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Le goéland

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IV

Il y eut à la fin de ce mois une série de matins enfumés par d’épais brouillards. Un froid humide pénétrait les gens jusque dans les os. L’herbe était toute velue de givre. Mais les pêcheurs n’en allaient pas moins sur leurs parcs, à chaque marée.

Dans cette atmosphère nordique, au-dessus des pins estompés, on entrevoyait le soleil blanc comme la lune ; et le long de la plage, des fantômes de barques, de charrettes autour desquelles surgissaient, silhouettes indécises, des hommes et des femmes emmitouflés comme des Esquimaux.

Mais les barques qu’avait de bonne heure englouties la brume revenaient l’après-midi dans une fête d’argent et d’azur. Après ces matinées de morne asphyxie, le bassin avait je ne sais quelle fleur étincelante de lumière sur sa coupe couleur de beau temps.


Dans ces petits villages espacés à la lisière des pignadas, il y a une solitude aussi profonde que celle d’un enfant abandonné : c’est la solitude du prêtre.

L’église, poussée sur des échasses au milieu du troupeau des toits, est en pierre blanche presque neuve, incisée de vitraux jaunes, rouges et verts, comme une image d’Épinal.

C’est dans un espace découvert, découpé par des pacages et des champs de cendre. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que la lisière vert sombre des pins. La ligne droite règne dans le pignada percé de routes. La plaine d’eau, par contre, est le royaume des courbes. Les bois s’arrondissent autour de son disque, collier nuancé selon les heures d’indigo, de nacre et de rose clair.

Il n’y avait auparavant qu’une pauvre chapelle. Le curé d’une paroisse voisine venait à cheval pour dire la messe. C’était par un de ces chemins de sable où les bêtes halettent presque tout de suite, la foulée pénible et les flancs mouillés. Les morts, portés sur un brancard, s’en allaient par la même piste. Il fallait faire quatre kilomètres, petit point mouvant, entre les rangées immobiles des grands arbres droits. Tout cela est triste, comme l’infini. L’homme se sent chétif et perdu. Dans le vieux cimetière où s’ouvraient les fosses, les os de ces intrus se mêlaient à ceux des marins d’une autre commune. Ce sont des choses qui ne plaisent guère, non plus que de donner son argent à une église qui n’est pas la vôtre. Celle-là, vieux sanctuaire passé à la chaux qui cachait ses rides, se tassait dans une position admirable, sur une terrasse naturelle baignée de grand air au-dessus du bassin comme pour servir de colombier aux oiseaux de mer.

Les gens d’Arès n’aimaient pas ces paroissiens avec lesquels leurs vieux se mettaient peu à peu en cendre pour l’éternité. Depuis plusieurs générations, ils entretenaient avec eux de vives querelles ; la plus âpre au sujet d’une cloche qu’ils avaient autrefois payée de leurs deniers et qu’ils auraient bien voulu décrocher du petit fronton, maintenant qu’ils avaient une église neuve. Cette histoire de cloche volée est devenue proverbe :

— La cloche, la cloche, crient encore de jour et de nuit, en guise d’insulte, d’une pinasse à l’autre, les pêcheurs qui se reconnaissent.

C’est d’hier que date la prospérité de cette côte. Un grand-oncle de Sylvain se rappelait le temps où Arcachon, aujourd’hui reine du bassin, rassemblait à peine cinq ou six maisons. Heri solitudo, hodie civitas, dit la devise inscrite dans ses armes. En 1859, Napoléon III vint visiter la ville naissante. Il n’y avait encore que quelques chalets qui sortaient de terre au milieu d’un bois. Une bonne femme, la mère Fleurette, promena sur son âne le prince impérial. Quelques Landais étaient venus sur leurs échasses : l’un d’eux, qui était de Mios, avait apporté une poule en présent ; il attendit deux heures sous la pluie pour offrir enfin au souverain sa poule trempée.

