Le goéland
V
Le lendemain matin, les barques sont parties dans un vent vif. C’est une chance qu’un peu de gelée blanche après ces jours où l’on disait que le temps était mou, qu’il était malade, et où le ciel fondait sur l’eau grise. Michel a regardé Sylvain s’embarquer. Le boiteux que tout le monde ici appelle « le tors » passait sur la plage, poussant une brouette chargée d’un sac. Il avait été ramasser des bigorneaux qui sont des sortes de colimaçons que l’on trouve dans l’herbe sur les bancs de sable.
Michel pense que l’abbé Danizous doit l’attendre pour sa leçon. Il a son cahier roulé dans sa poche. Mais il s’est assis au bas du talus où s’ouvrent les voileries. A quatre ou cinq pas de lui, Albin calfate le fond de sa pinasse couchée sur le flanc. C’est un grand Gaulois, calme, fort, les yeux bleus, qui a une voix grave mais ne parle guère. Il a allumé un petit feu, abrité du vent par quelques planches ; il y fait chauffer une tige de fer, puis l’applique, toute rougie entre les joints, sur l’enduit fendillé qui crépite et fond d’un beau noir brillant.
La bise a un goût de goudron chaud.
Michel a ramassé sur le sable une motte formée de trois ou quatre huîtres, une coquille grise y semble incrustée comme un cabochon. Il sait, parce que le vieux Laurent le lui a raconté, qu’il y a eu dans ce petit rocher écailleux un drame de la mer. Sans doute le bigorneau était-il blotti un jour dans sa touffe d’herbe, son cornet baigné par la mer visqueuse. Comment se fût-il douté que le frai se déposait sur son enveloppe ? De même l’eau épaisse venait battre cette branche séchée qui est aujourd’hui fleurie d’écailles. Quelque temps encore, le petit bigorneau avait dû monter et descendre sur le banc de sable comme font dans les haies les limaçons qui rentrent leurs cornes à la moindre alerte ; puis peu à peu il s’est alourdi ; tant qu’il l’a pu, il a traîné avec courage cette sorte de monstre qui grossissait sur son manteau renflé comme une grosse perle. Jour par jour, les coquilles d’huîtres, en poussant, ont rétréci l’orifice où il respirait, où se montrait sa tête sensible ; inexorables, les énormes parasites l’ont fermé vivant, bouchant la petite porte ouverte sur la vie par laquelle s’allongeait son col. Une terrible histoire d’emmuré est inscrite sur cette coquille que l’air décolore. Michel essaie avec ses ongles de la détacher. Mais c’est impossible. Elle se briserait. Il pense à ce supplice avec une étrange force d’imagination comme font les enfants qui se mettent tout entiers dans ce qu’ils se racontent.
Un moment, il a marché sur la plage, longeant un rempart de piquets sur lequel sont bâties des villas neuves. Le ciel d’hiver est d’un blanc neigeux. Il fait bon respirer par ce clair temps aigre. Un homme et une femme qui reviennent de Saint-Brice, sur la grande étendue vaseuse, portant par les anses une corbeille, l’ont vu tourner dans un petit chemin bordé de bicoques.
Il ne lui aurait pas fallu dix minutes pour arriver au presbytère s’il n’était pas entré chez le vieux Laurent. A cette heure, les pêcheurs étant partis pour les parcs, le village semblait abandonné. Dans la ruelle, il n’avait vu, marchant devant lui, que le grand vieillard droit et sec, coiffé d’un béret, ses cheveux blancs bouclant sur son cou.
Généralement, quand il se sentait triste et désœuvré, ce hangar de triage était son refuge. Une cabane de planches, partagée en deux pièces dans le sens de la longueur par une cloison qui ne montait pas jusqu’à la charpente. Les pigeons, qui voletaient à l’intérieur, passaient aisément d’un côté à l’autre. La pièce qui ouvrait sur la ruelle était à moitié remplie de fagots bien rangés, avec des guirlandes de piments rouges, des filets accrochés aux poutres, un baril en perce et une table devant la cheminée où flambait un grand feu de bûches résineuses.
