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Le goéland

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XI

Michel était parti le soir de la Saint-Martin, après avoir passé chez les Picquey les bonnes fêtes de la Toussaint et du jour des Morts, où les vieilles femmes vont à l’église, le visage invisible sous leur « bénesse ». Devant l’autel de la Vierge, pendant la messe que célébrait l’abbé Danizous, voûté sous l’étole, traçant sur le calice des signes de croix d’une main décharnée, Estelle, accroupie sur une chaise basse, appelait le ciel au secours de son grand chagrin.

Depuis que son départ était décidé, Michel avait été meilleur pour elle, s’asseyant souvent à son côté au fond de la barque, pêchant au parc des coquillages dont il remplissait son panier. C’étaient tantôt des clovisses, des claques, ou encore ces « couteaux » corsetés d’un long étui gris strié de roux, qui ont leur puits foré dans la vase, soufflent des bulles d’air par un trou carré, et dont on voit, pointe d’asperge, émerger la tête. Par ces douces journées d’automne où le bassin éclaire le pays, il faisait encore bon marcher dans l’eau tiède et plonger jusqu’au coude son bras dans la boue pour en arracher, capturés dans le trou obscur, ces couteaux dont pendait la longue queue translucide et d’un jaune orange comme la mèche d’un briquet.

Estelle, sa culotte troussée, pataugeait avec Michel le long des clôtures. De la tourmente qu’il venait de traverser, il gardait une impression de fatigue qui se muait en un grand désir de repos. Adolescente hâlée par l’été, Estelle devenait chaque jour plus belle ; mais aussi rétive et meurtrie, ne pouvant plus souffrir d’être repoussée. Elle se cachait pour pleurer. L’arrière-saison les entraînant d’un cours insensible vers l’inconnu, Michel sentait s’émouvoir dans le gîte obscur de son cœur l’enfance assoupie, tant de choses vécues ensemble, mêlées, partagées, en même temps que le troublait un regret vague de ses duretés, et que l’étonnait cette source de douceur ouverte dans son être.

Un matin, étendue sur le col de la pinasse, elle séchait au soleil ses jambes pendantes. La journée était calme, le courant doux, et les courbes de l’horizon fondaient ces belles couleurs argentées et bleues sur lesquelles la lumière fait courir l’éclat de la vie. Michel, appuyé au bordage, lavait dans la mer ses pieds englués de vase. Il venait de marcher autour du parc, se cramponnant aux lattes, et une coquille d’huître l’avait coupé ; tout à coup, elle s’était redressée, les yeux agrandis : elle venait de voir sa cheville rougie de sang.

Il s’était hissé dans la barque, et tout en protestant que ce n’était rien, il l’avait laissée, agenouillée, appuyer contre elle le pied blessé, le bander fort avec son mouchoir ; et comme elle relevait la tête, il avait vu, au fond de sa « bénesse », sa figure brune et dans ses yeux tout ce qui parle au cœur des jeunes garçons.

Ce jour-là ils étaient restés un moment silencieux, assis sur le banc. Une grande étoile de mer flottait, fleur dilatée et épanouie de l’eau miroitante. Michel l’avait prise, rejetée, pêchée de nouveau ; et elle était restée entre eux, éclatante et charnue, couleur d’arbouse, peu à peu rétractée dans sa lente agonie inerte.

Les grands travaux qui reprenaient avec l’automne ne leur permettaient plus de vivre à l’écart ; le triage, les flancs étroits de la pinasse rapprochaient ces deux enfants, troublés par l’imminence de la séparation, et le reproche étouffé d’Estelle atteignait cette fois le cœur de Michel, assez bas pour qu’il en fût sourdement ému, le ramenant vers les quinze années vécues ensemble, aérées du même vent salé et adoucies en secret par cette tendresse méconnue, mouillée de l’éclat pur des premières larmes, et qui lui inspirait un désir confus de faire la paix.

Octobre avait été pluvieux, et les averses bourdonnaient souvent sur l’abri monté à la hâte, la voile rabattue en deux pans sur l’épine dorsale formée par le mât. L’embarcation se métamorphosait en une humble tente, et ils s’y blottissaient, flottant des heures sous le ruissellement qui les isolait du monde : longues attentes, dans la tiédeur de leur haleine, de leurs jeunes corps enfouis sous les vieux cirés, bercés par le clapotement de l’eau invisible, le cri des canards et la basse sourde de l’océan.

Michel entendait vaguement Sylvain grommeler. L’homme leur tournait le dos, assis sur le coffre, fouillant du regard le ciel et l’eau brouillés par la pluie. La pensée de voir partir ce garçon vaillant et courageux, au moment où il avait le plus besoin de son aide, le rendait furieux. Il se fâchait entre ses dents, avec un effort physique pour étouffer ses grossièretés, par crainte de celui qui se taisait, — couché dans le fond, le visage taciturne et les yeux ouverts — sachant qu’on ne devait pas le pousser à bout.

Le jour était loin où son fils Justin reviendrait du service, et encore parlait-il de ne pas reprendre le travail des parcs, rebuté comme tant d’autres par la vie peineuse, rêvant d’obtenir un poste tranquille. Car les jeunes avaient tous envie maintenant d’être facteurs, cheminots ou garde champêtre. « L’eau, disaient-ils, elle est trop froide. » Les filles aussi devenaient réfractaires. Plus favorisés que beaucoup d’autres, qui ne trouvaient plus d’aide dans la famille, et avaient dû laisser se perdre des parcs magnifiques, en pleine production, Elvina et lui avaient toujours accru leurs affaires, augmentant chaque année le nombre des tuiles, s’enorgueillissant de quelques milliers d’huîtres de plus dans leurs « claires » et de filets neufs dans leur voilerie. On disait de lui qu’il ne se laisserait pas couper une main pour cinq mille francs. Mais la femme s’alourdissait, geignait davantage, devenue casanière, travaillée du désir sournois de faire « souquer » les autres à sa place. Pour tous les deux, le départ de Michel était un coup rude ; non seulement perte d’argent, mais déconvenue, froissement de ne plus se sentir indispensables, fureur de perdre une longue illusion féconde en ces rêves illimités qu’inspirent les rapports du pauvre et du riche. Ils avaient toujours nourri l’idée d’une récompense qui équivaudrait à une fortune. Car les marins qui parlent chaque nuit de « faire un grand coup », vivant dans l’espoir de tomber « en pleine mitraille de poissons » et de hisser dans leur barque, dût-elle en couler, des filets gonflés et grouillants, ont souvent la même fougue d’imagination que le prospecteur qui fouillerait la terre de ses ongles pour déterrer une parcelle d’or.

Au fur et à mesure que les jours passaient, Sylvain harcelait Michel plus durement, mais en sourdine, étant toujours celui qui mord par derrière.

