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Le Harem entr'ouvert

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V
LA PRISON DES ÉPOUSES

Lella Salouh’a serait la plus heureuse des musulmanes si un tourment secret ne lui dévorait le cœur.

Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque le dénûment, au logis paternel et ruiné du vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis son mariage avec Si Mustapha Boubakker, rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque plus de rien. Ses armoires sont remplies de costumes, et ses coffres des mille ustensiles nécessaires à la toilette féminine. Elle habite une jolie maison, pas bien grande à la vérité, mais propre, commode, garnie de faïences au quart de hauteur, et ensuite soigneusement blanchie à la chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au hammam et aux mariages en voiture close, comme une dame. Enfin la petite négresse Mena, spécialement attachée à son service, lui épargne les ouvrages ennuyeux.

Le doux Mustapha adore son épouse, si grasse, aux larges yeux de vache, à la peau blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons, vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu ! sera bientôt circoncis.

Les voisines et les parents envient le bonheur de Lella Salouh’a.

Et pourtant elle n’est point heureuse.

Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les plus beaux fruits.

J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a : elle habite, suivant la coutume, avec Si Salah, frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna. Quand je vais voir ces dames, elle font assaut de grâces et d’amabilité pour moi. Le sourire est sur leurs lèvres, mais « la haine est dans leurs cœurs », et je sais par les racontars des terrasses que des scènes éclatent journellement entre elles, et que les voisines entendent leurs criailleries et les injures dont elles s’accablent.

Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de Lella Zeïna, puis sur celui de Lella Salouh’a. Les conversations y sont également banales, et les chambres se ressemblent : longues, étroites, un grand lit à chaque extrémité, une étagère chargée de verreries au-dessus du sofa ; deux armoires à glace flanquent la porte.

Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux piano Louis-Philippe, acheté jadis par le beau-père, Si Mohamed Boubakker, à sa première épouse : ce piano, aux cordes cassées, pourries par l’humidité, ne produit plus qu’un seul son, un sol épargné par hasard, et qui suffit à faire l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois que je viens, elle tapote ostensiblement la note frêle, au timbre presque usé.

Et c’est en surprenant les regards plus haineux de Lella Salouh’a, que j’ai deviné la jalousie dont elle est incendiée.

Malgré son amour et sa déférence aux caprices de sa femme, Si Mustapha ne saurait lui payer un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs par mois à l’Ouzara.

Je le rencontre souvent, revenant de son travail, un petit paquet à la main contenant des bonbons, une tacrita de soie, une babiole…

— C’est pour Salouh’a, — me dit-il avec un bon rire, — les femmes aiment les sucreries et les parures.

Ces attentions ne calment point l’envie de Lella Salouh’a. Elle est plus jeune, plus belle, plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari est indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède un piano cassé, au son unique, et Lella Salouh’a n’en a pas…; une guerre farouche s’en est allumée entre les deux femmes. L’une ou l’autre y restera.

Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune, avec un nez trop court et une bouche sensuelle dans la face ronde. Malgré la défense de son mari, elle passe des journées entières penchée au moucharabié du premier étage, surveillant l’impasse où jouent les chats et circulent rarement les humains.

Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse ainsi aux choses extérieures, et Lella Salouh’a ne manque pas de le faire remarquer méchamment au vieux beau-père, Si Mohamed, et à l’époux, Si Salah.

Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions, mais, plus avisée, elle sait ne pas se laisser surprendre en faute.

Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se penchait plus volontiers à la fenêtre aux heures où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La jeune femme fait alors entendre un sifflement très doux, un refrain de chanson, pour l’unique plaisir de voir se tourner vers elle le visage mâle qui la devine, sans l’apercevoir.

Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus précipitée sur sa belle-sœur en l’accablant des pires injures, mais elle a un sourire perfide.

Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les dames Boubakker, mais je vais chez elles de temps à autre, afin de ne point contrister notre ami, le doux Mustapha.

Or, cette fois, je suis accueillie par Lella Salouh’a toute seule, plus grasse et nonchalante que jamais, et la face épanouie.

Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un objet insolite : le piano… le vieux piano muet. Et je soupçonne aussitôt un drame.

— Lella Zeïna n’est pas ici ? Serait-elle malade ?

— Non, — répond la belle-sœur d’un air apitoyé sous lequel perce un secret triomphe. Son mari, l’ayant surprise en conversation avec le voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued.

L’envieuse ne dit pas, mais je le devine, qu’elle-même a, sournoisement, amené Si Salah, au moment où la jeune femme poursuivait son innocente idylle. Et tout de suite elle ajoute, incapable de contenir sa joie :

— Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me l’a donné !

Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au son fêlé. Elle est pleinement satisfaite, tranquille, sans remords…

En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa :

— Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût au Dar el Joued ?

— Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui habite son quartier. Il paraît que ça a été épouvantable pour l’emmener. Elle criait, s’accrochait aux meubles…; son mari l’a portée dans la voiture en lui mettant de force un soufsari sur le visage. Il y a de cela trois semaines.

— Je voudrais aller la voir.

— C’est difficile ! Sais-tu si elle est prisonnière ou en « observation » ?

— Qu’est-ce que cela ?

