Le Harem entr'ouvert
IV
UNE PETITE AZIZA EST NÉE…
Une petite Aziza est née hier chez mes voisines. Depuis deux jours Mah’bouha criait et se lamentait sur la « chaise à enfanter » sans parvenir à se délivrer.
La hennena-accoucheuse a déclaré que la patiente avait de mauvais esprits dans le ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de céleri, et maintenant, grâce à Dieu ! la jeune femme repose très pâle à côté de son enfant. Devant la maison, les joueurs de tambour et de flûte donnent à l’accouchée leur concert frénétique, en implorant les bénédictions d’Allah pour sa nouvelle servante.
Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de pleurer. Pourtant la hennena n’a pas manqué de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide, un oignon et des piments rouges, pour éloigner de l’enfant les « chitanes » malins ; et elle lui a passé au cou un collier sauvage d’amulettes : coquillages, osselets, pointes de corail, mains de Fathma et petits sachets de cuir renfermant des prières.
Les parentes, amies et voisines viennent en bande féliciter la jeune femme.
— Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance !
— Bénie celle qui t’a été ajoutée !
A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève les couvertures et les linges du petit paquet geignant, et la visiteuse dépose une pièce d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue.
La maman a le front ceint d’un bandeau noir, et une paillette brillante collée entre les deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues se colorent à présent de rougeurs trop vives, et ses mains brûlent… Les femmes continuent à bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent des aliments sur un petit « canoun » ; des enfants jouent et se disputent dans la pièce trop bien close, et dehors le tambour et la flûte aiguë font toujours rage…
La fièvre monte,… on commence à s’inquiéter autour de la malade. Mes voisines anxieuses me font appeler.
Mais je ne suis pas médecin, pas même infirmière de la Croix-Rouge… Pourtant mon simple conseil fait miracle :
— Ouvrez la fenêtre pour donner un peu d’air, et surtout qu’on vide la chambre de Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer !
… Peu à peu la respiration de la jeune femme se régularise. La température devient normale, et la septième nuit après ses couches je la retrouve vaillante et guérie pour la fête des relevailles.
Elle est accroupie sur le lit auprès de son bébé. Ses belles-sœurs ont pris soin de la parer, et ont orné la chambre de rideaux en chebka[12] et de coussins neufs. Des parfums brûlent dans les « canouns ».
[12] Dentelle arabe.
Les invités arrivent en grandes toilettes : satins brodés, rubans, paillettes, fleurs artificielles… On leur sert un repas sur une longue table basse chargée de couscous, méchouis, crèmes et pâtisseries. Dans un coin, les musiciens aveugles accordent leurs instruments. Il y a un violoniste, un joueur de luth, un chanteur et un joueur de darbouka.
Si Omar, le jeune père, a bien fait les choses pour la naissance de son premier-né, malgré sa grosse déception que ce ne soit pas un fils, mais simplement une petite Aziza…
Après le festin, les femmes s’accroupissent autour de la pièce sur les divans et des matelas, et toute la nuit elles restent là, causant et écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques s’enchaînent sans répit. De temps à autre une invitée se lève sur la prière de ses voisines et se met à danser.
Ses hanches et son ventre ondulent lentement, son cou se désarticule en un curieux mouvement giratoire, et sa gorge opulente sautille sous la gebba, tandis qu’elle se voile le visage de ses deux mains…
Les enfants se sont endormis dans tous les coins, et malgré leur plaisir les femmes sentent la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières. Mais l’aube pointe, et le dernier acte de la fête ranime les invitées très lasses.
Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue d’un superbe costume bleu pâle, brodé d’or. Une « taguïa » étincelante coiffe sa chevelure comme au jour des noces, son visage est plus fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de bijoux ses bras, ses doigts et son cou.
Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque à son bonheur : Si Omar est un excellent époux, et son commerce prospère de jour en jour. Louange à Dieu !
Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment n’a troublé leur union. Ils attendaient l’enfant sans trop d’impatience, car Mah’bouha savait bien qu’il avait été conçu deux mois après les noces. Mais « il s’était endormi » et ne s’est réveillé que cette année… Qu’Il soit exalté !
La hennena prend dans ses bras la petite Aziza, affublée de satins et de rubans, et, un grand couteau à la main, pour éloigner de l’enfant les esprits malins, les maladies et les accidents, elle se met à la tête du cortège. Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante, puis des fillettes portant des cierges allumés, et enfin toutes les femmes. Le défilé pénètre successivement dans les différentes pièces du logis, et s’arrête au vestibule, tandis que la hennena franchit la porte, ramasse une pincée de poussière, et la dépose sur le front du bébé, bien armé maintenant contre les périls de l’existence.
— S’il plaît à Dieu, — répètent les invités, — nous assisterons à ses noces !