— Tu peux entrer, petit, avait crié le patron de sa voix claironnante. Il n’y a pas de feu comme cela dans les salons. Ici, on ne se prive pas de bois.
Il triait, assis en face de sa bru et de son garçon, séparant d’un coup sec les huîtres soudées et faisant tomber les débris du revers de la main sur le sol jonché de coquilles.
Cette cabane était la seule où Michel eût une impression de travail heureux. Le vieux dégageait une vaillance qui réconfortait. C’était un homme de soixante-seize ans, de haute taille, vrai type du marin solide et bien charpenté ; plus grand que son fils, on le sentait maître parmi les siens, ayant une assurance aussi éclatante que son ton de commandement. Il semblait toujours parler dans un porte-voix. Sous son béret, tonsure noire dans ses boucles blanches, il relevait une face tannée, creusée de grands plis, égayée par des yeux retroussés de faune.
— Moi, disait-il, je ne manque de rien, j’ai toujours vécu dans l’abondance.
Il avait un cache-nez marron tricoté, un petit tablier noué sur sa vareuse, et des chaussons de berger dans ses gros sabots. Sa parole était nette, joyeuse et autoritaire. Ce n’était pas lui qui s’inquiétait d’amasser et d’avoir des fonds comme les bourgeois toujours tremblants qui ne parlent que du lendemain.
— Les plus belles têtes, proclamait-il, poisson ou gibier, elles sont pour nous. On vend s’il en reste.
Il y avait ce matin-là dans le garde-manger deux grosses sarcelles, l’une que la femme venait de plumer, l’autre, plus lourde, que le vieux tout à l’heure palpait des deux mains, soufflant dans le duvet pour montrer le dos riche en graisse.
— Moi, disait-il, je ne peux pas passer la nuit dans un lit. Le rhumatisme que j’avais dans le bras, je l’ai dominé !
Tout ce qu’il contait prenait dans sa bouche une sorte de grandeur épique. Une chasse au canard devenait une aventure où abondaient les faits surprenants. On le voyait au guet, à l’heure où les têtes bleues et les ailes grises pacagent dans les terres découvertes par la marée basse, tirant l’herbe avec leur bec plat pour se nourrir de la racine qui est blanche comme du poireau. « C’est cela, disait-il, qui leur donne un goût fin. Ceux qui vivent dans les marais, au bord des étangs où ils se nourrissent de sangsues, ont une viande molle comme la chair d’anguilles. » Les canards du bassin et ces canards-là, ils étaient aussi différents que poule et poulet !
— La nuit au jour, quoi !
Il avait cette finesse des sens qui est le privilège des connaisseurs et des illettrés. Les étrangers qui venaient l’été, ne sachant pas même distinguer entre le poisson de l’océan et celui du bassin, lui faisaient l’effet d’être des barbares.
Sa bru, Augustine, qui était grasse et avenante, donnait la réplique. Elle avait une figure colorée, de gros sourcils noirs, un air de bonté et de bonne humeur. Sa voix était agréable et chaude : « Les messieurs, renchérissait-elle, ne savaient pas que le poisson se cuit à la broche. » Le fils, Jules, silencieux, son béret relevé sur un toupet de cheveux frisés, le visage bien en couleur, la moustache rousse, avait un mouchoir à carreaux noué sur le col de sa vareuse. C’était lui qui allait au dehors chercher les panetières et les renversait sur la table.
— Chauffe-toi, disait le vieux, qui était venu s’accroupir devant le foyer, tendant à la flamme ses deux mains ouvertes.
Michel s’était assis sur une vieille caisse, ses sabots dans les débris d’huîtres. La vapeur soulevait le couvercle d’un pot à soupe couleur de suie. Il faisait sombre dans la cabane éclairée seulement par une petite fenêtre et par le grand feu. C’était bon de se sentir reçu avec amitié.
— La mer, disait le vieil homme dont sonnait la voix haute et franche, je la connais et elle me connaît !
