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Le goéland

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Il y eut, au début de juin, par l’intermédiaire de la sage-femme, une série de lettres et de contre-ordres qui trahirent les hésitations de Laure : « Il ne fallait pas dire qu’elle viendrait, » répétait Elvina furieuse, qui avait transporté à Piraillant un sac rempli d’ustensiles. La cabane avait été remise en état. Enchâssée dans un rang de masures passées au goudron, mais déteintes, couleur de rouille, la petite case gris clair se voyait de loin.

Quand Laure annonça enfin sa venue, non à Piraillant, mais dans un hôtel de la même côte, distant seulement de trois kilomètres, Michel, repris par sa timidité et par ses défiances, éprouva un soulagement. Il pourrait du moins se ménager des silences, des haltes loin d’elle.

Comme les grands travaux prenaient fin, la plupart des parqueurs allaient à la pêche. Le détroquage était terminé, ainsi que le transport des petites huîtres, recueillies avec soin au fond des casiers, et qui ensemençaient dans les parcs un bassin spécial.

C’était la saison où l’on entend, le long de la plage, retentir les coups de marteau sur les vieilles pinasses que l’on répare. Le coaltar fume dans les marmites à trois pieds sous lesquelles on pousse du bois. Albin, au bas d’un talus, repeignait son chaland. Accroupi, il passait sous la quille soulevée par deux piquets une couche de goudron lustré comme l’aile du corbeau. Son pinceau était fait d’un paquet d’étoupe emmanché à un long bâton.

— Quand un chaland est bien entretenu, il y en a pour une vie d’homme, disait le vieux Biscosse.

Le moment venait de garnir à nouveau les collecteurs. Les tuiles blanchies séchaient au soleil. On les avait alignées par couches, formant des cubes, entre les rangées de hangars qui servent de voileries et les piquets où les filets étaient accrochés. Les fosses de chaux vive, trous profonds qui s’espaçaient sur l’esplanade, remuées, souillées, étaient presque vides.

On discutait sur le meilleur moment de poser ces tuiles. Biscosse se montrait toujours le premier à les mettre en place. C’était un homme hardi à l’ouvrage. Les autres, un peu plus tôt, un peu plus tard, finissaient par se décider. Chaque pêcheur suivait son idée.

L’année précédente avait été mauvaise. Il y a sur les parcs, comme dans les champs ou les vignobles, les bonnes et les médiocres récoltes. On ne sait pas pourquoi le frai se dépose mal. « Le meilleur moment, rabâchait Elvina, était la maline de la Saint-Jean. » Et elle houspillait son homme, négligent, toujours en retard pour le travail, et qui, le soir, pêchait le rouget.

Comme ils posaient, dans le seul parc de l’île-aux-Oiseaux, près de huit mille tuiles, les Picquey faisaient pendant plus de trois semaines des « voyages » pour les transporter. Les deux hommes mettaient parfois la nuit un filet à l’eau. Michel, silhouette noire, à la proue de l’embarcation, son tablier de ciré noué sur son pantalon, « levait » lentement, tirant le long chapelet de lièges, tandis que Sylvain ramait par coups retenus. La corde ruisselante remontait le long du bordage ; et dans le filet alourdi d’eau, ramenant des paquets de goémon, des débris de bois, de loin en loin brillaient, escarboucles, les rougets qui donnent à peine deux ou trois faibles coups de queue pour mourir au fond de la barque. Quand Michel, courbé, arrachait chaque poisson de la poche qui l’emprisonnait, la lanterne éclairait des flancs incendiés de pourpre et des yeux vitrés.


Lorsque le bateau qui l’amenait quitta le débarcadère, Laure se sentit infiniment seule. Arcachon était grouillant de robes claires, avec une nuée de canots de plaisance à l’ancre, d’un blanc de nénuphar, étincelants de bordages vernis, d’acajou, de cuivres : bibelots précieux, flottille de plaisir en ces mois d’été où le bassin n’est plus qu’une coupe offerte aux régates. Que venait-elle faire ? N’y aurait-il personne pour la reconnaître ? Elle dévisageait sur le pont des couples assis ; un jeune homme, tête nue, braquait des jumelles. La réverbération de l’eau l’aveuglait. C’était le soir. Elle ne regardait pas Arcachon éclairé en face par le soleil. Son visage était tourné de l’autre côté ; vers le phare profilé à contre-jour, colonne grise, sur un ciel blond. Autour de chaque embarcadère, ses beaux yeux fouillaient la lisière sale des baraques en planches. Tant de misère lui répugnait à la fois et la rassurait ! Elle avait posé, comme une émigrante, ses bagages autour de son pliant, une grosse valise et un sac de cuir.

Le Courrier du Cap longeait maintenant la rive ouest du bassin. Laure regardait passer des mamelons plantés de pins, de petites baies. Comme le bateau glissait près de la terre, elle distinguait les cases grises des parqueurs adossées au talus de sable. Ainsi entrevues, en cet été 1910, ces dunes semblaient bien solitaires, avec les loques de masures glissant à leur pied, et les petites anses où la triple ondulation du sillage soulevait la flottille noire des pinasses à l’ancre.

