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Le Harem entr'ouvert

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DEUXIÈME PARTIE
MŒURS MAROCAINES

Au Général Lyautey.

I
LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM

Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza, arrière-petite-nièce du sultan Mouley Mohammed.

J’explorais les quartiers excentriques de Fez avec notre ami Si Omar ben Nouna, et nous nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu de ciel bleu au-dessus d’un carrefour. Un palmier s’élançait derrière une muraille jaunâtre et dégradée.

— Allah ! — fit mon compagnon, — nous voici à la demeure d’un de mes parents, le Chérif Jilali ; tu vas pouvoir t’y reposer.

Après avoir parlementé, à travers la porte, avec une femme invisible, il me dit :

— Mouley Abbas est absent. Entre chez lui ; je vais aller à la mosquée voisine et reviendrai te prendre.

Une esclave entre-bâilla la porte pour me livrer passage, et me guida par la main à travers un vestibule obscur. Le patio était large et gai, car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et le soleil y pénétrait librement. Une des salles, garnie de mosaïques et de peintures, s’ouvrait sur une grande arsa[25] aux vertes perspectives mystérieuses. Mais je ne songeai plus à regarder nulle chose lorsque parut Lella Kenza. Car elle est plus belle et charmante qu’aucune des « vierges aux yeux noirs » dont les bons Musulmans goûteront les délices dans les « jardins élevés, pleins de sources vives, où les fruits seront à portée de la main[26] ».

[25] Verger.

[26] Koran.

Lella Kenza est presque une enfant, mais elle possède déjà les grâces troublantes de la femme. Ses yeux profonds, ombragés par de longs cils bruns, s’ouvrent, candidement étonnés, sous l’arc parfait des sourcils. Le nez est petit et droit, la bouche vermeille comme une fleur fraîche éclose, le teint doré, l’ovale exquis… Des nattes sombres, piquées d’agates et d’émeraudes brutes, encadrent son visage, et vont se perdre dans un volumineux turban d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et chacun de ses mouvements révèle l’harmonie du corps sous les brocarts aux plis lourds. On dirait une vivante petite idole égyptienne. C’est la perle soigneusement cachée[27] qui fut connue par un seul… : Mouley Abbas est son époux.

[27] Koran.

Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma visite imprévue.

— Je ne vois jamais personne — me confia-t-elle, — ma famille habite Meknès[28]. Depuis mon mariage, nulle femme n’est entrée dans cette maison, et mon mari est souvent absent.

[28] Une partie de la famille impériale habite à Meknès, dans les Palais de l’Aguedal.

— As-tu des enfants ?

— Non, — dit-elle, avec une moue petite de fillette prête aux larmes, — le Seigneur ne m’en a pas accordé.

— S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils.

— S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux ! — répondit avec ferveur Lella Kenza.

Elle voulut me faire visiter sa demeure qui était somptueuse, immense et mal entretenue. Dans une des chambres, une jeune négresse allaitait un nouveau-né.

— C’est une esclave, — me dit Lella Kenza, — et le fils qu’elle vient de donner à mon mari.

De nouveau, son joli visage s’attrista : ses lèvres se contractaient, ses paupières aux longs cils s’abaissèrent…, mais je n’osai l’interroger, de peur d’être indiscrète.

— Tu ne connais pas un remède pour avoir des enfants ? — me demanda-t-elle tout à coup. — J’ai tout essayé, — et elle se mit à pleurer.

Le chagrin de cette petite fille qui se désolait de ne pas être mère à l’âge où l’on joue encore à la poupée, était touchant et drôle.

— Pourquoi te lamenter ainsi, — lui répondis-je, — tu n’as peut-être pas quinze ans.

— Je ne sais pas, — dit-elle, — mais j’ai déjà jeûné quatre fois au Ramadan depuis mes noces, et je suis toujours stérile… Alors, j’ai peur… Et puis, il y a cette Marzaka, fille du diable, que tu as vue tout à l’heure…

— Que crains-tu ? Elle est affreuse et noire, et toi, tu es plus belle que la lune d’été.

— C’est juste, Mouley Abbas le sait bien, mais il veut des enfants, et elle lui en donne…

— Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde épouse ?

