qu’il comptait si peu !
Elle s’interrompit, effrayée. N’était-ce pas assez ? L’abbé Danizous ne bougeait pas. Il semblait attendre.
Un cri lui échappa :
— Je vous fais horreur… Je sais bien que je n’aurais pas dû. Mais je ne savais pas encore ce qu’est mon mari.
Et dans un sanglot :
— C’est après que je l’ai aimé !
Les intelligences exercées à scruter les âmes ont une sorte de double vue. Entre ces phrases incohérentes, l’abbé Danizous voyait peu à peu monter des visages et la vérité se reconstituer. Le mari lui apparaissait, isolé dans sa vie d’affaires, enveloppant les deux êtres dont il avait charge d’une tendresse presque paternelle. L’abbé savait que les grands travailleurs vivent souvent comme étrangers à ce qui les entoure. Celui-là, l’esprit absent, mal adapté vraisemblablement aux exigences d’une jeune femme, avait dû passer à côté des réalités.
— Un homme de famille ! pensait l’abbé ; son intuition le lui montrait, tournant toutes ses forces vers la vie sérieuse, le bonheur des siens. Ces hommes ne se défient jamais de la femme. Ils l’ignorent trop pour en avoir peur. Parce qu’ils portent, le plus souvent, l’empreinte profonde d’une mère admirable, ils croient toujours trouver des cœurs sûrs. Fatigués, ils vont vers celle qui les charme. Il suffisait de regarder Laure ; de voir, en face de soi, cette grâce ployée. Elle devait avoir trente-cinq ans ; et même dans ses larmes, l’expression était celle d’une toute jeune femme.
L’abbé Danizous se sentait envahi par une lassitude qui brisait ses membres. Il avait eu dans la nuit une crise d’asthme aiguë. Les ombres répandues au-dessous des yeux, dans la cire creuse de son visage, portaient les marques de l’insomnie.
Au fur et à mesure que cette tragédie familiale reparaissait par bribes, il mesurait avec son cœur les cruels ravages de l’amour. Deux frères ! Le plus jeune, sans parents, devant tout à l’autre, et l’ayant trahi ! Quelle était la tyrannie des forces obscures pour l’emporter sur ce qu’il y a de plus sacré, dans des cœurs d’homme, ce sentiment unique de tendresse fraternelle, de protection donnée et reçue, qui ne souffre pas l’ombre d’une ombre, et s’était trouvé profané.
— Votre mari était bon pour vous, dit-il, en tournant vers elle son regard. Vous n’aviez rien à lui reprocher. Et c’est avec son frère, presque son enfant…
Il avait une imagination rapide et sensible qui lui représentait vivement les douleurs d’autrui. C’était sa grande fatigue de vivre non seulement dans son âme, mais dans ses nerfs, les peines les plus proches, par le miracle intérieur de la sympathie, prêtant d’ailleurs à ceux dont il prenait en lui l’obscure misère des sentiments d’une pureté vibrante que la plupart des cœurs ne connaissent pas.
— Vous saviez pourtant qu’il vous aimait ?
Au dehors la lumière baignait les prés. Laure s’était un peu reculée. Sa main nue s’accrochait au bras du fauteuil. Le malaise qu’elle avait éprouvé deux ans plus tôt, en face de l’abbé, lui serrait de nouveau la gorge. On croyait le passé éteint, enterré, et le voici qui donne des coups brusques.
Un tremblement agitait sa lèvre inférieure :
— J’avais dix-huit ans…
Elle revoyait ces années qui lui semblaient lointaines et comme hors du temps. L’appartement où Marc l’avait installée, dans un vieux quartier de Bordeaux, était délabré et inconfortable, au deuxième étage d’un hôtel que les fumées du port avaient encrassé. Les jours de pluie, il fallait allumer la lampe à trois heures de l’après-midi, tellement les tapisseries étaient sombres et la rue morose. On n’entendait que le roulement des camions sur les gros pavés ; et encore, en face, le fracas des feuillards jetés, dont retentissaient les soubresauts sous la voûte enténébrée d’un profond magasin de fer.