Laure avait l’impression très vive que tout cela était la vie de Michel. Qu’allait-elle devenir dans ce domaine où elle n’avait jamais pénétré ? Sa pensée alla vers son mari qui avait dû passer à Paris la veille, en route pour Bruxelles et pour la Hollande. C’était un soulagement de sentir la distance s’allonger entre eux. Là où il était, pouvait-il la voir assise près de ce rouf, son voile brun au vent, à côté de la valise qui couchait sur le pont un rectangle d’ombre ? Ou plutôt, s’il l’avait vue, se serait-il douté de ce qui l’amenait ? Elle lui avait seulement dit qu’elle allait se reposer quelques jours au bord du bassin. Il n’avait fait aucune objection. Quand elle lui parlait du bien-être que c’était pour elle de s’asseoir au milieu des pins, il souriait, l’esprit bienveillant, ne voyant rien d’extraordinaire à ce qu’elle cherchât précisément le plaisir qu’il aurait préféré lui-même.

Comme il lui semblait incroyable de l’abuser si facilement ! Cela s’était fait sans aucun plan. Parce qu’il haïssait le monde, il lui savait gré de vivre presque toujours seule. Il chérissait, lui, son indolence et tout ce qu’il pensait de sa femme se résumait dans l’enchantement de la retrouver fidèle à lui sourire et à l’accueillir, rayonnante à ses yeux du pouvoir d’embellir sa vie.

Elle savait si bien le chloroformer ! L’amour avait été pour elle le grand secret de l’existence ; si elle l’avait fait naître, avec tant de chaleur, dans deux hommes si différents, c’est que sa vocation était de charmer et de se complaire dans cette jouissance. Elle, si incapable en toutes choses, et qui eût été dans les difficultés matérielles bientôt désarmée, comme elle se sentait guidée, infaillible, dans tout ce qui touchait à sa vie de femme. C’était comme un don caché de son être, d’où procédaient la grâce, le sourire et l’illusion. Que Marc fût un homme supérieur et possédât toutes les qualités qui lui échappaient, cela ne l’empêchait pas, avec elle, d’être le plus faible des hommes.

Puisqu’il ne savait pas, ne saurait jamais, quel tort lui faisait-elle ? Qu’elle fût là, ou ailleurs, c’était le même mensonge apitoyé, où elle n’était pas loin de voir un mérite, avec l’étrange faculté qu’ont les femmes de dissoudre dans leur esprit le point de départ. Comment retrouver, sous tant d’impressions superposées, son « moi » véritable ; l’être qui se révéla dans une impulsion, au feu d’un amour, et que le temps a étouffé, qui s’est peut-être sous ses alluvions détruit tout entier, il n’est pas plus en notre pouvoir de le ranimer que de faire revivre l’enfant que nous fûmes : Laure, posée sur ce pont comme une hirondelle, scrutait en vain dans sa conscience cette place trop lointaine.

Combien Michel l’eût aimée, si son être n’avait été empoisonné par la jalousie, il le découvrit pendant les jours qui suivirent. L’auberge où elle était descendue se trouvait au fond d’une petite place. Une maison neuve, témoignage de prospérité, avec une épicerie au rez-de-chaussée, avait été greffée sur un ancien bâtiment en planches ; celui-ci repeint en vert, et qui formait une aile basse, servait de salle de restaurant. Comme Laure déjeunait, le timbre de la porte jetait à tout instant sa note stridente ; la patronne familière, qui venait de lui apporter le pot au lait et la cafetière, interrompant à regret la conversation, regagnait la pièce voisine où balais et sabots pendaient au plafond ; on entendait basculer les plateaux de cuivre de la balance.

Chaque jour, refaisant à pied les trois kilomètres qui les séparaient, elle allait en suivant la plage rejoindre Michel. La première fois, elle était partie de si bonne heure que le soleil blanchissait à peine un halo de brume. C’était un matin mystérieux. Derrière l’hôtel, tout était noyé de gris, le ciel, les pins, les vallonnements indistincts des dunes. Il y avait seulement au ras du sol des bleus violets dans le vert sombre des ajoncs.

Elle avait traversé un hameau de cabanes, longé une anse où flottaient des barques ; et tout à coup, en haut d’une croupe, elle avait aperçu Michel étendu qui guettait peut-être son apparition. Quand il s’était levé, et qu’elle l’avait vu glisser dans le sable, élancé, solide, le cou hâlé et beau dans son tricot, elle avait senti battre son cœur.

— Mon petit… mon petit… Je suis si heureuse !

A peine reconnaissait-elle ce grand fils qui tendait vers elle une figure figée par l’émotion. Sa vie nouvelle l’avait transformé. Elle ne pouvait comprendre que six mois l’eussent changé si profondément, interdite de ne plus retrouver l’enfant qu’elle avait laissé, mais un adolescent au regard viril, presque un homme.

— On est bien ici… Tu me conduiras dans les jolis coins, disait-elle, avec un sourire hésitant, cherchant à deviner sur le visage de Michel ce que l’abbé avait pu lui dire.

« Il ne sait rien, » pensa-t-elle en voyant monter dans les yeux clairs un éclat de joie.

— Tu es content… Nous allons être si tranquilles.

