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Le Harem entr'ouvert

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III
LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME

Courbée en deux, Fatime lave à grande eau les mosaïques du patio. Ses jambes brunes, nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages, sortent jusqu’aux genoux des haillons trop courts dont elle se drape. Ses bras fermes et bien musclés s’activent sans relâche au-dessus du sol. Tous les matins Fatime parcourt la maison du haut en bas, l’échine ployée, comme une bête, pour accomplir son humble besogne. Le reste du temps, elle travaille dans une sania[43] voisine, au compte d’un cultivateur.

[43] Verger situé en dehors des murs.

Fatime sent l’étable, la terre et la sueur : ses loques blanchâtres ont pris, à la longue, la couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde presque constamment l’attitude des quadrupèdes, et, lorsqu’elle se redresse, on est tout étonné de lui voir enfin celle d’un être humain.

Pourtant Fatime n’est point une esclave. C’est une femme libre, et c’est même une pèlerine, — Allah pardonne ses fautes ! — qui se dirige vers la sainte ville du Prophète.

Certes Fatime est encore à des milliers et des milliers de kilomètres de la Mecque ; et son humble cerveau se refuse à concevoir pareille distance. Elle sait seulement que c’est loin, très loin, tout au bout de la mer qu’il lui faudra longer pendant d’innombrables années, en des pays toujours plus inconnus, où les Musulmans, ses frères, ne comprennent même plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle arrivera enfin en la ville de Notre Seigneur Mohamed, — qu’Allah lui donne la bénédiction et le salut ! — Fatime sera très vieille et lasse, tout près de la mort.

Mais rien ne la décourage, et son esprit, son cœur, sa volonté, sont inlassablement tendus vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que Fatime est soutenue par une ardeur plus grande que la foi. Fatime est une pèlerine d’amour maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda, prunelle de son œil droit.

Voici trois ans que Hadda partit pour la Mecque, au lendemain de ses noces avec le pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime est sans nouvelles de son enfant ; il ne lui est pas même arrivé l’odeur d’une lettre.

Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient point quitté Taroudant sans esprit de retour. Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille s’éloigner sur sa mule, avec la caravane, pour gagner le port d’embarquement, elle avait vécu dans l’attente résignée de leur future réunion. Vers le Miloud[44] le bateau ramena la troupe des pèlerins qui s’éparpilla dans le pays. Chacun regagnait son village, tout heureux de la vénération nouvelle qu’on lui témoignait. Il en était parti sept de Taroudant, il n’en revint que quatre. Le plus âgé, le hadj[45] Hammou était chargé d’apprendre à la vieille Aïcha que son fils avait succombé dans Médina la Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient installés à la Mecque pour y vivre et y mourir pieusement, à l’ombre de la grande mosquée.

[44] Anniversaire de la naissance du Prophète.

[45] Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque.

Les deux femmes poussèrent de longs cris tragiques et se déchirèrent le visage à coups d’ongles.

— Allah est grand ! — dit le hadj Hammou à la vieille Aïcha ; et il fit honte à Fatime de se lamenter ainsi d’une séparation bénie du Seigneur, et qui était pour sa fille un gage de félicité.

Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait une seule chose, c’est qu’elle ne verrait plus jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et misérable. Elle se demandait aussi comment elle vivrait à présent, car Hadda était une fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué tant qu’elle était restée chez sa mère.

La dure réalité ne permit point à Fatime de s’endormir en son chagrin. Elle était forte et jeune encore, ayant à peine dépassé quarante ans ; elle trouva vite à se louer chez un cultivateur qui l’employait toute la journée aux plus rudes besognes, et lui donnait en échange une maigre pitance.

Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour moissonner, modulait une vieille complainte berbère, sa voix rauque se brisait parfois en un sanglot, au souvenir de l’absente ; et son cœur était tellement rétréci de tristesse qu’elle ne voulait plus aller aux noces, et fuyait, farouche, la société des mères heureuses. Elle n’avait de goût que pour la vieille Aïcha dont le fils était mort durant le même voyage, et avec laquelle, sans cesse, elle ressassait la commune douleur.

Une seule chose soutenait encore la pauvre Fatime, un espoir fou, sans fondement : celui de voir rentrer ses enfants avec le prochain pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud elle partit à pied pour Mogador. En cours de route elle rencontra une caravane qui la recueillit pour aider au soin des bêtes, et elle fit ainsi, à dos de mule, une partie du trajet. Néanmoins elle arriva trop tard pour assister au débarquement. Les pèlerins avaient déjà quitté la ville, mais l’un d’eux, attardé, lui affirma que ses enfants n’en faisaient point partie.