Journées interminables où, sans goût pour aucune chose, elle se sentait dans cette maison étrangère et dépaysée. Cet hiver-là, précisément, fut celui où Marc se trouva menacé dans sa situation. Quand il rentrait, rembruni de soucis, elle voyait seulement son air harassé et ses traits tirés. Pendant le dîner, sous la suspension, la lumière crue éclairait cet homme, absorbé dans ses idées fixes, qui lui semblait vieux ; elle sentait qu’il la voyait mal et ne soutenait pas l’effort d’écouter. Quand elle le rappelait à l’ordre, prête à pleurer, il paraissait revenir de très loin ; une douceur affectueuse ranimait ses yeux : « Mais si, j’entendais. » Le soir, la fatigue le renversait au fond d’un fauteuil.
— Il aurait dû me dire ce qui arrivait, expliqua-t-elle, cherchant à trouver une excuse dans son ignorance. Il y avait dans le conseil d’administration une cabale montée contre lui. Une lutte de toutes les heures où il a fallu son énergie pour ne pas céder. Je voyais bien qu’il avait mauvaise mine. C’est une nature qui se ronge sans qu’on sache rien… Il a dû ensuite partir pour New-York. Comme son séjour ne devait durer que trois ou quatre mois, je n’ai pas voulu l’accompagner. Ce n’était pas la peine pour si peu de temps ! Vous allez croire… Non, cela n’avait pas encore commencé. Seulement je n’avais pas envie de partir.
— Quel malheur ! reprit-elle, en cachant ses yeux dans sa main. Elle revoyait Daniel, le cadet, faisant irruption dans le petit salon, le jour où la question du départ venait justement d’être débattue : « Si vous me laissez, je ferai des folies. Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? » La couleur de ses yeux avait foncé subitement, et tout son visage offrait une expression de désordre et de chagrin qui l’avait troublée. Bien qu’elle ne lui donnât pas encore d’importance, éprouvant seulement auprès de lui la radieuse impression de plaire, elle s’était sentie flattée par ce désespoir.
C’était le début de cette période où l’entraînait le plaisir de vivre ; une sensation de jeunesse, de jeu dangereux ; la flamme frôlée, éloignée, cherchée qui la reprenait comme un aimant ; et cette sorte de griserie au moment même où elle glissait vers l’irréparable.
— Mon mari aurait dû voir que ses yeux ne me quittaient pas. Mais comment me plaindre, le dénoncer ? Nous étions presque du même âge, et lui par moments si gai avec moi ; puis tout à coup triste et sombre à me faire peur.
Sa voix se fit plus basse encore.
— Je n’étais pas de ces femmes qu’on peut laisser seules.
Puis se ressaisissant :
— Vous ne comprenez pas… Vous allez me juger plus mauvaise que je ne suis !
Elle s’alarmait d’en avoir tant dit. Comme un coupable, tout vibrant encore de ses aveux, relève sur l’avenir des yeux effrayés, elle se sentait ramenée en arrière par l’éternelle réaction des faibles : nier et s’enfuir. Mais dans l’état d’agitation où elle se trouvait, il était trop tard. L’influence d’un esprit supérieur agissait aussi en sens contraire sur le désordre de ses sentiments, prenant lentement possession des domaines secrets de sa conscience, au fur et à mesure qu’elle les éclairait d’une lueur douteuse.
Le soleil, qu’un grand nuage argenté avait dérobé, venait de reparaître. Il semblait que la lumière eût un ton plus mûr. De temps en temps, une charrette passait sur la route sans que Laure entendît le grelot des mules. Peu à peu, cédant à la fascination évangélique du regard de l’abbé fixé sur sa vie, et envahie d’ailleurs par une sorte de soumission, de confiance obscure, elle confessait tout : les prétextes accumulés, pendant plus d’un an, pour ne pas rejoindre Marc dont le séjour à New-York s’était prolongé ; la complicité d’une vieille bonne, gardienne farouche de leur secret, qui avait élevé Daniel et aurait passé pour lui dans le feu ; le retour enfin, la peur, le remords, et cet accident de Daniel…
L’abbé Danizous étendit une main exsangue :
— Il s’est tué…
Il venait de voir dans les grands yeux de la jeune femme le reflet du drame.
Elle se sentit frappée par ce mot : « Non, non, » se récriait-elle, et il la vit qui se levait, regardait d’un côté, de l’autre, puis retombait sur le fauteuil, son visage dans ses mains, en proie à une crise de sanglots.