— Borde, borde, lui criait-il, lorsque le garçon, tenant l’écoute, virait sous le vent.

Quand on pêchait, le filet n’était jamais posé comme il faut, que Michel l’eût donné trop vite ou trop lentement, mis trop près de terre. S’il fallait l’éveiller la nuit, c’étaient des bouffées de colère, parce que les jeunes gens dorment comme un mort.

— Celui-là mange la soupe comme l’âne le son, se retenait-il à peine de dire, lorsqu’il voyait devant Michel une assiette pleine. Car avec la concupiscence du gain, sa meilleure jouissance était de griffer aux places sensibles, entraîné par cette passion de tyrannie et d’injustice qui avait peut-être éloigné son fils.

Le soir, dans la maison close, le même toit de tuiles cimenté de mousses pourries abritait les époux grondant de colère, dérangés dans leurs plans, furieux de perdre, et les deux adolescents isolés dans les pudeurs muettes de l’amour. Estelle n’osait plus maintenant réclamer, se plaindre, toute blessée encore par les brusqueries de son compagnon, devenue plus craintive en même temps qu’il s’adoucissait. Elle le fuyait. Il s’en étonnait, gauche et dérouté, comme l’est toujours l’homme au cœur chaste devant la femme qui s’éveille, hier une amie, parfois une esclave, aujourd’hui adversaire plus mystérieux que Diane dans les bois.

Ainsi ce jour de départ qui avait semblé devoir ne jamais venir était arrivé. Michel, ayant vu grossir le petit train, se rappela les soirs où sa mère sur le quai l’avait embrassé. Aujourd’hui c’était lui qui s’en allait. Un coin de ciel couleur de bruyère s’éteignait au loin, et le crépuscule noyait rapidement les rouilles du sous-bois. « Tu reviendras ! » sanglotait Estelle haletante, debout sur le marchepied, tendant la tête vers la portière. L’émotion lui arrachait enfin ce cri de l’amour que les lèvres jeunes s’efforcent d’étouffer. Il avait regardé sur le quai ce visage offert, aperçu près de l’horloge l’abbé Danizous, éternel isolé dans sa robe noire ; puis vu passer des taillis, des pins, reconnu deux ou trois fois l’éclat de perle du bassin dont les bouffées d’air lui jetaient aux lèvres un goût d’embrun.

Ce garçon sauvage, que les événements arrachaient à ce petit pays de bois et de mer, sentait seulement le choc de son cœur. Les premières stations dépassées, il regardait encore le ciel et les pins… il regardait et son être s’emplissait d’une souffrance étrange, comme d’un flot doux qui traînait des larmes. Que serait sa nouvelle vie ? Sa mère lui avait fait dire qu’il n’entrerait pas en pension, mais que le mari de la sage-femme, caissier chez Me Malleret, lui avait trouvé une place dans la même étude. C’était ce qu’elle appelait le « mettre aux affaires ». Sa mère… chaque tour de roue le rapprochait d’elle. La ville où elle vivait l’appelait à l’horizon, la ville grondante d’activité et de foule où il découvrirait peut-être son père. Il y arrivait avec le seul espoir de la retrouver, prêt à un grand effort pour devenir le fils qu’elle souhaitait, ébloui aussi par ces vagues idées d’honneurs, de fortune, et pressentant qu’il ne lui appartenait pas de borner ses rêves.

Quand il changea de train à Facture, quelques lumières brillaient dans la nuit plus dense. La locomotive puissante, immergée dans l’obscurité, lui apparut monstrueuse au feu de ses phares. Un flot humain coulait sur le quai. Il se laissa pousser, emporter. Le compartiment où paquets et gens se pressaient lui donna soudain une sensation d’étouffement. Il ouvrit la vitre, se pencha… Le vent mouillé fouettait ses cheveux. Et dans cette hallucination, dans la soif qu’il éprouvait de goûter à une autre vie, il sentait pourtant un refus intime, une sorte de contradiction involontaire qui montait du fond de son être. Était-ce le pressentiment de ce qui l’attendait, le débat sourd de ses instincts de solitude et de liberté contre le monde où rien, hélas ! n’était fait pour lui ?


Quand il se rappela plus tard l’arrivée à Bordeaux, Michel revoyait un fiacre obscur roulant sur les quais, des tramways comme des bateaux illuminés fendant les ténèbres, et des guirlandes de feux blancs et rouges, étoilant fosse profonde, le fleuve encombré de masses noirâtres.

La sage-femme était venue le chercher à la gare. Dans le hall où s’élargissait une rumeur de foule, il l’avait aperçue contre une barrière. C’était une grande maigre, au teint jaune flétri par les veilles. Elle semblait porter un uniforme. On les bousculait. Elle lui avait dit :

— Tu n’as pas d’autre bagage… Ah ! une bourriche d’huîtres. Je viendrai la chercher demain.

Puis, dans la voiture :

— Tu ne t’es pas trompé ? Ta mère avait peur que tu ne saches pas changer de train.

Il regardait, à travers la vitre, passer des réverbères éclaboussant de lumière les pavés gras. Ses yeux devinaient la coulée de l’eau. C’était de ce côté une impression de fête magique, de féerie. Mais il apercevait aussi un coin de ville écrasant, fermé, avec de hautes maisons où quelques cabarets ouvraient des trous d’or. Il ne s’était pas représenté un si grand entassement de pierres. Il se penchait vers cette sorte d’abîme nocturne, non point effrayé mais un peu grisé, avec un élancement profond de l’âme vers la vie qui dépasse tellement en mystère et en puissance ces idées qu’on a dans l’esprit.

La voiture avait tourné dans une rue noire, coupant l’alignement de la façade ; les lanternes éclairèrent un trottoir étroit, et sous la figure sculptée dans une embrasure, une vieille porte cintrée, maculée de boue. Il y avait à côté une fruiterie, avec une arrière-boutique où des gens dînaient. Ils avaient suivi un corridor enténébré, traversé une cour, monté un escalier de pierre, puis un plus petit, en bois, resserré entre une porte et le mur blanchi.

— Te voilà chez toi.

La bougie qu’ils avaient trouvée au pied de l’escalier fit apparaître une petite chambre irrégulière, crépie à la chaux, au plafond en pente, donnant par deux fenêtres plus larges que hautes sur la cour obscure comme un puits ; d’autres fenêtres s’ouvraient au-dessous, sur l’autre face ; on voyait des linges séchant sur des ficelles ; une femme en camisole repassait, pesant sur son fer, au bout d’une table couverte d’une nappe grise.

Mais, entre les toits, un coin de ciel plein d’étoiles était suspendu.

Mme Chautard lui avait appris que son logement se trouvait dans la même maison, au deuxième étage, et l’avait amené dîner. Il était remonté très vite. Cette petite chambre, avec le lit de fer étroit et dur, ne lui déplaisait pas. Il se voyait libre. Il se sentait étourdi, plutôt heureux, assailli d’idées et de désirs.

