Le goéland
LE GOÉLAND
« Et j’enviais le sort des oiseaux de passage. »
Jean de la Ville de Mirmont,
L’Horizon chimérique.
I
Le village d’Arès, posé sur le bord du bassin d’Arcachon, entre la grande nappe d’eau et les bois de pins, est habité par des pêcheurs et des résiniers. On y respire une odeur de mer et d’huîtres fraîches. A la marée basse, les longues pinasses des parqueurs jonchent une étendue désolée de vase qui rejoint l’horizon. Le ciel est parcouru de nuages marins et de grands triangles d’oiseaux qui le transpercent comme une flèche. Les couchers de soleil y sont beaux et mystérieux. Le globe rouge tombe derrière les ondulations des dunes boisées, dans l’océan invisible dont retentissent les jours de mauvais temps les coups lents et sourds.
Il y a cinquante ans, autour du château, une demeure massive et carrée, le village n’était qu’un ramassis de cabanes en planches et de miséreux. Aujourd’hui, de petites villas bordent le réseau des routes et des ruelles. Leurs galeries reposent sur des poteaux enguirlandés de glycine et de rosiers. Les maisons des pêcheurs mêmes, sous un toit en vieilles tuiles qu’on toucherait du front, sont d’une blancheur aveuglante au soleil d’été. La coutume veut que chacun les badigeonne à la chaux pour la Saint-Vincent. La parure d’une treille abrite la porte et le banc de bois posé sous un contrevent ; des grillages incrustés de coquilles, qui servaient autrefois dans les parcs aux huîtres, encagent les petits jardins où sèche la lessive et poussent dans un sable couleur de cendre quelques maigres choux.
Dans ce pays, les plus riches exploitations sont recouvertes par la mer. Il y a, au delà du chenal balisé de branches de pin, plus loin que la croix dressée en face du port, les parcs invisibles sur lesquels chacun reprend pied à la marée basse. Les huîtres y sont aussi nombreuses que les grains de blé dans un champ. Les travaux qu’elles réclament mettent en mouvement, d’un bout de l’année à l’autre, la fourmilière affairée des barques. Pour les pêcher, les transporter à terre et les rapporter, après le triage sur les chalands de la plage et dans les hangars, hommes et femmes, pareillement vêtus de vareuses et de caleçons, ne se lassent pas de prendre les rames ou de hisser sur leur pinasse une voile basse et comme besogneuse.
La pluie avait toute la nuit cinglé les maisons du côté de l’ouest et ce matin de février était gris et triste. Sylvain Picquey, sous un hangar, cherchait son ciré.
— Nous embarquons, dit-il à sa femme.
C’était un petit homme, alerte et sec, le fusil en bandoulière, une fourche sur l’épaule, enfoncé jusqu’aux cuisses dans de grandes bottes en caoutchouc. Son béret était baissé sur ses yeux perçants, un mouchoir noué autour de son cou. Il jeta sur son bras des poches en filet.
Devant la porte, sa fille Estelle allait et venait. Sylvain l’appela :
— Dis à ta mère qu’elle « s’en vienne ».
Devant la cheminée, Elvina coulait le café fumant dans une bouteille. Elle ne finissait pas de préparer le panier et tout ce qu’il fallait ; la cuisine était petite et basse, la femme était large, épaissie encore par une triple enveloppe de flanelles et de paletots. Elle glissa au fond de la gamelle un morceau de lard arrosé de graisse chaude que la poêle avait rembrunie.
Elle recommanda :
— Surtout veille que Michel ne s’écarte pas. La sage-femme a écrit dimanche que sa mère viendrait cette semaine. J’ai dans l’idée que ce sera cet après-dîner. Si ton père avait voulu me croire, il m’aurait laissée à la maison… Mais il est si mal raisonnable !
Elle s’éloignait, lourde et geignante, son panier au bras. Près du portillon, elle se retourna vers sa fille debout sur le seuil.
— Commence par laver le carreau, cria-t-elle de sa voix aiguë, que tout soit bien propre.
Dans le petit port, la mer descendante avait découvert une bande de vase. Une charrette entrée dans l’eau était arrêtée près d’une pinasse. Un homme, debout, prenant à deux mains des poches lourdes d’huîtres, les jetait à l’arrière de l’embarcation. Chacune s’écrasait avec un bruit sourd.