Comme elle parlait, tournant à chaque instant la tête vers Michel, elle fut frappée par la saillie des pommettes et la carrure des maxillaires. Elle reconnaissait aussi les cheveux d’un blond sombre, rejetés sur la tempe ; et encore dans la cassure du menton, dans certains gestes, quelque chose d’un être presque oublié dont la survivance soulevait en elle une émotion sourde.

« Comme il lui ressemble, » pensa-t-elle à plusieurs reprises. Mais ce n’étaient que des lueurs qui fouillaient, intermittentes, au fond d’elle-même. Elle chercha péniblement une image d’homme qui lui échappait, essaya de revoir, de comparer, et ne trouva rien.

Ils longeaient le rempart et montèrent un petit escalier fait avec des rondins. Le soleil dissipait les brumes. Il y avait du bleu dans le ciel, un peu de bleu lointain, mais pur, deviné derrière les vapeurs flottantes. Le sable prenait la couleur des fleurs du pêcher. Les brises leur jetaient au visage un goût de résine et de rosée. Au loin passait une petite voile blanche comme un papillon de la mer.

Laure s’appuyait au bras de son fils. L’illusion du bonheur les enveloppait. Depuis le jour où Biscosse l’avait insultée, elle s’était juré de ne revenir jamais à Arès. Le port où elle avait erré, humiliée, lui inspirait une répugnance insurmontable. Pour rien au monde, elle n’eût voulu revoir l’abbé Danizous. Le souvenir de leur entretien la bouleversait. Ce n’était pas seulement la honte de l’aveu, mais un sentiment de pitié pour elle, pour Michel, mêlé d’une crainte superstitieuse.

Tout cela était loin, Arès invisible à l’horizon. Laure regardait le rempart, les masures serrées dans un petit vallon de sable où venaient mourir des monticules roussis de plaques de bruyère. La cabane était ouverte. Elle entra, sortit, entraîna Michel dans les ruelles. Devant les portes, sous les treilles réunissant les toits misérables, des femmes assises réparaient des voiles ; des taches d’ombre et de soleil tremblaient autour d’elles.

En un quart d’heure, elle eut tout vu, le port, le figuier au-dessous duquel s’étageaient, sur des gradins de bois peints en vert, des géraniums d’un rose vif.

Pour le déjeuner, qu’une pêcheuse prévenue la veille apporta dans des plats couverts, Michel transporta la table sous les acacias plantés au bout du rempart.

— Non, je ne lui parlerai pas tout de suite, nous avons le temps, pensa-t-il à plusieurs reprises dans l’après-midi. Il la contemplait, assise dans le sable chaud. Avec son voile marron enroulé autour du cou, sa robe lâche relevée sur ses chevilles, elle s’était adossée au pied de l’escalier. Il la regarda ouvrir son sac, tirer son ouvrage. Les reflets du plein air jouaient dans ses yeux, sur son visage couleur de blé mûr. Il feignait de somnoler et elle lui parlait en sautant d’un sujet à l’autre, s’interrompant pour lui sourire.

Le soir, ils allèrent sur un promontoire de sable d’où ils dominaient la petite baie et un long rivage que baignait l’air empoussiéré d’une nacre brillante. Laure était assise, une veste jetée sur ses épaules, et Michel étendu presque sur sa robe. Elle regardait à son poignet la montre dont il ne l’avait pas encore remerciée. Au-dessus d’eux, des questions planaient, que l’un et l’autre voulaient éloigner, remettre, demandant obscurément grâce en ce premier jour.

— Enfin, pensait-il, elle est venue !

Comme il se retournait sur le tapis d’aiguilles, elle attira sa tête sur ses genoux et le retint longtemps embrassé.


Il y avait près de deux semaines que Laure était installée sur cette côte. Michel l’avait raccompagnée en barque au soleil couchant. Puis il était revenu à Piraillant. Un pêcheur qui nettoyait son filet sur la plage, l’avait vu entrer dans la cabane, sortir, puiser un seau d’eau. Puis il avait mangé une poignée de coquillages, assis sur le banc.

La nuit était venue. Le fils de Biscosse, qui avait balayé devant sa porte des aiguilles de pins, y mettait le feu. Il remuait avec une fourche le tas embrasé ; la fumée, emportée par le vent, sentait la résine, et les gerbes d’or s’envolaient.

C’était une de ces chaudes soirées de juillet que les pêcheurs appellent un « temps de sole », parce que cette pêche veut un ciel couvert et une lune chargée de plume. Le vent du sud chassait les nuées d’orage. Michel avait fermé le volet, la porte, et pris un sentier qui filait à travers les bois. Il marcha un moment au milieu de petits pins souffreteux, tordus, à la jambe naine, qui semblent ramper dans des creux de dunes. Lorsque de temps en temps, il se retournait, ses yeux dominaient le bassin gris-bleu et quelques voiles disséminées.

Ce n’était pas la première fois que sa souffrance intérieure le poussait à ces longues marches. Le bois obscurci où il s’enfonça lui soufflait au visage une haleine de four. Il se représenta sa mère dînant dans la salle éclairée du petit hôtel qui ouvrait sur la place. Elle ne lui avait jamais proposé d’entrer. Chaque soir, comme il la raccompagnait, elle avait une façon de ralentir le pas avant l’arrivée qui l’avertissait de la laisser seule.

Ou bien elle s’arrêtait, barrant le chemin, faisant en hâte ses recommandations pour le lendemain, sans doute par crainte d’éveiller les soupçons des gens de l’hôtel.

