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Le Harem entr'ouvert

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VII
LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS

Je les avais rencontrées pour la première fois aux noces de Lella Sheïtla, fille d’un cheikh cadi. Leurs robes étroites, également pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre en satin ciel, et quelque peu décolletées, étonnaient fort au milieu des pantalons bouffants, des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants. Elles leur donnaient l’apparence d’honnêtes chanteuses de petit café-concert bien provincial ; mais une certaine distinction et je ne sais quelle grâce un peu hautaine détruisait vite cette impression pour faire place à l’incertitude.

— Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes turques épousées par des Tunisiens, — me dit ma voisine, une poupée fardée, bouffie de graisse.

Justement elles s’avançaient toutes deux vers moi et engageaient la conversation avec aisance.

— Nous sommes enchantées de faire votre connaissance, madame, nous avons si rarement l’occasion de rencontrer des Européennes ! Permettez-moi de vous présenter ma cousine Zeïneb, madame Ali Dali Bach, — me dit la robe rose dans un français sans accent.

— Et moi, — reprit la robe bleue, — je vous présente ma cousine et belle-mère Tejbeha, madame Tahar Dali Bach.

Elles étaient pareillement jeunes, minces et pâles. Leurs visages aux traits menus ne se rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures ressemblaient à celles des petites bourgeoises légèrement en retard sur la mode.

— Nous avons épousé, il y a quatre ans, messieurs Dali Bach, père et fils, venus à Stamboul, et c’est ce qui crée entre nous cette étrange parenté, — expliqua madame Zeïneb.

— Oh ! dites-nous, je vous prie, les dernières nouvelles de la guerre ![15] — implora madame Tejbeha, — nous ne recevons point de journaux.

[15] Guerre Turco-Balkanique de 1911.

— Et songez, — ajouta Zeïneb, — que nos frères, nos cousins, tous nos parents et leurs amis, se battent là-bas !

Une véritable angoisse les défigurait dans l’attente de ma réponse.

Hélas ! les nouvelles étaient bien mauvaises ! Andrinople venait de tomber aux mains des Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au milieu de cette fête, de cette musique, de ces danses ?

Je répondis évasivement :

— La situation de l’armée turque est toujours critique, mais à Constantinople on s’occupe d’une réorganisation, on va sans doute envoyer des renforts…

— Vous comprenez, c’est si triste d’être loin des siens, en pareilles circonstances !

— Oh ! oui, c’est déjà bien dur, en tout temps, d’habiter un autre pays. Alors maintenant !…

— Vous ne vous plaisez pas à Tunis ? — demandai-je, heureuse de détourner la conversation.

— Non certes ! — s’écrièrent-elles toutes deux. — L’existence ici est odieuse lorsqu’on en a connu une autre plus libre, plus animée, plus intéressante.

— Pensez, — dit Zeïneb, — que nous sommes cloîtrées ici comme toutes les musulmanes de notre condition, ne sortant jamais, jamais à pied, et si rarement en voiture close pour un mariage !

— C’est la troisième fois en quatre ans… A Stamboul, au contraire, nous circulions avec notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien gênant, à peine plus épais qu’une voilette d’automobile.

— Nous allions voir nos amies, nous les réunissions à des thés, nous jouions la comédie entre nous.

— Ah ! Stamboul !… — soupirèrent-elles, un sourire d’extase au coin des lèvres, et les yeux humides.

— Mais alors, puisque vous viviez si heureuses là-bas, pourquoi avoir épousé des Tunisiens ?

— Savions-nous ce qui nous attendait ?… Nous avions seize ans, nos parents nous poussaient à ce double mariage. Les Dali Bach sont riches et de noble famille… il y avait aussi l’attrait du voyage, d’un pays nouveau, et surtout celui de ne pas nous séparer, nous qui nous aimions tant.

— C’est la seule chose qui ne nous ait pas déçues !…

— Mais, — dis-je, — sont-ce vos parents qui ont décidé le mariage de l’une avec Si Tahar, et de l’autre avec Si Ali ?

— Non, ils nous ont laissé le choix. Nous ne les connaissions pas, l’âge seul était en question. Nous les avons tirés au sort.

— Les lots se valent, — murmura Tejbeha.