Un petit cheval bai, les genoux dans la mer, s’impatientait.
Michel, caché derrière un tas de brandes, regarde le port. Il y a, pour un enfant, une amère tristesse à voir s’apprêter le départ des autres. Ce jour-là précisément, il aurait tant voulu s’en aller. Il voit Sylvain, botté jusqu’au ventre, qui marche dans l’eau. Sa pinasse flotte à quelques mètres de la plage. Il la prend par derrière et la fait virer ; le voici qui glisse contre la jetée.
« Il faut que tu restes, » lui a dit Elvina. Si sa mère vient, pour une de ces mystérieuses visites qui le troublent jusqu’au fond de l’être, il doit se trouver à la maison. Ce sera comme tant d’autres fois : elle arrivera dans l’après-midi pour repartir presque tout de suite. Déjà il se voit, derrière l’église, épiant avec anxiété sur la grand’route cette silhouette dont la vue lui cause un saisissement.
Plusieurs pinasses, noires sur la mer chatoyante d’un clapotis gris, se sont éloignées. Sylvain aménage son embarcation. Le calibre vingt-quatre au canon rouillé est couché à portée de sa main au-dessous du bordage. Elvina, debout sur la jetée, lance de vifs coups d’œil sur le port.
« Si elle me voit, pense Michel, elle me dira de rentrer tout de suite pour aider Estelle. » Et il se dissimule derrière les fagots. Puisqu’on le laisse, il veut être seul ! Il ferme les yeux et imagine la longue journée : le vent de la nuit a dû secouer les pins ; il prendra la brouette sous le hangar et ira dans les bois ramasser les pignes tombées.
Les Picquey partent maintenant, la femme derrière l’homme, chacun sur son banc. Déjà se rapetisse la pinasse ailée d’avirons.
Michel a traversé la terrasse herbeuse où sèchent les filets. Il n’y a personne au-dessous de la tour, devant la petite maison du douanier. C’est l’après-midi, quand le soleil donne, que se chauffent sous sa galerie les vieux et les vieilles.
Il a hâte d’être dans les bois et le voici poussant la brouette sur la grand’route droite que les plus bordent des deux côtés. Estelle, qui lavait le carreau de la cuisine, ne l’a pas vu partir. Mais la chienne Soumise, bondissante, a secoué pour le suivre le portillon.
Parfois, sur sa droite, il aperçoit au bout d’une percée la nappe du bassin.
Il a laissé à la maison, accrochés à un clou, son béret et sa pèlerine. C’est un vigoureux garçon qui paraît au moins seize ans, quoiqu’il en ait seulement quatorze. Tête nue, il marche le front au vent. Sa blouse noire d’écolier, bouclée d’un ceinturon, est souillée de vase. Ses sabots s’impriment sur le dos uni de la route.
Un oiseau qui se lève fait dans les arbres son bruit d’ailes. Michel tourne vivement la tête et le suit des yeux. Trrri… trrri… c’est cette sorte de grive que les paysans appellent une tride.
Les fûts espacés des pins se rapprochent dans les lointains violets du sous-bois que tachent de roux les taillis de chênes. Une odeur de pourriture monte des mousses et des fougères orange froissées par la pluie. Michel ramasse sur le tapis d’aiguilles les pommes de pin. Il en remplit le creux de son tablier relevé dans son ceinturon. Lentement, il avance dans les fourrés d’ajoncs et de genêts tout argentés d’eau, dans les ronces qui raient de filets rouges ses jambes mouillées. Un grand calme imprègne cette solitude où l’on entend à peine, hautbois chuchotant, l’égouttement léger des broussailles ; quelques cloches d’un troupeau épars dans le pignada se sont éloignées, mais le vent venu de l’océan, précipitant par bonds sa course fougueuse, enfle comme un orgue le murmure qui règne dans la cime agitée des pins. Michel lève par moments les yeux, s’arrête et écoute ; c’est tantôt un bruit de vague qui déferle, alternant avec la rumeur décroissante d’un chant qui s’en va. Peut-être aime-t-il mieux encore les voix de la forêt que celles de la mer. Il se sent trempé, rafraîchi, tout abreuvé d’air. Un nuage passe au-dessus de sa tête. Il lui semble que s’agrandit sa joie d’être seul. De temps en temps, il revient vider sa charge dans un sac en toile de marin, percé près de l’ourlet d’œillets en métal. Les gros œufs d’acajou foncé, taillés à facettes, sont enduits de pluie et de sable.