— Dîne bien, disait-elle, en l’enveloppant d’un tendre regard.

Il se taisait comme malgré lui, il tendait sa joue.

Une subite tristesse l’envahissait après qu’il l’avait quittée. C’était fini ! Que la soirée serait longue ! Il se sentait las. Encore cinq ou six jours peut-être et elle partirait, le laissant plus désemparé, avec cette grande brûlure au cœur. Car l’affection qui montait en lui étouffait même sa colère ; il lui pardonnait tout, et jusqu’à son reniement quotidien, tant qu’elle était là.

Se pouvait-il qu’elle fût ainsi insouciante, cette mère qui posait parfois sur son front une main si douce ? Se pouvait-il qu’elle fût incapable de sincérité et d’attachement ? Il y avait en elle une nature mobile et légère ; mais une autre aussi, qui éteignait parfois ses yeux, penchait son front, faisant d’elle à certaines heures une créature inquiète et craintive. Il se rappelait un soir où, entrant soudain dans la cabane, il l’avait trouvée qui pleurait ; penchée au-dessus de la table, le visage dans ses mains, elle avait les doigts ruisselants de larmes ; et devant ces sanglots qui l’étouffaient il s’était enfui, pressentant qu’elle pleurait sur elle et sur lui, sur ces journées lumineuses qui allaient finir, ne reviendraient peut-être jamais, et dont la fuite lui laissait dans l’âme un découragement infini.

Maintenant, dans la familiarité de leurs causeries, elle parlait un peu plus d’elle, mais seulement de son enfance, se repliant sur sa vie de femme, muette, attristée. Elle non plus ne semblait pas avoir de famille. A peine se rappelait-elle sa mère, morte très jeune de la fièvre jaune. Son père, fonctionnaire colonial, qui avait longtemps vécu à la Martinique, puis au Soudan, n’apparaissait que pour disparaître, s’arrêtant quelques jours à Bordeaux où sa fille restait en pension. Depuis qu’il s’était remarié, sa femme, jalouse, et qui avait eu trois enfants de suite, l’avait détaché du premier foyer. A travers ce qu’elle lui disait, il entrevoyait des querelles, une jeunesse triste et emprisonnée ; ce mariage enfin sur lequel sa mère se taisait :

— Tu ne peux pas savoir !

Le mari, dont l’invisible présence pesait sur leur vie, il aurait voulu qu’elle le détestât. Michel avait cru qu’elle le redoutait, comme s’il lui appartenait d’exercer sur elle et sur lui une vengeance mystérieuse. Et sans doute, elle en avait peur ! Mais tandis qu’il ne la quittait pas des yeux, une vérité plus cruelle lui apparaissait : cet homme qui n’était pas son père, sa mère l’aimait ! Il ne pouvait rien pour l’en détacher. C’était son supplice qu’elle le défendît, en phrases fuyantes, le disant toujours meilleur qu’elle et plein de bonté :

— Tais-toi, mon petit !

Michel souffrait. Il se représentait douloureusement entre elle et lui une image d’homme. Une jalousie violente l’avait envahi ; mais dans le silence de sa mère, il lui semblait entendre autre chose, un mystère plus profond et presque infini.

Pendant ces quinze jours, où elle avait laissé échapper des phrases vagues, contradictoires, visiblement mêlées de mensonges, il n’avait pas eu la force d’insister ; peut-être craignait-il de la faire fuir, pressentant qu’elle lui donnait par son regard, par son sourire, tout ce qu’il pouvait attendre de plus doux au monde.

L’orage grondait sourdement. Le sous-bois était obscur, mais Michel apercevait des nuages qui passaient sur la lune et disparaissaient. Sur ce fond d’argent éclairé, créant tous les accidents de l’ombre et de la lumière, c’était la grande fantasmagorie des ciels gris et noirs.

Michel redescendit vers le bassin. La mer était haute et le vent fraîchissait. Il marcha un moment sur le talus vallonné qui forme corniche au-dessus de la plage. Il ne revenait pas à Piraillant. Une force le poussait d’un autre côté, vers l’hôtel autour duquel il avait déjà rôdé la nuit précédente. Laure ne l’avait pas su. Peut-être, cette fois encore, ne la verrait-il pas ? Mais que pouvait-il faire d’autre pour apaiser cette impatience de s’occuper d’elle qui le chassait, en pleine nuit, de sa misérable tanière.

L’aile basse de l’hôtel était éclairée. Les trois portes-fenêtres de la salle à manger avaient été laissées ouvertes, et une suspension brillait, au-dessus d’une longue table à moitié desservie, où quelques personnes restaient accoudées. On voyait des débris de pain sur la nappe, et un compotier rempli de poires. Michel se glissa dans l’ombre entre les arbres.

Elle était assise, lui tournant le dos, les épaules enveloppées d’une écharpe à longues franges qui tombait presque jusqu’à terre. Il vit qu’elle feuilletait un livre, se levait, s’appuyait au montant de la porte ouverte.

Comme le regard de Laure parcourait la place, Michel recula. L’avait-elle aperçu ? Son cœur battait à coups violents. Il y avait là un bateau-ponton, carapace gondolée et peinte, percée d’un tuyau, qui servait de maison d’habitation. Les hublots enchâssés dans le rouf ne laissaient passer aucune lumière. Michel s’accroupit, demeura un moment caché. Quand il se releva, la salle était vide, et sa mère avait disparu.