Tout ce que l’on raconte de ce passé si proche semble sortir des vieilles histoires. Les dames du pays faisaient trente kilomètres à cheval, en robe de bal, d’une commune à l’autre, pour assister à une fête tout comme au pays de Gösta Berling : une vie de chasse et de chevauchées dans l’aboi des chiens. Les trompes sonnaient au fond des forêts. Ceux-là seuls qui montaient à cheval pouvaient connaître leurs propriétés. Ce sont d’immenses domaines que ceux où il faut entretenir cinquante, soixante ou cent kilomètres de fossés pour écouler l’eau, le grand fléau de ce pays pourri par les marécages. Si les fossés sont comblés, et que l’eau envahisse les semis, les petits pins meurent ; s’ils sont plus âgés, et que le sol soit noyé, le vent les déracine.

Il y avait parfois quelque vieille dame pour parcourir ces solitudes en charrette à bœufs ; ce carrosse des temps mérovingiens passait, cahoté sur les racines à fleur de sol, dans les garde-feu débroussaillés ; avenues taillées comme pour un roi où défilaient pendant des heures les rangées de pins interminables. La roue s’enfonçait parfois si profondément dans un trou rempli d’eau qu’on croyait verser. Il arrivait que l’on rencontrât une oasis, une maison basse, dans un rond-point, où une femme perdue dans ce pays sauvage jetait du grain à quelques poules, à côté d’un observatoire pour repérer les incendies.

Puis la charrette s’enfonçait de nouveau dans les solitudes, longeant parfois un bois brûlé, désert jonché de souches noires au milieu duquel, deux ou trois hommes s’agitant comme des fourmis autour d’une butte, s’élevait la fumée d’une charbonnière.


Chez les marins aussi, il y a quelque chose de l’écureuil et du chat sauvage. Le curé, l’abbé Danizous, les connaissait bien. Qui donc, parmi les pêcheurs, allait à la messe ? L’atmosphère qu’il respirait chez ces gens entêtés et durs, tranquillement dénués de toute religion, l’asphyxiait un peu. Gascons, ils avaient la vivacité de l’esprit et cette séduction qui n’est que dans les manières et dans la parole. Il y avait en eux, avec des ruses de pirate, ce fonds de nature irréductible qui porte la marque de la vie libre. Cela du moins restait sans bassesse. C’est un privilège que le contact des grandes choses violentes et fraîches que sont l’air et l’eau. Mais quel profond sentiment païen ! Si Homère passait sur la plage, ne ressusciterait-il pas des rêves oubliés ? Les vieux mythes ne sont peut-être qu’engourdis au cœur du pêcheur. Combien souveraine apparaît la lune, déesse rayonnante, compagne des nuits pures où la pinasse noire suit le filet errant !

« Je les convertirai à la longue… le Christ est toujours au milieu des pauvres, » s’était dit l’abbé. Cinq ans avaient passé. Rien ne le décourageait comme la pensée qu’il n’avait pas touché un seul cœur. Ce n’était pas qu’il doutât de Dieu : « Que suis-je, Seigneur, pour que vous daigniez vous servir de moi ? »

Dans l’église vide, il s’humiliait chaque matin au pied de l’autel. Vers le Père, ses mains ferventes élevaient l’hostie, renouvelant dans le désert des âmes sans foi le geste éternel de réparation et d’apaisement.

Sur le port, à l’heure où les pêcheurs suspendent à des piquets leurs filets mouillés, que de fois il avait rêvé à Jésus entouré par le petit peuple de Galilée. Ces hommes de la mer n’étaient-ils pas la postérité de Jacques et de Pierre ? Ils en avaient les nuques épaisses, gravées de rides noires, les mains crevassées ; quelques-uns, la figure cuivrée, recevaient en face le soleil couchant ; d’autres nettoyaient le fond de leur barque. Mais quelle parole les eût rassemblés ? L’abbé s’éloignait sur la plage. Là-bas où commence le pignada, il s’enfoncerait dans le grand sous-bois murmurant.