Et comme je me levais pour partir, elles s’écrièrent :

— Déjà ! Nous étions si contentes de parler avec vous ! Toutes ces Tunisiennes sont tellement nulles et ignorantes ! Oh ! vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, — répondis-je, en prenant leur adresse.

Maintenant je vais assez souvent chez mes amies turques, bien que leur logis et leurs discours provoquent la tristesse.

Elles habitent une grande et luxueuse demeure près de Tourbet el Bey, cage dorée, mais trop bien close. Et leurs vêtements européens, étriqués et ternes, semblent dépaysés au milieu des murs en faïence, autant que le mobilier anglais de leurs chambres, et les petits fauteuils Louis XVI du salon.

— C’est un cadeau de nos parents, — dit Zeïneb, — n’est-ce pas que c’est joli ? Lorsque nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des coffres et des divans, — ajouta-t-elle méprisante.

— Vous avez vu notre piano ? Il n’est pas très bien accordé. Vous pourriez cependant nous jouer quelque chose ?

— Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous sûrement, vous êtes musiciennes et vous connaissez de jolis morceaux.

— Nous en avons appris quelques-uns autrefois, Tejbeha est la plus forte, — dit Zeïneb en poussant sa cousine au piano.

La Valse bleue, Amoureuse, les Lanciers retentissent drôlement sous les voûtes de stuc ciselé. Les négresses et toutes les servantes de la maison sont accourues, et regardent, vite renvoyées du reste par Zeïneb.

— Et ne savez-vous rien d’oriental ? — demandai-je.

— Non, rien du tout… Ah ! si, la Marche turque.

… Grave, recueillie, Tejbeha commence à jouer. Zeïneb l’écoute, les regards perdus dans un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence s’établit entre nous ; les deux jeunes femmes se détournent émues, les yeux pleins de souvenirs et de larmes. On dirait qu’une brise fraîche, venue de Stamboul, a passé dans le grand salon sombre.

— Te souviens-tu, — dit Zeïneb, — de ce jour où nous étions allées aux Eaux-Douces avec Madji ?

— Oui, des soldats manœuvraient de l’autre côté du Bosphore, et l’on entendait par instants la Marche turque.

Et soudain Tejbeha éclate en sanglots.

— Oh ! nous ne retournerons jamais plus là-bas !…

— Voyons, calme-toi, ma chérie ; aujourd’hui est un beau jour, puisque nous avons notre amie.

— C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi.

— Tiens, prépare donc le thé, — dit Zeïneb, — tandis que je vais montrer à madame R… ma nouvelle robe. Voulez-vous venir ?

— Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse, — continua-t-elle dans sa chambre. — Vous n’imaginez pas l’existence que Si Tahar lui fait. C’est un vieillard despotique et vicieux, il voudrait la plier à ses caprices les plus lubriques. Il s’est pris pour elle d’une passion folle, une véritable frénésie, et Tejbeha, du premier jour, s’est révoltée de dégoût. Chaque soir, quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des scènes affreuses. J’entends les cris et les plaintes de ma cousine et je ne puis rien. C’est terrible !…

— Quel âge a Si Tahar ?

— Soixante-douze ans au moins… Mais il est solide, allez ! Il n’y a pas à espérer une prompte délivrance, — ricane Zeïneb avec une expression haineuse. — Voulez-vous voir ma robe puisque nous sommes montées pour cela ?

Elle tire de l’armoire à glace un costume tailleur gris à peu près à la mode.

— C’est une ouvrière italienne, madame Buona Cordi, qui travaille pour nous. Il paraît que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en pensez-vous ?

— C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement.

Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande aigrette.

— Et ceci ?

— Charmant ! Mais que voulez-vous faire d’un costume tailleur et d’un chapeau puisque vous ne sortez jamais ?

— C’est vrai ! Mais ça nous fait tant de plaisir d’en avoir ! Nous les mettons de temps en temps, et nous marchons dans le patio en nous imaginant qu’il n’y a pas de murs autour de nous… C’est triste, n’est-ce pas ?…

— Oh ! être enfermées toujours ainsi, ne plus voir un arbre, ni une rue, ni d’autres visages que ceux des servantes stupides ! — s’exclame rageusement Tejbeha qui vient d’entrer. — Il y a des jours où l’on croit devenir folle !