— Si seulement, songeait-il, je pouvais savoir qui je suis. Après je ne penserais plus à cela, je travaillerais.

Il était resté un moment assis sur le lit, à moitié dévêtu, les jambes pendantes ; puis il s’allongea, souffla sa bougie. Mais il continuait de voir ces apparitions de maisons, ces toitures découpées, si hautes, toute cette ville allumée, brillante de perles lumineuses, qui devenait dans sa somnolence une vision presque fantastique.

Il s’éveilla à plusieurs reprises, regarda sa montre. Cette nuit ne finissait pas. Des impressions trop vives l’enfiévraient, comme il arrive dans l’extrême fatigue ou lorsque les nerfs ont reçu un choc. Il aurait voulu commencer quelque chose immédiatement, étudier, sortir. Tout le temps perdu lui était à charge, ces six mois pendant lesquels, le travail fini, il allait s’étendre dans les bois sans ouvrir un livre, parce que son chagrin le nourrissait, et aussi ces rêves qui vous viennent dans les moments où l’on est seul, couché sur la terre.

Rien ne bougeait dans la maison. Quelque chose l’obsédait vaguement qui était le bruit de la mer et celui des pins. Ah ! s’il avait pu s’endormir ! Seul ! Seul ! Où était sa mère ? C’était maintenant qu’elle lui manquait ; il lui avait fallu ce temps pour sentir, avec cette force qui monte du dedans, combien il l’avait cherchée à la gare, sans qu’il l’attendît, prévenu d’ailleurs qu’elle ne viendrait pas, mais ne pouvant empêcher ses yeux de fouiller la foule.

— C’est de ma faute ! se disait-il.

Il la revoyait, si douce, d’une grâce ravissante, cherchant à le distraire et à l’apaiser. Et lui, obstiné, ne voulait rien entendre ! Il pouvait bien souffrir maintenant ! La honte d’avoir un tel fils la tenait cachée. O misère ! Sa mère, Estelle, l’abbé Danizous, tous ceux qui essayaient de lui venir en aide, il n’avait cessé de les rejeter. De quoi se plaignait-il ? C’était lui qu’il accusait d’injustice et d’ingratitude. Et dans ces imaginations de la nuit qui grossissent les fautes, exaspèrent le regret et le chagrin, son endurcissement intérieur lui semblait horrible. Sa vie passée, tant de rancune et de révolte, tout cela revenait, lui apparaissait comme s’il n’y avait rien d’autre dans son âme.

Minuit avait sonné sans que la torpeur le prît tout entier. Il faisait noir, et dans cette obscurité dense, étouffée, baignaient des choses que ses yeux ne reconnaissaient pas. Les deux fenêtres se découpaient, bleues, et il se retournait contre le mur. Ah ! ne plus penser, se trouver transporté en plein lendemain par une longue plongée dans la nuit ! Mais la volonté même de dormir, aux heures d’excitation cérébrale, détruit le sommeil.

Ce qu’il voyait, c’était la cabane, le jour où Laure appuyait sa tête aux planches ; elle pleurait, clouée à cette place, et il l’insultait. Ce soir-là, quand il était revenu après s’être sauvé dans le bois, les uns et les autres lui avaient dit : « Ta mère t’a cherché. » Lui-même l’avait vue courir, entendait ses cris et s’était caché. Il lui en voulait ; mais sait-on jamais ce qu’on sent après, lorsque cet être qui se coule en vous dans la colère, étranger terrible, fait place à un autre qui s’effraie, se désole, et voudrait payer les offenses de cet infini qu’on a dans le cœur. Puis après, ce regret attaché à soi, lancinant, cruel ; cette impression d’isolement ; la détresse qui suit le grand coup porté, sans mesure, à l’affection qui pourrait ne plus être tout à fait la même. Michel se retournait sur cette souffrance. Malgré la misère dont elle avait comblé sa vie, honte, sarcasmes, angoisses intolérables, désir irrité de sa présence continue et de sa tendresse, elle restait pour lui sa mère, celle dont l’opinion comptait à ses yeux, pour laquelle il eût aimé prendre dans le monde les revanches mystérieuses de l’intelligence.

Michel s’était redressé et avait allumé sa bougie. Tout à l’heure, impatient de franchir l’espace noir et vide qui le séparait du lendemain, il se retrouvait prêt à vivre l’instant même, à se sauver seul.

Cette petite chambre sous les toits, il serait bien pour y travailler. Le souvenir lui vint de tant d’autres garçons dont parlent les livres, qui ont débuté pauvres, sans appui, durement traités par la vie et qui avaient vaincu. Lui aussi, en cette première nuit au milieu de la ruche humaine, engourdie dans ses alvéoles, se faisait le grand serment dont le souvenir mettait encore, dans les yeux usés de Michelet chargé d’ans et de travaux, des larmes sacrées.

Il s’était levé, avait ouvert sa valise, et en même temps qu’il bouleversait parmi ses hardes les quelques volumes que lui avait donnés l’abbé Danizous, le sentiment qu’une grande force de joie était dans ces livres l’enveloppa comme une flamme.

Longtemps, cette nuit-là, il avait veillé, le coude enfoncé dans l’oreiller, et comme il tournait les pages d’un recueil de vers, un chant merveilleux envahit ce cœur que le ciel et l’océan avaient ouvert aux voix intérieures. Les syllabes magiques enchantaient son insomnie d’adolescent, baignant ses yeux d’une émotion qui n’est pas du monde, comme furent si souvent ravis à eux-mêmes tant de jeunes hommes, qui se délivrent et se purifient d’une morne existence au souffle d’une vie supérieure.

Je n’emporte avec moi sur la mer sans retour
Qu’une rose cueillie à notre long amour,
J’ai tout quitté…

Jamais il n’avait entendu ce début violent, aéré, suggérant tout de suite l’impression de houle, de grand vent marin et l’arrachement du départ, et voici que naissaient d’autres thèmes, le chant d’amour ardent et mouvementé, auquel un autre succédait, mélancolique, qui éveillait l’image de la maison laissée et la nostalgie du toit qui s’efface. Il se recueillit un moment puis tourna la page. C’était maintenant une forêt tout imprégnée d’aube, avec le chuchotement de l’air dans les feuilles et le murmure de l’eau coulant sur la mousse. Où est-il ? Quelle vision de sous-bois printanier a envahi soudain la petite chambre ? Le pastour joue sur son roseau un air triste et pur. C’est un limpide chant d’amour qui s’élève. Qu’il est doux d’aimer près d’une fontaine ! Des nymphes glissent sous les feuilles. La forêt mystérieuse respire au loin. Tout concourt à éveiller des impressions fraîches comme la source qui court dans les fleurs. O poésie, jeunesse du monde !