L’hiver, les rencontres sont rares sur les routes bordées de fougères rousses et orange comme une plume de bécasse. C’est l’été que l’on voit venir de très loin un point qui grossit. Les mules, accouplées par le cou, vêtues de légers filets aux longs glands flottants, tirent les charrettes chargées de barriques ; non point vin brillant qui rougit la bonde mais résine dont coulent les filets jaunes comme de la cire. Les pots accrochés aux pins étant vidés chaque mois, il faut porter l’« amasse » du bois à l’usine. Les hommes roulent dans la bruyère les fûts que cachettent des plaques de fer-blanc. Dans les chemins de sable noir que creusent les roues des charrettes, la chanson claire des grelots, au collier des mules, fait taire l’été l’immense crépitement d’or qu’est au loin le chant des cigales.

Mais l’hiver, silence et sommeil, pas d’autre bruit que celui du vent dans l’orgue immense de la forêt. L’air est si doux dans le sous-bois que l’abbé Danizous s’asseyait sur une souche. Comme il souffrait de crises d’asthme, le médecin lui avait recommandé de vivre dehors. Ce climat semblait ce qu’il lui fallait. Mon Dieu, était-ce parce que le dur noviciat des Jésuites, qu’il n’avait pas pu supporter, l’avait épuisé ? Il lui en restait un regret, le sentiment de choses manquées qui laissaient un vide dans son âme.

Les gens du pays le regardaient aller et venir, toujours seul, comme un homme qui n’a pas de but. Pendant un temps, il avait emmené Michel ; on les voyait marcher tous les deux, ou assis en haut d’un talus de sable, les jambes pendantes, à un endroit où il y a de beaux pins espacés au bord du bassin.

Cela avait duré quelques mois à peine ; maintenant jamais plus le petit ne l’accompagnait et les gens disaient que les Picquey, par jalousie, le lui défendaient.

L’abbé, assis dans le sous-bois, sa canne creusant le tapis d’aiguilles, se remémorait ce qui s’était passé. Comme cet enfant venu dans le désert de sa destinée lui tenait au cœur ! Ce sont des choses qui ne peuvent pas se dire, ni même se comprendre, quand on n’a pas cette âme assoiffée que dévore en dedans une vie qui fait bien souffrir.

L’abbé y pensait sans cesse sur les routes de ce pays. A quoi servait-il ? Il entrait dans chaque maison avec le sentiment de n’être pas compris. La vie était bien dure pour un curé au milieu des hommes. A ces gens âpres et sans scrupules, qui prenaient le large en pleine nuit pour lever les bourgnes d’un voisin, ou pour visiter en fraude les filets gréés au-dessus de l’eau dans lesquels s’empêtrent les canards, ce prêtre voulait enseigner une langue nouvelle, celle de la justice et de la charité. Au lendemain de son arrivée, le jour de Pâques, quand il avait fait son premier sermon, tout illuminé de flamme intérieure, les bonnes femmes avaient tourné vers lui des yeux stupides. La considération ne va pas non plus à la pauvreté. Son prédécesseur, un bon vivant, qui mangeait bien, riait fort, allait à la chasse, et avait toujours à la bouche quelque plaisanterie de presbytère, plaisait beaucoup plus.

Quand il rentrait, il croisait presque tous les jours au coin de la place Mlle Rescasse, une petite femme remuante, aux yeux vifs, les manières douces, qui avait longtemps régné en despote sur l’église et les catéchismes, et affectait de ne pas le voir. L’abbé ne manquait jamais de la saluer. Depuis le jour où un coup d’État lui avait fermé la sacristie, elle était sa seule ennemie, ne travaillant d’ailleurs que dans l’ombre. C’est un grand malheur que toutes les femmes ne puissent connaître sous leur propre toit une passion qui les détournerait de s’établir dans le destin d’autrui, satisfaisant par des démarches plus ou moins conscientes un besoin d’émotions et de péripéties que l’amour n’a pas absorbé. A cette vieille fille inoccupée, la disgrâce que lui infligeait l’abbé Danizous révélait un ordre nouveau de jouissances : celui de la haine.

Mais, rentré chez lui, s’il fermait les yeux, toutes ces pauvres choses s’effaçaient, et seule montait une lumière, aussi pure que le feu du ciel, qui était son amour pour un enfant. Dans l’abîme de son délaissement, c’était comme une revanche de la Providence !