Sur ce point, elle ne cédait pas. De quoi l’accusait-on ? Ne savait-elle pas combien Daniel était imprudent ? Un jour qu’il chassait, il avait sauté une haie avec son fusil chargé, et la bretelle s’était accrochée… on l’avait trouvé dans un pré. Ce n’était pas sa faute. D’ailleurs, au lendemain du retour de Marc, il s’était engagé et ne l’avait pas revue une fois.
Le soleil touchait à présent les pieds du Christ suspendu. Laure se sentait envahie de sentiments indéfinissables. Cela avait été d’abord une sorte de paix. Il lui semblait que sa vie était tellement changée au fond d’elle-même. Un sentiment de douceur extraordinaire où son cœur baignait. Un moment avant, elle avait eu la sensation folle que tout était perdu ; maintenant, quelque chose d’heureux paraissait venir, elle en approchait, et une joie inconnue redonnait à son visage meurtri l’éclat de la vie.
L’abbé, accoudé à la table, réfléchissait. Laure, rassérénée, voyait un peu de son profil, les cheveux négligés sur le col lâche, et cette maigreur qui montait du cou, faisant saillir l’angle de la mâchoire.
— Votre mari, demanda-t-il, ne s’est jamais douté ?
Elle secoua la tête.
Il regardait, sur le fond délabré du parloir, sa pose charmante.
— Il vous aime… il pardonnerait !
Une expression de terreur palpita sur le visage de la jeune femme :
— Vous voudriez que je lui avoue ? Pourquoi ? Ce n’est pas possible…
Et le regardant au fond des yeux :
— D’ailleurs, j’ai promis !
— Vous aviez à me parler de Michel, demanda l’abbé Danizous encore oppressé, sa longue bouche tirée dans un coin.
Comme il venait d’avoir une légère crise de suffocation, ils s’étaient tus pendant un moment. Puis il avait été respirer sous la galerie. Quand il rentra dans le parloir, Laure apaisée, élevant d’une main son sac ouvert où une petite glace se trouvait fixée, effaçait sur son visage les traces de larmes.
— Non, affirma l’abbé, dont la poitrine creuse continuait de se soulever, je ne lui dirai rien.
Elle faisait disparaître la boîte à poudre, relevait sa fourrure qui avait glissé.
— Je voudrais seulement, suggéra-t-elle, d’un ton de prière, que vous usiez de votre influence.
Il fit le geste de l’arrêter, et après deux ou trois secondes, retrouvant sa respiration :
— Je n’en ai aucune.
— Qui donc alors ?
— Personne n’en a.
Une amertume profonde montait à sa bouche. Avec surprise, avec inquiétude, Laure regardait les gouttes de sueur couler sur les longues tempes. Il semblait que toute la vie se fût retirée au fond des yeux.
— Oui, commença-t-il, avec des arrêts pénibles qui coupaient ses phrases, si vous me l’aviez tout à fait confié, il y a seulement deux ou trois ans… Je l’aimais beaucoup, cet enfant… J’ai fait ce que j’ai pu… Il y a en lui une grande force d’intelligence… C’était une joie de lui ouvrir l’esprit, de le voir comprendre, avancer… Moi qui ai connu tant d’enfants inertes, sans moyens… Un sujet d’élite. J’avais rêvé pour lui un grand avenir… Je pensais qu’il aurait besoin d’un soutien, d’un guide. Il aurait fallu pouvoir le garder…
C’était comme s’il voyait tout cela avec d’autres yeux. Mon Dieu, vous savez s’il avait rêvé un enlacement paternel ; le petit enveloppé dans ses deux bras, laissant enfin se desserrer son être durci. Mais il n’avait jamais osé. Il redoutait trop d’être repoussé. La distance qu’il sentait entre eux, Dieu seul l’eût comblée !
Ce drame suprême de sa vie de prêtre avait imprimé ses stigmates sur sa figure triangulaire, au large front demeuré intact, rayonnant de vie intérieure, sous lequel fuyaient les joues creuses. Entre toutes les passions, celle de l’apôtre consume un être, avivée dans le cœur par la certitude que le plus pur bonheur est en elle, la flamme du ciel dans laquelle l’universelle misère serait purifiée. Crucifiante est la pensée que ce bien sans égal vous appartient, qu’on pourrait le donner au monde, et que le monde s’obstine à n’en pas vouloir. Non, pas même l’être le plus seul, le plus abandonné, un enfant sans nom, riche de ces seuls trésors de l’intelligence que la main divine, comblant ses élus les plus obscurs, dépose où elle veut.