Michel a arrêté sa brouette à côté d’un petit cours d’eau encaissé où traînent des herbes submergées. Il s’est assis sur un tas de bois. Les résiniers ont entaillé ces jours derniers les pins près du pied. La pluie a collé ces copeaux clairs jaspés de cire. L’enfant ne regrette plus la course sur l’eau qui eût été pour lui une fuite. La tentation de ne pas rentrer avant la nuit envahit son cœur : dans cette vie du bois qui le pénètre, fraîcheur, aromes, harmonie plaintive du vent, il sent à nouveau se gonfler sa peine. C’est une poussée de forces obscures. La colère court de fibre en fibre, le faisant, comme un jeune arbre secoué, frémir tout entier. Quelle revanche de se cacher ici jusqu’au soir : ainsi introuvable et inaccessible, si sa mère vient, il ne la verra pas.
Le ciel qui s’assombrit annonce une averse. Il ne craint pas d’être mouillé. Son estomac commence à crier la faim. Mais est-ce la peine de s’être enfui pour céder si vite ? Entêté, cherchant dans sa rancune un surcroît de force, il s’impose de dominer l’appétit qui bâille, bête tapie, au fond de son être.
L’ondée s’abat soudain sur ce pays comme un immense filet tiré jusqu’au sol. Michel s’est réfugié dans une hutte de brande qui semble une rousse pèlerine de berger, abritée de l’ouest. A l’entrée, deux pierres calcinées sont enfoncées dans un tas de cendres ; sous le chuchotement infini de la pluie, seul, assis sur la terre sèche, la tête penchée sur ses genoux joints, il se repaît de son amertume.
Les gens du peuple ne se gênent pas pour tout dire devant un enfant. Jamais Elvina, quand elle raconte l’histoire de son nourrisson, ne s’est demandé s’il pouvait l’entendre. En réalité, sans qu’il comprenne les choses jusqu’au fond, le sentiment qu’il en a est obscur et lourd. A l’école, dans les bousculades de la cour, quand a éclaté pour la première fois à sa face le nom de bâtard, il a seulement senti le feu de l’insulte. Quelle était cette honte ? Il ne savait pas. Mais au lieu de crier : « Ce n’est pas vrai, » il avait foncé et donné des coups comme si seule lui restait la force.
Aujourd’hui, sous le capuchon de brande où il se tapit, c’est tout le bois qui le protège. La longue pluie oblique l’enveloppe d’un cercle infranchissable. Il n’y a eu, pour le rejoindre, que la chienne dont il voit le dos couleur de blaireau aller et venir dans les ajoncs.
— Soumise, appelle-t-il.
Il jette ce nom deux ou trois fois, d’une voix qui s’irrite. La chienne, dressant ses oreilles, plonge dans ses yeux un regard presque humain ; affairée, le museau bas, dans les taillis ruisselants liés par les ronces, elle semble humer une piste invisible.
A cette heure, Estelle inquiète, bravant le grain, le cherche sur le port. C’est son lot d’être tourmentée. Il y a bien, entre ces enfants, une sorte de pacte, d’entente tacite, mais qui n’empêche pas Michel d’être souvent dur et injuste comme s’il prenait sur la petite compagne qu’il s’est asservie une sourde revanche.
Il ne voit pas cette fille de quinze ans, mince et gracieuse, coiffée d’un fichu croisé sur sa gorge, qui court de porte en porte.
— Michel… Michel…
Mais personne ne l’a vu passer.
Elle tourne la tête à droite, à gauche, jette de grands regards sur les prairies fouettées par la pluie :
— Mon Dieu, où est-il ?
Lui, cependant, couché en travers de la hutte, les coudes dans la terre, s’entête de loin dans sa révolte. Le temps s’éclaircit. Dans la céruse enfumée du ciel, une fissure se creuse, grotte d’argent vierge, d’où tombent des rayons blancs comme des feux de phare. Michel a passé sa tête dans l’ouverture de l’abri. Une ondée de vent filtré par les pins rafraîchit sa face. Le sous-bois respire. Mais comment la brise atlantique imprégnée de sel et d’un goût de larmes, passant et repassant sur lui depuis son enfance, n’a-t-elle pas encore lavé son sang de sa souillure !