Cette petite villa avait enseveli des heures qui laissent dans une âme un signe indicible de mélancolie. Il y avait connu des nuits où malade, isolé, il avait cru souffrir un peu de la passion du Christ. Le prélude d’abandon et de trahison, si intimement lié à toute vie humaine, ce pauvre prêtre en avait vécu les sueurs cachées. Non point toute la douleur divine mais une parcelle, une miette de l’hostie amère. Dans sa maison à galerie, en apparence semblable aux autres, combien de fois s’était engagé, entre Dieu et lui, ce colloque désolé dont l’Imitation a recueilli le tragique écho ? Les versets du moine anonyme sont la voix secrète de toutes les âmes. Dure montée vers la perfection ! Angoisse infinie du cœur que la vie a dépouillé, que les efforts intérieurs dénudent ; jusqu’au moment où l’amour changeant tout, les larmes mêlées aux larmes divines ne sont plus qu’une pluie ineffable ; et c’était dans l’humble chambre aux volets ouverts l’abandon total, la respiration apaisée de l’homme marqué pour les grandes choses et qui accepte l’épreuve suprême, celle de ne rien être ici-bas qu’une prière et qu’une douleur.

Infini serait le dénombrement de ces miracles quotidiens qui tirent ainsi de tout cœur fervent, du fond même de la pire peine, un élément de joie, d’actions de grâce et de perfection. La beauté de ces vies cachées est de transposer tous les événements sur un autre plan, le plan surnaturel. Les âmes religieuses sont des artistes qui travaillent sur le sacrifice. Mais quelle douleur, pour celui qui voudrait se donner à tous, de sentir battre un cœur refusé ! Les héritiers du Christ ont recueilli dans cette royale et lourde succession le délaissement.

L’abbé Danizous, étendu, la face tournée vers la fenêtre, regardait par les nuits claires la lune briller sur la lande. Que cette lumière ruisselait douce sur le petit pays purifié par la paix nocturne ! Les pins ne formaient plus qu’une bande noire, anonymes dont se mêlent sous le chœur étincelant des étoiles les bras étendus, l’infini murmure, au passage ailé de la brise qui jette leur parfum à la respiration voisine de la mer.


L’abbé Danizous avait ce jour-là une crise d’asthme.

Il avait été après sa messe voir une vieille femme, dans une petite maison de résinier, le long du canal. Comme il revenait, ses maigres épaules courbées sous sa pèlerine, le vent d’ouest l’avait suffoqué.

A présent il était couché, le dos soulevé par deux oreillers. Mariette avait mis ses lunettes pour compter péniblement des gouttes dans un verre d’eau.

— Monsieur le curé n’en veut que dix ?

Elle avait, cette Mariette, des yeux naïfs et l’esprit borné. Une pauvre « mémé » avec sa figure quadrillée de rides, son caraco noir sur une jupe ronde et sa pèlerine nouée sur un cou desséché et creusé par l’âge. L’air d’une vieille qui a connu beaucoup de misère. Aujourd’hui les jeunes ne savent pas comment ont peiné autrefois les femmes qui avaient à leur charge six petits enfants. C’était le temps où une barrique de résine se vendait seulement dix-huit ou vingt francs. Les mêmes barriques pour lesquelles on donne aujourd’hui un plein tablier d’argent. Quand Mariette contait au curé ses peines, elle soupirait en croisant ses mains sur son tablier :

— Il a fallu que je fasse double journée, de jour et de nuit. En travaillant plus que je ne pouvais, je n’en avais pas trop. Je ne sais pas comment font les autres. Aujourd’hui les pauvres veulent être plus que les riches !

La tristesse emplissait la petite maison. La fenêtre de la chambre était entr’ouverte : on entendait le bruit du vent et le ronflement d’une scierie ; quelques camartaux de planches se trouvaient groupés dans une prairie autour d’un hangar.

Ce n’était pas un de ces presbytères de village où tout est commode, bien aménagé, avec un air de bonhomie et le parfum des choses désuètes. Le curé avait dû louer une petite villa : quatre pièces séparées par un corridor. Il y avait sur le jardin une galerie à colonnettes où s’enroulaient des rosiers grimpants ; aux beaux jours, l’abbé y installait sa chaise de sangle.