Il fallait bien sa résignation, cette lente conquête de soi, cruelle et aiguë, pour que l’abbé Danizous ne sentît pas la révolte le soulever. La pensée de Michel avait été la pointe de fer que certains ascètes, bourreaux d’eux-mêmes, portent cachée sous leurs vêtements pour y déchirer leurs passions vaincues : de toute son âme, il avait désiré sauver cet enfant. Hélas ! le pouvait-il ? Comment l’atteindre ? Que de fois, il avait refréné l’élan d’enthousiasme qui le portait vers ce cœur gonflé de forces douloureuses. Ah ! le libérer de son poids mort, l’entraîner, lui révéler l’immense horizon des expiations et des pensées pures ! Une même flamme eût fondu leurs vies. Le mal aurait été consumé, la souffrance réintégrée à sa place divine, dans le sacrifice. Car personne ne sait comme notre cœur pourrait être grand. Mais Dieu, sans doute, n’avait pas voulu. C’est pourquoi l’abbé restait seul, amputé de son dernier rêve. Était-ce qu’il n’avait pas assez souffert, pauvre hostie cachée, que la grâce manquait encore ?
Laure le regardait, ses beaux yeux exprimant l’incrédulité, avec l’impression de se heurter à un obstacle imaginaire.
— Mais ses leçons ?
— Il les a cessées.
— Vous l’avez permis ?
— Quels droits sur lui m’avez-vous donnés ?
Il alla plus loin, découragé par l’inconscience de cette femme.
— Vous même, l’avez-vous reconnu ? Quels droits avez-vous ?
Elle se redressa, les pupilles dilatées, avec une expression indicible et presque animale. Le fils qu’elle avait porté dans sa chair n’était pas à elle ? N’avait-elle pas été blessée, torturée ? Ses droits n’étaient pas inscrits sur un registre mais dans ses entrailles.
— Non, disait-elle, d’une voix passionnée, obéissant en aveugle aux forces de son être, et aussi à cette autre loi qu’elle s’était faite, la loi de l’amour, il m’appartient plus que n’importe quel enfant à toute autre femme… Il n’a que moi… J’ai tout risqué… je ne l’aurais jamais abandonné !
Elle respirait vite, le cœur affolé. Si seulement Michel avait été là ! Si elle avait pu le prendre dans ses bras ! Elle était sûre, elle, de vivre adorée dans le plus profond de ce cœur d’enfant. Michel pourrait se révolter contre tous les autres ; avoir l’air fermé, endurci ; mais une divination lui criait qu’il ne cesserait pas de la chérir. Sa honte se perdait dans un sentiment plus puissant. Elle croyait voir un avenir qui la vengerait.
— Plus tard il saura… il comprendra tout !
— Croyez-vous ? interrogea l’abbé, d’une voix lente, comme s’il voulait la contraindre à toucher elle-même la réalité.
— Après tout, qui sait… Peut-être est-ce lui qui souffre le plus, dit-il, tout à coup.
— Mais c’est un enfant, répliqua-t-elle, agitée, les joues brûlantes, avec un mouvement de protestation.
— Un enfant de quinze ans est déjà un homme.
Une idée passa comme un éclair dans l’esprit de Laure :
— Il vous a parlé de moi ?
Et fougueusement :
— Il ne faut pas le croire. Ce qu’il vous a dit, il ne le pensait pas !
— Non, dit l’abbé, confessant amèrement combien Michel lui échappait. Il eût mieux valu… Mais Dieu sait que je ne me trompe guère et qu’il pense à vous ! Seulement ce n’est pas comme vous le croyez.
Elle ne demanda pas davantage, plus avide d’illusions que de vérité. Il lui semblait que des coups répétés s’abattaient sur elle ; impressionnable, aussi vibrante que le violon du tzigane, elle se sentait étourdie d’angoisse. Ne serait-ce donc jamais fini de souffrir ? Elle, toujours elle ! alors que sa nature avait été créée pour la joie, aussi impatiente de la dispenser que d’en recevoir, un destin cruel la condamnait à n’essuyer que des humiliations.