Alors il fit le tour de la maison, s’assit sous un pin, les yeux fixés sur une fenêtre. Toute son âme se tendait vers elle.

C’était à ces moments où il la sentait proche, sans qu’elle pût le voir, qu’il prenait sa tête dans ses mains. Tout à l’heure, quand elle s’était montrée sur le seuil, il avait été exaspéré. Dans ses yeux montait la haine du pauvre qui n’ose pas s’approcher du riche.

— Bâtard, bâtard !

Un moment, caché dans la nuit, il avait pleuré, comme cet autre soir où les sanglots l’avaient secoué au fond du bûcher. Mais, en même temps, son cœur fondait parce qu’elle était là ; et s’il se penchait, écrasé, ce n’était pas à cause du monde et de l’injustice, mais parce qu’il se sentait impuissant à la retenir.

— Si elle voulait…

Il regardait fixement devant lui et un sentiment de force gonflait tout son être.

Lorsqu’il revint, le ciel était toujours couvert et aucun souffle ne ridait le bassin inerte. Le hameau de marins dormait. L’atmosphère de la cabane chauffée tout le jour par le soleil et la réverbération de l’eau était étouffante. Michel traversa la cuisine obscure et ouvrit la porte d’une des deux chambres jumelées, cellules de planches qui sentaient le pin et le goudron. L’espace libre entre la cloison et le grand lit couvert d’une toile à carreaux était si étroit qu’on pouvait à peine placer une chaise. Il se jeta en travers sur la paillasse, poussa le volet, s’assoupit un quart d’heure à peine, tout habillé, puis rouvrit les yeux…

Il n’était pas encore une heure, et la lune se dégageait des nuages quand il ressortit. La mer avait beaucoup baissé et il reconnut, penchée sur le sable, son grappin traînant au bout d’une corde, la pinasse que Sylvain lui avait laissée. Il la poussa des deux mains et la mit à flot. Puis il remonta pour chercher les appareils dans la petite pièce, débarras rempli d’engins de pêche, de vieilles bouées, où il avait serré la voile et les avirons.

Ce fut seulement dans le chenal de l’île qu’il trouva la brise. Il s’était étendu au fond de la barque, la tête appuyée à la paroi, tirant des bordées. Quand la voile inclinée « ronflait », et qu’il lâchait lentement l’écoute, au bruit de l’eau jaillissant contre le bordage, cette sensation de vitesse et de liberté lui faisait du bien. Il longea un désert de sable bordé de parcs découverts. Un courlis lança son cri aigu.

— Tourlit… Tourlit…

Près d’une clôture, il jeta le grappin et s’allongea enfin pour dormir, roulé dans la voile. Il ne s’assoupit pas tout de suite mais ferma les yeux, les rouvrit. La lune brillait, et les étoiles, diamants épars dans ce coin du ciel. Les vases lui apparurent toutes glacées d’argent et les lattes se profilaient noires. Les rubans d’algues indiquaient le vent. De temps en temps, « floc », un mule sautait. Puis tout se brouilla, le grondement de l’océan, le cri sauvage des goélands dans ces grands espaces lunaires. La note filée d’un courlis fusa de nouveau sans qu’il l’entendît. La joue appuyée sur sa main, la bouche entr’ouverte, il s’abandonnait seul dans sa barque, petit point noir posé comme un oiseau de mer sur le bassin vide.


Ce jour-là, au repas de midi qu’ils prenaient ensemble sous les acacias, Laure regarda son grand fils avec inquiétude. Elle ne lui avait jamais vu ces yeux ensommeillés de fatigue et ces traits creusés. Il venait de se baigner et rejetait en arrière ses cheveux humides. Le soleil de juillet blanchissait le ciel. Et elle restait accoudée, le visage tourné vers la mer pailletée d’argent, infiniment lâche devant la nouvelle qu’elle ne pouvait plus tarder à lui annoncer.

Au premier mot, elle vit que sa bouche se contractait :

— Jeudi… c’est-à-dire après-demain !

Elle eut un geste désolé.

— Voilà déjà plus de quinze jours… le temps passe vite.

Comme il éclatait d’un rire sec, elle alla s’asseoir à côté de lui, l’embrassa, le suppliant de ne pas augmenter son chagrin. N’était-elle pas la plus malheureuse ? Michel était jeune, libre. Il avait devant lui toute la vie…

Elle avait posé sa main sur son bras. Il la repoussa. Le chagrin l’étouffait. Depuis la veille, il pressentait qu’elle allait partir, rien qu’à la manière dont elle souriait, tant cet enfant violent et sauvage avait l’instinct des choses du cœur. Il ignorait trop le monde pour discerner quelle angoisse secrète peut être cachée sous l’aisance des manières et la grâce exquise, ressources suprêmes des femmes dans les moments les plus difficiles. Mais un éclair sautait à ses yeux. L’homme qu’il haïssait, maître tout-puissant, la lui reprenait. Cette fois encore, il était joué.

La tendresse refoulée de son âme s’embrasa soudain d’une telle fureur que ses mâchoires tremblèrent.