La chambre était petite, tapissée d’un papier gris à bouquets dont le rouleau n’avait dû coûter que quelques centimes. Bien qu’on le vît à certains endroits sale et déchiré, le curé ne l’avait pas fait remplacer. Il trouvait toujours les choses « assez bien ». Quand ses meubles étaient arrivés, un lit de fer, une table de pitchpin, quelques chaises, les gens avaient jugé qu’il était bien pauvre. Cependant à son grand air distingué, chacun devinait qu’il devait être un fils de famille. Puis le bruit avait couru que c’était un original.

Vers deux heures, la crise s’apaisa. Il demanda un bol de lait et ferma les yeux. La sueur collait ses cheveux à ses tempes, son cœur battait fort, mais quelque chose en lui se soumettait, s’offrait, avec une humilité de serviteur qui a attendu pour se coucher l’ordre de son maître.


Deux ou trois heures de l’après-midi passèrent encore et quand la sonnette résonna, ce fut un petit coup discret, réservé, décelant une main de femme prudente. Mlle Saujon venait savoir des nouvelles.

C’était la directrice de l’école libre. Elle avait une voix étouffée, éternellement compatissante, qu’il fût question d’un ennui de ménage ou du cas le plus désespéré. Une femme sans âge, vêtue de noir, et dont on n’imaginait pas qu’elle eût jamais porté des couleurs plus gaies. Excellente, elle avait le défaut de ne rechercher que les choses tristes. La joie la mettait en méfiance. Elle s’en écartait avec une instinctive désapprobation. Il y avait sur toute sa personne comme un goût de cendre. Très douce et d’un entêtement invincible, elle confiait parfois à demi-mot, aux personnes dont elle était sûre, que le curé ne lui paraissait pas bien équilibré.

Il y eut un colloque où dominait le patois de Mariette.

— Ce ne sera rien, il faut du calme, du repos, décida la voix compatissante.

La porte se referma. Mlle Saujon, avec son petit chapeau noir qui avait la forme d’une galette, glissa sur la place. Devant l’épicerie, elle fut arrêtée par une dame coiffée d’une capote, qui portait sous son manteau une boîte de vermicelle.

L’abbé Danizous venait de trouver une position de la tête qui le soulageait. Il essayait de lire son bréviaire. Mais le ciel de février était bas et gris. Il y avait sur sa couchette un faux jour qui le fatiguait : le livre tomba, ses yeux se fermèrent.

Le grand air humide continuait d’entrer par bouffées, soulevant les rideaux de jaconas blanc. Dans son assoupissement, il sentit le froid et ramena sur ses épaules la couverture de laine grise qui avait glissé. La notion du temps se perd quand on est malade. Y a-t-il tout un jour qu’il somnole ou quelques minutes seulement ? De l’autre côté du petit couloir carrelé, Mariette s’agite ; il croit entendre la porte du jardin qu’elle ferme trop fort, les poules qu’elle appelle ; la veille, elle a laissé tomber le seau dans le puits. C’est dans les maisons où règne une mère, une épouse, qu’un silence d’amour étouffe le bruit autour d’un malade. Mariette, tracassière comme toutes les vieilles, entrant et sortant, renversant les pincettes dans la cheminée et marmottant les choses qu’elle garde sur le cœur, n’a d’autres soucis que de tenir le carreau lavé et les chandeliers de cuivre éblouissants.

La nuit d’hiver est tombée rapide, effaçant le dénuement de la chambre. Dans ces ténèbres, une statuette du Sacré-Cœur semble creuser et épaissir l’ombre. Quelques étoiles brillent seules sur les tisons abandonnés qui meurent dans les cendres. Il y a une paix, pour les humbles choses, à s’ensevelir dans l’obscurité où la lampe sera tout à l’heure un cœur de feu.