— Allah m’en préserve !… C’est pour ne pas amener une autre femme dans la maison que le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de suite un fils, puis un autre, et celui qu’elle allaite est le troisième. Elle me nargue avec tous ses enfants, je ne puis les sentir…

— Connais-tu l’histoire de la hase et de la lionne ? Je vais te la dire : « Une hase, un jour, parlait à une lionne : « Je suis plus féconde que toi. Je mets au monde chaque année une quantité de rejetons, tandis que, tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus d’un ou deux. — Cela est vrai, répondit la lionne, mais un seul de mes enfants dévore tous les tiens[29]. »

[29] De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à qui l’on attribue des fables rappelant celles d’Ésope.

Lella Kenza se mit à rire, toute consolée :

— Oh ! ta tête est pleine !… Ils sont noirs et laids comme elle, les fils de Marzaka. Si j’en avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux… Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il me l’a promis.

— Tu vois bien qu’il ne l’aime pas.

— Sans doute, mais chaque fois qu’il entre dans sa chambre, mon cœur me fait mal et je pleure… Ensuite, elle se pavane devant moi avec les bijoux qu’il lui donne.

Lella Kenza portait des émeraudes, des rubis et des perles pour plusieurs milliers de douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent et les colliers de simple verroterie dont l’esclave ornait sa peau noire.

— Par Allah ! — m’exclamai-je, — ses bijoux ne sauraient être comparés aux tiens !

— Et que m’importe ? — répliqua-t-elle, — tout ce qu’il lui offre m’est cuisant.

Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa, où les esclaves avaient étendu des tapis sous les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous et les hautes herbes formaient un fouillis sauvage, au-dessus duquel le palmier, que j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête flexible. Un invisible ruisseau gazouillait au milieu des joncs ; des centaines d’oiseaux pépiaient dans les orangers, et des cigognes passaient, les pattes jointes, les ailes largement étendues, le bec pointant à l’avant, d’un vol japonais noir et blanc sur le bleu du ciel… On eût pu se croire très loin de la ville, dont on ne soupçonnait aucune muraille ni aucune demeure.

L’air était doux, les pétales tombaient sur nous en pluie silencieuse et parfumée, les branches s’inclinaient, trop lourdement fécondes ; parfois, une orange mûre roulait sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les plateaux d’argent, préparait le thé avec des gestes harmonieux ; des rayons de soleil faisaient luire les pierreries de sa coiffure et les ramages dorés de son caftan ; les esclaves noires s’agitaient autour de nous. Quelques-unes d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient d’étranges mélopées en s’accompagnant du gumbri.

Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien pressé d’aller au paradis !…

Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle s’était prise pour moi d’une vive affection, et m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais l’uniformité de sa vie en lui apportant quelques échos de ce monde extérieur qu’elle ne devait jamais connaître.

Le Chérif était un homme encore jeune, au visage accueillant et sympathique. Il semblait adorer sa femme, et insistait toujours pour que je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un vrai chagrin pour Lella Kenza ; elle me fit mille recommandations, comme si je dusse aller au bout du monde. Je l’assurai que le voyage de Meknès à Fez ne m’effrayait nullement, et que je ne tarderais pas à revenir.

Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle me parut moins jolie et moins souple sous l’ampleur des caftans ; ses traits tirés, ses yeux trop noirs, révélaient une grande fatigue. Mais elle était fort joyeuse et ne tarda pas à m’annoncer la bonne nouvelle :

— Enfin ! — me dit-elle, — je suis enceinte de ce printemps, juste à l’époque de ton départ. Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus du tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur lui a montré que je puis avoir des enfants.

L’esclave traversait le patio, suivie de ses trois petits ; le dernier né trottinait en trébuchant. Il avait une tête ronde et crépue et un teint à peine plus clair que celui de la négresse. Les aînés ressemblaient davantage à leur père, bien qu’ils fussent aussi fort noirs.

Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une distance respectueuse de Lella Kenza ; elle se faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait une hautaine bienveillance depuis que son triomphe était assuré. Les négrillons s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant des cris aigus, dérangeant les coussins, se roulant sur les tapis comme de jeunes animaux. De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une amicale petite claque. Même, elle prit le plus jeune sur ses genoux et le fit danser en chantant :

— Ah, Mouley Saïd !
Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu !
Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche.
En te voyant auprès de lui,
Les gens te prendront pour son esclave,
Et te demanderont si tu viens de Marrakech.
S’il plaît à Dieu,
Mouley Saïd !…

L’enfant riait aux éclats, et la négresse, obséquieuse, battait des mains en répétant le refrain improvisé :

— S’il plaît à Dieu,
Mouley Saïd !…

Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette maison. Pourtant, Lella Kenza semblait fort éprouvée par sa grossesse ; elle revint toute haletante d’une promenade dans l’arsa, où les peupliers roux semaient leurs feuilles mortes sous l’éternelle verdure des orangers.

— Je ne puis plus me traîner, — dit-elle, — c’est que demain j’entre dans mon mois… Tu seras là, pour le sba[30]. Nous aurons des cheikhat[31] et beaucoup de réjouissances.

[30] Septième jour. Fête des relevailles.

[31] Musiciennes et danseuses de profession.

Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et si frêle, à la pensée des souffrances que cette petite fille devrait bientôt supporter.

— Écoute, — lui dis-je. — Il y a ici une toubiba[32] qui est très savante. Elle a étudié toutes choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton accouchement sera heureux et facile ; mais si, par malheur, toi ou ton enfant étiez malades, je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien vous soigner.

[32] Doctoresse.

— J’aurais trop peur, — répondit Lella Kenza, — on dit que vos médecins ont des instruments en acier… Du reste, chez nous, les vieilles connaissent des remèdes excellents.

— Sans doute, — répliquai-je avec un manque de conviction qui ne put échapper à mon amie.

— Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah ! elles sont plus malignes que tu ne le crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent Othman Ez Zayani ?

— Je ne connais même pas son nom.

— C’était une jeune fille d’une bonne famille de Fez, jolie comme le printemps, et pleine de pudeur. La seconde femme de son père en était fort jalouse. Or, voici que le ventre de Zohra se mit à enfler, à enfler, à s’arrondir… et elle souffrait comme celle dont le mois est échu… La femme disait à tous :

«  — Voyez cette éhontée, cette chienne, fille de chienne, elle n’a pas attendu ses noces pour enfanter. »

» Zohra pleurait sans comprendre pourquoi le Seigneur lui infligeait cette honte, car elle sentait remuer dans son sein et se croyait elle-même enceinte, malgré son innocence. Mais une vieille femme à qui elle se confia lui dit :

«  — Ce sont les fruits de la méchanceté que tu portes, et non ceux du péché. Celle qui te hait a dû te faire manger dans le couscous des œufs de serpent. Ils ont éclos par la chaleur de ton corps ; les petits s’y trouvent bien et y grandissent. »

» Zohra disait :

«  — O ma mère, qu’arrivera-t-il ? Les serpents finiront par me tuer !… »

» Alors, la vieille, la démone, eut une idée, — ces vieilles connaissent toutes les ruses ! — Elle fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches et de poisson très salé, puis la suspendit par les pieds au-dessus d’un seau d’eau. Les serpents, que cette nourriture avait altérés, sentirent la fraîcheur de l’eau ; ils se précipitèrent pour boire. Il en sortit sept et la jeune fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à l’Amin El Mostafad. O ces vieilles ! vois-tu, qui s’aviserait de dénombrer leurs secrets ? Elles savent où le loup a caché ses petits… »

Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits à opposer aux siens. Pourtant, j’arrivai à la convaincre que nos médecins n’étaient pas non plus sans posséder quelque science. Mais Allah me préserve de médire des vieilles !

La semaine suivante, une esclave vint m’annoncer, de la part du Chérif, la naissance d’un garçon.

— L’impatience de Lella Kenza était si grande que le Seigneur ne lui a pas fait attendre la fin de son mois.

— Et comment va-t-elle ?

— Allah soit loué ! tout s’est bien passé. Mouley Abbas, est ravi d’avoir un fils. Il te prie de venir chez lui.

J’accourus anxieuse auprès de mon amie la Chérifa, et la trouvai, très pâle encore, accroupie au milieu des coussins. De lourds rideaux de brocart fermaient l’immense lit et l’on y voyait à peine à la clarté d’un cierge de cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment les étoffes. Quelques femmes étaient assemblées autour de Lella Kenza, dans l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces vieilles aux mille ruses, qui l’avait accouchée, tenait un informe paquet vagissant.