« C’est trop ! » pensa-t-elle.
Elle avait cru aller vers la paix, et c’était un avenir chargé de menaces qu’on lui découvrait. Après avoir expié en secret dans les deux hommes qu’elle avait aimés, frères séparés malgré la mort par une injure ineffaçable, lui faudrait-il encore souffrir dans son fils ?
Elle aurait voulu crier à Michel :
— Ne pense pas, n’écoute personne, ne songe qu’à moi !
Lui, du moins, le soir de cette scène qu’il lui avait faite, s’était au dernier instant jeté dans ses bras. Elle croyait sentir sur son visage sa face chaude et trempée de larmes.
— Je l’aime pourtant, il sait que je l’aime !
Jeune femme, née sous un autre ciel, et que n’avaient défendue ni la famille absente ni l’éducation, elle sentait son être amolli par un sang qui traînait des langueurs ardentes. Oui, c’était pour un foyer une honte atroce que la trahison fraternelle. Elle le savait. Elle en gémissait. Mais devait-on ne voir que cela, y penser toujours ? Est-ce qu’il ne restait pas tant de bonnes choses qu’on pouvait encore goûter, respirer ensemble, l’air, le soleil, l’amour qui n’est jamais tout à fait le même, le rajeunissement perpétuel de la vie meilleure que les hommes.
Comme le matin lui semblait loin ! Quelle était la distance incommensurable qu’elle avait parcourue en ces quelques heures ? Les insultes de Biscosse, ses pas errants sur la plage et dans la garenne, tout repassa devant ses yeux en images précipitées… Tous ici la rejetaient et la méprisaient.
Que lui voulait-on ? Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. Pourquoi les hommes et son enfant même s’obstinaient-ils dans des idées ? Quelle était cette rage de mettre à la torture les autres et soi ? On se faisait souffrir par l’esprit quand l’oubli, l’anéantissement du passé aurait pu être si facile.
Elle s’humilia. La pensée des études interrompues la désespérait. Que faire ? Il lui serait impossible de revenir avant l’été. D’ici là, Michel allait s’entêter dans sa révolte ; car elle entrevoyait que son essai d’indépendance n’était que l’exécution de la menace qu’il lui avait faite. Il se préparait à se passer d’elle ; élevé chez des pêcheurs, il se rangeait à leur côté et prenait leur vie. Qu’adviendrait-il plus tard de cet enfant ? Elle croyait le voir, lui aussi, dans quelque pauvre maison en planches, avec un vieux tricot et de grosses bottes, rude et grossier comme ce Biscosse qui, tout à l’heure, l’avait insultée. Son fils serait un homme du peuple. C’était l’écroulement de ses rêves.
— Je vous en prie, implorait-elle, levant vers l’abbé ses beaux yeux qu’animait une prière ardente, essayez encore de me venir en aide. Puisque vous avez déjà tant fait pour lui, vous saurez le reprendre, le ramener…
L’abbé Danizous sentait croître la suffocation qui serrait son cœur. Cette scène était trop pénible. Il songeait à Michel apprenant un jour ce qu’elle lui cachait. Cet enfant aurait horreur de lui-même. Où fuirait-il pour échapper à ces visions ? La pensée lui vint de ces grands oiseaux, les goélands, qu’on voit se reposer un moment sur les vagues, puis qui s’élèvent, à larges coups d’ailes, toujours plus loin, vers les espaces immaculés.
Michel, isolé dans la solitude de ce pays de pins et de mer, avait quelque chose du goéland sauvage. L’abbé le revoyait, comme il l’avait souvent aperçu, assis dans les fougères au bord du bassin, regardant passer les nuages. C’était là que sa nature s’était formée. Il appartenait à ces grands espaces. Mais quant à mettre la main sur ce cœur ombrageux, tout soulevé d’indépendance, qui sursautait au moindre contact, l’abbé, sourdement découragé, sentait bien que l’heure était passée, et qu’il échouerait aussi complètement à le ressaisir qu’à fixer sous un toit humain le royal oiseau.
— Maintenant, demanda-t-il, qu’allez-vous faire ? Est-ce que vous pourrez longtemps ne pas lui répondre ? Ne croyez pas qu’il vous comprendra. Les enfants ont le cœur pur. Ce sont eux qui voient la vraie justice. Ceux qui ont vécu, et qui savent dans quelle boue l’on va, et que la peine lève au fond du péché, sentent qu’il faut bien la miséricorde, et que Dieu a mis partout à côté du mal la charité et le repentir. Mais un enfant ! Celui-là surtout… Il lui fallait ce qu’il y a de plus beau au monde.