La bougie consumée avait eu deux ou trois sursauts d’agonie, noircissant le fond du chandelier.

Les carrioles des laitiers commençaient de rouler dans les rues vides ; les quais voyaient passer dans le petit jour les tramways d’ouvriers épaissis par derrière de grappes humaines. Les étoiles pâlissaient dans le coin du ciel qu’encadraient les toits. Le livre avait glissé contre le mur et Michel renversé dormait, la bouche entr’ouverte, le bras étendu sur le drap qui sculptait son corps allongé.


Elle n’avait pas osé venir à la gare. Mais elle était montée dans la chambre le lendemain matin. Il dormait encore, les épaules hors du drap, les fenêtres ouvertes à cause de cette sensation d’étouffement que lui donnait la ville. Sa valise débordait de vêtements jetés sur le parquet, de livres épars.

Laure s’était assise sur une chaise et le regardait, écoutait son souffle. C’était la première fois qu’elle voyait son enfant dormir ! Il avait lu dans son lit, la bougie n’était plus qu’une larme de cire écrasée, et maintenant il se reposait.

Comme il dormait bien ! Elle voyait enfin desserrées ses lèvres gonflées de vie ; et sous les cheveux en désordre, ce qui baignait le haut du visage, c’était la paix, mystère des paupières closes, de l’ombre des cils sur un masque jeune.

Il était dix heures quand Michel ouvrit les yeux, les referma, s’éveilla enfin. Était-ce encore un rêve ou la voyait-il, assise près du lit, le visage tourné vers son réveil ? Elle avait ôté son chapeau. Ses cheveux étaient pleins de soleil.

Il se soulevait :

— Quelle heure est-il ?

— Tu as bien dormi.

Elle riait et l’embrassait à la fois, rapprochait sa chaise. Il regardait sa figure allongée et brune, ses yeux, son sourire ; le grand jour entrait dans la chambre, et tout lui semblait si différent, baigné de joie, la cheminée éclairée par ce gros bouquet de dahlias orange qu’elle avait planté dans un vase de cuivre reluisant. Il y avait une glace encadrée de bois qui le reflétait.

La gaieté entrée dans la mansarde, c’était encore ce petit chapeau fleuri d’une rose au coin de la table ; et, sur une chaise, la longue veste doublée de soie claire. Elle voyait qu’il était content et disait de ces choses qui semblent des riens — bulles légères sur cette impression de bonheur où le cœur baigne, s’ouvre peu à peu. Il aurait fallu ne plus se souvenir, arrêter le temps.

Elle lui prit la main.

— Tu n’as pas déjeuné ?

— Ne vous inquiétez pas.

— Qu’est-ce que tu veux ? Je vais aller te chercher du pain.

Et comme il la retenait, n’avouant pas qu’il mourait de faim :

— Si, si, je remonte dans une minute. Cela me fait plaisir.

Elle reparut avec un plateau, le posa sur le lit. Il fallut que Michel la laissât verser elle-même le lait, le café, beurrer les tartines ; et elle s’agitait, cherchant des commodités, des raffinements, toute animée par la fugitive douceur d’être une mère qui gâte son enfant.

Tout à coup, sans la regarder, il lui avait dit :

— Je ne voudrais pas vous faire de la peine…

Sa voix était changée et il parlait avec une grande douceur.

Elle avait compris et tournait vers lui des yeux suppliants.

— Oh ! pas aujourd’hui.

Michel baissait encore la voix :

— Dites-moi seulement si mon père est dans cette ville. C’est pour que je sache si je peux le voir, le rencontrer…

Il répétait :

— Je ne vous demanderai plus rien ensuite.

Elle s’était promis de ne pas répondre, mais ces pauvres choses, cette plainte poignante lui allaient au cœur. Le silence était si profond que l’un et l’autre semblaient écouter, attendre. Mon Dieu ! Pourquoi ne saurait-il pas ? Il fallait finir.

Elle pensait : « Il ne peut pas le regretter. Il ne l’a pas connu. Tout cela n’est qu’imagination… » Mais une sorte de crainte la retenait, le sentiment vague qu’on ne sait jamais tout à fait ce qui se passe dans une autre âme.

— Michel, écoute… J’aurais préféré attendre encore. Ce sont des choses dures pour une femme. Mais je vois bien que tu ne peux pas rester dans cette inquiétude…

Il s’était redressé, retenait son souffle.

— Il est mort… murmura-t-elle, envahie d’une chaleur soudaine, et tu étais encore tout petit. Mieux vaut ne plus regarder en arrière, être courageux. On ne peut rien défaire de ce qui est fait !

Il avait mis la main sur son bras :

— Ce n’est pas vrai…

— Michel, je te jure.

Il sentait qu’elle ne le trompait plus ; une émotion inconnue dilatait ses yeux, un gémissement trembla dans sa gorge. La mort venait à son tour d’entrer dans la chambre, et il regardait, les prunelles fixes ; puis il se laissa tomber, le visage dans l’oreiller.

Longtemps il resta ainsi accablé, les yeux mi-clos. Laure se lamentait :

— C’est moi qui suis la plus malheureuse.

Elle était assise à côté du lit, triste, abattue, ne comprenant pas, ayant assoupi sa conscience depuis si longtemps avec les excuses qu’elle s’était données. Il avait commencé de lui parler : des mots sans suite, incohérents, rien que la plainte qu’il avait dans l’âme :

— J’aurais voulu le voir une fois !

Quelque chose avait passé dans sa vie, lui laissant une sensation infinie de vide et de froid. Puis ses profonds soupirs s’espacèrent, et il n’y eut plus dans la mansarde que le chuchotement d’une femme berçant son grand fils.


L’étude se trouvait dans une rue triste, non loin de la cathédrale, au rez-de-chaussée d’un vieil hôtel rongé par l’humidité. Il y avait sous la voûte de longues traînées noires. Quelques fusains s’étiolaient dans la cour pavée, d’une mélancolie de cloître.

Une salle basse et enfumée, tapissée de cartons verts, bariolée d’affiches, avec des banquettes de crin crevées, et deux grandes tables surchargées d’un fouillis inextricable d’actes, de dossiers, bouleversé à tout moment sans que personne semblât capable de rien retrouver, telle apparaissait l’étude de Me Malleret dans laquelle Michel s’était trouvé transporté, passant de l’air libre et vierge de l’océan à l’atmosphère la plus renfermée.

On lui avait assigné sa place près d’une fenêtre. Il avait cru d’abord suffoquer. Un poêle brûlait, chauffé à blanc, qu’attisait à tout moment un vieux clerc pâli sur les écritures, d’une santé aussi délabrée que sa jaquette et qui redoutait les courants d’air. Quant à M. Chautard, un homme flasque, qui avait des poches sous les yeux, on l’apercevait à travers des vitres, cloîtré dans une sorte de cage en verre, où une table maculée et un coffre-fort rétrécissaient tellement l’espace libre qu’une seule personne avec lui pouvait trouver place.

