Le Harem entr'ouvert
XIII
DÉCADENCE
Certes il y avait bien des musulmanes parées, jeunes et jolies, aux noces de Lella Djenina bent Daoud ! Mais une femme, dont les rides légères se devinaient sous le fard, les éclipsait toutes de son extraordinaire beauté agonisante. Ses cheveux ondulés et soyeux lui descendaient presque aux chevilles, toison d’or surprenante parmi tant de chevelures noires, à reflets bleus, et ses yeux immenses, allongés de kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au golfe de Carthage. Elle était grande, bien faite, un peu grasse, très blanche, d’un charme particulièrement nonchalant et séducteur, à côté de toutes ces femmes alanguies, gracieuses et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une créature à part, d’une autre race, bien que ses manières et son costume fussent tout à fait tunisiens.
— Oui, — me répondit la princesse Bederen’nour, — Lella Tejelmouk est encore très belle. Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine d’années ! J’étais toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée à un mariage, et je ne m’occupais guère de beauté. Par la tête de Sidi Mahrez ! j’en suis restée éblouie. On eût dit la sultane Shéhérazade ! Plus rien n’existait auprès d’elle…
— De quel pays est-elle donc ? — demandai-je, — elle n’a pas du tout le type tunisien.
— Mais de Circassie…, c’est une alégia ;[22] ne l’avais-tu pas deviné ? Il n’y a que ces femmes-là pour posséder des cheveux aussi longs et dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le vieux Si Beji ben Abd er Rahmane l’a achetée au temps de son opulence quand il était vizir de Si Sadok.
[22] Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement pour les harems des souverains et des riches personnages musulmans.
— Je croyais que les beys seuls avaient le droit d’entretenir des alégias.
— Maintenant, oui, ouvertement du moins. Avant l’occupation française, avec beaucoup d’argent chacun pouvait s’en payer.
— Combien valaient-elles ?
— Plusieurs dizaines de mille francs suivant leur beauté. Lella Tejelmouk a coûté, dit-on, soixante-quinze mille francs. Elle avait treize ans et a été parmi les dernières alégias vendues à Tunis. Tu connais le souk el Trouk ?
— Oui, celui des gebbas et des burnous.
— Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois les alégias. J’ai souvent entendu mon grand-père regretter le temps où l’on allait s’y promener en regardant les belles filles exposées et richement parées. Et les citadins, à qui leur fortune permettait de s’en payer une, demandaient au marchand la permission de les voir dévêtues, dans les chambres qui existent encore derrière les boutiques. Cela n’était accordé qu’à bon escient, mais il y avait toujours un monde fou dans le souk.
— Je l’imagine.
— Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je vais te la présenter, elle est très gentille.
La princesse Bederen’nour alla dire quelques mots à la belle Circassienne. Puis elles revinrent toutes deux vers moi, de leur identique démarche balancée.
Notre conversation fut banale, mais je fus invitée par Lella Tejelmouk à l’aller visiter dans son palais près de Sidi Bou Saïd.
— Une belle demeure, — me dit plus tard la princesse Bederen’nour, — et que les beys eussent pu envier autrefois, car maintenant il ne doit plus y rester grand’chose. Si Beji ben Abd er Rahmane est ruiné, aux mains des Juifs…
— Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa femme ?
— Oui, il l’a épousée presque tout de suite après l’avoir achetée. Il l’adorait et tu n’imagines pas toutes les folies qu’il fit pour elle : les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde, les broderies… Lorsqu’elle paraissait à un mariage elle portait sur elle une fortune. C’est bien changé !
En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement vêtue d’un costume en satin mauve et argent. Un seul bijou, triangle de diamants aux franges d’ambre, ornait sa gebba.
— Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme resserrée de vendre ainsi toutes les parures de sa femme, — continua la princesse, — car il en est, dit-on, toujours amoureux. Pour lui plaire, il répudia jadis ses deux autres épouses, Lella Aïcha et Lella Fathma.
— Ont-ils des enfants ?
— Elle en eut deux, une fillette morte vers cinq ans, et un fils, très mauvais sujet, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Dieu est puissant !…
Par une éblouissante journée de printemps, j’allai voir Lella Tejelmouk. Sa demeure n’était pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à quelque distance au bord du golfe. Une vieille bédouine m’y conduisit par un sentier bordé d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles grasses, dont les ombres bizarres ne suffisaient point à protéger d’un soleil très ardent. Une longue muraille dégradée enserrait un jardin.
— C’est là, — me dit la bédouine, et elle disparut comme une sorcière avant que j’eusse eu le temps de lui donner quelques sous.
J’atteignis une porte monumentale et en heurtai vainement le marteau, et comme elle était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer seule.
Une allée de cyprès conduisait au palais. A droite et à gauche, une folle végétation avait envahi les parterres, dont on devinait encore la forme régulière. Çà et là, des vases de marbre brisés, des mosaïques entourant un bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des géraniums grimpants et des fleurs sauvages.
Quelques grands palmiers, des eucalyptus, des poivriers pleureurs au feuillage délicat, des orangers et des grenadiers, marquaient les anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était mélancolique et charmant sous le soleil.
Le palais surgit au bout de l’allée, très mystérieux avec ses moucharabiés ventrus et ses loggias à l’italienne. Depuis des années qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il avait pris une couleur dorée comme celle des vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes géométriques et des guirlandes couraient sur le marbre autour des fenêtres et de la porte.
