Le Harem entr'ouvert
XII
LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM
Je me promenais, en quête d’un modèle, aux environs de la rue Sidi ben Naïm, dans cet étrange quartier de courtisanes, où les portes ouvertes de chaque maison laissent apercevoir des femmes parées et nonchalantes, étendues sur leurs divans. Des femmes aux visages nus et aux mœurs impudiques.
Il y avait des Tunisiennes en pantalons bouffants et gebbas brodées, des bédouines chargées de bijoux sauvages, et drapées dans leurs meleh’fas de soie, des négresses aux oripeaux éclatants, des Juives grasses et blanches.
Quelques-unes causaient et riaient avec des tirailleurs indigènes : mais la plupart se reposaient, indolentes, en buvant du café à petites gorgées, et en croquant de gros radis mauves.
A cette heure, les rues tranquilles prennent sous le soleil un aspect honnête, la clientèle en étant essentiellement noctambule.
Une de ces femmes marchait devant moi, petite, boulotte, mais bien moulée dans une superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement je reconnaissais sa face ronde au nez trop court et aux lèvres sensuelles… et pourtant je ne me savais point d’amie parmi les dames de la rue Sidi ben Naïm.
— Par mon Maître ! — s’exclama-t-elle, — je ne m’attendais guère à te rencontrer ici, la dernière fois que je te vis au Dar el Joued, où cette chienne de Salouh’a m’avait fait enfermer !
Alors seulement, je réalisai que cette courtisane était autrefois Lella Zeïna, la petite bourgeoise bien recluse chez son époux Si Salah Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher ma surprise.
— Toi ici !
— Mais oui, — répondit-elle sans embarras. — J’ai moisi presque un an au Dar el Joued, et puis mon mari s’est lassé de mes résistances lorsqu’il venait la nuit partager ma couche, et il m’a répudiée. Je n’ai pas de famille à Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu me remarier, mais j’en avais assez… A la prison, il y avait des femmes d’ici. Elles disaient que la vie n’y était point désagréable et qu’on gagnait beaucoup d’argent. Ça m’a tentée.
— Et tu ne regrettes rien ?
— Par Allah ! je n’ai jamais été si contente.
— Mais ces hommes que tu dois accepter ne te répugnent pas ?
— Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours la même chose ? Sans doute quelques-uns sont très brutaux, surtout les soldats, mais une fois partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut mieux avoir affaire à beaucoup qu’à un seul, on est plus libre, et l’argent acquis est bien à soi… Veux-tu voir ma maison ?
J’hésitai une seconde, puis la curiosité l’emporta et je suivis Zeïna la courtisane.
Au delà du vestibule, meublé du seul divan indicateur, je traversai un gai petit patio tout fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées.
La chambre de la jeune femme était presque semblable à celle d’autrefois, chez son ex-époux Si Salah Boubaker : deux lits, des étagères chargées de bibelots au-dessus du divan, des armoires à glace Louis XV flanquant la porte, et à la place du piano muet, un mystérieux objet enveloppé d’une étoffe de soie.
Zeïna me prépara une tasse de café, me fit un bouquet avec les trois roses du patio mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous nous mîmes à bavarder comme de bonnes amies.
— Tu devrais me raconter tout ce qui t’est arrivé depuis la dernière fois où nous nous sommes vues.
— Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser à moi. Donc, au bout de huit mois, Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de prison. Ma famille habite Gafsa, et encore n’y ai-je plus que des oncles assez indifférents. J’étais nue[18], je me serais trouvée sans asile si la vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie. Elle m’engageait à venir ici, dans sa maison, m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais beaucoup d’argent.
[18] Dénuée de tout.
— Et tu n’as pas hésité ?
— Qu’aurais-je fait autrement ?… Dieu est puissant !… Et puis je savais que la vieille ne mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois cents francs pour acheter des vêtements et des bijoux et m’a emmenée chez elle. J’y suis restée six mois.
— Pourquoi l’as-tu quittée ?