L’abbé s’était levé : une autorité singulière émanait de son long profil décharné par la vie de l’âme autant que par les misères de la maladie.
— Il fallait choisir entre lui et vous.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que ces visites qui le troublent, et précipitent la crise dont il souffre, je crois que vous feriez mieux de les remettre pour quelque temps. Il est agité, il a besoin de se ressaisir. A son âge il lui faut du calme. Puisque vous l’aimez, renoncez à lui faire ce mal inutile… C’est aussi pour vous que je le dis !
Il avait failli ajouter : « Si vous le poussez à bout, quelque jour il vous haïra. » Mais ces mots qui montaient à ses lèvres, il les arrêta.
— Mon Dieu ! gémit-elle.
De nouveau, elle se sentait faible, misérable, comme perdue dans un désert.
— Pourquoi me parlez-vous ainsi, dit-elle, levée. Vous ne sentez donc pas que je l’aime ? Et lui m’aime aussi. L’autre jour, il avait l’esprit égaré…
Elle s’était avancée vers la porte et il la suivit. L’étroit couloir était assez sombre. Pendant quelques secondes ils se regardèrent tous deux en silence : et le regard de l’abbé la pénétra.
— Croyez-moi, dit-il à voix très basse, comme dans un souffle. Personne ne peut échapper à Dieu… Il n’y a pour chacun de nous qu’une voie : souffrir.
Elle s’était appuyée au mur. Il lui semblait que sa tête tournait : ne plus le voir, souffrir, expier ! Par un revirement incompréhensible, elle le voulait bien. Ce fut comme une lueur des grandes choses divines au fond de son âme.
Quand l’abbé Danizous rentra dans le parloir, il leva ses yeux vers le Christ attaché au mur. Une fièvre de pitié et d’espérance dilatait son âme.
Elvina avait passé la journée chez sa cousine, la jardinière, qui vivait avec sa famille au milieu d’un grand potager aménagé près d’un bois de pins. C’était à peu de distance d’un petit cours d’eau. L’homme avait creusé des bassins, posé des tuyaux d’irrigation. Les planches de sable s’alignaient rayées de pousses vertes. Il y avait de petits semis où se touchaient les tiges minces comme un fil. Les choux-fleurs, dans un corset bleu-acier, présentaient leur pomme.
Les Biscosse disaient :
— Elvina est bien heureuse maintenant. Elle ne fait plus rien. C’est un bon temps qu’elle se passe.
Elle avait placé une chaise basse dans la petite charrette et s’en revenait, au pas de son âne. Les cahots secouaient à son côté un panier rebondi, couronné d’un gros chou frisé. Elle rapportait aussi, sachant profiter des occasions, du plant de salade et des détritus pour ses lapins. L’âne, les oreilles dodelinantes, s’endormait un peu. Elle ne le pressait pas. La route était belle, et de grandes fusées de soleil filtraient à travers les pins.
Son homme et les enfants devant coucher près du parc, dans leur cabane de Piraillant, où ils s’étaient transportés pour le détroquage, elle se sentait à l’aise, tranquille, avec cette idée qu’elle n’aurait, à son retour, qu’à faire chauffer la soupe et soigner les bêtes.
Ce fut à cent mètres de la gare qu’elle crut reconnaître Laure. Elle la voyait de dos. La jeune femme marchait lentement. Elle avait ôté sa fourrure qui se balançait sur son bras, battant sa robe. Elvina, levant son bâton, allongea sur la croupe bourrue un coup à son âne.
Sous sa « bénesse, » un sourd mécontentement chauffait ses yeux gris. Mais elle avait la bonhomie des grosses commères, aux lèvres agiles, qui se tirent d’affaire en toutes circonstances. Quand le charreton s’arrêta près d’elle, Laure eut un sursaut.
— Je me disais bien que c’était madame, commença Elvina. C’est une chance que je retourne par cette route. Ma cousine, la jardinière, s’était mis en tête de me faire prendre la traverse. Mais j’avais dans l’idée de passer près de la gare en m’en revenant.