— Comment vous occupez-vous ? Avez-vous des livres ?

— Quelques-uns seulement apportés de Stamboul : Loti, naturellement, ce délicieux Loti qui aime tant les Turcs… Vous avez lu les Désenchantées ? Que c’est beau !

— Oui, — reprend Zeïneb, — mais les héroïnes se rendent bien malheureuses à envier le sort des autres Européennes, alors que leur vie à Stamboul est en somme si charmante. Nous n’en demanderions pas tant, je vous assure ! Reprendre notre ancienne existence serait tout notre bonheur.

— Si vous voulez, — proposai-je, — je vous enverrai des livres et des journaux.

— Vous êtes gentille ! Ça nous fera tant de plaisir !

Lorsque je revins, deux semaines plus tard, Tejbeha seule me reçut.

— Zeïneb sera désolée, elle est souffrante et dort en ce moment.

— Ce n’est rien, j’espère ?

— Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je puis bien vous le confier puisque vous êtes notre amie, — ajouta-t-elle en rougissant. — Zeïneb fut contaminée dès le jour de ses noces.

— Oh ! la pauvre petite !

— N’est-ce pas ? Et encore vous ne vous doutez pas de sa vie. Si Ali est jeune, mais brutal et libertin, il passe son temps en bonnes fortunes et Zeïneb en est horriblement jalouse. C’est drôle, car je ne crois pas qu’elle aime vraiment son mari… Dès qu’il sort, elle s’imagine un tas de choses, elle lance les servantes à ses trousses pour l’épier et la renseigner. Et elles ne la renseignent que trop, la malheureuse !… Ah ! si mon mari faisait ses fredaines au dehors, je vous assure que je ne m’en tourmenterais guère ! Mais Zeïneb se ronge… et lorsque Si Ali rentre, ce qui ne lui arrive pas tous les jours, elle lui fait des reproches qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la battre !

— Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les deux. Quel dommage que vous n’ayez pas d’enfants ! ce serait une consolation.

— Hélas ! mon mari est trop vieux pour m’en donner, et Zeïneb n’en aura jamais.

— Comme les journées doivent vous sembler longues !

— Oui, et les nuits surtout, — répond Tejbeha, la voix changée.

J’étais devenue peu à peu leur confidente ; elles me racontaient toutes leurs tristesses, même les plus intimes, cédant à ce besoin bien naturel de s’épancher et d’être plaintes.

Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que de coutume :

« Chère amie,

» Nos maris sont absents pour la semaine, et une idée folle nous est venue, celle d’en profiter pour aller vous voir.

» Depuis que nous avons admis la possibilité de cette escapade, nous en mourons d’envie.

» Voudriez-vous, pour cela, venir demain nous prendre en voiture ? Nos servantes ne nous vendront pas, il s’agit seulement de dépister les voisins. Votre présence s’en chargera, et comme nous habitons au fond de l’impasse, nul ne nous verra monter avec vous. Bien entendu, chère amie, il nous faut prier votre mari de quitter sa demeure pendant toute notre visite, ainsi que vos domestiques mâles. Et il est inutile de vous demander la discrétion la plus absolue, car vous savez toute l’importance que cela pourrait avoir pour nous.

» Nous vous attendons avec impatience, et vous envoyons mille souvenirs affectueux.

» Vos amies,

» Zeïneb et Tejbeha. »

Le programme des deux cousines s’accomplit sans encombre, et je les emmenai dans ma voiture aux rideaux à demi baissés. D’abord, elles s’étaient rejetées, craintives, dans le fond ; mais, à mesure qu’elles s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient de l’assurance jusqu’à risquer des regards par la portière. Qui du reste eût pu les deviner ? Elles portaient leurs fameux costumes tailleurs et leurs toques à aigrettes, enfin utiles ! et des voilettes extrêmement épaisses.

— Ah ! que c’est bon ! que c’est bon ! — soupiraient-elles.

L’arrivée dans ma maison leur fut une déception.

— Mais c’est tout à fait arabe ! bien plus arabe que chez nous.