Michel l’aurait écouté des journées entières : il avait eu tant d’aventures ; à neuf ans, cassant la vitre de sa cabane pour sauter dehors avec un vieux fusil à piston et vivant dans les fourrés comme les renards ; à onze ans, mousse sur un trois-mâts en bois, de Bayonne. Le canal de Suez n’était pas percé. C’était le temps où l’on faisait le grand tour. Les jours de tempête, quand la voilure mouillée était raide comme de la tôle, il fallait la crocher avec les dents pour prendre les ris.
— Vous n’avez jamais été à l’école ?
— Moi, ripostait le vieux, haussant les épaules, avec un coup d’œil de mépris.
Il y avait dans la cabane des pigeons en liberté qui volaient au-dessus des têtes. Leurs ailes soulevaient un bruit mat et qui s’apaisait. On les voyait se poser sur la cloison ou descendre près de la porte dans une caisse remplie de maïs. Leurs pattes enfoncées dans les perles d’or, ils allongeaient des coups de bec brusques.
Comme Augustine avait placé sur une étagère un petit pot à soupe plein de blé, une grosse pigeonne d’un gris violacé venait s’y jucher, plongeant dans l’ouverture sa tête vert-paon. Son jabot gonflé à éclater, elle allait boire dans une vieille boîte de conserves, puis tout de suite gorger sa nichée, soufflant dans les becs le bon grain humide.
— Qu’est-ce que tu vas faire avec le curé, disait le vieux Biscosse à Michel. A ton âge je ne me serais pas laissé enfermer.
Michel était tout de même sorti sans accepter de boire le café qu’Augustine versait dans les verres. Dehors, comme il marchait très vite, se sentant en retard, il avait connu que quelque chose de fort et de vaillant était entré dans son cœur.
Il était près de onze heures quand l’abbé Danizous le vit arriver. Il se sentait mieux et venait de s’installer dans la cuisine, devant la cheminée, pendant que Mariette balayait sa chambre.
Quand il eut regardé l’enfant, il ne demanda rien, ne fit aucun reproche et montra seulement un livre ouvert :
— Essaie de traduire d’abord mot à mot.
Michel posa son béret sur la table, déroula le cahier qui s’était froissé dans sa poche, et, sans dire un mot, se jeta sur Virgile comme un affamé.
Il avait un nez légèrement écrasé, aux larges narines, qui se soulevaient dans la réflexion. Était-ce parce qu’il était en retard ? Il y avait longtemps que l’abbé ne l’avait pas vu travailler avec cette force qui semblait en dedans de lui, le possédant soudain corps et âme. La pensée se formait en lui, sourdement mêlée d’inquiétude, que cet enfant avait peut-être quelque projet qui changeait son cœur. Ses traits se creusaient. Un instant, comme il levait les yeux, l’abbé remarqua qu’il n’avait plus ce vague dans le regard, cet air de mauvais rêve qui mettait depuis quelque temps entre les choses et lui une sorte d’espace infranchissable.
Quand Michel cherchait dans le dictionnaire, l’abbé lui disait :
— Veux-tu que je t’aide ?
— Non, non, ça va bien.
— Qu’est-ce qui t’embarrasse ?
— J’aime mieux trouver seul.
Alors l’abbé, avec un regard indéfinissable :
— Tu as raison.
Sa plume gisait abandonnée parmi les papiers, sur la table de cuisine où le bol du petit déjeuner n’avait pas été desservi. Frileux, il ramenait sur ses épaules voûtées un châle à carreaux. C’était un prêtre de quarante ans, usé par la maladie, d’un vieillissement prématuré. Long, maigre, gainé de noir, les cheveux abondants et négligés autour d’un front large, il avait un masque latin d’une finesse extrême. L’arête des orbites était coupante, les tempes cireuses. Tout cela, semblait-il, pour qu’au-dessus de ce corps ruiné, plus éblouissante, dans les yeux étirés, rayonnât la vie. Il y a souvent dans la physionomie des jeunes prêtres de race, et qui ont souffert, quelque chose de Lacordaire. Le romanesque de ce visage était dans la bouche. La bonté, l’ironie, les réticences mélancoliques, reflets fugitifs que distribue un esprit élevé sur un beau visage, n’y apparaissaient que pour s’effacer comme sur une eau fuyante des mailles de lumière.