Elle ne semblait pas voir que la jeune femme était triste et lasse.
— Vous avez voulu profiter de la belle journée ? Si nous avions su ! Votre petit, lui, est à Piraillant. Avec ce temps, nous ne pouvons plus le tenir dedans : à son âge, naviguer, ramer, vous pensez qu’il est bien heureux…
— Ah ! murmura-t-elle, et un sourire éclaircit sa figure fiévreuse, sa bouche affaissée, il aime cette vie ?
Elvina, qui guettait avidement l’impression produite par ses paroles, réjouie de voir la bonne tournure que prenait l’affaire, se répandit en explications. C’était sur le bassin que l’on respirait « les bons airs ». Le petit grandissait. Il mangeait beaucoup. Sylvain ne voulait pas trop l’emmener « rapport aux leçons ; » mais elle avait pris la chose sur elle, sachant qu’à cet âge, pour la santé, une journée au parc valait mieux que du vin bouché.
— Il y a des gens qui viennent de loin !
Elle se penchait par l’ouverture de la charrette, la gorge rebondie, tenant des deux mains les cordes qui glissaient sur le dos de l’âne. La jeune femme, debout, ranimée, changeait d’expression.
Une Arésienne, qui allait à la gare, poussant une brouette chargée d’une caisse d’huîtres, passa sur la route. Devant le hangar des Messageries, elle vit sortir le vieux commissionnaire, sa blouse ouverte sur son tricot. Un employé les rejoignit. Tous trois, à côté d’une charrette attelée de mules et remplie de planches fraîchement sciées, jetaient vers la route des coups d’œil fréquents.
Le soleil tombait, boulet de braise au-dessus des pins. Les ombres de cette belle soirée s’allongeaient sur les prés, tournaient au violet. Un vent frais se levait, glissant léger et pour son plaisir à la manière des oiseaux qui se grisent le soir de vols planés.
Elvina, la tête cachée dans sa « bénesse, » parlait d’une voix assourdie avec une extrême volubilité. Elle allait d’un tel train que Laure n’avait pu placer que deux ou trois questions. Elle semblait distraite, indécise. Douceur de rentrer dans la vie commune, apaisement de se retrouver dans le grand air vif, brillant et qui vous sourit ! Le soir doré dissipait son malaise moral, l’horrible impression de peur et de honte dont elle restait endolorie. Elle respirait la brise, l’odeur des fougères. Une branchée d’aubépine élevait dans une haie le premier chant nuptial du printemps. La sérénité de grands espaces lumineux la rassérénait. Que le ciel était pur, baigné d’une lumière qui rajeunissait les yeux et la vie !
Un moment avant, elle était sortie de chez l’abbé Danizous, la tête étourdie, prête au sacrifice. Elle avait senti passer sur elle l’esprit divin du renoncement. Son cœur avait soudain plié. Elle était d’ailleurs surexcitée par cette lutte, les joues chaudes encore des larmes qui lui avaient sans cesse échappé.
Maintenant, par un revirement mystérieux, elle ne voulait plus. L’éclat de la campagne, ces bonnes odeurs de pré et de mer, pénétrant en elle, l’allégeaient et faisaient remonter à ses lèvres le goût de la vie. Ses regards se reposaient sur l’horizon. Pourquoi s’alarmer inutilement ? Que pouvait-on savoir de l’avenir ? Si une force mystérieuse l’avait, malgré ses répugnances, conduite chez l’abbé, c’était qu’elle avait vu en lui son seul espoir, sa dernière chance de salut. Mais les sentiments qu’il avait fait tressaillir tournaient en rancune. Elle savait, elle, que Michel ne lui avait pas fermé son cœur. L’abbé exagérait, mettait tout au pire. Lui-même n’était-il pas réduit aux suppositions ? Non seulement Michel ne lui confiait rien, mais il le fuyait. Elle pensa qu’il n’avait pas su se l’attacher. Par une rapide réaction de femme, dont l’amour-propre autant que le cœur a été meurtri, elle se jurait de ne plus le revoir. C’était un prêtre. Il se tairait. Que lui importait le jugement qu’il pouvait porter sur sa vie ? Avait-il cru qu’elle allait mettre son sort dans ses mains ? A mesure que les impressions du plein air exerçaient sur elle leur action radieuse, elle se libérait de ce qui lui semblait un mauvais rêve, gardant seulement de l’état où il l’avait vue une confusion insupportable.