Quand le caissier avait parlé de Michel à Me Malleret, il lui avait dit :

— C’est un enfant naturel dont je me suis chargé.

— Borduron le mettra au courant, avait décidé le notaire.

Huit jours s’étaient écoulés. Michel s’installait maintenant sans que personne prît la peine de le remarquer. Toute cette première semaine, il avait beaucoup souffert d’être emprisonné. On le voyait bâiller, étirer ses bras. Le monde lui paraissait au fond de cette cave misérable et morne, couleur de poussière.

Il entrait avec les autres, tirait un livre de sa poche, et le glissait sous les papiers. Cette fièvre de lecture qui l’avait envahi la nuit de son arrivée le sauvait de l’écœurement. Tout lui était bon, sciences, histoire, philosophie. Sa journée finie, il s’arrêtait près de la Faculté, à l’étalage d’un bouquiniste, fouillait dans le tas.

Aussi arrivait-il à l’étude, taciturne, les poches gonflées, expédiait au plus vite quelques obscurs travaux de copie et lisait du matin au soir. Ces volumes dévorés dans sa petite chambre solitaire, ou au fond de la salle morne, avec la préoccupation un peu enfiévrée d’une revanche encore inconnue, prenaient de tout cela quelque chose d’intense et de presque sombre. Il était un garçon de quinze ans différent des autres, isolé, en quête de ces merveilleuses maisons de refuge que l’imagination crée au-dessus du monde.

Les entrées brusques de Me Malleret, vrais coups de théâtre, provoquaient parfois un saisissement, changeant soudain en statues de pierre deux jeunes clercs, dont la principale occupation était de cacher la canne du caissier et de glisser du buvard dans les encriers. Le notaire était un petit vieux court et gros, aux bajoues violettes. Il avait des accès de fureur dont les contre-coups secouaient un moment l’étude. La dactylographe, une demoiselle entre deux âges, voûtée, l’air morose, et très assidue, jetait des regards de biche aux abois.

Ces sortes de crises portaient à son comble l’effervescence du premier clerc, dégingandé, les cheveux soulevés par l’agitation, que la basoche disait à moitié fou, parce qu’il faisait des barricades de registres autour de sa place, et perdait ses lunettes d’or dix fois par jour dans le fouillis affreux des papiers. Mais il y avait des après-midi entiers où le notaire ne paraissait pas. La porte rembourrée demeurait ouverte sur son cabinet. Ces jours-là, le public, représenté en général par des gens assez râpés, humbles de manières, et par des dames qui poussaient de profonds soupirs, languissait en vain sur les banquettes. Les clercs grignotaient en paix, à quatre heures, du chocolat et des petits pains dont les miettes tombaient sur les paperasses. M. Chautard, dans sa guérite de verre, dépliait un journal, le lisant avec la gravité qui donnait à toutes ses occupations un air d’importance extraordinaire. La somnolence de l’étude n’était troublée que par le ronflement du poêle, la chute d’un registre et les allées et venues de quelque client, rongé d’ennui, qui errait dans l’espace libre laissé au public, n’ayant rien d’autre pour tromper son impatience que la lecture du tableau des huissiers ou des affiches de toutes couleurs.

Michel, lui, avide de s’instruire, n’avait d’yeux que pour le livre acheté la veille. Le bouquiniste, debout sur la porte de sa boutique, enveloppé dans sa houppelande, le connaissait bien. Il trafiquait pour quelques sous, changeait, revendait. Au soir de ces journées raccourcies, où la ville s’allumait de bonne heure, il commençait parfois de lire contre un réverbère, bousculé par le double flot des passants.


Les journées de dimanche étaient pour Michel à la fois les meilleures et les plus tristes. Lorsqu’il sortait, hébété d’avoir lu longtemps dans sa chambre, à moitié couché sur le lit défait, la somnolence des quais déserts et le fourmillement de vie sur les grandes places l’accablaient d’un malaise coupé de brusques détresses. Il passait devant des cabarets pleins de filles et de matelots. Le soir semblait déjà loin où il était entré, triste à mourir, et avait bu du vin bleu à une table au fond d’un petit bar empesté de fumée ; un mousse, assis près du perchoir où un perroquet dormait, enchaîné, étirait avec fougue un accordéon. Il sentait sa tête tourner. Une brune osseuse, qui portait à ses oreilles de grands anneaux d’or, s’était assise à son côté, débraillée, en corsage mauve ; et comme il voyait tout près son visage ravagé de maigreur, avec un œil poché, jaune et bleu, sous les cheveux gras et la grimace affreuse des lèvres, il s’était sauvé ivre de dégoût en même temps que la patronne faisait jeter sur le trottoir un grand nègre saoul.

Combien lépreuses apparaissaient les ruelles ouvrant sur le quai, où un cadavre de chat souillé gisait parfois au bord d’un trottoir. En ces journées d’un hiver doux, mouillées de pluies impalpables comme des fumées, le port seul l’attirait, avec ses quais encombrés de fûts cachetés, ses amoncellements de caisses sous des bâches grises, et les coques massives des navires. Il restait parfois assis sur quelque ballot des heures entières, regardant les ponts, la mâture, imprimant dans son esprit les moindres détails. C’était si beau, ces masses énormes, et la trépidation du départ, quand des figures serrées se penchent sur les bastingages, et que l’espace s’élargit entre le quai et le paquebot qui s’en détache.

Lorsqu’un spectacle soulevait ainsi ses puissances de rêve et d’émotion, il se sentait gonflé du bonheur de vivre. Mais il y avait tant d’autres jours où l’étouffait l’atmosphère de la grande ville, et tout alors lui paraissait laid et resserré, les façades noires, aux balcons rouillés, avec les rapiéçages en couleur de leurs devantures ; le fleuve jaune qui lui semblait si étroit, quand il revoyait dans sa pensée le grand bassin pur, aveuglant de lumière, dans sa ceinture de bois et de sables roses.

Ah ! l’heureux temps que celui où il vivait loin de ces hautes maisons sans verdure, encrassées par le temps et par les fumées ; loin de ces foules affairées où il était plus seul que dans les bois, parce que les voix mystérieuses du vent et de la mer ne lui parlaient plus. Un jour de tempête, comme il avait vu dans la rade deux ou trois goélands chassés par le mauvais temps, tournoyant autour d’une bouée rouge, pèlerins égarés des routes du ciel, un flot de larmes l’avait suffoqué.