A peine était-on entré dans cette maison que le dénuement des choses vous avertissait que les seuls trésors, présents et cachés, n’étaient que dans l’âme. Parce que la pauvreté fait horreur, grisaille où pullule tout ce qui est médiocre, laid et attristant, rien de plus beau, dans sa pureté qui a l’éclat du ciel, que la pauvreté volontaire. L’abbé Danizous vivait comme ceux qui tirent leur jouissance d’une source intérieure. Une cuisine mal chauffée par un petit feu, un pot de tisane au coin du foyer et quelques assiettes qui n’avaient pas été lavées pêle-mêle dans l’évier. La fenêtre ouvrait sur un jardin planté d’un sureau que clôturait une haie de rosiers.
Michel avait écrit presque toute une page ; quand l’abbé lui parlait, il secouait la tête, ses yeux absorbés allant sans qu’il les levât du livre au cahier.
— Maintenant récite par cœur, dit l’abbé, la voix bienveillante, comme l’enfant achevait de lire un passage des Géorgiques.
Quand ce fut fini, il le retint encore, reprenant le texte pour l’expliquer et le commenter. Comment Michel se représentait-il la campagne romaine ? Les idées s’enchaînant dans son esprit, il fit surgir, après quels détours, les jardins enchantés qui ceignent les villas célèbres, les cyprès, les grottes que dessinèrent Fragonard et Hubert Robert. Il avait pris ses grades de docteur à Rome, visité Assise et Padoue, poussé jusqu’à Naples. Sa conversation abondait en réflexions et en souvenirs. Doué de l’imagination charmante du Midi, à laquelle fournissait une culture variée et brillante, l’abbé Danizous avait le don de ranimer les choses, de les rendre aussi pleines de vie, aussi familières, eussent-elles des siècles, que les objets placés sous sa main.
A mesure qu’il parlait, les traces de fatigue s’effaçaient sur son visage. Les yeux s’éclairaient. Dans sa voix vibraient des enthousiasmes qui étaient comme la tonalité de son âme quand elle s’évadait vers d’autres pays riches d’histoire et de poésie. Dans ce prêtre maladif, maître sans disciples, orateur sans autre auditoire qu’un enfant presque abandonné, c’était une sorte de résurrection.
Michel écoutait, les bras croisés sur son cahier. Peu à peu un sourire descellait ses lèvres. Dans son regard passaient les belles images comme sur la mer l’ombre d’un oiseau.
L’influence d’un esprit supérieur est comme la musique : elle peut momentanément changer l’âme. Pour Michel, l’abbé n’était plus ce regard profond posé sur lui, sondant son âme, mais le magicien qui fait surgir un monde de pensées et d’émotions. Les explications se succédaient, glissant parfois à l’extérieur, ne le touchant pas. Jusqu’au moment où venait à lui, comme une abeille chargée d’essences et de parfums, quelque petit mot qui lui causait une impression de surprise, de saisissement, suivi parfois d’un ample récit où les dessins apparaissaient brouillés et confus, puis, sous l’effort de son attention, devenaient distincts, proches et aérés comme si se substituaient de nouveaux domaines de la vie au pays familier qui s’étendait derrière les fenêtres.
Quinze jours passèrent pendant lesquels il vint à la cure trois fois par semaine, régulièrement, travaillant avec une sorte d’avidité que l’abbé ne lui avait jamais connue. Histoire, latin, tout lui était bon, mais surtout les mathématiques. Le curé lui ayant prêté un atlas, il ne sortit presque pas de sa chambre pendant deux jours, étudiant la page où la mappemonde est une grosse pomme coupée en deux, dont se rejoignent les morceaux, le livre fermé. Il ne reparut pas chez le vieux Biscosse. Quand on l’apercevait dehors, c’était marchant seul, et il avait l’air de se réciter des choses. Estelle, inquiète, qui le surveillait sans qu’il y prît garde, le voyant assis au pied de son lit, penché sur un cahier rempli de chiffres et de triangles, se sentait prise d’une grande envie de pleurer.