— Regarde mon fils, — me dit avec fierté Lella Kenza en soulevant les linges, parmi lesquels j’aperçus un pauvre petit être frêle et grimaçant. — Il ne recevra son nom que le jour du sba. Je l’appelle à présent « le béni ». Oh ! que fut grande la bénédiction d’Allah !… Reviens vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas plus tard que le dohor[33].

[33] Chant du muezzin au milieu du jour.

Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin même renouveler l’invitation, de peur que je ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait d’une joyeuse rumeur. D’innombrables négresses en vêtements de fête se bousculaient dans le patio, portant des aiguières, des plateaux, des corbeilles remplies de gâteaux. Tout autour de la grande salle, les invitées se tenaient accroupies sur les divans, immobiles, silencieuses et solennelles comme des idoles. Leurs visages, insolemment fardés, s’encadraient d’énormes anneaux d’oreilles ornés de pierreries, et de longs glands en perles fines ou en émeraudes. Quelques-unes avaient des diadèmes enrichis de diamants, d’autres se couronnaient d’un turban de plumes roses ou d’une étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages leur montaient, très raides, jusque sous les aisselles. Les brocarts des caftans se cassaient en plis lourds, à peine voilés sous la gaze éclatante des ferajiat[34] et les colliers splendides, aux plaques finement ciselées, reposaient sur de très ridicules petites collerettes dont la mode est venue d’Europe.

[34] Robes de dessus transparentes.

Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à côté de son lit. Elle me comblait d’amabilités et se penchait constamment vers moi pour me désigner ses parentes ou me faire remarquer un détail de la fête. Pourtant je lui trouvai un air soucieux, malgré son apparente gaîté.

— Comment va ton fils ?

— Grâce à Dieu !… L’assemblée est belle, n’est-ce pas ? Tu resteras toute la nuit.

— Non, non, c’est impossible.

Elle en fut désolée, et, à force d’instances, obtint de me garder jusqu’au moghreb.

Les invitées ne se départissaient pas de leur attitude rigide, tandis qu’à l’autre extrémité de la pièce, les cheikhat accompagnaient rageusement, de leurs instruments, des chants nasillards. On ne s’entendait plus… il me fallait parler très haut à Lella Kenza et je perdais la moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste, de plus en plus lasse et préoccupée.

Quelques vieilles femmes, accroupies autour de l’accoucheuse, tenaient de longs conciliabules. Elles firent apporter sur le lit un petit canoun allumé, dans lequel on jeta divers ingrédients qui dégagèrent une âcre fumée. L’enfant fut exposé au-dessus des charbons, puis frotté avec un liquide mystérieux. Il poussait de faibles cris en s’agitant.

Lella Kenza le regardait d’un air inquiet.

— Que lui fait-on ? — demandai-je.

— Rien… des choses à nous… — me répondit-elle évasivement, et elle détourna mon attention sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries et les parfums que les négresses passaient à la ronde. L’une d’elles offrait aussi de la gouza[35] en poudre, dont les invitées avalaient une pincée, tandis que leurs regards devenaient plus vagues et leur expression plus hébétée.

[35] Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se donnent une sorte d’ivresse.

Les cheikhat, excitées par leurs chants, se démenaient avec une frénésie grandissante. Le soleil avait quitté le haut des murs, et les esclaves alignaient sur les tapis de gigantesques chandeliers en cuivre garnis de cierges.

Je me levai pour partir, malgré les instances de Lella Kenza.

Alors, subitement, son visage se décomposa, et elle me dit d’une voix suppliante, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes :

— Je t’en conjure, va me chercher cette toubiba dont tu m’as parlé. Mon enfant est très malade, les vieilles ont vainement essayé tous leurs remèdes…

— Allah ! — m’écriai-je, — est-ce possible ! Pourquoi ne m’as-tu pas avertie plus tôt ? Voilà trois heures que je suis ici.

— Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât pour toi la fête. Mais à présent tu pars… Mouley Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves rien pour le sauver !

Un chagrin si poignant la bouleversait, que je n’arrivais pas à comprendre comment cette femme en pleurs avait pu, tout le jour, dissimuler son anxiété par simple politesse envers ses hôtes.