Fatime erra tout le jour dans le port, suppliant les marins de la prendre sur leurs vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient, impatientés, la croyant folle. Seul un vieux débardeur eut pitié de sa peine.

— Ma fille, — lui dit-il, — on ne peut aller sur ces bateaux sans payer, et je vois bien que tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne partent pas pour notre sainte ville, mais pour des pays roumis où tu n’as que faire. Retourne dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une femme voyage seule. Le Seigneur te tiendra compte de ton intention.

Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit part d’une étrange et soudaine résolution :

— Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes jambes à travers le pays, et, s’il plaît à Dieu, je rejoindrai ma fille.

— S’il plaît à Dieu !

— Dis-moi quel chemin dois-je suivre ?

— Il faut te diriger de ce côté, — dit le vieillard en montrant le nord, — ne t’écarte pas du rivage. Que ton voyage soit béni !

Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis deux ans, elle remonte la côte, de port en port. Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses travaux, elle s’engage dans une caravane qui l’emmène plus loin, à dos de chameau, de mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné ainsi à Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette étrange et terrible ville pleine de roumis et de voitures mécaniques qui l’affolaient.

A présent elle est arrivée à Rabat où l’on gagne beaucoup d’argent au service des Nazaréens[46], et où les maisons surgissent du sol comme les iris au printemps. C’est une compatriote, retrouvée par hasard, qui l’a engagée à travailler chez nous. D’abord Fatime ne voulait pas, pleine de frayeur et de honte. Puis l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de gain l’ont décidée… Elle s’est rassurée peu à peu et a compris que les roumis ne sont pas méchants. Souvent elle me parle de Hadda, « sa petite fleur, son pigeon, son jeune faon », à qui elle avait donné « tout ce qu’il y a de blanc dans son cœur ».

[46] Nom donné aux chrétiens.

— O ! Allah ! je suis si lasse de ne savoir rien d’elle !

Et les larmes coulent sur son visage ravagé…

— Si tu veux, Fatime, — lui proposai-je, — ton maître écrira une lettre à Lhaoussine. Tu dois avoir son adresse là-bas.

— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi ! Qu’il te donne un enfant pour réjouir ton existence !

Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime eut de la peine à réunir ses idées. On parvint cependant à rédiger un message contenant ce qu’elle désirait :

« A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin Lhaoussine Mtouggi. Que Dieu le fortifie à jamais !

Amen !

« Après le salut, sache que je ne suis pas consolée de votre absence, et que tous les jours je pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis partie depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes du Mouloud que j’ai célébrées en dehors de ma demeure. Sache que je suis partie dans le but de me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît à Dieu ! bien que je n’aie pas d’argent pour le bateau.

« Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je resterai encore quelques mois dans cette maison, s’il plaît à Dieu ! Sur toi et sur ma fille Hadda, — qu’Allah vous protège et vous sauve ! — le salut complet de celle qui se confie en son Dieu.

« Fatime Moha. »

Dès que la lettre fut partie, Fatime me demanda chaque matin si nous avions reçu des nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent et la réponse n’arriva point. Fatime attendait toujours sans se lasser, alors que nous avions compris depuis longtemps qu’il n’y avait plus d’espoir… Et comme notre ami, Si Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un nouveau pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement de rechercher à la Mecque Si Lhaoussine Mtouggi et son épouse Hadda.

Fatime accumulait sans relâche, dans une vieille sacoche en cuir, les pesetas hassani[47] qui lui permettraient de continuer son voyage. Le sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin Ahmed. Il nous conta ses étapes et ses émerveillements : Tunis la Verte, où il avait bu le café à l’ombre de la mosquée Halfaouine ; le Caire, plein de lettrés et d’étudiants ; Damas, aux souks innombrables. Mais il garda le silence sur Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas décrire les merveilles sacrées à des Nazaréens. Pourtant il nous dit :

[47] Monnaie marocaine.

— Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine Mtouggi, et j’ai su qu’il était mort, ainsi que son épouse, durant la grande épidémie de peste qui fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la miséricorde !…

Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait ses adieux :


— Une caravane qui se dirige vers Larache passera demain à Rabat. J’ai assez d’argent pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut encore bien des mois afin de gagner la Mecque. Mais je reverrai ma petite Hadda avant de mourir, s’il plaît à Dieu !

— S’il plaît à Dieu !

Je ne pouvais tuer son unique espoir.

Et Fatime continue l’interminable pèlerinage dont elle n’atteindra jamais le but…

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