Le curé le retenait chaque jour plus longtemps. Avec lenteur, avec hésitation, il tâtait cette âme, s’arrêtant devant les points qu’il sentait frémir. Il savait attendre. Ce n’était pas en vain que les Jésuites, dont il continuait de recéler l’esprit, lui avaient enseigné les longues patiences, et cet art du maniement délicat des âmes que nul ordre ne pratique peut-être avec une aussi profonde finesse.
L’attitude de Michel ne le rassurait pas. L’émotion du premier jour s’étant dissipée, il semblait durci, l’œil sec et brillant, la bouche douloureuse. L’adolescence le changeait et le maigrissait. Chaque visite de sa mère lui révélait-elle, avec plus de force, cette vérité vieille comme le monde, brûlante comme les larmes d’Agar au désert, qu’un enfant né hors de la famille demeure toujours, quels que soient les essais de réparation, quelqu’un de différent, d’isolé, contre lequel s’élèvent les lois et les mœurs ?
Un matin, l’abbé allait et venait dans sa chambre, cherchant un livre. Il passait sous un amas de papiers et de lettres sa main habituée aux vaines recherches. Mais l’enfant monté sur une chaise, prenant un à un les volumes et les replaçant sur une étagère, avait fait son choix.
— Qu’est-ce que c’est ?
C’était l’Odyssée.
— Tu peux l’emporter, dit l’abbé.
Ce matin-là, l’angélus de midi ayant sonné depuis longtemps sur le petit pays bleu-argent et gris, où les bicoques sont posées, faisant des faux pas dans les jardinets, au milieu des tas de fagots, sur un tapis gonflé de coquilles d’huîtres, Estelle courait sans cesse au portillon fermé sur la route.
La poêle pouvait être échevelée de flammes légères, et les légumes chantant dans la graisse, il lui fallait s’échapper le temps de jeter du côté de la place son regard brillant.
C’était plus fort qu’elle ; comme la mouche vire autour du sucre, l’abeille sur la fleur, elle revenait en hâte se pencher au-dessus de la palissade.
Mars commençait, perlant de violettes bleues la bordure posée au pied de la maison, du côté où chauffe le bon soleil de la matinée. Il y avait dans l’air de ce pays les souffles tièdes qui annoncent la saison riante. La santé de l’air, et cet éclat du printemps qui vient, Estelle semblait l’avoir sur ses joues.
Elle avait quinze ans, âge où la lumière de l’adolescence joue sur les visages comme sur la mer un point d’or vivant. La dune rose de Pyla, et la pointe dont s’allonge à l’entrée du bassin la tête ensablée, gardent le souvenir d’avoir vu jadis, poussées par la tempête, leurs rames battant les paquets d’écume, les barques des Crétois qui apportèrent sur cette côte les petites greffes précieuses du vieil arbre grec. Les syllabes antiques continuent de chanter dans les noms de Phéré, d’Arkéséou, et de plusieurs autres. Mais, musique plus pénétrante, la grâce des jeunes filles révèle encore après tant de siècles une race royale. Pour que brille une aurore de Phidias, il suffit de voir — vous en êtes témoins, lumière du ciel, mer et rivages — le mouvement d’un muscle sur une cheville ou l’élan rapide au bord de l’eau d’une adolescente dont la course penche les jambes parfaites.
Estelle, levée avant le jour, allumant le feu, lavant, balayant, versant l’eau bouillante dans une cafetière en fer bosselé qui se couronnait de vapeur, répandait dans le petit logis sa beauté radieuse. La lumière en semblait perdue puisque nul ne la voyait dans son entourage. Quand elle entendait enfin un pas sous la galerie, et qu’elle s’empressait, Michel rentrant, ses poches bourrées de livres sous son tablier, passait souvent sans lui dire un mot.