Une voiture approche sur la route, cette carriole du boulanger qui cahote chaque jour son chargement de miches dans des chemins de sable et de bruyère. Michel, affamé, ne désarme pas. Il y a trop longtemps que sa mère le traite comme un enfant qui ne comprend rien. Il essaie de l’imaginer dans cette ville qu’il ne connaît pas. Où demeure-t-elle ? Comment se représenter sa vie puisqu’elle dissimule avec tant de soin ? Péniblement il rapproche des mots entendus, les bribes tombées sur sa route d’enfant égaré dans ces mystères impénétrables. Mais toutes ces parcelles se défont dans sa tête. L’aime-t-elle ? Ne l’aime-t-elle pas ? A-t-elle honte de lui ? Il sait qu’elle se cache pour le venir voir. Il y a donc une menace qui plane sur leurs têtes comme ces orages que l’on voit fondre, l’été, sur le clapotis moucheté d’écume.
Le ciel se fonce de nouveau au-dessus des cimes tordues par le vent. Il n’entend plus le grondement de la lande tant il est assourdi d’impressions confuses, submergé par des eaux amères qui remontent du fond de sa vie d’enfant, comme si tout ce qu’il a éprouvé, souffert, détesté, à se découvrir différent des autres, marqué d’une peine inexorable, cette âcre injustice déposée en lui s’éclairait d’une lueur d’angoisse. Pourquoi n’a-t-elle pas assez de confiance pour dire son nom ? Un mouvement de haine le soulève contre cette femme qui ne lui a jamais parlé de son père. Qu’est-ce que ces baisers, ces mots fuyants, quand il sent grandir la soif de son cœur ? A quatorze ans, poussé en plein vent, sauvage et épineux comme un chardon de la dune, comment se douterait-il que sa révolte n’est qu’un sursaut d’amour étouffé !
Quand elle est là, il baisse la tête et ne trouve rien à lui dire. Entre elle et lui, il devine tant de gêne, de silence, une convention muette de déguisement. O misère d’un exil obscur ! L’enfant qui n’a pas connu la tiédeur du nid en sent monter dans ses hérédités inconscientes la chaleur lointaine. Cette femme qui vient à de longs intervalles, quand elle l’embrasse, faisant bouger en lui tout un monde enfoui, le laisse agité d’un tumulte sourd qui ne s’apaise que peu à peu comme s’éloigne dans le gémissement des pins l’haleine de la mer.
Son humiliation, c’est aussi la crainte de lui paraître ignorant et mal élevé. A l’école où il s’isolait dans son mutisme, fermant son esprit et son cœur aux cris de la cour, il s’est toujours mis par le travail au-dessus des autres. Il lui semblait se hausser vers elle. Maintenant encore, s’il va chez le curé, l’abbé Danizous, qui lui apprend même le latin, peut-être espère-t-il, à force de savoir, changer quelque chose.
Dans la demi-torpeur qui le gagne, il revoit ce visage velouté de charme. Mais le temps est loin où ces visites lui laissaient une impression d’éblouissement. Il se souvient d’avoir senti à son approche un radieux orgueil, et quand elle l’embrassait, c’était comme une impression très lointaine de bonheur plus profond que toutes les joies.
Ah ! qu’il était alors ignorant, intact ! Les choses qui lui ont fait depuis tant de mal ne l’avaient pas touché. Maintenant encore, à travers ces nuées d’angoisse et de rancune que des jours plus proches ont amassées, il est des moments où le passé remonte, rayonnant, comme si renaissait en lui l’enfant qu’enchantait la grâce de sa mère. Vis-à-vis d’elle, combien les gens qui l’entourent paraissent grossiers ! Quelle différence entre le fausset d’Elvina et sa voix qui vous pénètre comme une musique ! Mais elle est lointaine, inconnue. Il semble que la faute qui l’entache, lui, ne l’ait pas touchée.
A plusieurs reprises, il s’est retourné au fond de l’abri. La faim pâlit un peu sa joue enfoncée dans les feuilles sèches. Le repos de l’enfance entr’ouvre ses lèvres. Soumise, lasse de tourner dans les genêts comme un tourbillon au pied d’une dune, a flairé son visage d’un museau humide. Puis elle s’est couchée en rond à ses pieds.