— Ce n’était pas la peine de venir.

Puis :

— Vous avez toujours eu honte de moi !

Lui aussi, emporté par la haine qui n’est que l’autre face de l’amour, il la reniait. Tout ce qu’il s’était promis de cacher, tant de griefs accumulés, il les lui cria :

— Moi, je donnerais tout pour vous, j’aurais travaillé pour vous faire vivre. Mais quinze jours, c’est plus que vous ne vouliez ! Il vous tarde de repartir. Ah ! j’aurais mieux aimé ne vous voir jamais…

— Michel, tu me fais beaucoup de peine !

Les mots s’étranglèrent dans ses larmes. Il ne la regardait pas. La tête à la baraque brûlante, elle pleurait. Le nœud lâche de ses cheveux avait glissé sur sa nuque, et ses bandeaux à moitié défaits, elle renversait son visage charmant mais tellement meurtri et épouvanté que la bouche avait l’expression d’un masque tragique.

Ce fut une heure terrible — une heure qui la laissa tremblante et brisée comme si l’orage qu’elle croyait bien loin fondait sur leurs vies. Non qu’elle n’eût jamais imaginé des violences et des catastrophes ! Il y avait eu des moments où l’angoisse la tenait éveillée la nuit. Mais c’était Marc qu’elle redoutait dans sa crainte affreuse d’une dénonciation, rassurée pourtant par l’idée qu’elle saurait se justifier, nier, le convaincre, confiante dans le mystérieux pouvoir de l’amour pour repétrir, plus réelle que la vérité, son image adorée dans ce cœur d’homme. A force de vivre dans la crainte des événements, elle n’y croyait pas. Elle ressemblait à tant d’autres gens qui dorment, paisibles, au pied du volcan dont les grondements ne les troublent plus. Et le malheur venait maintenant, comme il vient toujours, imprévu. Car c’était devant Michel qu’elle tremblait, aveuglée de larmes. Sa voix emportée la secouait :

— Quand vous m’aurez dit qui est mon père, ce sera fini. Vous pourrez faire ce que vous voudrez. Seulement, je veux, j’ai le droit !

Elle le regardait, épouvantée. Ces cris d’un cœur gonflé de révolte, elle les avait déjà entendus. Elle se sentait heurtée, bousculée, prise de la même défaillance qu’elle avait jadis éprouvée quand Daniel voulait se tuer. Son masque dilaté, l’éclat de ses yeux, c’était bien cela… Elle le revoyait, à ses genoux, rongé à la fois par la passion et par le regret. Le remords qu’il ne pouvait plus refouler arrachait à son cœur des mots tyranniques.

— Je ne veux pas qu’il sache jamais… Promettez-moi…

Elle tendait ses mains à Michel, et d’une voix suppliante :

— Je ne peux pas te dire !

C’était sa destinée d’être jetée au milieu de tous ces violents. La tête appuyée à la cabane, elle revivait les heures affreuses où Daniel aussi, fou de chagrin, l’avait repoussée. Il restait parfois plusieurs jours sans qu’elle le revît, puis reparaissait, ramené vers elle par une force dont il avait honte. Il avait bien fallu son désespoir pour lui révéler combien elle était coupable. Car Daniel aimait Marc. Il le trahissait, les yeux fermés, s’enfuyant ensuite avec horreur comme s’il venait de commettre un crime. C’était elle qu’il accusait déjà en secret, la détestant d’avoir été faible, inconsolable devant le meilleur de lui-même souillé et perdu ; et avec lui, ceux qui restaient la condamneraient, son mari, Michel, puisqu’elle avait, sans cesser d’être tendre et compatissante, ruiné tant de choses.

Michel s’acharnait :

— Voulez-vous que je passe toute ma vie sans savoir même qui est mon père ?

— Attends seulement…

— Vous me le direz, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même.

— Ne crains rien. Aie confiance en moi.

Elle avait mis sa main sur sa tête, l’attirait contre elle, murmurant des mots d’espérance. Tout à l’heure, prise d’une terreur folle, elle aurait bien voulu partir tout de suite. Mais elle s’oubliait maintenant, elle pensait à lui, navrée à la vue du chagrin qui le dévorait, élargissant encore cette détresse de toute l’amertume de ses souvenirs.

— Ne te fais pas de peine, mon petit. C’est impossible que je reste ici ni que je revienne. Mais pourquoi ne viendrais-tu pas à Bordeaux ?

L’air embrasé tremblait sur l’eau. Il avait tressailli et regardait au loin, les yeux dans le ciel. Un bateau de course passait, sa haute voilure blanche à peine inclinée, resplendissant dans la lumière.

— Tu m’entends, Michel, murmurait Laure, les yeux pleins de douceur, d’attente et de prière. Ce travail des parcs, c’est une folie. Tu continuerais à t’instruire. Je pourrais te voir…

Il sentait son bras autour de son cou et ne se dégagea pas. Elle parlait de la vie qu’il menait ici, représentant qu’il n’était pas fait pour ces travaux rudes, invoquant l’avenir, rêvant, suppliant, étourdie elle-même par mille chimères. Le souvenir de l’abbé Danizous traversa soudain son esprit et elle pâlit. « Non, il se trompe, » se disait-elle, impatiente d’arracher Michel à cette existence et de le reprendre. L’idée de le faire venir à Bordeaux ne l’effrayait plus. Depuis qu’elle l’avait vu si malheureux, elle voulait seulement le rapprocher d’elle.