Depuis quelques jours, il avait l’air dur. Il fermait sa porte d’une telle manière qu’elle hésitait avant de frapper. Pendant le repas, elle s’interrompait à toute minute, cherchant dans le buffet une assiette, un verre, retirant du feu la poêle posée sur un trépied et versant soigneusement dans un pot en terre la graisse roussie qu’il ne fallait pas manquer de faire resservir. Comme elle s’agitait, il restait immobile, étranger à ce qui se passait, tenant ses yeux fixés sur la fenêtre. Quelquefois même, le visage creusé par la fatigue et pâle de faim, il continuait de lire en mangeant ; quand Soumise posait sur son genou sa tête fauve, il la caressait sans regarder, avec une douceur qui faisait monter dans les yeux d’agate un beau feu caché.
D’abord Estelle ne voulait rien dire… elle le poussait du bras, se levait, s’asseyait, parlait à la chienne ; ou bien elle se penchait au-dessus du livre, ses tresses brunes balayant la joue de son ami, jusqu’à ce qu’il eût pour la repousser un geste d’impatience.
C’était avec peine qu’Estelle refoulait ces choses dans son cœur. Une seule fois, en ces jours de travail, comme il l’avait trouvée dans la cour, s’essayant à fendre du bois, il lui avait ôté la hache des mains.
— Il ne m’en faut pas beaucoup, disait, toute joyeuse, la charmante fille, pendant que les bûches, sous les coups retentissants, s’ouvraient odorantes.
Il avait ôté sa veste et tapait fort, son tricot de laine étiré bâillant sur le cou, des gouttes de sueur commençant de couler sur sa tête nue, aux cheveux ras, sculptée par la maigreur de l’adolescence. Les manches découvraient ses poignets étroits, où les os saillaient. La hache, maniée d’un grand geste, attaquait le bois qui se déchirait dans le sens de la fibre, partagé par une longue entaille. Il y avait déjà à ses pieds une dizaine de morceaux épars.
— Maintenant c’est assez, disait-elle, tu peux t’arrêter. Je te remercie bien.
Comme il continuait, un peu haletant, les veines de son cou gonflées par l’effort, elle le regardait, émerveillée ; et tout ce qui l’entourait, ce matin-là, le petit hangar mal clos près du puits, le ciel où glissaient de longs nuages en duvet de cygne, lui paraissait soudain adouci, illuminé par un clair rayon d’amitié.
Elle portait la culotte rouge des parqueuses ; une grosse veste flétrie, rapiécée de neuf, que sa mère avait taillée dans un vieux paletot de Sylvain, se croisait sur sa gorge d’un blanc d’aubépine. Son cou plein de grâce prenait de trois quarts les lignes longues et fines des statues grecques. La moindre impression colorait ses joues. Il y avait en elle la vivacité de la jeunesse qui court et s’élance un peu au hasard, ayant à dépenser un trop-plein de vie.
Deux ou trois rondins fendus dans les bras, elle tournait vers Michel son visage hâlé de petite déesse, sa bouche où riait la nacre des dents, son nez court, ses yeux noirs ravissants de jeunesse où la lumière avait l’éclat d’un grain de rosée.
— Comment as-tu déjà brûlé tout ce bois, vous faites donc un feu d’enfer ? clama Elvina, lorsqu’elle reparut.
Cette grosse femme, le menton enfoncé dans son caraco, traînant ses hardes et son bagage, plus chargée que l’âne d’un Arabe, n’avait d’yeux que pour voir ce qui clochait dans la maison. Avec elle rentraient les disputes, et ces récriminations qui sont un soulagement pour les femmes que dévore la soif de parler.