Il y avait plus d’un quart d’heure qu’on les regardait, Elvina sur la plate-forme de sa voiture, et elle, debout dans la marge d’herbe. Le charretier, laissant ses mules, avait eu le temps de boire au café un verre de vin blanc. Il reparaissait, son fouet à la main. Le commissionnaire et l’employé avaient viré autour du hangar. La femme, ayant tiré un bas de sa poche, tricotait près de la boîte aux lettres.
Laure sentait bien qu’il y avait des gens arrêtés près de la gare et qui l’observaient. Elle ne paraissait pas s’en inquiéter. Elvina venait de frapper à plusieurs reprises, avec les cordes, sur le dos de l’âne ; et l’on voyait s’avancer le petit équipage, la jeune femme marchant à côté dans la paix du soir.
Elvina parlait de la cabane qu’ils avaient achetée à Piraillant, en face de leur parc. Et Laure revoyait ce hameau de pêcheurs entrevu seulement quelques instants, un jour qu’elle longeait en bateau cette rive du bassin ; pas même un village, un ramassis de bicoques en bois, grises ou goudronnées, avec des ruelles étroites au pied de la dune. Elle se rappelait un figuier énorme, sur le fond de sable, et les treilles jetant d’un toit à l’autre leurs tentes de feuillage.
— Vous ne me loueriez pas votre cabane au mois de juillet pendant quinze jours ?
Ces mots s’étaient spontanément pressés sur ses lèvres.
— Ce serait donc pour vous ? demanda la bonne femme, dont la face laissa paraître la stupéfaction.
Elle hésitait, ne sachant quelle pensée cachaient ces paroles étranges. La cabane suffisait à de pauvres gens. Il y avait deux grands lits, la cuisine et un petit chai ; mais c’était là-bas bien solitaire, loin de tout, avec seulement une épicerie. La voiture du boucher ne passait qu’une fois par semaine.
Laure n’écoutait pas. Elle souriait aux idées heureuses. Le projet de s’installer avec son fils dans une bicoque lui aurait paru, le matin encore, un rêve insensé. Elle s’étonnait à présent de n’y avoir pas songé plus tôt. C’était en elle une fièvre soudaine qui l’exaltait comme une victoire. Son esprit se remplissant d’images rapides, elle se voyait, pendant le voyage que son mari ferait en Hollande, installée là-bas… Qui donc pourrait la découvrir parmi ces cabanes où les étrangers ne s’arrêtaient pas ? Ses impressions se confondaient pour ne former qu’une grande espérance.
— Lui qui s’imagine que je ne l’aime pas !
Elle se représentait son saisissement, l’élan d’amour qui l’emporterait, lui, le révolté, l’incrédule, quand elle serait enfin toute à lui. Il la croirait, il la connaîtrait, et le frisson de l’attente faisait déjà refluer le sang à son cœur.
Comme Elvina descendait lourdement devant la gare, elle l’entraîna près d’une pile de poteaux de mine. Ses mains agitées cherchaient dans son sac.
— C’est pour Michel, recommanda-t-elle, en lui remettant un petit paquet. Vous lui direz que je viendrai cet été passer quinze jours avec lui. Vous direz bien : quinze jours.
— Vous préparerez la cabane, reprit-elle, tandis qu’un timbre annonçait le train.
La locomotive dardait son œil de feu dans la percée droite de la voie. Laure, rassérénée, la regardait venir. Sa nature faible sentait le stimulant de l’expédient qui venait de se présenter. Elle se vit dans le compartiment, en tête à tête avec son rêve. Il lui semblait prendre une sourde revanche. Par la portière du wagon, elle regarda le village étalé au milieu des prés. Le clocher se haussait dans les arbres noirs.
Le train s’ébranlait. Elle s’assit, appuya sa tête au drap poussiéreux. L’amour qu’elle sentait pour son enfant, peut-être sommeillait-il en elle avant tout cela, mais, ébranlée par tant d’émotions, elle n’avait jamais éprouvé si intense cette soif, ce désir de vaincre par la tendresse ; de posséder jusqu’au fond du cœur ce fils de sa chair, son enfant inconnu plein de révolte et de vie cachée qui lui échappait.