Il l’écoutait sans bien l’entendre, l’imagination le transportant déjà dans une autre vie ; tout résonnait dans son âme, rumeur lointaine d’un monde inconnu. Mais elle vit soudain une ombre passer sur sa face :

— Je ne veux pas aller en pension, cria-t-il en se soulevant. Être enfermé, je ne pourrais pas !

En vain s’efforçait-elle de le calmer, de le retenir. Le souvenir des insultes reçues courait dans son sang. Là-bas, comme ici, il serait misérable et seul :

— Laissez-moi tranquille.

Il se dégagea, parcourut d’un regard le ciel et la mer, et rentra brusquement dans la cabane.

— Mon Dieu ! gémit-elle.

La porte était restée ouverte. Elle se leva deux ou trois fois, vit qu’il s’était couché sur son lit, la tête dans son bras. L’obscurité de la petite chambre, au volet fermé, était seulement rayée de quelques fils d’or.

Alors elle revint s’asseoir sur le banc, accablée, sans forces. Une heure passa, dans le bourdonnement confus de l’été ; et tout flambait, le bleu-gris du ciel, le sable, les baraques, l’eau fourmillante d’étincelles. D’un pas lassé, elle fit le tour de la cabane, monta des ruelles, redescendit ; sa tête touchait presque les énormes raisins de Malaga qui pendaient aux treilles ; et elle allait dans ces couloirs plafonnés de verdure, errante, indécise.

Hameau de marins, silencieux, paisible, dans un hémicycle de pins, devant sa plage de sable rose. A cette heure, il était désert, les pêcheurs travaillant au large. Il ne restait que quelques vieilles, toutes cassées, se traînant à petits pas le long des cabanes, ou se chauffant, assises près des portes, sur des bancs de bois.

— Que je souffre ! soupirait-elle.

Comme tout ici était tranquille et qu’elle serait volontiers restée ! Quelque chose finissait, la pénétrant de regret et d’appréhension. L’idée de venir sur cette côte l’avait libérée pour un temps de difficultés écrasantes, et voici que renaissaient les complications, en même temps qu’elle se sentait plus faible pour les dénouer. Elle pensait à Marc, esprit élevé et plein de bonté, cœur sûr, comme si elle voyait en lui son refuge.

La chaleur accablait le pignada. Elle s’était assise sur la dune. Le soleil enfilait le sous-bois vallonné, nappé de plaques d’ombres. L’eau montante ramenait les barques au port. Laure voyait approcher les longues pinasses à l’avant cambré comme les pirogues des anciens pirates. De loin, elles ressemblaient à des fourmis. Certaines longeaient l’île basse, étendue de sables arides, sur laquelle se détachaient seulement quelques cabanes isolées et des bouquets d’arbres. Le battement des avirons allumait sur l’eau des paillettes d’or. Elle distinguait au fond de la pinasse des visages connus, parfois un homme ou une femme l’interpellait, en faisant des signes ; puis l’avant incliné de l’embarcation glissait en s’inclinant sur le sable mou.

Le soir venait. Elle redescendit vers le port. Mais dans la rangée de cabanes alignées le long du rempart, la petite case grise était close. Elle secoua longuement la porte, regarda avec stupeur son sac et l’ombrelle que Michel avait placés sur le banc. Que faire ? Où aller pour le retrouver ? Elle eut soudain très froid, puis ses joues brûlèrent. Sa peur grandissait. Elle courut presque le long du rempart, cherchant, appelant, criant, mais sans rencontrer personne.

Clémence, la pêcheuse qui la servait, savonnait du linge dans un baquet, ses manches relevées, sous sa treille que recouvrait une vieille voile.

— Vous n’avez pas vu Michel ?

Tout à l’heure, elle croyait l’avoir aperçu. Où allait-il ? Elle n’avait pas fait attention.

Laure précipitait sa course d’une ruelle à l’autre. Les yeux la suivaient. Des femmes soulevaient à son passage leurs petits rideaux.

— Il ne peut pas être bien loin !

Un marin, debout sur le port, lavait son filet, faisant voler le chevelu d’algues et de goémons emmêlé aux mailles :

— Ah ! dit-il, vous pouvez courir pour le rattraper. Puisque la pinasse est à la chaîne, c’est dans le bois qu’il s’en est allé. Ce garçon est toujours parti. Ça va, ça rôde toute la nuit, ça ne sait pas coucher dans un lit.

Dans sa face couleur de cuir, aux orbites profondes, la malice alluma soudain son œil fin :

— Il s’en va coucher dans quelque fourré, avec les renards.

Elle était déjà loin, prenait un sentier. C’était là-bas qu’il devait se cacher, derrière ces broussailles. Elle tourna dans un chemin de sable, monta, descendit, se trouva dans un garde-feu. La lumière posait sur les jambes des pins ses touches rouges et l’ombre peu à peu noyait les genêts. Elle appelait encore « Michel », mais d’une voix toujours plus faible, n’espérant plus qu’il lui répondît. Son pied s’accrocha à une racine. Elle se laissa tomber dans le sable, n’essaya pas de se relever, comme s’il était inutile d’aller plus loin et que ce fût là son dernier effort.