Jusqu’à l’heure du dîner, en ces fins d’après-midi où coulent dans les rues les foules du dimanche, traînant la secrète déception d’une journée morne et pourtant trop brève, Michel errait dans cette ville qu’il ne découvrait que peu à peu, avec le sentiment que le monde laid et grouillant lui était hostile. Il y avait une grande place qu’il aimait, jonchée de gros pigeons familiers ; des allées d’arbres qui bordaient une terrasse immense fermée de balustres, où s’allumaient le soir deux phares ; et là-bas, plongeant dans le fleuve ses pattes trapues, le pont découpé sur un fond d’air et de coteaux bleus, sous lequel s’abattait le mât des gabarres, à l’heure où le mascaret entraîne en amont une lourde flottille.

Deux ou trois fois, il avait traversé le fleuve pour voir les chantiers de construction navale, émerveillé devant ces masses énormes, encadrées d’étais et de béquilles comme des cathédrales.

Un dimanche de février, il avait ainsi erré depuis le déjeuner. C’était une de ces chaudes journées où brûle un printemps hâtif. Le soleil répandait une lumière louche. Michel avait ôté sa veste et marché, tête nue, en gros tricot beige, ses chaussures grises de poussière. A cinq heures, le ciel se couvrit. Un grondement d’orage effraya la foule qui se ruait vers les tramways.

Michel se trouvait au coin d’une grande place, forum étincelant de la cité, où débouchent les principaux cours. Les affiches, sous la colonnade du Grand Théâtre, annonçaient Lakmé, et la matinée venant de finir, une nappe humaine envahissait le péristyle, couvrait les longues marches majestueuses. Le Bordeaux riche, fêté, débordait le temple dressé au cœur de la ville, élevant au bord du toit des statues de Muses ; et c’était une confusion de toutes les classes, cohue qui entraînait pêle-mêle les patriciennes du grand négoce et le demi-monde, un instant confondus, dans cette houle qui poussait peu à peu ses vagues sur le grand espace noir de voitures.

Michel avait traversé la place, frayant avec peine son passage, et s’était embusqué près d’une colonne. Des femmes s’écrasaient, enveloppées de fourrures et de longs manteaux. Il entendait couler la rumeur de fête, les portières claquer et le défilé des automobiles emportant les couples.

On maugréait autour de Michel. Une petite blonde, aux cheveux mousseux, coiffée d’un turban, le cou niché dans un renard blanc, s’était réfugiée contre son épaule. Il y avait une dame revêche houspillée par des étudiants :

— Dites donc, vous…

— Sauvages !

C’est alors qu’il eut cette secousse, se haussa soudain, puis fonça dans la foule presque immobile.

Laure n’avait pas vu sa haute tête se faufiler entre les chapeaux ; lui-même n’était pas sûr de l’avoir reconnue, croyait l’apercevoir, ne la découvrait plus ; et ce fut au milieu des marches, alors qu’il désespérait de la rejoindre qu’un remous les jeta tout près l’un de l’autre, seulement séparés par quelques épaules.

Elle avait un petit chapeau qui couvrait son front, une fourrure fleurie d’un camélia rouge qui cachait le bas de son visage. Elle le regardait, il vit une expression indicible passer dans ses yeux, puis elle se ressaisit, détourna la tête.

Après, il n’eut plus conscience de rien et se retrouva sur le trottoir, devant la terrasse d’un café. Le vent chaud dispersait la foule. Mais tout avait disparu pour lui, et il allait comme un automate, incapable de se reconnaître dans cette souffrance trop forte brusquement soulevée au fond de son être.

Quelques gouttes d’eau commençaient de tomber lorsqu’il aperçut la cathédrale. Un éclair l’illumina, châsse gigantesque découpant sur le ciel violacé d’orage ses tours et ses aiguilles. Mais ce ne fut pas la pluie soudain déchaînée qui le poussa jusque sous le porche. Sans doute était-ce l’Église-mère qui l’avait de loin attiré, sans qu’il le sût, grande forêt de pierre où il cherchait parfois un refuge, avide du silence mystérieux où le cœur se défait dans l’ombre.

La porte était ouverte. Il entra. La nef baignait dans une lumière d’or pâle et il entendit des chants, des grondements d’orgues qui se fondirent dans une plainte déchirante comme une voix humaine. Mais il tourna dans un couloir sombre qui bordait le chœur, longea des chapelles enténébrées et s’assit dans un coin désert contre un pilier.

Alors une impression presque douce l’enveloppa, l’apaisement d’avoir trouvé un refuge. Il ne priait pas — si ce n’est prier que de laisser devant la présence invisible saigner sa blessure. La colère même ne se reformait pas tout de suite. C’était si profond, cette détresse, ce sentiment d’être rejeté par quelque chose de plus fort que tout son amour. Cette fois, il lui semblait que l’affront lui avait été jeté en plein visage, à la face de la ville entière, et que la foule pressée sur les marches l’avait vu à son pilori.

Les chants se perdaient dans le lointain de la nef cachée, affaiblis, comme le murmure de la forêt quand le vent souffle sans force dans le pignada. Michel se rencogna, regarda l’étincelle d’une lampe dans une chapelle. Il entrevoyait vaguement un confessionnal, des statues de saints. Sa colère montait, terrible, séchant les larmes dans son cœur. Ah ! qu’il avait eu tort de venir dans cette ville, où il sentait sa mère partout présente, ne pouvant s’empêcher de penser à elle, de la chercher sans même en avoir conscience. Car il ne s’était embusqué sous ce péristyle que dans l’espoir de la découvrir. Pourquoi s’était-il offert à l’avanie ? Ne savait-il pas qu’elle le reniait ? Une tempête obscure passa dans son âme. Il se méprisait.

Il se revit, un soir qu’elle était venue l’embrasser, descendant en hâte l’escalier. Il voulait la suivre. S’il avait su seulement où elle habitait, c’eût été pour lui, dans le désert de la grande ville, un point d’appui secret, source de chaleur, foyer invisible auprès duquel il aurait rôdé, comme il l’avait fait autour du petit hôtel. Il avait marché derrière elle dans une rue noire, traversé un cours, longé la grille du Jardin Public. Mais un tramway avait surgi… Elle était montée ; et il avait couru comme un fou derrière la grande voiture illuminée, avec un cri rauque au fond de la poitrine, s’en rapprochant à chaque arrêt, pour la perdre peu à peu de vue, distancé et à bout de souffle.

L’orgue s’était tu, une ombre solennelle tombait des voûtes, et Michel pleura. La vie l’avait trop blessé. Il se mourait du besoin de Dieu. Mais, comme la nuit de son arrivée, il sentit un regard intérieur qui descendait dans sa conscience, découvrant une haine qui lui faisait peur. « Pardonne », lui avait dit l’abbé Danizous, et il réentendait cette voix pénétrante, contre laquelle toutes les forces de sa nature s’étaient révoltées. On ne pouvait pas lui demander cela. Était-ce sa faute ? Il regarda d’un côté, de l’autre, se rapprocha d’un autel obscur. Le sentiment de Dieu le poussait aux pieds du Christ invisible. Un moment, il courba la tête et faillit tomber à genoux. Mais des pas sonnaient sur les dalles, il buta contre une clôture, hésita encore et s’en alla dans l’obscurité.