— Tu ne peux comprendre, ce sont des choses à nous : quand un mari met sa femme au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une sentence. Si les torts ne sont pas prouvés, elle est à « l’observation », elle a sa chambre à part ; ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le désire, couche toutes les nuits avec elle. Mais si elle a fait une faute grave, elle est « prisonnière » dans une pièce commune, n’a le droit de recevoir personne, et son époux ne doit venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y a les « écrouées », enfermées directement par le cadhi pour avoir volé, juré, fait du scandale, et qui ne voient même pas leurs maris. Je m’informerai pour Lella Zeïna.

Le lendemain Chedlïa savait tous les détails sur l’internement de la jeune femme.

— Elle est à « l’observation » au Dar el Joued d’Halfaouine ; c’est une chance, car je connais la « moulaye[13] » de la maison, et pourrai t’y faire entrer. C’eût été impossible autrement.

[13] La directrice.

Chedlïa se voile et nous partons.

Cette prison des épouses est située dans une petite rue calme derrière la place. Nous parlementons assez longtemps à travers la porte avant de la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en ruses, raconte je ne sais quelle histoire pour motiver notre visite…

Un assez grand patio est rempli de femmes. Il y a des bédouines pouilleuses, des « mamoussa » au visage effronté, des citadines en foutas de cotons, d’autres vêtues de soie et parées de bijoux. Une grosse négresse étire de la laine ; quelques mères allaitent leurs bébés : l’une d’elles ne paraît pas plus de quinze ans.

Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui demandent les nouvelles du dehors. Le vieux Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima dirigent la maison, contrôlent la conduite des « observées » dont ils font un rapport, d’après lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils touchent dix ou quinze sous par jour de chaque mari pour l’entretien des prisonnières.

Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un bon pourboire, ils s’empressent à me renseigner et à me montrer les chambres. Il y en a sept ou huit. Les lits sont rares ; la majorité des femmes couchent sur des paillasses, des nattes ou des chiffons, suivant la générosité de l’époux.

Une petite pièce est réservée aux maris qui viennent une fois par semaine passer la nuit avec leurs femmes.

— Mais, — dis-je étonnée, — elles consentent à supporter ceux qui les mettent ainsi en prison ?

— En général, — répond la « moulaye » avec un gros rire, — elles en sont heureuses, et espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener chez elles. Pourtant quelques-unes se refusent sauvagement. C’est le cas de Lella Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si Salah une haine farouche. Chaque fois qu’il vient, ce sont des scènes. C’est bien fâcheux pour la maison… et pour elle aussi du reste, car nous avons fait notre rapport au cadhi qui ne manquera pas de la faire passer parmi les prisonnières.

— La malheureuse ! Ce n’est pourtant pas bien grave de résister à un mari qui l’a fait enfermer ici.

— O Allah ! — s’exclamèrent Chedlïa et la « moulaye » scandalisées, — mais c’est un des plus grands péchés pour une femme !

— Y a-t-il parfois des dames de la haute société ?

— Très rarement. Il faut que le mari veuille infliger un châtiment exceptionnel. Les gens aisés mettent plutôt leurs femmes en pension chez des vieillards approuvés par le cadhi. Quelques-uns même louent une maison où l’épouse punie vit avec ses gardiens.

— Combien de temps les femmes restent-elles ici ?

— Cela dépend du mari. Parfois quatre ou cinq jours, parfois des années.

— Il y en a une vingtaine, me semble-t-il ?

— Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan, nous en avons eu jusqu’à cent cinquante. On ne pouvait plus se remuer.

— Pourquoi plutôt à cette époque-là ?

— Parce que le jeûne rend les gens irritables, et alors les disputes éclatent pour un rien. Veux-tu voir le premier étage où sont logées les femmes à l’« observation » ?

Il y avait quatre ou cinq chambres plus propres que celles du rez-de-chaussée. Des faïences garnissaient les murs par endroits et les plafonds avaient été peints. La maison, dégradée par la négligence et l’humidité, avait dû être jolie autrefois.

Lella Zeïna fut très étonnée de me voir :

— Comment as-tu pu pénétrer ici ? Ce n’est pas facile… ni d’en sortir, — ajouta-t-elle avec tristesse. — Cette chienne de Salouh’a est arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie, j’en suis sûre.

La chambre de Lella Zeïna était sommairement meublée d’un lit, un coffre, une table, apportés du domicile conjugal.

— Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture est mauvaise, la maison sale, il y a des punaises et des poux. Quand donc serai-je libre ?

— Mais tu as de nombreuses compagnes, vous pouvez causer…

— Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement. Souvent aussi on se dispute. As-tu vu la petite Fathma ?

— Celle qui est si jeunette, avec un bébé ?

— Oui, elle est mariée depuis onze mois, et il y en a dix qu’elle est enfermée. Elle a eu son enfant ici la semaine passée. Pauvre petite !… Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois maris et a été emprisonnée puis répudiée par chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet ici chaque fois qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment. Et Mnena qui ne cesse de pleurer… O Miséricordieux ! O Prophète !

— S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt chez toi.

— S’il plaît à Dieu !… Tu as été à la maison, — me dit-elle enfin, — quoi de nouveau ? Ma chambre est-elle toujours pareille ?

Devant l’angoisse de ses regards, je compris qu’elle songeait au vieil instrument, cause initiale de son malheur.

Et je n’osai point lui révéler que le piano cassé trônait maintenant chez Lella Salouh’a !…

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