Chez les marins, la mer réglant toutes choses, l’heure des repas variait avec les marées. On mangeait parfois de bonne heure, avant d’embarquer. Le soir, il y avait des allées et venues interminables entre la maison, le port et la voilerie ; puis, par les nuits noires, Sylvain se levait après le premier sommeil pour aller au bord du canal pêcher la piballe qui « monte à l’eau douce ». Son « piballey », une grande poche de fil métallique emmanchée à une longue perche, restait planté près d’une petite digue. Il partait avec sa lanterne. Le matin, on voyait dans la cour des seaux remplis d’une sorte de vermicelle épais et gélatineux.
Un expéditeur achetait très cher ce frai d’anguilles dont les Espagnols sont friands. Chaque jour s’entassaient dans la gare de grands sacs visqueux bavant sur le quai.
Michel eût aimé demander à Sylvain de l’accompagner. Mais il n’osait pas. Le malheur de sa naissance l’avait rendu sauvage et craintif. Il ne se mêlait pas non plus aux gamins du village qui s’éparpillaient sur la place, sous les platanes, lançant leurs balles contre le bas-côté de l’église.
Les jours de pluie, tant qu’il y avait une lueur de jour, il restait dans sa petite chambre. Cette aile de la maison étant construite en appentis, le toit s’abaissait au-dessus du lit qui était très haut, gonflé par une paillasse et couvert d’un morceau de cretonne rouge.
La nuit venue, il reparaissait dans la cuisine, apportant son livre, et restait parfois sans rien dire la soirée entière. Autour de lui, la famille continuait ses occupations. L’homme, un mouchoir noué autour du cou, remmaillait un filet ou une panetière. La femme, lourdement assise, rencognée sur sa chaise basse auprès du foyer, agitait sa langue. Volubile, sans cesse harcelante et contredisante, elle semblait faire peser sur son entourage une supériorité incontestable en énumérant de sa voix aiguë tout ce qu’elle avait entrepris depuis le matin. Par moments, elle s’interrompait pour invectiver Soumise, accusée de manger les œufs, et qui dormait sous la table, les pattes allongées, son ventre fleuri d’une double rangée de mamelles grises.
De calmes soirées pourtant, l’impression sinon du foyer, du moins de la maison où il fait bon trouver un abri ! Estelle accrochait à la porte vitrée le volet de bois. C’était elle qui raclait les petites soles au dos tigré de taches brunes, au flanc d’émail blanc, essuyant à la pierre de l’évier son couteau englué d’écailles, puis fendant la tête au-dessous de l’ouïe, pour arracher de longs filets sanguinolents. Le chat se frottait à ses chevilles. L’huile grésillait au fond de la poêle. Une minute après, Estelle faisant crier le soufflet, des gerbes d’étoiles s’envolaient dans la nuit veloutée de l’âtre.
Mais il arrivait que l’heure du souper, la meilleure chez les gens heureux, fût pour Michel une occasion de gêne et d’humiliation. Comme tous ceux qui portent en eux une plaie secrète, il souffrait d’une susceptibilité excessive. Les Picquey ne s’en doutaient pas. C’était son supplice, quand il mangeait, d’entendre Elvina déblatérer sur le prix des choses. Elle avait l’idée fixe d’être volée, accusant les uns et les autres : le légume était dur, « mal cuisant », l’épicière avait gratifié Estelle d’un vieux fond de sac ; le charcutier, qui allait le matin de porte en porte avec sa voiture, sorte de caisse ambulante peinte en rouge-sang, ayant coupé une côtelette, avait eu bien soin de faire passer la malheureuse ; et encore le pain qui pour sûr n’avait pas le poids !
On la voyait outrée de colère, ses petits yeux luisants dans une face épaisse, tourner et retourner sur la table la miche suspecte.
— Ils savent bien, à la boulangerie, qu’ils ont affaire à une innocente ! Laisse-moi y aller demain et ils m’entendront. Il y a toujours assez de gens pour s’engraisser aux crochets des autres.