Le lendemain soir, comme Michel montait l’escalier, Mme Chautard qui le guettait l’arrêta au second palier.

— Écoute, dit-elle — et il vit qu’elle jetait un regard rapide pour s’assurer que personne ne les surveillait, — j’ai oublié de te dire que si tu rencontres ta mère dans la rue, mieux vaut avoir l’air de ne pas la connaître.

Il avait pâli. Depuis cinq mois qu’il vivait à sa table, ne se montrant qu’à l’heure des repas, il avait opposé au regard perçant de la sage-femme un masque muet. Il entrait, mangeait, s’en allait. Dans son visage fermé, largement taillé, les yeux gris-vert semblaient ne rien voir, tantôt sérieux, tantôt baignés d’une sorte de rêve.

« C’est un garçon qui n’a pas reçu d’éducation, » observait M. Chautard, les pieds dans ses pantoufles, qui buvait lentement sa tasse de café, après le repas, et s’endormait sur sa collection de timbres-poste.

Comme sa femme s’absentait souvent, retenue auprès de ses clientes pour des périodes de trois ou quatre semaines, le caissier et Michel restaient le plus souvent tête à tête, servis tant bien que mal par une jeune bonne ébouriffée, qui brassait la vaisselle avec fracas, et cachait au fond du buffet, dans une vieille boîte rongée de rouille, une correspondance amoureuse.

Ce soir-là, précisément, appelée d’urgence, la sage-femme allait partir et tenait son sac à la main.

— Qu’est-ce que cela te fait ? reprit-elle…

Elle avait un physique ingrat, le nez pointu et la voix sèche, comme les femmes qui n’ont jamais dû avoir de jeunesse, et se vengent de cette disgrâce par l’âpreté de leur caractère. C’était une personne autoritaire, habituée à morigéner, qui n’entrait pas dans une maison sans en prendre le gouvernement, soumettant à ses lois le mari résigné, le nouveau-né qu’elle laissait crier, forte du sentiment de son importance, et redoutée des domestiques partout ligués contre son pouvoir.

La fenêtre de l’escalier éclairait d’en haut cette explication improvisée, presque au seuil de la porte ouverte. Michel comprenait bien que sa mère était venue et avait donné des instructions ; alors il aurait dû se taire, ne pas s’abaisser ; mais l’ardeur de sentiments qui brûlait en lui était la plus forte.

— Elle vous a raconté… interrogea-t-il.

Et il fit un pas, le regard mauvais.

— De quoi a-t-elle peur ? Il ne fallait pas me faire venir pour ensuite me tourner la tête. C’est une lâcheté !

— Vous lui direz, reprit-il avec une sourde fureur, en frappant la rampe de son poing fermé, que j’en ai assez.

— Tais-toi, mauvais sujet.

Elle essayait de l’entraîner dans le couloir, mais il se débattit, la bouscula et dégringola l’escalier. En vérité, il ne savait pas ce qu’il allait faire, mais cette femme qui avait trempé avec sa mère dans tous les mensonges, cet intérieur sans air et sans âme lui soulevaient le cœur de dégoût.

« Il fera un jour quelque esclandre, » prophétisa Mme Chautard, qui mettait vivement son mari au courant de la situation. Et elle se glorifiait d’avoir vu juste, ayant relégué depuis longtemps Michel dans la catégorie des mauvaises têtes, comme il y en a tant, soupirait-elle, parmi ces enfants naturels qui sont presque tous vicieux et tarés.

Michel s’était sauvé sur le quai. La nuit était déjà d’un bleu sombre et pur, les hangars fermés, et il se glissait entre des caisses amoncelées, des balles de laine exhalant une odeur de suint. Toutes les grues étaient arrêtées, échafauds sinistres. Quelques feux saignaient sur le fleuve. Il allait devant lui, à pas brusques et précipités, comme l’on marche dans les moments où le corps possédé a besoin d’user la colère. Il aurait donné sa vie pour rencontrer sa mère sur l’heure, se saisir d’elle dans un long regard, les yeux méprisants et bien en face, cruellement, détourner la tête. Il lui fallait une vengeance. Il la haïssait. N’était-ce pas sa faute ? Croyait-elle que cette situation intolérable, ces visites clandestines et ces avanies, il continuerait de les accepter ? Il n’aurait pas dû les souffrir. Mais c’était fini !

— Non, jamais plus !

« Elle peut revenir, pensait-il en accélérant son pas, je ne lui ouvrirai plus la porte. Elle est morte pour moi, elle n’existe plus ! »

L’eau descendait. Il y avait un troupeau de gabarres écrasées au bas d’une cale très découverte, et au large une goélette, avec sa haute mâture dressée sur le fond nocturne, berçant des étoiles. Sous l’arceau du pont, un vagabond était couché et ressemblait à un grand cadavre. Un vent frais se levait et le clapotis rongeait dans le courant la traînée des flammes. Michel s’assit sur la première marche d’un escalier. Il avait faim et regardait sans voir les quais étoilés, anéanti, le visage entre ses deux mains.

Il venait de penser que cette mansarde où il travaillait, ce pain qu’il mangeait à la table de la sage-femme, c’était sa mère qui en soldait chaque mois le prix, et qu’il vivait de cette aumône. « Elle paie pour toi, » répétait Mme Chautard, aux heures où elle entamait l’éloge de Laure. Et lui, qui l’aurait sans doute défendue si quelqu’un l’avait attaquée, s’exaspérait de la bassesse d’une telle louange. Non, non, c’en était assez ! Qu’on lui reparlât toujours d’argent, pour lui imposer on ne savait quel odieux devoir de reconnaissance, c’était peut-être la pire insulte, alors que la soif de grandes choses pures dévorait son être.

Ah ! il avait horreur de l’argent. Depuis qu’il vivait à l’étude, toutes ces affaires, biens en vente, saisies, héritages, lui faisaient l’effet de cadavres dépecés dont on se disputait les lambeaux. Il n’aurait jamais imaginé une curée si âpre. Il lui fallait sortir de cela, se retrouver lui-même, tous ses liens rompus.