— Si je le retrouve, je ferai tout ce qu’il voudra !

Mais elle avait peur de ne plus le revoir, le pleurait déjà, le visage ruisselant entre ses mains. Car l’idée affreuse l’avait envahie… Lui aussi, semblable à Daniel dans ses duretés, dans ses désespoirs de chien enragé, était capable de se tuer !

Elle pleura longtemps dans la bruyère, à côté d’un arbre tombé. Elle revivait la nuit où Marc avait été chercher le corps de Daniel, l’avait ramené. Elle croyait entendre le fourgon rouler, s’arrêter ; le cortège au pas lourd, dans l’escalier, montant le cercueil ; elle revoyait Marc défiguré par la douleur, le cierge, les fleurs. Si elle avait pu tout confesser, elle l’aurait fait à ce moment-là. Et peut-être, cet enfant qui restait de Daniel, Marc, écrasé, l’aurait accueilli. Mais elle avait juré de se taire. Que pouvait-elle ? D’ailleurs, il n’y aurait pas eu de réconciliation possible avec son mari. Les choses dans cette nature d’homme allaient trop profond : c’était comme un acide qui attaque et brûle toujours plus loin ; au moment où l’on croyait qu’il avait oublié, même pour de petites déceptions, si l’on y touchait, on s’apercevait que tout était à cette place rongé et détruit.

Les étoiles fourmillaient dans le ciel plus sombre. Elle se reprochait d’être venue. « Laissez-le en paix, » avait dit l’abbé Danizous. Ces avertissements remuaient un fonds de remords. Elle se rappelait la lueur entrée dans son âme, cette pensée poignante de renoncement ; mais l’issue obscure qu’il lui montrait, cette voie où il fallait souffrir en silence, dépouillé de soi, comme on expie, elle n’en voulait pas, sentant affluer à son cœur un trouble indicible.

Quand elle se leva, la tête vide, une rumeur de houle régnait dans le bois où sa robe s’accrochait aux ronces. Elle traversa le pignada, errante sous les arbres qui, dans la clarté lunaire, se découpaient en velours noir, avec de grands bras d’écorchés. Quand elle arriva à l’hôtel, on avait éteint les lumières. Il lui fallut frapper à la porte.


Le lendemain, le soleil monta dans un ciel vert. Comme Laure allait à Piraillant, d’un pas de somnambule, elle aperçut Michel sur la plage. Elle s’arrêta tremblante et le regardait.

La nuit avait passé sur sa rancune, trêve insensible qui change parfois l’esprit et le cœur, amenant les plus rebelles aux concessions qu’ils s’étaient juré de ne jamais faire.

— Toi aussi, tu partiras, lui dit sa mère.

Ils restèrent longtemps assis côte à côte. Michel n’avait plus son air mauvais et le chagrin l’avait abattu.

Ils naviguèrent tout l’après-midi. Laure s’était étendue au fond de la pinasse dont le bois brûlait. Michel ramait. Entre les terres submergées qu’il connaissait bien, c’était tout un lacis de chenaux sur lesquels la barque filait. Une grande brise passait sur eux ; il rêvait d’un amour qui serait fort comme le vent du large et emplirait ainsi tout son être ; un amour qui aurait parcouru le ciel, les dunes violettes, froissé l’eau changeante ; un amour salubre qui lui ferait la poitrine vaste.

En face d’eux, de l’autre côté de l’eau soyeuse, Arcachon tremblait dans le poudroiement d’une atmosphère éblouissante. Ils distinguaient, comme autant de touches vives et claires, les villas posées au bord du bassin, la masse blanche du grand hôtel, un clocher d’église.

Par derrière, les ondulations revêtues de pins. Leurs teintes de bronze se muaient en des violets sombres et des bleus lointains.

Le soir, comme ils devaient se dire adieu, Michel raccompagna sa mère silencieusement. Il était tard. Le soleil couchant répandait au-dessus des bois une buée ardente. Les brasiers du ciel s’écroulaient.

Elle s’arrêta sur une pointe de sable humide, toute baignée par le reflet resplendissant. Un instant elle parut hésiter à dire quelque chose. Un espoir immense le souleva.

Mais non, elle l’étreignit seulement avec une tendresse muette qui le fit frémir.

— A bientôt, dit-elle, je te préviendrai.

Il ne résistait plus. Elle comprenait qu’il avait cédé ; mais elle entrevit ce qu’il souffrirait encore.

Après le dîner, il alla s’asseoir sur la dune, dans le bois de pins inondé par la clarté bleue de la nuit splendide. L’eau était d’argent.

Un moment, il resta courbé, sa tête tombée dans ses bras. Puis il releva sa figure ronde et volontaire sur laquelle les larmes séchaient. Il y avait dans l’air un goût de résine dont la saveur âcre le fit tressaillir. Son regard intérieur descendait au fond de sa vie. Dans son âme, il y avait le bassin gris et tous ses reflets, les pins et le ciel. Tout cela s’animait. Il entendait le goéland parler au nuage et la barque se plaindre d’être attachée. Une voile blanche s’en allait là-bas. Il écoutait comme un chant au loin, les grandes voix sourdes de l’inconnu.

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