— C’est même de l’arabe vieux d’un siècle, ce coffret, ces étoffes, ces tapis…

— C’est vrai, nous avons la manie de reconstituer ce que vous vous acharnez à détruire.

— Moi qui espérais voir un joli petit salon moderne !

Elles savaient bien pourtant que j’habite une demeure indigène, le Dar Ben Fridja, célèbre par le luxe de sa décoration, ses faïences, ses lustres, son grand patio vitré.

Mais elles s’attendaient à y trouver des meubles Louis XVI.

— Alors montons au premier, ma chambre vous plaira, car elle est bien française.

Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés, et par où l’on découvrait la rue et un grand horizon de terrasses, les attirèrent.

— Que vous êtes bien ici ! C’est gai, l’air entre librement.

Puis, ayant aperçu des photographies sur ma table, il fallut que je leur présentasse mes parents, mes sœurs, mon mari.

— Comme il est jeune ! — dit Tejbeha.

— Et comme il paraît gentil et bon ! — dit Zeïneb.

Elles couraient d’une pièce à l’autre, joyeuses et enfantines.

— Ah ! se sentir loin de cette horrible maison où l’on étouffe, c’est exquis !

Je proposai de monter sur la terrasse, elles n’osaient pas.

— Qui vous verra ? et du reste on vous prendra pour des Françaises.

— C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les femmes du peuple prennent bien. Pour une fois, les dames Dali Bach se le payeront, — décida Zeïneb mutine. Et devant le ciel libre, les montagnes lointaines, elles respiraient à longs traits.

— L’air est bon ! bien meilleur que celui de notre patio ; il a un goût d’autrefois !…

Le retour fut triste. Après une journée de liberté, la prison leur semblait plus farouche.

La semaine suivante, je reçus encore une lettre de Zeïneb :

« Chère amie,

» Nous ne nous doutions guère mercredi de ce qui allait arriver : Si Tahar est mort subitement. Surtout ne nous envoyez pas de banales condoléances, vous êtes assez notre amie pour comprendre quelle inespérée délivrance représente cet événement pour ma chère Tejbeha…

» Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez une maison en deuil, pleine de parentes, et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement. Mais dans une quinzaine, le calme sera rétabli et nous vous attendrons. »

A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de noir, mais les yeux plus gais.

— Moi, cela ne me change guère, — me dit Zeïneb, — mais j’en suis très heureuse pour ma cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât, et la chérie fait le sacrifice de rester à Tunis.

— Ce n’est point un grand sacrifice, — reprit Tejbeha, — je n’aurais guère de joie à revoir Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre, je n’ai pas de parents pour me surveiller et vais me faire une existence… à la turque. J’ai loué une petite maison toute voisine, car je n’ai plus aucun droit à demeurer ici, et je viendrai tous les jours voir Zeïneb.

Je les laissai à leurs espérances. Elles furent de courte durée. Les pauvres petites libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque, firent vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui interdire tout rapport avec sa femme. Je dus servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles de l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une lettre désolée de Tejbeha :

« Chère amie,

» Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert, et j’y laisse ma pauvre Zeïneb… Vous devinez combien cette pensée m’est horrible et tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en arriver à cette détermination. Ma vie n’est plus tolérable ici ; il semble que tous se liguent contre moi pour me faire expier mes rares sorties sous le tcharchaf. Et maintenant que son père est mort, Si Ali me poursuit d’une manière odieuse. L’autre jour il s’est insinué dans ma maison ; je ne sais ce qui serait arrivé sans mes servantes… Il m’est impossible de rester seule plus longtemps et je ne prendrais point ici, vous le pensez bien, un autre défenseur légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb… J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est

venu me chercher. Nous nous embarquons après-demain. Je voudrais tant vous dire adieu ! »

Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha sanglotait.

— Qui m’eût dit que je retournerais à Stamboul en pleurant ! Ma pauvre petite Zeïneb, toute seule dans cet enfer !… Il a fallu que mon frère s’interposât pour que Si Ali me permît de l’embrasser encore une fois… La reverrai-je jamais ?… Je vous la confie… tâchez de la consoler, allez souvent la voir, n’est-ce pas ?…

Huit jours après le départ de Tejbeha, on trouvait Zeïneb pendue à une colonne de son patio.

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