— Parce que c’est mieux d’être chez soi, on y a bien plus de bénéfice, et on peut se reposer à volonté. Tu comprends : — chez Aouicha nous étions six pensionnaires, et il n’y avait que cinq chambres ; l’une de nous devait forcément rester dans le vestibule. Et puis la vieille faisait la cuisine, la lessive, tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante, mais pour cela nous lui cédions la moitié de notre gain. C’est bien plus avantageux de s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée le plus vite possible et je me suis installée dans cette maison.
— Les autres femmes font-elles toujours ainsi au bout d’un certain temps ?
— Cela dépend. En général elles sont prodigues et n’arrivent pas à se libérer vis-à-vis de leurs tenancières. Et puis, beaucoup préfèrent la vie en commun. Mais seules, les « mamoussa » installées comme moi se font une belle situation.
— Alors, tu es contente de ton sort ?
— Qu’Il soit exalté !… Je t’assure que ma vie est charmante. Je n’ai plus de maître. Je gagne assez d’argent pour emplir mes armoires, et je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Plusieurs fois par semaine, toutes les femmes de la corporation sortent ensemble. Nous allons au Bardo, à la Manouba, à Sidi bou Saïd, à la Marsa… enfin, dans tous les environs — pour nous montrer et exciter les hommes à venir chez nous. On cause, on rit avec eux, quelques-uns nous offrent des cacaouettes et des gazouz[19], c’est très amusant !
[19] Limonades.
Elle parlait de tout cela simplement, sans fausse honte, incapable de se sentir déshonorée par un métier où l’on gagne tant d’argent.
— Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant que tout soit agréable dans ta nouvelle existence…
— C’est juste. Le bey lui-même a ses puces… Certaines choses sont ennuyeuses : d’abord la visite des médecins français… puis les clients brutaux qui nous battent parfois, et les hommes qui se disputent à coups de couteau dans la rue, pour l’une de nous, en poussant de grands cris ; alors on a si peur… Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible ? C’est de paraître nue[20] devant tous. Au début je ne pouvais m’y habituer, et je me cachais instinctivement la tête dans mes mains.
[20] Le visage nu.
Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient les corsages de satin à manches ballons, froufroutés de rubans et de dentelles, les foutas de soie, les tacritas aux teintes éclatantes, les boléros brodés, les costumes brillants de paillettes.
— O Allah ! — dit-elle avec orgueil, — j’ai payé tout cela sur mes économies. Je n’en avais pas autant autrefois chez Si Salah.
Puis elle sortit de ses coffres des parures de fausses perles et de strass, des colliers d’ambre, de longues boucles d’oreille, des croissants dorés, des mains de Fathma…
— Mais tu n’as pas vu le plus beau. — ajouta-t-elle en désignant l’objet mystérieux et voilé. — Lorsque j’ai su que Si Salah avait donné mon piano à Salouh’a, cette chienne fille de chienne, j’en suis tombée malade, et puis je me suis promis sur la tête de ma mère que j’aurais mieux un jour. Et regarde ce que j’ai acheté de mon premier argent, — ajouta-t-elle rayonnante en découvrant… un énorme phonographe.
Je restai ébahie, réprimant à grand’peine une envie de rire qui l’eût peinée. Elle prit mon silence pour de l’admiration.
— Oui, elle peut bien le garder son sale piano cassé ! Moi j’ai une machine qui parle, qui chante, qui sait plus de choses que le « serviteur[21] ». Écoute !
[21] L’homme.
Le phonographe nasillard se mit à scander une chanson arabe plus ou moins obscène. On ne s’entendait plus dans la chambre… Je pris congé de Zeïna malgré ses instances.
— Tous les soirs à partir de cinq heures, je le fais marcher, — me dit-elle en me reconduisant. — C’est de l’argent bien placé, les hommes aiment beaucoup cela.
Et j’étais loin que j’entendais encore, à travers les rues blanches, la voix insolite appelant les clients chez Zeïna la courtisane.