Et je recommençai à heurter, à coups retentissants mais inutiles. Comme celle du jardin, cette porte n’était pas fermée. A bout de patience j’entrai dans un grand vestibule désert, puis j’enfilai au hasard plusieurs pièces également vides et revêtues de faïence. Le logis semblait abandonné, aucun bruit, aucun meuble ne trahissait la vie humaine. J’appelai, et ma voix se répercuta sonore à travers les salles. Au bout de quelques minutes apparut un très vieux petit bonhomme tout courbé, vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à un certain air de dignité, à son accueil un peu hautain, je reconnus le maître du logis, Si Beji ben Abd er Rahmane.
Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint plus aimable et m’assura que Lella Tejelmouk lui avait parlé de notre rencontre et serait enchantée de me revoir. Il me fit traverser encore plusieurs pièces vides, et m’introduisit dans un salon de proportions anormales dont le divan garni de coussins, quelques midas[23] incrustées de nacre et une table boiteuse formaient tout le mobilier. La décoration des murailles et du plafond était d’une richesse extrême et l’on apercevait par les fenêtres un très grand patio à double colonnade, tout inondé de soleil. Le vieillard s’éloigna pour prévenir sa femme.
[23] Petites tables très basses.
Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps, et je supposai qu’elle retouchait sa toilette. Elle parut enfin, toujours belle. Mais le jour accusait plus cruellement que les bougies les atteintes du temps : les coins las de la bouche, la meurtrissure des tempes, les rides fines sillonnant la peau sous le fard. Et je m’aperçus aussi que ses longs cheveux si dorés ne gardaient leur couleur blonde que grâce à des artifices. Elle était plus simplement vêtue qu’aux noces de Lella Djenina : une fouta de soie blanche à rayures multicolores enserrait ses hanches un peu lourdes, et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de l’unique bijou, le triangle de diamants à franges parfumées, au bout desquelles se balançaient de petits croissants d’or incrustés de roses. Pourtant elle gardait son incomparable séduction, le charme de ses regards si bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence gracieuse de tous ses gestes.
Une vieille négresse apporta le café, puis Lella Tejelmouk me proposa de visiter la maison.
Le patio était immense, comme toutes choses de cette demeure où l’on sentait le désir de faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait un bassin desséché : les colonnes de marbre s’effritaient. Dans une cage, un oiseau s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me fit admirer aussi quelques pots d’œillets et un petit oranger dont elle me cueillit les fleurs.
— Tu as un beau jardin, — lui dis-je, — ne t’y promènes-tu pas ?
— Oh ! non. On pourrait me voir, surtout maintenant que les murs sont écroulés en plusieurs endroits.
La chambre de la Circassienne gardait encore ses grands lits de parade à frontons dorés ; il n’y avait guère de meubles : quelques coffres, un sofa…, pas même les armoires à glace chères à toute musulmane. Et pourtant, c’était avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de jarres à provisions, les seules pièces du logis attestant la vie humaine. Toutes les autres étaient absolument vides.
— Fatima te montrera les étages, — dit Lella Tejelmouk. — Excuse-moi, j’ai les jambes malades et ne puis monter.
Je suivis la négresse à toison grisonnante à travers les escaliers de marbre, les enfilades de salles nues et désertes où les araignées tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là, un carreau manquait aux murailles, une voûte s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures et les ors des plafonds. Et nous continuions à errer dans ce palais abandonné comme en un conte, soulevant la poussière, réveillant les échos des mille pièces mortes et splendides.
— O Miséricordieux !… O Puissant !… O Prophète ! — soupira Fatima jusqu’alors silencieuse. — Quelle ruine !… Si tu avais vu cette maison il y a trente ans ! Les tapis, les coffres et les lustres ! Notre Tejelmouk n’avait rien à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes pour lui rapporter un collier ou une étoffe, il ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk était la sultane. Et maintenant il ne lui reste plus que sa vieille Fatima pour la servir ! O Puissant ! O Miséricordieux ! O mon Maître !
Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un signe à sortir, tandis qu’elle restait dans l’ombre de la chambre. Je poussai un cri de surprise : une immense terrasse s’avançait au-dessus de la mer, quelques mouettes s’enfuirent à mon approche, et je restai longtemps à contempler le golfe si bleu aux rives immuables, où le caprice d’un puissant avait élevé ce palais de marbres et de faïences… Œuvre éphémère comme les riches demeures carthaginoises, et les villas romaines qui l’avaient précédée, et dont les assises et les colonnes gisaient encore dans ce sol rouge plein de ruines et de souvenirs…
Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes encore cent pièces muettes aux charmantes loggias, donnant sur le jardin ou sur la mer ; cent pièces autrefois animées, où circulaient les esclaves, où se nouaient et se dénouaient les intrigues de harem…
Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres du logis. Si Beji ben Abd er Rahmane, le tout-puissant vizir de Si Sadok bey, le fringant cavalier, le richissime seigneur, et son épouse Lella Tejelmouk l’incomparable !… Un petit vieux tremblant et courbé, une Circassienne fanée dont la beauté défaillante évoquait encore, comme les restes de son palais, les splendeurs enfuies.
— Tu as vu, — me dit Si Beji avec orgueil, — ma maison était superbe et grande, j’ai eu des enfants, des milliers de serviteurs, des jours glorieux… A présent il ne me reste plus qu’elle, — ajouta-t-il en jetant un pauvre vieux regard d’amour à sa femme, — et c’est assez ! Dieu est puissant !
— Mektoub[24] ! — ajouta Lella Tejelmouk.
[24] C’était écrit.