Au dehors, la nouvelle qui court de porte en porte commence de rôder autour du seuil. La vie offre si peu de distractions dans les petits endroits que le plus mince événement est une pâture. La mère du bâtard était donc venue. L’épicière Berthe les avait vus passer tous les deux, allant vers la gare : le petit parlait fort, secouait la tête ; sa mère essayait de lui fermer la bouche. Ils n’avaient pas l’air d’accord tous les deux.

La fille de la buraliste les avait aussi rencontrés. C’était à l’arrivée du train, sur le quai où elle venait attendre sa tante ; elle les avait vus s’embrasser. Michel pleurait, il avait disparu dans l’obscurité.

Mariette, étant allée à la nuit tombée chez le pharmacien prendre des cachets, rapporta enfin la nouvelle qui s’engouffra au bruit de ses sabots dans la maison pleine de silence.

Quand la vieille entra avec la chandelle, l’abbé ne bougea pas. Il feignit même de ne pas entendre. Alors Mariette éleva la voix…

Il n’est point de gens qui ne s’arrangent pour connaître dans les moindres détails tout ce qui concerne leurs ennemis. La rancune aiguise les sens. Mariette, une innocente, bien incapable de faire du mal à une mouche, ne perdait pas de vue les Picquey. Ce n’était pas qu’elle s’occupât, autant que beaucoup d’autres, de ce qui se passait dans le village. Mais Sylvain, avec sa méchante langue, ayant fait courir autrefois sur elle de mauvais propos, elle le détestait comme peuvent haïr avec un entêtement de mouton battu les cœurs les plus simples :

— C’est un cherche-bruit !

Maintenant l’abbé est seul dans sa chambre. De nouveau monte à sa bouche exsangue cette sorte de râle que Mariette, dure d’oreille, et qui remue de la vaisselle dans la cuisine, n’a pas entendu. Elle est partie mécontente que M. le curé n’ait pas dit un mot.

C’est toujours le même petit bruit, comme ferait un soufflet crevé. L’abbé s’est avec peine assis sur son lit ; ses maigres épaules, un peu voûtées, se mettant en travers sur les oreillers. Il tend vers la fenêtre sa figure moite, au long nez pincé, et qui cherche l’air. Un tremblement secoue la boîte qu’il vient de prendre au milieu des fioles. La table de chevet est encombrée, une petite cuiller dégringole.

— Pauvre enfant, pense-t-il, tandis que s’apaise peu à peu la suffocation. Sa mère ferait mieux de le laisser tranquille. A son âge, avec le cœur qu’il a, et tant d’orgueil, il n’a pas fini de souffrir.

Et puis :

— Mon Dieu, pourquoi n’est-il pas venu ?

Il le revoit ombrageux, amer, avec cet air de révolte qui lui fait peur. A le trouver opiniâtre, parfois détestable et si peu ouvert à la piété, l’abbé a été tout près de se rebuter. Il n’a pas de pouvoir sur lui. La rancune qu’il sent s’amasser est d’autant plus terrible qu’elle prend peu à peu tout ce cœur d’enfant, et il sait combien l’enfance est violente !

La veille de sa première communion, il lui avait dit, plongeant son regard au fond de ses yeux :

— Tu veux être un homme. Alors il faut que tu sois maître de toi-même. Tu dois pardonner.

Michel avait détourné la tête. Depuis ce jour, plus de confiance entre eux ; au confessionnal, une voix nette et froide, une âme fermée qui ne livrait rien. Maintenant même, il n’y venait plus. Un enfant pour lequel il avait tant fait ! Une intelligence qui pouvait porter des fruits magnifiques ! A quatorze ans, alors qu’il l’avait choisi entre tous, n’était-ce pas trop de dureté ? La mesure semblait comble. Il était tenté de s’en détacher. Mais tout à coup, songeant à son âme ardente, peut-être au fond dévorée d’amour et à la misère de sa destinée, une compassion indicible fondait son cœur.

L’angélus a sonné sur le village obscur percé par le feu des lampes. Le vent qui a tourné plusieurs fois, est, nord-est, nord, s’est décidé, purificateur des nappes du ciel, à ne plus porter que la saveur piquante des pays de glace. Les housses de ouate sont tombées, derrière les pins. La nuit d’hiver est noire et argent ; pétales de lune sur le bassin, maison du douanier fardée de céruse, des cascades de neige resplendissante sur les pins inclinés vers l’eau. Un grand rayon blanc, posé de biais, divise la chambre. La table de toilette avec la cuvette qui n’a pas été vidée est tout éclairée.