Je partis en courant à travers les ruelles noires, avec un petit esclave qui portait une lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité de la ville, et je dus attendre son retour. Il était au moins huit heures lorsque nous revînmes à la demeure du Chérif Jilali.

Mouley Abbas nous attendait, très anxieux, dans ses appartements, puis nous passâmes à ceux des femmes qu’emplissait toujours la joyeuse rumeur. Les cheikhat continuaient leur concert endiablé, et les invitées dodelinaient de la tête au rythme de la musique, tout en croquant des pâtisseries. Quelques-unes se levaient parfois pour esquisser un mouvement de danse… Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza sanglotait à côté de l’enfant moribond… La toubiba s’accroupit auprès d’elle, prit le petit des mains de la vieille et l’examina.

— J’arrive trop tard, — me dit-elle en français.

— Comment le trouves-tu ? — interrogea Lella Kenza toute tremblante.

— N’aie pas peur, je vais le soigner.

— Il ne mourra pas ? Oh, que tu deviendras chère à mon cœur si tu le guéris !

— Je donne les remèdes, Allah accorde la guérison…

— Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah seul est grand.

En hâte, la doctoresse avait griffonné une ordonnance qu’emportait un serviteur du Chérif, puis elle demanda de quoi baigner l’enfant. Les esclaves s’agitaient dans le tumulte de la fête. De temps à autre, les invitées soulevaient les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de Mouley Abd Es Selem, puis elles reprenaient leur thé ou leurs danses.

On apporta sur le lit un bassin de cuivre rempli d’eau chaude, où la toubiba plongea le bébé, dont le misérable petit corps aux membres raidis était secoué par des convulsions.

— Il allait bien jusqu’à mercredi, — expliquait en pleurant Lella Kenza ; — cette nuit-là, je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter.

La doctoresse me dit tout bas :

— C’est le tétanos, il est perdu… Voici la première fois que je vois un pareil cas. La plaie ombilicale a dû être infectée au moment de l’accouchement. Ces femmes ont un tel manque de soins !

Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux pleins de détresse :

— Oh, que j’ai peur ! — murmura-t-elle d’une voix brisée…

Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube, avec les derniers accords de la musique, alors que les invitées prenaient congé de la Chérifa. Il fut enterré le matin même.

Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus tard, j’emportai la hantise du désespoir où je laissais Lella Kenza.

Et puis, les mois ont passé, insensibilisant, peu à peu, l’acuité de sa douleur. Aux premiers jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers. Elle a repris son air ingénu de petite fille aux grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des tapis sous l’ombrage et préparent le thé ; la neige odorante des pétales tombe toujours autour de nous et l’air frémit doucement, chargé de toutes les senteurs et de toutes les ivresses du printemps.

Les fils du Chérif jouent dans les hautes herbes ; le plus jeune trotte à présent, très assuré sur ses jambes. Il s’est approché de Lella Kenza, qui fronce les sourcils et le renvoie d’un geste brusque. Mouley Saïd en tombe assis sur son petit derrière noir.

— Dieu te pardonne, — lui dis-je étonnée, — comme tu es dure avec cet enfant !

— C’est celui de Marzaka, — répliqua-t-elle d’une voix altérée par la haine, — de la pécheresse qui a tué mon fils.

— Par le Prophète ! — m’écriai-je, — tu l’accuses à tort. Certes, je comprends que tu n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère à la mort de Mouley Abd Es Selem…

— Écoute ! le mensonge ne sort pas de mes lèvres, j’en jure par Mouley Idriss[36] ! mon enfant allait bien tant que je suis restée auprès de lui. Le cinquième jour, je suis allée me purifier au hammam. A mon retour, je l’ai trouvé tout raide, il ne voulait plus téter… C’est cette fille du diable qui l’a empoisonné en mon absence, pour que ses fils restent les seuls. La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom, et Mouley Abbas l’a crue. Mais moi, je connais la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu la confondre ! je la déteste, je lui souhaite tous les maux de la terre ! De ma vie, je n’oublierai son crime.

[36] Le Saint protecteur de Fez.

Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins de larmes, jette ses malédictions sous les arbres en fleurs.

Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons, qui passe lourdement à l’autre bout de l’arsa, la démarche pesante, la taille déformée…

Le Seigneur, une fois encore, a béni le ventre de la négresse.

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