Il était près de neuf heures quand Michel se leva, passa sous le pont. Un moment, il avait dormi, le front dans ses bras, vaincu par la fatigue qui coule parfois brusquement son plomb dans les veines. Un douanier montant la garde au coin d’un hangar le vit qui suivait les quais verticaux. Il disparut derrière des marchandises couvertes de bâches, reparut dans la clarté d’un réverbère, s’approcha d’une grosse borne de fer autour de laquelle un câble était enroulé. Il se penchait au-dessus du fleuve. Une force l’entraînait. Devant ses yeux, des images se succédaient : il revit sa mère, pendant ces trois mois, venant le surprendre le soir dans sa chambre avant le dîner, allumant une petite lampe à alcool pour faire du thé ; il se rappelait son regard, des gestes qu’elle avait, et ce long baiser avant le départ. Quelque chose en lui s’attendrissait. Dans ce révolté, qui ne pouvait plus souffrir le mensonge, ni le reniement, un fils s’était révélé, un cœur dévoré d’une ardeur pure pour la femme qui l’avait porté ; et cette passion forte comme la nature, où brûlait l’ardeur d’une vie comprimée, ce soir même où il s’était juré d’en finir, il ne savait comment l’étouffer.

Car les traces de sa douleur restaient encore chaudes. Il revivait tout ce qu’il avait tenté pour la retenir, reproches, plaintes, tant d’explications incomplètes où il laissait crier sa colère, sangloter son cœur, ne trouvant jamais devant lui qu’une femme tendre mais fuyante, qui ne voulait rien voir de la vérité et passait si vite des larmes au sourire. Elle le traitait comme s’il était encore un enfant. Et pourtant, depuis longtemps, il était un homme, mûri, obsédé par tant de chagrin et qui regardait ce soir l’eau enténébrée avec un terrible désir.

Il y avait bien des jours que cette idée allumait parfois ses torches obscures ; cela allait et venait, disparaissant lorsqu’un beau rêve lui soufflait sa force ; mais d’autres soirs, où les livres restaient arides et sans vie, et son cerveau morne, il retombait dans cette sombre issue avec tout le poids de sa solitude.

Il s’était remis en marche et longeait la coque d’un gros bateau, monstre noir, qui assombrissait le quai encombré. Il allait au bord de l’eau invisible, regardant la longue fissure entre le quai et le paquebot, à peine deux ou trois fois l’épaisseur d’un homme. S’il se jetait là, il ne pourrait pas remonter ! Il crut entendre le « floc » de son corps et le bourdonnement de l’eau louche dans ses oreilles. Non, il ne souffrirait pas, puisque ce serait par vengeance. Elle pleurerait, elle aurait enfin des remords, et ses larmes seraient inutiles… Trop tard ! Il s’acharnait, la frappant, impitoyable, de la plus grande peine qu’il était capable de lui faire.

— Elle ne dira pas, cette fois, que ce n’est pas vrai… Ah ! elle a payé, ricanait-il.

Et il jouissait de cette idée qu’elle serait forcée de voir ce qui était vrai.

Il y avait maintenant à son côté, entre un énorme paquebot et un petit cargo dont le pont ne dépassait pas la hauteur du quai, un espace libre de cinquante mètres. Il s’arrêta, regarda le ciel dévoré d’étoiles, la coulée de l’eau.

Sa face brûlait. Il se découvrit avec la solennité des enfants, parce qu’il lui fallait mettre dans tout cela une idée de beauté et de grandeur dernière. Mais une autre force le tirait. Ce ne fut pas seulement l’horreur qui lui sauta tout de suite aux yeux, une vision de morgue, de cadavre nu et enflé, avec cette face de suie qu’ont les asphyxiés. Non, ce fut la vie qui fut la plus forte et peut-être, obscure et poignante, la pensée de Dieu.

Il avait eu une grande peur et se reculait, sauvé pour toujours à l’extrême bord du désespoir. Sa vie changeait lentement de niveau, rentrait dans son lit. Ce n’était pas pour cela qu’il se sentait fait. Il ne le voulait pas. Car un homme vivant était en lui, gonflé peut-être d’un obscur génie, portant déjà ses œuvres futures comme le gland concentre en puissance les éternelles frondaisons du chêne.

Il traversa le quai, longea la longue façade muette et aveugle. Il lui semblait qu’une main mystérieuse l’avait délivré. C’était à présent qu’il se possédait. Il s’écoutait vivre, respirer, jouissant de son être comme d’un bien nouveau.

Il avait la clé de la maison, referma la porte qui battit avec un bruit mat. Dans sa mansarde, la bougie allumée, il se pencha sur la petite glace, regarda ses yeux qui s’éclairaient. Il se coucha et réfléchit avant de s’endormir ; peu à peu, avec des arrêts, des saccades, les idées venaient. Il voyait tout ce qu’il allait faire. Cela montait, devenait solide, lumineux. Mais était-il sûr d’en avoir le droit ?

Le sommeil le prit et l’avenir s’ouvrait devant lui ; qui donc pourrait se mettre sur sa route, il était tout seul !


Il n’y avait encore personne dans l’étude, et la femme de ménage balayait la salle, lorsque Michel, exécutant la première partie d’un plan arrêté pendant la nuit, chercha dans le bureau du premier clerc un fort volume relié. C’était un Traité de droit civil. Il le feuilleta, s’arrêta au chapitre de la « Filiation naturelle ».

« Quels enfants ne peuvent pas être reconnus ? » lut-il en tête d’un alinéa.

Il était debout, réfléchissait, puis reprit le livre :

« Il y a une certaine catégorie d’enfants naturels dont l’état ne peut pas être légalement constaté, du moins d’une manière directe. Ce sont les enfants adultérins. Pour eux, notre loi n’admet ni reconnaissance volontaire ni reconnaissance forcée. A leur égard, elle s’est montrée d’une sévérité extrême. Elle a considéré que la reconnaissance n’en devait pas être admise, parce qu’elle constituait l’aveu d’un crime, et que d’autre part, on ne pouvait, sans soulever de très graves scandales, appeler les tribunaux à constater une pareille filiation. »

Michel relut deux ou trois fois l’alinéa et parcourut la fin du chapitre. Ses mains tremblaient. Il venait de voir passer un trait de lumière. Ces lignes expliquaient tout à coup ce qui lui avait encore échappé.

La femme de ménage raconta plus tard qu’il était sorti comme un fou. Un désir de fuite soufflait sur sa vie. Pour la dernière fois, il remonta l’escalier jusqu’à sa mansarde, rassembla en hâte ses vêtements, ses livres, boucla sa valise.

Avant de partir, il prit une feuille de papier et écrivit d’un trait :

« Veuillez dire à la personne qui a jusqu’ici payé pour moi que je ne veux plus désormais la voir. Ceci est le dernier mot que je lui adresse. Si elle le désire, ce qu’elle a déboursé lui sera rendu. Je sais qu’elle n’a aucun droit sur moi et la hais autant qu’elle m’a méprisé. Qu’on ne me cherche pas. Je reviens à Arès et gagnerai ma vie par mon travail.

« Michel. »

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