Chacun mangeait lentement sans que ces litanies fussent interrompues. Michel souffrait en dedans, la gorge serrée. Il avait faim et n’osait pas demander du pain. Était-il vrai que sa mère ne payait pas assez ? Il ne savait pas ce qu’elle donnait. Chaque fois que Sylvain prononçait son nom, un rire bref tordait sa grande bouche aux lèvres de ruse ; et c’était comme un coup de couteau dans le plus sensible de son cœur.
Quand Elvina lui disait : « Sers-toi, » il craignait que Sylvain le surveillât et repoussait le plat sans le regarder.
— Non, j’en ai assez.
Elle n’insistait pas. Ce n’était pas que l’homme ni la femme fussent sans pitié, mais ils se plaignaient par habitude : de même Sylvain, quand il revenait de la pêche chargé de poisson, cachait soigneusement sous une serpillière ses paniers remplis, tâchant de dissimuler son butin aux yeux soupçonneux. Mais ces regards d’hommes exercés à saisir les moindres indices ne s’y trompaient pas. Michel, lui, avait la crédulité des enfants. Il souffrait aussi sans mesure, avec la passion déraisonnable des cœurs orgueilleux qui se meurtrissent à des idées fixes.
Estelle, inquiète, devinait vaguement que Michel se privait de manger quand son père venait de dire un mot qui l’avait blessé. Elle rougissait et le regardait à la dérobée, les yeux caressants.
— Tu n’en veux plus ?
— Non, je n’ai pas faim.
Elle le suppliait en baissant la voix.
— Laisse-le donc tranquille, disait Sylvain, qui avait graissé une tranche de pain rassis avec du pâté et mangeait comme un bœuf rumine, sur ses dents en ruine.
Il avait un pouce gonflé comme un oignon blanc qu’un panaris avait déformé. Son plus grand soin était pour son couteau, acheté jadis dans une foire, avec lequel il piquait sa part dans le plat, et qui était ferré sur son échine d’un anneau rouilleux.
Michel, décontenancé, lançait à Estelle un regard furieux. Elle devenait pourpre et baissait la tête ; à moins qu’elle ne se retournât précipitamment comme si l’idée lui venait d’une chose oubliée.
D’autres soirs, le souper s’achevait dans les bâillements. Sylvain, son couteau fermé, dormait sur la table. Il ne fallait pas un quart d’heure à Estelle pour laver la vaisselle, balayer, mettre tout en place.
Contre le manteau de la cheminée, l’horloge, grand corps de bois, se tenait debout dans sa robe peinte. Elle seule était belle et riche comme une infante. C’était l’héritage d’un oncle, sournois et avare, vieux marin qui cachait ses billets de cent francs dans une bouteille pour que l’humidité ne les gâtât pas et qui était tombé d’une attaque le jour où, fouillant dans sa paillasse, et ne trouvant plus son magot, il avait vu de ses yeux qu’il était volé.
Michel aimait regarder l’horloge. Les reflets du feu lustraient sa panse où était peint un petit paysage sur un fond d’ivoire, un bouquet d’arbres au bord d’une plage et une barque à sec. Il y avait des fleurs sur son beau corsage allongé. Mais la merveille, c’était le balancier, ciselé, guilloché comme un plat d’or, et qui portait des personnages : une mère assise, en robe rouge et blanche, berçait son enfant ; dans le disque d’orfèvrerie, l’oscillation de cette corbeille, petite chose fraîche et vivante, éveillait des idées très douces de chansons chuchotées et d’amour heureux.
Mais une image montait parfois comme une brume dans ses yeux levés. Quelle présence, à côté de lui, prenait mystérieusement une place invisible ? L’expression du repos s’effaçait sur son visage bosselé d’ombres. Quelqu’un était là qu’il interrogeait avidement : « maman… maman… » Il emportait ce rêve dans son lit, inventait des joies merveilleuses et se pénétrait de leurs délices jusqu’au fond de l’âme. On bien penché à sa fenêtre, les coudes appuyés sur l’embrasure, il criait en lui-même le mot éternel comme si l’appel de son cœur dans la nuit bruissante de brises et imprégnée de senteurs marines dût être entendu.