L’abbé rêvasse. Que fait cet enfant ? Où s’est-il enfui pour cacher les larmes de sa honte ? Cette souillure dans une chair jeune, c’est celle que la société ne pardonne pas. La maternité, honneur de la femme, combien le péché la peut flétrir pour qu’elle devienne cette malheureuse, en dehors des lois, vouée à l’insulte, pour qui nul refuge n’est assez sûr, et qui vient dans le plus grand mystère cacher, anonyme, son fruit de douleur dans la cabane éventée du pauvre ! Qui s’en douterait ? Que d’humiliations sous les dehors de la beauté et de la richesse !

L’abbé revoit la jeune femme qui est entrée une seule fois chez lui avec son enfant. Il n’y avait pas de feu dans le parloir. Elle s’était assise, à contre-jour, dans la pénombre, où il n’avait distingué son visage qu’après un moment ; sa respiration était rapide, un peu oppressée. Un prêtre ne connaît que trop l’anxiété des âmes chargées d’une faute : « Ne me demandez rien », suppliait celle-là. Pudeur, lâcheté, ou peut-être prudence profonde d’une femme qui préfère se débattre seule. Comme il la laissait parler, elle le remerciait avec des phrases courtes et déconcertantes.

— C’est un grand bonheur pour Michel, monsieur le curé, que vous vouliez bien vous en occuper. Mais n’avez-vous pas trop de peine ? Le latin, croyez-vous que ce soit utile ?

L’enfant, debout derrière sa mère, paraissait gêné. Il y avait entre eux un malaise, comme chaque fois qu’il n’est point parlé des choses importantes, des grandes choses cachées qui jettent leur ombre et auxquelles on pense.

Si seulement il avait pu obtenir de la jeune femme que Michel lui fût confié ! Les apôtres attisent le rêve qui les consume. Comment souffrir sans cet espoir de faire jaillir, au moins dans une vie, une obscure petite vie d’enfant, la flamme que le Christ a laissée au monde ? Il est indifférent de mourir aujourd’hui ou un peu plus tard ; mais, tant qu’on vit, il faut endurer, respirer, prier pour quelque tâche qui vous dépasse.

Il y a encore autre chose ; un battement intime plus doux, plus profond. Si détachés que les saints mêmes s’efforcent d’être, l’homme résiste, avec son cœur qui a faim et soif ; et au fond de ce cœur plein de ténèbres, le sentiment le plus fort qui soit, le plus invincible, qui est le besoin de paternité. Ce que je suis, il faut qu’un autre en reçoive le souffle et l’élan ; qu’un être jeune, renaissant de ma cendre, me ressuscite !

L’abbé Danizous se sent maintenant un peu fiévreux. Les pensées se précipitent dans son esprit. Il n’est pas que des pères et des fils selon la chair. Il y a une paternité spirituelle qui a sa source magnifique en Dieu. C’est elle qui dilate dans l’isolement le cœur sevré d’un pauvre prêtre nourri de surnaturel. Comme il voit ce qui aurait pu être ! Sa vie eût été une tout autre vie : le matin, la messe dite au point du jour ; lui, à l’autel, et, sur les marches, l’enfant à genoux ; dans l’église vide, en face de l’hostie levée vers le ciel, leurs deux solitudes ; puis les entretiens de maître à disciple, les promenades dans la forêt qui laisse apparaître, clarté merveilleuse, l’eau entre les pins ; ces grands pins à la jambe brune qui portent une blessure couleur de pain frais. Ils auraient respiré ensemble l’odeur du matin ; ensemble lu, médité et ouvert à Dieu leurs pensées. Celui-là était le fils qu’il s’était choisi. Ses désirs d’apôtre, qui avaient autrefois parcouru le monde, ne ramenaient plus sur son cœur déçu que ce pauvre rêve, l’image d’un enfant.

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